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La légende du Temps
Charivari : La légende du Temps  -  Cinquième poème – Le sacre du pardon
 Publié le 29/12/20  -  4 commentaires  -  42383 caractères  -  15 lectures    Autres publications du même auteur

(Aime la vérité, mais pardonne à l'erreur. Voltaire)



Chant 1


Au quatrième âge du monde, la guerre était partout souveraine, le soleil s'était éclipsé, et il n'y avait aucune lumière pour illuminer la terre, aucune lueur d'espoir pour un avenir radieux.


Et pourtant, la lumière existait, mais elle était minuscule et demeurait cachée au plus profond du lieu le plus secret du monde.


Au cœur de la forêt, se trouvait une clairière, et au cœur de cette clairière se trouvait une grotte. Au cœur de cette grotte reposait Liebama, la déesse au sourire, et au cœur de la déesse palpitait le cœur d'un embryon. C'était le fruit des amours entre Liebama et Solsunn, que le dieu avait conçu avant de partir pour Caelvala et ne jamais revenir. Pendant des siècles l'embryon était demeuré chétif dans le ventre de sa mère, comme s'il eut refusé de grandir et de naître dans un monde si cruel.


Mais bientôt le feu vint menacer la clairière où vivait Liebama. La déesse au sourire était restée là, dans son écrin de fleurs, à l'abri des tourments du monde depuis le début de l'éclipse. Mais maintenant, elle apercevait au loin les flammes avaler les arbres, engloutir les maquis. Çà et là, des ombres combattantes se démenaient dans le foyer rougeoyant. C'étaient Sawilda et sa meute de fauves, ou les hommes de Forstod, les rebelles, qui luttaient contre les dragons, et cherchaient à éteindre l'incendie. En vain, car le bois ne peut rien contre le feu, et les forces de Feobrann avançaient inexorablement en mangeant la forêt, en vomissant des braises et en crachant des cendres.


Liebama contemplait son ventre. En peu de temps, il venait de changer d’aspect et commençait à gonfler pour devenir aussi rond que le monde. La déesse eut beau parler à l'embryon, le convaincre de rester minuscule, le nourrisson semblait soudain, au moment le plus désespéré, le moins propice à sa naissance, résolu à sortir des entrailles de sa mère.


Liebama contempla le rideau de fumée qui encerclait la clairière et, tout à coup, elle fut prise d'une violente contraction. L'enfant voulait naître, maintenant. Alors la déesse se coucha et demeura ainsi allongée, sans broncher. Elle attendit que l'enfant sorte, puis que les flammes s'emparent des deux corps sur leur lit de mousse.


Elle scella les yeux, disposée à offrir la vie juste avant de mourir. Après tout, songeait-elle, le temps de la discorde était advenu à cause d'elle, de son amour pour Solsunn, peut-être sa mort et celle du fruit de son amour apaiserait-elle le monde.


Sur son lit de mousse, elle attendait, s'offrant en sacrifice à Feobrann, le nouveau maître de Caelvala, qui bientôt la possèderait, comme avant lui l’avaient possédée les deux anciens rois du monde, Potestorm et Solsunn. Elle se donnerait, certes, mais s’offrirait fanée, et le dieu de guerre, qui viendrait bientôt l'embrasser de son souffle enflammé, ne trouverait là qu'un corps consumé et un enfant mort-né.


Elle scella les yeux, décidée à ne jamais plus les ouvrir, et elle les ferma si fort et si résignée qu'elle vit une multitude de petits points lumineux sous ses paupières, des milliers de lucioles dansantes. Et cette lumière forma peu à peu dans ses pupilles voilées la silhouette d'une petite fille ailée, pareille à un papillon. Et l'enfant lui parla :


– Mère, que fais-tu ? Veux-tu que je meure en naissant, dévorée par les flammes ?

– Il n'y a pas d'autre solution, ma fille, répondit la déesse dans ses rêves. Feobrann a détruit la forêt et vient pour nous détruire. Pourquoi veux-tu donc naître à présent, si c'est pour mourir aussitôt ?

– Si je ne vis qu'un instant, répondit la petite fille, et que j'ai le temps de sourire à ma mère, alors cet instant aura valu la peine. Voilà pourquoi je cherche à vivre, mais toi, pourquoi donc cherches-tu à me tuer ?


Ces mots résonnèrent dans le crâne de la déesse, et peu à peu le rêve fit place au cauchemar. La fée papillon se métamorphosa, en une chrysalide inversée, pour prendre la forme d'une larve immonde. Liebama reconnut alors le visage de Bahadar, qui dit d'une voix stridente :


– Tu as déjà tué un premier enfant, mère, alors, qu'importe le second ?

– Non ! hurla la déesse. J'aime cet enfant. C'est le fruit de l'amour, c'est un être innocent ! Je dois le sauver !

– Tous les enfants sont innocents, répondit le bâtard. Moi aussi je l'étais en naissant, et pourtant tu m'as abandonné.

– Je regrette ce geste, mon fils, de tout mon cœur. Je n'ai pas su t'aimer, mais toi, saurais-tu me pardonner ?


À ces mots, Liebama vit une larme couler le long des joues du bâtard. Mais il se ressaisit, et parla encore :


– Et si je te disais que cette petite fille à naître fera un jour mourir l'humanité entière ? Mériterait-elle d'être sauvée ?

– Oui, répondit Liebama, car l'enfance est innocente, et nul ne peut juger un être tant qu'il est enfant. Un innocent ne commet pas de crimes.

–Balivernes ! L'innocent peut commettre l’irréparable, même s'il n'en est pas responsable. Et moi je te dis que c'est cet enfant innocent qui condamnera le monde. Maintenant tu le sais, et tu peux choisir en ton âme et conscience. Soit tu te laisses guider par l'amour égoïste et tu sauves ton enfant, soit tu es raisonnable et tu le jettes aux flammes.


La larve immonde disparut soudain de l’esprit de la déesse. Et à sa place revint la petite fille, souriante et jolie, qui apaisa le songe de sa mère. Mais bientôt, Liebama vit les ailes de l'enfant papillon prendre feu, et entendit sa fille qui criait:


– Mère, mère ! Sauve-moi ! Je brûle !


