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Aventure/Epopée
ANIMAL : Gao-longues-jambes
 Publié le 30/05/21  -  10 commentaires  -  21026 caractères  -  81 lectures    Autres textes du même auteur

Parfois, on se trouve confronté à un choix qui n'en est pas un.


Gao-longues-jambes


Le malheur de Gao avait commencé lors d'une chasse aux onagres trois jours plus tôt : les traqueurs, hurlant et brandissant des torches fumantes pour rabattre le gibier, avaient dérangé sans le vouloir le sommeil paisible d'un grand mammouth qui, affolé, avait chargé comme une furie. Nall et Yuhn, acculés, avaient en vain tenté de faire face ; ils avaient été écrasés par les pattes velues aussi larges que des troncs tandis que la trompe-serpent meurtrière fracassait Zek contre un arbre. Gao, lui, n'avait dû son salut qu'à la rapidité de sa course. Pris de panique, il avait fui sans se retourner ni s'inquiéter de ses compagnons de chasse…


Tagan avait assisté à toute la scène du haut de son poste de guet et avait rapporté au clan la nouvelle du massacre et aussi la lâcheté de Gao. Le Conseil des Anciens se réunit et Kôr le chef parla devant tous :


– Les chasseurs ne peuvent plus faire confiance à Gao. Si Gao veut reprendre son rang parmi eux, il devra repasser les rites d'initiation ou racheter sa faute en accomplissant une épreuve de courage.


Un murmure salua cette décision. Ainsi le voulait la coutume. Tho l’ancien consulta ses pairs et dit :


– Voici l’épreuve : Gao s'en ira vers le sud, loin du pays des Collines, jusqu’aux Monts qui crachent le Feu, et en ramènera une pierre sacrée. Si Gao est de retour avec la pierre avant la lune de mise bas des longues cornes, il reprendra sa place parmi les chasseurs. Sinon, qu’il ne revienne pas.


La sentence était sévère car partir vers le sud signifiait traverser la plaine aux herbes hautes, le pays des Oms-lycas. Quelques chasseurs, jadis, s'y étaient risqués ; peu en étaient revenus. Et ceux-là avaient raconté des histoires si effroyables que même les plus audacieux ne s'y aventuraient plus.


– Que choisit Gao ? L’initiation ou l’épreuve ? demanda encore l’ancien.


Tout le clan était attentif à la réponse de Gao. Malgré sa faute, il restait apprécié et chacun espérait qu’il choisirait l’initiation car son départ signifierait un guerrier de moins pour défendre la tribu. Mais Gao ne souhaitait pas repasser par les rites d’initiation et subir les moqueries des jeunes du clan. Il dit :


– Gao partira vers le sud.


La saison de l'herbe jaune s'achevait lorsque Gao quitta le clan. Seule Kajia était là pour le saluer. Gao emporterait avec lui l’image de ses yeux sombres et de son visage rond aux arcades marquées, encadré d’une chevelure noire tressée de coquillages et d’os sculptés. Lorsqu’il reviendrait empli de gloire, Gao demanderait Kajia comme compagne. Ils échangèrent un dernier regard puis Gao partit sans un mot.


Pour sortir du territoire des Collines, Gao dut marcher autant de jours que les doigts d’une main. À l'orée de la grande plaine, il se retourna pour contempler une dernière fois le pays qui l'avait vu naître puis reporta son regard sur la savane. Il ne jeta qu’un regard aux Monts de Feu qui se dessinaient dans le lointain. Il était trop tôt pour s’y intéresser car entre lui et son but, le pays des Oms-lycas s'étendait à perte de vue. L'herbe drue jaunie par la sécheresse dressait ses chaumes vers l'immensité du ciel, comme pour implorer la pluie. Les hautes tiges dissimulaient bien des pièges. Gao en connaissait la plupart et il se glissa sans peur entre les chaumes brûlés.


Gao avait trouvé son rythme et avançait d’un trot régulier. La terre était chaude sous ses pieds et le soleil implacable pesait sur ses épaules. Ici, rien ne subsistait de la verte fraîcheur et des vallons accueillants des collines. La sueur ruisselait sur sa peau nue et ce n'était pas bon. Son odeur devenait forte. Il ne douta pas que des narines palpitantes flairaient déjà sa piste parmi les hautes herbes. Son oreille exercée avait perçu d'étranges craquements, de vagues halètements, mais les tiges jaunes lui arrivaient au milieu de la poitrine et limitaient son horizon à quelques pas. Une grande part de son attention restait tournée vers le sol. Marcher sur une bête à venin pouvait être aussi mortel que la rencontre d’un fauve ou de guerriers ennemis.


Le soleil descendait lentement mais la chaleur ne diminuait pas. Gao avait soif. Il trottait toujours et sentait un début de fatigue alourdir ses jambes. Insensiblement, son épieu devenait plus lourd à son bras. Il aurait aimé s'arrêter un peu, ou au moins réduire l'allure qu'il soutenait depuis le matin… mais alors sans doute ne serait-il plus reparti car on le suivait depuis un moment. Il entendait distinctement les trottinements sur la terre sèche. Il y avait d'abord eu une bête, puis deux ; elles étaient maintenant aussi nombreuses que les doigts d'une main.


Si Gao ne pouvait les apercevoir, il les connaissait par les récits du clan. C'étaient les lycas, les terribles chiens sauvages. D'excellents traqueurs qui ne laissaient pas échapper la proie qu'ils avaient choisie. Ce soir, c'était lui le gibier.


En vitesse pure, Gao courait aussi vite que les lycas et avait autant d'endurance. En temps normal, il aurait pu les distancer mais, sans la présence rassurante du groupe de chasse autour de lui, il lui avait fallu rester sur ses gardes en permanence. Il n'avait pas pris de vrai repos depuis son départ des Collines et les bêtes sentaient sa lassitude. Elles patienteraient jusqu'à ce qu'il s'arrête pour souffler, puis elles attaqueraient. Son épieu défoncerait bien quelques poitrails mais les mâchoires avides de la horde le happeraient de tous côtés à la fois…


Gao refusait ce destin. Il continua de courir, maintenant son allure malgré la fatigue qui suçait ses forces, fouillant l'horizon à la recherche d'un abri qu'il pourrait défendre contre les crocs de la meute. Il vit l'arbre de très loin. Sa silhouette tourmentée se découpait en ombre chinoise sur le soleil couchant qui faisait rougeoyer la savane comme une mer de feu. L'arbre était encore loin mais Gao savait qu'il l'atteindrait. N'était-ce pas pour sa vitesse et son endurance que, depuis tout petit, on l'avait surnommé Gao-longues-jambes ?


Le cœur gonflé d'espoir, les yeux rivés sur l'arbre, ses pieds volaient dans les chaumes et son souffle s'accélérait en cadence. Le but approchait. Son escorte était toujours là et le cercle mortel se resserrait de plus en plus lorsqu'il atteignit enfin l'arbre. Plus large que haut, tordu, mort depuis longtemps, ses branches dégarnies étaient trop basses et trop fragiles pour offrir le moindre refuge.


Gao sentit la déception le mordre au ventre. Il lui restait assez de forces pour continuer à courir, mais vers où ? Aussi loin que son regard portait, il n’y avait que cet arbre et la nuit tombait. Il ne lui restait qu'à s'adosser à l’écorce rugueuse pour soutenir comme il le pouvait l'assaut de la meute et mourir sans peur.


Ce fut en s'approchant tout contre le tronc qu'il aperçut soudain l'ouverture. L’arbre, pourri par les ans, était creux ! Gao remercia mentalement les Puissances qui veillaient sur lui et saisit sa chance. Il écarta de son épieu les toiles d'araignées qui voilaient en partie la sombre cavité, piqua de la pointe le trou noir pour s'assurer qu'il n'y avait aucune bête tapie au fond, puis s'y glissa à reculons. Le refuge était étroit et il eut du mal à y caser sa puissante carrure. Il n'y tenait qu'accroupi mais, au moins, la position était défendable. Le dos bien calé dans le trou, les flancs protégés, les lycas ne pourraient le surprendre ni par-derrière, ni sur le côté, ni par le haut. Et son épieu devant lui les empêcherait de s'approcher de face. L'affrontement ne serait que retardé et la nuit de veille serait longue mais, s’il devait mourir, ce serait à la face du jour.