Liebama se réveilla en sursaut. Un charbon ardent venait de bondir sur son ventre. Autour de la déesse, les flammes oppressantes, préparées pour l'assaut, chuintaient en réclamant son corps.


– Mais où donc dois-je aller, ma fille ? Il n'y a pas de refuge, nulle part ! cria-t-elle au milieu du brasier. Mais elle n'entendit aucune réponse. Elle était seule dans la fournaise et sa fille feu follet avait disparu.


Elle ferma les yeux, regroupa son courage et sauta dans le feu. Et à sa grande surprise, elle traversa les flammes sans la moindre brûlure. Elle oublia aussitôt son rêve prémonitoire, car ce n'était pas le moment de douter. Elle devait s'enfuir, au plus vite, et sauver la fille qu’elle avait dans le ventre.



Chant 2


Liebama avança tant bien que mal jusqu'à la lisière de la clairière en se frayant un chemin entre les braises ardentes. Au-delà de l'orée, les arbres n'étaient plus guère que des torches gigantesques et les buissons des monceaux flamboyants.


Elle s'apprêtait à se lancer à corps perdu dans l'incendie, quand tout à coup, comme surgie de nulle part, une silhouette noire lui barra la sortie. C'était le loup de Sawilda, qui grognait pour empêcher la déesse de s'enfuir. Le loup devenu chien avait reçu l'ordre de garder la clairière et il obéissait, sans saisir dans son esprit animal que retenir prisonnière la déesse signifiait la condamner à être brûlée vive.


Liebama voulut approcher l'animal et le caresser pour l'amadouer, mais celui-ci, rendu fou par le feu, lui mordit la main. La déesse, effarée, recula. Et soudain, d'une branche calcinée, bondit un autre loup sur le chien de Sawilda. C'était l'animal qui avait recueilli Bahadar autrefois dans sa meute, le plus furieux, le plus enragé des loups, qui profitait de l'incendie pour défier son ennemi juré.


Liebama se tenait debout devant les deux molosses, n'osant broncher. Dans leur lutte sans merci, les deux fauves s'enlaçaient dans un baiser sauvage, en écrasant leur gueule sur celle de l'adversaire, en accrochant leurs griffes à leurs chairs lacérées, puis ils se séparaient pour tourner l'un devant l'autre dans une ronde féroce, oreilles baissées, muscles tendus, crocs écumants, les yeux rougis par la haine et le feu.


Liebama ne parvenait plus à distinguer l'un de l'autre. Le bon chien était devenu bête effroyable tout autant que l'autre. Aussi, tandis que les deux monstres luttaient, la déesse ramassa une branche à la pointe affûtée par le feu et la serra contre sa poitrine en attendant l'issue du combat. D'un violent coup de patte, le chien parvint à projeter le loup dans le bûcher et la créature de Bahadar commença à flamber, en se démenant comme un diable et en hurlant de douleur.


Le chien de Sawilda était victorieux mais meurtri, recouvert de brûlures et de plaies. Néanmoins il était encore vivant et grognait à présent, menaçant la déesse. Alors Liebama, sans hésiter, enfonça de toutes ses forces le pieu fumant qu'elle tenait dans les mains dans le flanc de l'animal pour le tuer sur le coup.


Elle releva la tête, abasourdie, écœurée d'avoir dû abattre son fidèle chien de garde. Le feu l'entourait à présent en entier, et une âcre fumée rouge l'empêchait de deviner la moindre issue.


Dans la brume cuivrée apparut de nouveau à ses yeux l'enfant papillon, qui semblait indiquer un chemin entre les flammes. La déesse regroupa son courage et s'élança à l'aveugle dans le brouillard opaque et courut tant qu’elle put dans le foyer immense. Ses pieds et ses chevilles s'écorchaient dans la braise, ses cheveux blonds grésillaient dans l'incendie. Mais elle ne sentit aucune douleur et suivit sans faillir la lumière dansante dans ses iris argent qui lui traçait la voie. Elle traversa le feu enfin, tout ardente de l'amour qui l'avait rappelée. Puis elle continua son chemin, guidée par la luciole qui demeurait vivace.


Elle emprunta le sentier de l'amour dans le charnier qui recouvrait la terre, marcha parmi les os broyés, au cœur des armées mortes,

Elle fraya son chemin à l'ombre des corbeaux qui déchiquètent les corps tombés sans gloire aux lendemains des batailles,

Elle chemina à en perdre haleine dans des déserts de cendres, dans des gorges asséchées, dans des gouffres brûlants, dans des vallées fumantes,

Et la lumière infime, évanescente, de l'enfant papillon la mena finalement à une source tarie.


Liebama retira les pierres qui encombraient la source, et l'eau fraîche lui traça le chemin, s'insinuant entre les pierres. Le ruisseau tomba en cascade sur le flanc d'une montagne, puis rejoignit le torrent rugissant d’une vallée glaciale. La déesse suivit le cours d'eau qui devint rivière, puis large fleuve charriant boues et cadavres, et elle arriva, tout au bout du périple, jusqu'à la mer.


Elle contempla perchée en haut d'une falaise les vagues déferlantes qui se brisaient sur le roc, tout en bas sur la grève, et tout au lointain, l'horizon calme qui reflétait l'éclipse. Elle comprit enfin pourquoi la fille qu'elle avait en son sein l'avait conduite jusque-là : au-delà du tumulte, au-delà de la ligne entre le ciel et l'eau, au-delà de la nuit, se trouvait son amour, Solsunn, prisonnier dans une île tout au bout du monde.


Liebama demeura tremblante face au vent frondeur qui tambourinait entre ses tempes. Elle imaginait déjà son corps écartelé, refoulé par la houle sur les rochers, et les vagues écarlates teintées de son sang.


Elle ne discernait plus la lumière feu follet devant ses yeux, il y avait à la place des milliers de points blancs qui planaient dans la nuit. C'étaient les goélands qui piaillaient et narguaient la déesse en caressant l'écume de leurs ailes légères, et qui l'incitaient à planer avec eux dans la brise marine.


Liebama ferma les yeux pour mieux voir dans son cœur, et les ferma si fort que le papillon dansant rejaillit sous ses paupières. Alors Liebama sauta, se fiant aux chimères que ses rêves ordonnaient.



Chant 3


Un dauphin, envoyé par Simar, secourut la déesse tout au fond des flots, et porta son corps inconscient jusqu'au royaume englouti du maître des eaux.


Touché par l'acte d'amour de la déesse, qui avait osé braver la mort pour retrouver son amant, Simar décida alors de l'amener, sans la réveiller, jusqu'à l'île aux confins des eaux, où reposaient Solsunn et Potestorm.


Quand Liebama ouvrit les yeux, elle se trouvait allongée sur une plage à l'arène albe et fine. De molles vaguelettes, illuminées de reflets d'éclipse, venaient déposer des paillettes d'argent à ses pieds et chevilles. Mais soudain, la déesse sentit son ventre gonflé se durcir, et elle se hâta en quête d'un refuge pour mettre bas. Elle se fraya un chemin parmi la flore exubérante et inconnue, et trouva bientôt, dans une crique verdoyante où chantaient une rivière et des milliers d’oiseaux, une cahute en bambou.


Dans la cabane elle devina deux corps endormis, et n'eut aucun mal à reconnaître les deux pères de ses fils, Solsunn et Potestorm. Elle s'élança et les embrassa tous deux, sans la moindre hésitation, sans même y réfléchir.


Liebama, qui possédait en elle tous les amours, celui de la mère, de l'amante, de la fille engendrée par l'amour à la terre, sut pardonner à son père qui l'avait outragée, et parvint à le rappeler à la vie. La bonté de Liebama réveilla Potestorm, qui ne sentit plus aucun mal ni dans son corps ni dans son âme. Il sourit à ses deux enfants si beaux, et les enlaça. Les quatre dieux se tinrent alors le temps d'un bonheur éphémère agrippés par les chairs, l'embryon dans sa mère, et la mère dans les bras de l’amant, et le roi enfin gracié qui étreignait le couple et pressait fille et fils contre sa large poitrine en pleurant toutes les larmes de son corps.


L'enfant naquit sans occasionner la moindre douleur à sa mère, et au lieu de pleurer comme le font tous les nouveau-nés du monde, elle se mit à rire. Elle avait, dès la naissance, de grands yeux grands ouverts, et ses iris qui brillaient comme le jais, tout cerclés de blanc, étaient pareils à l'éclipse, mais des éclipses joyeuses et scintillantes. C'est pourquoi Liebama l'appela Kindinya, qui signifie « regard ».


Et sur cette île oubliée qui renfermait tous les amours du monde, l'Harmonie s'était rallumée, réminiscence furtive des temps éternels, en estompant la nuit. Sous la lune noire, le soleil ravivé semblait s'être élargi, et teintait d'or les ténèbres. Les étoiles aussi se faisaient plus intenses, réclamant de leurs feux impatients une nouvelle aurore. Mais la lune était encore là, figée dans la nuit, qui narguait le soleil, et l'heure était venue de la chasser enfin.


Potestorm voulait au plus vite racheter sa faute, et partir de l’île heureuse pour reconquérir le monde. Solsunn décida de l’accompagner. Le maître du soleil embrassa longuement sa fille et son amante, puis, les yeux mouillés d'adieux, il sortit de la cahute et suivit son père. Les deux dieux aperçurent un dauphin qui sautait dans les vagues et lui demandèrent d'aller quérir Simar, le roi des océans, pour les mener jusqu'aux rivages de la terre des hommes. Et on vit bientôt le vaisseau du souverain, s'approcher de l'île en filant sur les flots.



Chant 4


Solsunn et Potestorm embarquèrent à bord du navire de Simar, mais le roi des océans ne soufflait mot. Durant la traversée il se tenait, solitaire, taciturne, accroché à la proue, en scrutant l'horizon. Et Potestorm se rendit compte bientôt que le souverain des eaux pleurait.


– Qu'as-tu donc ? lui demanda le roi.


Simar se retourna et déclara enfin, étranglé par les sanglots :


– Hélas, tout est de ma faute. Je désirais tant la paix que j'ai refusé de regarder la guerre. J'aurais pu fabriquer des vaisseaux pour emporter les hommes et les animaux du monde, loin de la fournaise, et les abriter hors de portée du courroux de Feobrann, dans une île au cœur de l'océan. J'aurais pu, dès le début de la guerre, aller chercher Liebama dans sa clairière et l'amener jusqu'à son amant, dans l'île perdue au bout des eaux. Mais je n'ai rien fait d'autre qu'ignorer les massacres et me replier dans mon royaume secret, en refusant d'agir et de sauver les hommes. Pis encore, j’ai profité de la guerre pour vendre le pain dix fois son prix. Je croyais être humble et bon, mais je n'étais qu'un cupide et un lâche.


Potestorm entendit ces mots, et il pardonna aussitôt à Simar, son frère, son alter ego. Néanmoins le maître de l'onde continua de pleurer, et il pleura tant et si fort que l'on dit que ce sont ses larmes qui salèrent l'océan.


Les dieux débarquèrent enfin sur les rives de la terre des hommes, et là, sur la grève, les attendait Aerwind, la dame du vent. Elle aussi pleurait à chaudes larmes. Potestorm lui demanda pourquoi, et la déesse répondit :


– Hélas, tout est de ma faute. Le vent de la liberté peut éteindre une flamme, mais ne fait que propager l'incendie. En refusant qu'il y ait un roi sur l'univers, j'ai laissé le tyran s'emparer du pouvoir, j'ai semé la confusion dans les esprits. Que de crimes a-t-on commis en mon nom !

Potestorm entendit ces mots, et il pardonna aussi à Aerwind. Alors, la déesse siffla une étrange mélodie et deux aigles gigantesques apparurent dans la nuit, pour atterrir aux pieds des dieux. Elle offrit ces montures à Potestorm et à Solsunn, et leur demanda de la suivre par les sentiers du vent.