Un mufle trapu émergea soudain des hautes herbes à moins de dix coudées de lui. Rien, pas même un craquement de brindille, n'avait annoncé la venue de l'animal dont l’œil flamboyant sous les derniers feux du couchant scrutait l'homme retranché avec acuité. Le lyca dansa d'un pied sur l'autre sans oser s'approcher, grogna doucement, les lèvres à demi retroussées sur des crocs aussi pointus que son épieu, puis lança un jappement bref. À ce signal, cinq autres lycas jaillirent d'entre les chaumes dans un silence total. Comme obéissant à un ordre muet, ils se postèrent en demi-cercle autour de l'arbre creux, juste hors de portée de l'épieu menaçant. Ils restèrent un moment ainsi puis se couchèrent sur place, la tête entre les pattes, les yeux braqués sur leur proie. Patients et indéracinables.


Gao profita des dernières lueurs de jour pour les observer. Les chiens sauvages avaient une tête carrée au museau court, une mâchoire puissante capable de broyer l'os d'une cuisse, des oreilles rondes surmontant des yeux vifs, un corps mince et souple sur de hautes pattes de coureurs de savane. Furtifs, de petite taille, leur pelage tacheté de brun et jaune les rendait invisibles dans les herbes. Instruit par cet examen minutieux, Gao sut que malgré leur apparence chétive les lycas étaient bien plus redoutables que le lion géant des cavernes ou même le grand mammouth ombrageux.


Les ombres du soir dévorèrent la plaine, repoussant derrière l’horizon les ultimes lueurs du crépuscule. La visibilité se réduisit à quelques pas. L'homme et les bêtes restèrent immobiles à s'observer à la faveur d'un timide quartier de lune. La température avait un peu baissé avec la venue de la nuit et les lycas somnolaient à tour de rôle tandis que Gao luttait pour rester éveillé. Parfois, vaincu par la fatigue, sa tête dodelinait, ses paupières se fermaient malgré lui durant une seconde… puis il se réveillait en sursaut, le cœur battant. Et à chaque fois, il frissonnait à l'idée qu'il aurait pu s'endormir pour de bon et être éveillé par des crocs s'enfonçant dans sa chair.


Gao essayait à toute force de se raccrocher à la réalité en se concentrant sur les lycas, toujours attentifs et menaçants. Mais… n'avaient-ils pas avancé d'une coudée entière depuis le début de la nuit en profitant de sa somnolence ? Il lui semblait bien que la distance avait diminué.


D'un mouvement vif totalement inattendu, Gao plongea en avant et frappa de son épieu. L’arme s’enfonça de trois mains entières dans le poitrail du lyca le plus proche. Le cœur transpercé, la bête s'écroula avec un glapissement étranglé. Déjà, Gao se retirait dans son abri où il se remit en garde, épieu pointé. Pris par surprise, les autres lycas avaient tous fait un bond en arrière pour reprendre leurs distances à la lisière des chaumes. Ils tournèrent un instant nerveusement autour de l'arbre, reniflant de loin le cadavre de leur compagnon qui se vidait de son sang, à mi-chemin de Gao. Puis ils se rassirent et l'interminable attente reprit.


Gao était fier de lui. Les lycas s'étaient crus plus rusés qu'un chasseur des Collines ; un des leurs avait payé de sa vie cette erreur. Ils ne tenteraient plus avant un moment de se glisser à portée d'épieu. Gao n'avait peut-être qu'un seul croc mais il frappait vite et fort.


Le reste de la nuit s'écoula sans autre alerte. Gao se maintenait tant bien que mal dans un état de demi-veille, luttant pour ne pas relâcher sa surveillance des lycas couchés à proximité. Les premières heures du petit matin amenèrent un peu d’humidité et Gao sentit une nouvelle vigueur réveiller ses membres. Il avait survécu à la longue nuit et pourrait combattre sans avoir à craindre les esprits des ténèbres. Il observa un long moment les bêtes toujours fidèles à leurs postes puis, dès que le soleil apparut, il sortit lentement de son trou d'arbre en dépliant son corps ankylosé.