Aerwind, l'esprit libre, qui refusait les rois, avait jugé la guerre et ses atrocités, et entre la paix et la liberté, avait fini par choisir la paix. En survolant le monde, elle pleurait des larmes amères, et la pluie jaillissait en averse de ses yeux gris. Ses sanglots tombaient en trombe sur la terre embrasée, et partout où la déesse pleurait, les flammes s'éteignaient. La liberté tronquée, constatant ses limites, soulageait le monde.


La déesse vola sur la forêt de Sawilda, mais elle ne parvint pas à arrêter les flammes. Le feu y était plus grand et plus résistant, car il s'alimentait de la forêt la plus touffue. Aerwind aperçut la silhouette de l'amazone, tout en bas sur le monde, qui défendait de l'incendie le premier arbre du monde, qui avait été autrefois le sceptre du roi, mais n'était plus qu'un tronc immense et calciné.

Aerwind, Solsunn et Potestorm se posèrent près de Sawilda. L'amazone descendit alors de sa monture et s'agenouilla devant le souverain. Elle pleurait, elle aussi, et comme le roi lui demanda la raison, l'amazone répondit :


– Hélas, tout est de ma faute. C'est la nature des hommes qui les mène à la guerre. Le désir, la jalousie, la colère, émanent de leurs âmes animales qui guident leurs raisons. Nous essayons de dompter nos instincts, mais ils reviennent en force, lorsque nous avons peur ou nous nous sentons acculés, comme ce chien que j'avais dressé et qui a mordu Liebama. J'ai envoyé les animaux les plus féroces lutter contre l'ennemi, mais les fauves n'ont su discerner entre les hommes et se sont rués sur tous à la fois, et en premier lieu sur les proies les plus faibles, les anciens, les enfants, les infirmes.


Potestorm pardonna à Sawilda. L'amazone sécha ses larmes puis se releva pour aller s'emparer d'une hache accrochée à la selle de sa monture. Alors, comme symbole de sa soumission, elle tailla dans le tronc du premier arbre du monde un nouveau sceptre pour le roi, qu'elle remit à Potestorm en déclarant :


– Tenez, acceptez ce présent de la nature. Elle s'en remet à vous, et vous offrira ses fruits les plus beaux si vous en prenez soin. Ne soyez pas trop avide à lui voler ses biens, cultivez la humblement, avec amour et juste mesure, et vous verrez comment, année après année, elle vous remerciera en renouvelant son offrande.


Solsunn et Potestorm saluèrent la déesse et montèrent sur leurs aigles, pour partir à la conquête des cieux. À peine s’envolèrent-ils que Sawilda éclata de nouveau en sanglots. Ses larmes fraîches coulèrent sur l'herbe en cendre, la mousse racornie, les fougères fumantes, les troncs carbonisés, et ces gouttes d'eau vivifièrent les plantes et les protégèrent du feu. Sawilda continuerait de pleurer jusqu'à la première aurore du monde qui très bientôt apparaîtrait dans le ciel, et désormais, jusqu'à la fin des temps, chaque fois qu'une nouvelle aube poindrait dans le ciel, elle pleurerait sur toutes les plantes de la terre en souvenir de ce temps du pardon. C'est ainsi, dit-on, que naquit la rosée.


Dans le ciel, Solsunn chevauchait aux côtés de son père, et Potestorm vit que le dieu radieux sanglotait lui aussi.


– Toi aussi, tu pleures ? Mais pourquoi ? lui demanda le roi. À ma connaissance, tu n'as commis aucune faute, et si tu as voulu me tuer, c'est que je méritais ce châtiment. C'est à moi de te demander pardon, mon fils.

– Hélas, répondit Solsunn, ma douleur est différente de celle des autres dieux, car j'ai abandonné une fois Liebama, jadis, préférant la vengeance à l'amour, et voilà que je l'abandonne de nouveau alors qu'elle vient d'enfanter, pour chevaucher à vos côtés et combattre la nuit. Mais cette fois-ci, je n'ai pas le choix, je ne peux abandonner le combat comme je le fis jadis à Galdenor.


Potestorm réfléchit puis répondit :


– Solsunn, je comprends ce dilemme. Aussi je t'ordonne de lutter contre la nuit, mais j'ordonne aussi que jamais ne passe un jour entier sans que tu n'aies vu ta compagne.


Solsunn regarda son père, étonné, puis cabra son aigle et chargea vers la lune. Et comme avant le temps de l'éclipse, Monalund, apeurée, alla se cacher à l'envers du monde. Le soleil fut enfin libéré, et se succédèrent de nouveau les jours et les nuits. Le soleil renaissant annonça un âge nouveau en diffusant ses rayons généreux sur le monde, le cinquième âge du monde, que l'on dit du « pardon ».


Le soleil et la lune avaient repris leur course incessante, se poursuivant toujours mais sans jamais s'atteindre, mais à présent, le soleil avant de fléchir et de plonger à l'envers du monde s'accordait un répit. Solsunn descendait chaque soir vers l'île heureuse, tout au bout de l'occident, où demeuraient Liebama et sa fille Kindinya, et le ciel devenait mélancolique, tendre, rose ou rubis. Les hommes connurent alors le crépuscule, le baiser du soleil, qui fait chanter les yeux et colore les rêves.


Et chaque soir le dieu, ressourcé par l'amour, disparaît ensuite à l'envers du monde. Il profite de l'absence de Monalund pour descendre aux enfers y chercher les âmes pures qui sont mortes le jour, et revient au matin par l'orient chargé des lueurs des nouveaux trépassés qu'il ajoute au soleil. Et l'aube est pâle et bleue, car les âmes rescapées demeurent encore transies par l'effroi.



Chant 5


Potestorm, en contemplant la nouvelle aurore, s'en trouva réchauffé, et s'envola insouciant vers Caelvala, où il s'apprêtait à pardonner à Feobrann, qui régnait en son nom.


Mais comme le chien gardien, dressé pour attaquer, finit toujours par mordre son maître, Feobrann n'allait laisser personne pénétrer dans la demeure céleste.


Le dieu soldat, depuis la terrasse du monde, lança sans crier gare un javelot enflammé sur la monture du roi qui avançait vers lui, et le pieu se planta dans le flanc de l'aigle en incendiant son aile. Potestorm tomba sur la terrasse du monde, et l'oiseau en déroute se perdit dans la nuit. On peut le voir encore, paraît-il, les nuits exceptionnelles, divaguer dans le vide, semblable à une comète fumante qui traîne derrière lui ses pauvres ailes en flamme.


Potestorm se releva et eut juste le temps d'éviter un assaut du barbare. Il lança son bâton de foudre, mais le feu est capable d'absorber la force des éclairs, et Feobrann, après un spasme épileptique, répondit à l'attaque du roi par un cri convulsif qui fit trembler les cieux. Le tonnerre grondait après l'éclair, et depuis tous deux toujours se suivent à contretemps.


L'orage éclata sur le monde, viril, assourdissant, et il dura sept ans, car pendant sept années les deux rois, au faîte de leur force, s'enlacèrent dans un combat à mort. Pendant sept années, accompagnant l'orage, Aerwind pleura sa peine sur le monde pour éteindre l'incendie. De temps à autre, la terre recevait les débris de cristal du palais de Caelvala, quand le choc des deux dieux faisait s'écrouler un pan de mur, et la grêle détruisait alors les récoltes des hommes, comme la colère des puissants anéantit les efforts des humbles. Mais au bout de la septième année, l'orage cessa soudain, et le silence se fit enfin sur l'univers, plongeant le monde dans l'attente. Tout là-haut dans les cieux, le combat avait pris fin.


Sur le sol de verre du palais de Caelvala, noyé dans le sang et le feu emmêlés, Potestorm gisait agonisant, et Feobrann se tenait derrière lui, debout, farouche, serrant dans ses paumes ses deux glaives de lave, bien décidé à plonger ses lames ardentes dans le cœur du roi.

Potestorm pleurait, non point pour la vie qui bientôt l'abandonnerait, mais pour le monde qu'il n'avait pu sauver, et ses chaudes larmes maculaient le sol de glace où se reflétait le visage du roi déchu. Il ferma les yeux et chuchota ces mots : « Hommes et dieux, pardonnez mes faiblesses. »


Le roi des âges, couché face contre terre attendit résigné le moment fatidique, mais le coup de grâce ne vint pas. Il entendit derrière lui des pas feutrés et des cliquetis, puis un grand hurlement. Hagard, il ouvrit alors les yeux et tourna la tête vers son bourreau.


Feobrann était tombé, terrassé par les êtres les plus faibles et les plus insignifiants du monde. Les frêles lutins, que le tyran de Caelvala avait réduits au servage sans daigner les tuer, venaient de triompher du plus puissant des dieux, et avec leurs propres chaînes ils avaient capturé leur ancien maître. Autour du dieu prisonnier, qui se démenait en vain pour se libérer, se tenaient des centaines de lutins joyeux qui paillaient et gesticulaient en consolidant les liens.


Et Potestorm put apercevoir, les yeux cernés de larmes et de sang, la silhouette d'une femme qui avançait vers lui depuis la multitude, le pas majestueux. Potestorm demeura subjugué par son allure magnifique, mais lorsque la dame approcha son visage du sien, il reconnut alors ce regard noir et profond, ces lèvres minces et sanguines qui souriaient tristement, cette figure blanche effilée auréolée de longs cheveux de jais lisses et tressés. C'était Unaïa, et la beauté cachée de la chaste intendante de Caelvala fut soudain révélée aux yeux de Potestorm. Le roi sourit à la jeune femme, avant de s'évanouir, harassé et béat.


C'est ainsi que les serviteurs du palais céleste et leur belle intendante permirent à Potestorm de racheter sa faute. Dès le début de la lutte entre Feobrann et Potestorm, profitant de l'inadvertance des dieux, les esclaves du verger avaient défait leurs liens. Ils s'étaient enfuis vers le palais, et Unaïa, cachée au cœur de Caelvala, les avait abrités. Pendant les sept ans que dura le combat entre les deux dieux, Unaïa, aidée de Mayda la mère de toutes choses réfugiée avec elle, avait tissé avec les chaînes des anciens esclaves, maille après maille, un long filet de fer pour capturer le feu.



Chant 6


Unaïa enferma Feobrann dans une cage de verre au cœur du palais céleste, et dès lors, le feu enfin asservi fut bénéfique aux hommes, le foyer devint l'âme de chaque maisonnée, qui éclaire, réchauffe et protège des fauves.


Après avoir emprisonné le feu, la belle intendante s'allongea aux côtés du roi agonisant. Sans un mot, elle se pencha sur son corps ensanglanté et déposa un baiser sur chacune de ses plaies.


Potestorm se laissa embrasser en chaque recoin de son être écorché, et les lèvres ardentes qui parcouraient son corps soulagèrent ses blessures et avivèrent son âme.


Unaïa l'aimait si bien, l'aimait si vrai, que le roi demeurait désarmé. La chaste intendante l'avait aimé depuis toujours, en secret, sans mot dire, sans condition, sans jalousie, sans exiger d'amour en retour. Elle avait accepté de devenir l'ombre discrète et fidèle de celui qu'elle chérissait, elle l'avait attendu, elle l'avait choyé, et à présent elle guérissait ses plaies en souillant ses lèvres de sueur, de cendres et de sang. Pour la première fois, Potestorm ne se sentait pas tenu de promettre ou de mentir pour être aimé. Unaïa acceptait, sans résistance aucune, cet être tout entier, dans sa crudité, dans sa laideur, dans ses contradictions, dans ses erreurs passées et à venir. Et tandis que la belle intendante l’embrassait, le cœur du roi des âges s'embrasait, peu à peu. Les baisers de braises de la belle intendante étaient comme le feu domestiqué, qui réchauffait et illuminait l'âme de son amant mais sans la dévorer ni la réduire en cendres.


Potestorm, touché par l'amour, embrassa à son tour Unaïa et lui promit son amour éternel. Et cette promesse fut si sincère, que le roi des âges à travers son baiser insuffla à son amante le don d'immortalité. Ainsi Unaïa, qui n'était qu'une humaine, devint déesse. Certes, en cet âge du monde, les hommes n'étaient pas encore condamnés par le temps, et ne vieillissaient pas, mais la mort les traquait sans répit, cherchant à provoquer l'accident qui les ferait périr, ou poussant les autres hommes au crime. Les dieux, quant à eux, ne pouvaient mourir que de la main d'un autre dieu, et leur trépas n'était jamais irrémédiable. Leur essence demeurait vivante, exhalant dans l'espace, émanant des êtres et des choses, prête à se matérialiser de nouveau, lorsque l'amour des hommes ou des dieux était assez fort pour les rappeler. Et l'amour de Potestorm et Unaïa était si grand que rien ne pourrait jamais l'annihiler, pas même la mort. Les deux amants firent, dans le secret de leur alcôve de cristal, le serment que rien ne pourrait jamais les séparer, et qu'ils demeureraient à tout jamais ensemble.


Potestorm, en offrant son amour à Unaïa, scella le destin des dieux. En transmettant son souffle à son amante, le roi des âges perdit à jamais son don divin et cessa d'être Créateur. Unaïa fut donc la douzième et dernière divinité de l'univers, et désormais il n'y aurait plus de nouvelle étoile, fleur, ou pierre précieuse. Mais Potestorm ne le regretta jamais, car aucune de ses créations n'aurait pu surpasser en amour ou beauté celle qui promettait de devenir son épouse et la reine des cieux. Non, Potestorm ne se repentit jamais d'avoir offert le don d'éternité à Unaïa, son unique regret fut de ne jamais avoir de descendance. Mais on dit qu’Unaïa, pour se consoler de ne pouvoir concevoir de progéniture, devint la mère et la protectrice de tous les enfants des hommes.


Les deux amants demeurèrent ainsi, unis à jamais, pour l'éternité, se parlant par les gestes, s'écoutant par le cœur, se tenant par les yeux. Dans cet écrin de verre au plus haut des cieux, le Temps s'était figé, l'Harmonie régnait de nouveau.


Mais le Temps poursuit sa course, encore et toujours, inexorablement. Une fois rétabli, Potestorm dut songer de nouveau aux affaires du monde. Si les dieux s'étaient réconciliés, en revanche les hommes continuaient de guerroyer, les dragons et les géants demeuraient menaçants. L'heure était venue de pacifier la terre, et à cette fin, Potestorm convoqua tous les dieux à Caelvala, pour célébrer le retour du roi, ses fiançailles, et organiser la reconquête censée faire renaître sur la terre une harmonie semblable à celle de l'âge de la concorde.


Tous répondirent à l'appel du roi, hormis Feobrann retenu prisonnier, et Monalund la lune, qui redoutait Solsunn. Tous, y compris Bahadar, quoique le dieu perfide n’apparût qu'à la fin de la fête.


Il y eut un grand banquet à Caelvala. Les dieux étaient enfin réunis, et certains d'entre eux se rendaient pour la première fois jusqu'au palais céleste. Ils découvrirent avec admiration la demeure, et s'extasièrent devant la table magique qui se remplissait d'elle-même des mets les plus fins, des liqueurs les plus raffinées, œuvre d’Unaïa au second âge du monde.


Ce fut le sacre de l'amour, et l'on célébra les fiançailles de Potestorm et d’Unaïa, la noce étant prévue lorsque le monde serait pacifié. Bien entendu, à ce moment-là, personne ne savait que cette noce n'aurait jamais lieu et que la guerre ne cesserait jamais.


Chacun des dieux avait un présent pour la future reine des cieux. Sawilda avait taillé un second sceptre dans l'arbre sacré, mais celui-ci était léger et souple comme il provenait de la première branche à avoir fleuri à la nouvelle aurore, et il avait le pouvoir de faire renaître ce qui était mort. Solsunn offrit deux anneaux d'or pour chacun des fiancés, symbole de leur union, Simar une cascade de perles vives qu’Unaïa accrocha à son cou, Sawilda une couronne de lys et de muguets qu'elle ceignit au front de la déesse, et Aerwind, enfin, une écharpe taillée dans les nuages.


On célébra aussi les noces de Liebama et de Solsunn, et comme ils l'avaient souhaité, la cérémonie fut simple et sans offrande, mis à part l'île heureuse au bout des eaux où vivait déjà Liebama, que légua Simar à la déesse au sourire. Et les nouveaux époux présentèrent leur enfant aux autres dieux, l'adorable Kindinya, âgée de sept ans, et tous furent touchés par la grâce de la petite fille aux yeux si grands, née de ces pères si beaux. Solsunn en profita pour déclarer à l'assemblée qu'il renonçait au titre de roi de Galdenor et d'héritier des dieux, puisque, comme tous le pensaient, Potestorm aurait bientôt une descendance.


Ce fut le sacre du roi des âges en son second règne, qui s'annonçait plus harmonieux que jamais. Potestorm, assagi par le temps et guidé par l'amour, promettait de gouverner dans la paix et l'équilibre, sur un monde civilisé et raisonnable, où la nature maîtrisée offrait ses présents les plus beaux, où la liberté se mâtinait de tempérance.


Ce fut enfin le sacre du pardon, et tous les dieux présents s'embrassèrent et s'aimèrent. On célébra la magnificence de Potestorm, le charme d’Unaïa, l'humilité de Simar, l'esprit d’Aerwind, la sagesse de Sawilda, la bonté de Solsunn, la grâce de Liebama, la malice de Kindinya.


Et l'on célébra aussi Mayda, car la mère des dieux était enfin sortie des ses appartements au cœur du palais où elle s'était enfermée pour pleurer sur le monde, et s'était jointe à la fête. La dame aux deux visages avait retrouvé son aspect radieux, son aspect d'allégresse et de jeunesse, car cet âge nouveau était celui de l'espérance. Certes, le monde était encore en ruines, mais bientôt il renaîtrait de ses cendres, car les dieux s'étaient réconciliés, et son fils était enfin devenu le roi qu'elle espérait.



Chant 7


Bahadar fut le dernier à se rendre à Caelvala, et de ce fait, il ne participa guère aux agapes des dieux. Quand il entra dans le palais, le silence se fit aussitôt dans l'assistance, et nul ne sut pourquoi. Le dieu avança jusqu'au trône de son père Potestorm, puis il se prosterna devant le roi en déclarant :


– Mon sire, je vous demande pardon de ne pas avoir assisté aux cérémonies.

– Cela n'a aucune importance, répondit Potestorm, faute toute pardonnée puisque tu es là maintenant.

– Alors me voilà donc pardonné moi aussi, rétorqua le dieu avec un sourire moqueur, et j'en suis fort aise, puisque c'est l'usage aujourd'hui de demander et d'accorder le pardon, je ne voulais pas être le seul à manquer à la grande absolution.


Il se releva et regarda, arrogant, chacun des dieux présents, à tour de rôle, dans le blanc des yeux, et poursuivit :


– Oui, peut-être ai-je commis d'autres fautes que celle d'arriver tard à cette fête où vous vous amusiez si bien sans moi, que sais-je, tout juste ai-je essayé d'aider chacun d'entre vous à chercher la lumière lorsque le monde était dans les ténèbres, mais malheureusement aucun de vous ne possédiez la Vérité… Je n'ai jamais comme vous aspiré au pouvoir, ni entaché mes mains de sang, ni même menti, mais je regrette profondément d'avoir failli à mon but lorsque vous cherchiez obstinément, en vain, la paix. Quant à moi, sachez que ce n'est pas la peine de me demander pardon, ni vous, mon père, ni vous, Liebama, ma mère, qui m'avez abandonné, ni vous, Sawilda, qui avez voulu me tuer à ma naissance, la faute est faite, alors à quoi bon en parler de nouveau. Je ne demande rien en échange, pas même le titre d'héritier qui me reviendrait de droit, puisque mon père, je suis votre fils aîné, même si vous n’avez jamais daigné reconnaître mon existence.


Potestorm fixa son fils bâtard, éberlué. Il n'avait pas songé un instant qu'il existait un héritier naturel pour sa succession. Il racla sa gorge et déclara sur un ton solennel :


– Bahadar, tu es bel et bien mon fils aîné et ce titre de prince héritier devrait te revenir de droit, aussi je salue ton humilité et te remercie d’avoir renoncé à tes prétentions.

– Mon père, cette présente assemblée peut témoigner que je n’ai rien réclamé, mais puisque vous venez de me rappeler ce qui devrait être, il ne reste plus d’autre choix que de vous obéir et d’accepter d’être prince héritier, au moins jusqu’à ce que la reine Unaïa vous offre une descendance.


Potestorm fronça le sourcil, pensant que Bahadar l’avait mal interprété, mais il n’osa pas rectifier devant tous les convives, par crainte d’humilier son fils bâtard en public le jour le plus heureux du monde. Aussi il acquiesça, en hochant de la tête. Le dieu sournois était ravi car il était parvenu à ses fins. Son père était bien facile à manipuler, songeait-il, et l'assemblée des dieux, bien crédule. Sans recourir au mensonge, il venait de tous les convaincre de son humilité et de sa repentance, mais personne n'avait su écouter son vrai discours, car Bahadar avait affirmé en réalité qu'il ne regrettait rien et n'avait rien pardonné. Seul Solsunn semblait douter, car les conseils du bâtard l'avaient conduit à sa déchéance autrefois, mais Bahadar savait déjà comment s'y prendre avec lui.


Non, Solsunn n'était pas un obstacle pour le dieu perfide, pas plus que Liebama, qu'il savait rongée par le remord à son égard. La seule qu’il redoutait vraiment était Unaïa, la reine si fidèle, si aimante, qui n'avait encore commis aucune faute. Bahadar devait trouver son point faible pour mieux la contrôler. Il s'inclina alors devant elle et lui offrit une boîte ornée de clous rouillés, dans laquelle reposait des milliers de cocons, et il déclara :


– Ma dame, voici mon présent pour vous. Je suis le maître des insectes, et tous les jugent habituellement repoussants et nuisibles. Pourtant, ils peuvent être bénéfiques et engendrer des merveilles, à l'instar des abeilles qui produisent le miel le plus délicat. Voici donc mon offrande, mais ne sachant ce qui est le plus beau, la soie ou le papillon, je vous laisse décider : si vous préférez la soie, il vous faudra tuer le papillon, mais si vous voulez le papillon vous n'aurez pas la soie.


À la grande surprise du bâtard des dieux, Unaïa sans hésiter perça tous les cocons. Mais juste l'instant d'après, elle appliqua la baguette que lui avait offerte Sawilda, et ressuscita les vers, qui s'envolèrent soudain transformés en papillons multicolores dans tout Caelvala.


Bahadar adressa à la reine son regard le plus noir, mais bientôt, en voyant la petite Kindinya qui s'amusait au fond de la salle à essayer d'attraper les papillons, il eut une nouvelle idée. Il s'approcha de Liebama et demanda l'autorisation de se promener avec l'enfant dans les vergers de Caelvala car, dit-il, il désirait enfin connaître sa sœur. La déesse au sourire esquissa tout d'abord un refus, sans doute songeait-elle au rêve qu'elle avait eu jadis au cours duquel le dieu perfide condamnait son enfant, mais finalement, elle réprima son geste, et accepta la requête de son fils, car elle ne pouvait se dérober devant la foule. Bahadar prit alors Kindinya par la main, et l'enfant s'en fut avec lui, sans la moindre crainte, car elle était la seule à trouver beau le dieu comme elle le voyait de ses yeux innocents, et l'appelait le prince des papillons.


Mais bientôt, la petite fille revint dans la salle du trône, seule et tremblante, les yeux grands ouverts noyés par les larmes. Sa mère la prit dans ses bras, inquiète, et lui demanda la raison de son tourment, et l'enfant, hoquetant et pleurant, répondit :


– J'ai regardé le monde d’en bas, depuis le balcon du palais… Mère ! Ce que j’ai vu était abominable ! C’était la nuit noire mais la terre était rouge. J’ai vu du sang, du feu, des braises, et des tas de cadavres, des hommes qui se battaient, qui s’insultaient, qui s’entretuaient, des monstres sans visage cachés dans la cendre, des dragons avec des langues de feu aussi longues que le monde, qui volaient dans la fumée. Et tout en bas, il y avait aussi un géant aveugle. Il a tourné la tête vers moi et il m’a crié de lui donner mes yeux.


Liebama serra sa fille dans ses bras et Mayda, sa grand-mère, s'approcha vers elle, pour lui répondre doucement dans l'oreille :


– Tu n'as rien vu, fillette, tu n'as rien vu du tout. Tu es trop petite pour avoir vu tout cela, tu as encore tant à voir. Le mal est sur la terre, mais nous sommes là qui te protégeons. C'est pour toi que nous luttons, fillette, pour toi que nous anéantirons les tourments de ce monde. Ferme les yeux, fillette, et tu verras qu'en les rouvrant, tout ce que tu as vu aura disparu à jamais.


Mais l'enfant avait vu la guerre, et ne se laissa pas convaincre. Elle garda ses grands yeux grands ouverts sur le monde, et décida de ne jamais plus les fermer. Elle refusa aussi de repartir avec sa mère jusqu'à l'île perdue où elles vivaient toutes deux, et Liebama accepta finalement l'offre d’Unaïa : l'enfant resterait au palais, auprès de son grand-père Potestorm et de son arrière-grand-mère Mayda, jusqu'à ce que la paix fût sur le monde.


En entendant ces mots, la petite fille pensa « tant qu'il y aura la guerre, je ne fermerai plus jamais les yeux et je ne grandirai pas non plus », et elle le pensa si fort, qu'elle demeura pour toujours une enfant, en dépit des siècles qui passèrent par la suite.


La fête s'acheva ainsi, brutalement. Liebama, avant de s'en retourner seule jusqu'à son île perdue au bout des eaux, voulut savoir pourquoi Bahadar avait montré à sa fille ce qu'il y avait au bas de la terrasse des cieux. Mais le dieu perfide répondit :


– Non, je ne lui ai pas montré… Au contraire, je lui ai répété trois fois, en insistant, de ne surtout pas regarder. N’est-ce pas, Kindinya ?


La petite fille acquiesça de la tête, et Liebama demanda pardon à Bahadar de l'avoir soupçonné à tort. Le bâtard des dieux, en son for intérieur, exultait. Les dieux ignoraient encore qu'il n'y a rien au monde de plus tentateur que ce qui est interdit.


FIN DU CINQUIÈME POÈME


 
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   ANIMAL   
29/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je retrouve dans ce chapitre le souffle d'épopée qui me plaît tant, et j'ai lu d'une traite. Pour l'instant, mon personnage préféré reste Sawilda. Je trouve aussi ces dieux bien naïfs de se laisser tromper par la parole de Bahadar, mais n'est-il pas un avatar de Loki ?

   placebo   
3/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
"-Balivernes" manque une espace

Je trouve le début du texte un peu plus "bavard" (moins condensé ?) que les précédents. Par exemple "soudain de l’esprit de la déesse. Et" Intérêt du "soudain / et" ? Plusieurs "mais".

tous les amours - toutes ? licence j'imagine :)

Le 4 et 5 sont émouvants.

Bahadar fait un peu trop humain je trouve ? Sa motivation me semble moins claire - devenir le roi des dieux ?

J'aime toujours :)

   Lulu   
23/1/2021
Charivari,

J'ai beaucoup aimé les mots mis en exergue ; ceux de Voltaire : "Aime la vérité, mais pardonne à l'erreur".
Je ne sais où tu as pris ces mots de Voltaire, mais ça m'intéresse de savoir. J'aime beaucoup le lire...

J'ai aussi beaucoup aimé le titre du cinquième poème : "Le sacre du pardon". C'est beau et élevé, tout en entrant en résonance avec les mots de Voltaire.

Cependant, si j'aime et adore l'écriture du roman, j'ai tendance à décrocher, non parce que j'ai laissé passer quelques jours dans mon temps de lecture, ayant repris l'ensemble en partie, mais parce que j'ai l'impression qu'au fil des chants, est comme minimisé une partie grave du roman : le viol subi par Liebama. Les pardons se suivent et c'est très beau, mais j'ai du mal à faire abstraction de cet aspect du récit qui semble oublier un crime qui n'a rien d'anodin.

Chant 1 : J'ai beaucoup aimé cette impression de songe à deux visages ; cette "larve immonde" et celui de la petite fille non encore née.

Chant 2 : Bravo pour les images et le rythme des mots que je trouve superbe.

Chant 3 : C'est à partir de ce chant que je décroche un peu par rapport à cette notion de pardon. Le chant me semble s'éloigner un peu de la poésie pour se rapprocher, dans mon sentiment, au conte de fée avec, en sourdine, ce qui s'est passé antérieurement.

Chant 4 : J'ai décroché du fait de ce que j'ai évoqué. Et Potestorm, dans tout ça ? Est-il innocent ? Ca me questionne... D'une façon générale, la poésie, comme les romans, ont cette faculté de nous interroger tout en nous divertissant, et là, j'en suis à m'interroger... Tout est-il pardonnable ? Mais peut-être qu'un élément du récit m'a échappé... ? J'y reviendrai, car j'ai l'impression que c'est le cas.

Je ne mets pas d'appréciation pour l'instant, même si je persiste à dire que l'écriture est d'une qualité superbe, n'ayant pas tout lu et pris suffisamment de recul.

   cherbiacuespe   
6/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bahadar, qui tient seul le rôle du méchant, est un animal rusé et désabusé. Et sans contradiction dans son âme sombre. Décidément, cette version de la naissance d'un monde est superbement animées. Grandissime !


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