Les lycas ne bougèrent pas. À peine levèrent-ils la tête avant de reprendre la toilette minutieuse de leur pelage mouillé de rosée. Mais Gao remarqua bien que l'un d'eux restait toujours en alerte et qu'ils le guettaient à tour de rôle. Comme ils ne semblaient pas prêts à attaquer, Gao décida de les prendre par surprise. S'il pouvait briser l'encerclement, il ne faudrait que quelques secondes à ses muscles engourdis pour s’échauffer et retrouver leur souplesse. Alors, il courrait pour sa vie. Ce jour serait celui où Gao-longues-jambes devrait mériter son nom ou mourir.


Ce fut au moment où, rassemblant forces et courage, il allait s'élancer que les chasseurs ennemis l'encerclèrent soudain. Ils s'étaient approchés sous le vent sans que Gao, absorbé par la surveillance constante des lycas, ne les entende.


Ils étaient huit, aussi nus que des bêtes, les cheveux enduits de boue argileuse rouge-brun. Trapus, massifs, noueux comme le tronc de l'arbre mort, solides sur leurs jambes torses et poilues, ils étaient armés d'énormes massues et de casse-têtes. Leur musculature de taureau faisait d'eux des adversaires redoutables en combat rapproché.


Gao savait qui ils étaient : des Oms-lycas, ces mangeurs de chair humaine qui avaient fait alliance avec les chiens sauvages. Ils n'avaient aucune arme de jet car les lycas leur rabattaient le gibier. Sans doute l’une des bêtes était-elle allée les chercher ; ils avaient dû quitter leur campement aux prémices de l’aube pour le surprendre.


Le clan des Collines ne parlait qu'à voix basse de ces démons des plaines dont le récit des raids sanguinaires faisait trembler les femmes et les enfants. Les féroces guerriers des plaines observaient Gao. Leurs petits yeux enfoncés sous d'épais sourcils l'étudiaient avec la même lueur affamée que ceux des lycas ; leur bouche aux dents limées et aux lèvres épaisses semblait garnie des mêmes crocs de carnassier ; ils donnaient la même impression de sauvagerie impitoyable.


Si Gao avait eu une chance contre les lycas seuls, il savait qu'il venait de la perdre. Décidé à défendre sa vie malgré tout, il brandit son épieu et cria :


– Gao ne craint pas les Oms-lycas ! Gao défie leur chef ! Gao l’enverra chasser sur le territoire des ombres !


En réponse, un rire gras et cruel coula de la bouche des chasseurs d'hommes, dévoilant leurs dents aiguës. Une brute au regard rusé, qui scrutait Gao pour estimer sa force, fit un pas en avant et gronda en se tapant la poitrine avec un bruit caverneux :


– Atok est plus fort que Gao. Le lion de la plaine ne combat pas le chacal des collines, il l'écrase d'un coup de patte. À la lune ronde, Atok brisera la tête de Gao et sucera sa cervelle pour prendre sa force. Et Atok arrachera son cœur pour l'offrir aux esprits de la nuit. Le clan boira le sang de Gao et mangera sa chair. La meute de Nouk rongera les os de Gao.


Comme s'il savait qu'on parlait de lui, le chef de meute des lycas s'avança de quelques pas pour venir se placer à côté d'Atok qui lui dit :


– Nouk est un grand chef, comme Atok. L'alliance de Nouk et Atok est bonne.


À cet instant, un lourd choc sur la tête fit perdre conscience à Gao. Deux chasseurs ennemis avaient contourné l'arbre pour le prendre à revers. Ils étaient maintenant dix. Celui qui venait d'assommer Gao avec sa massue se baissa et tâta ses muscles avant de grogner en bavant de convoitise :


– Bonne chair ; bon festin !


Les autres approuvèrent bruyamment et les chasseurs d'hommes s'en retournèrent à leur village en emportant le captif. Dès qu'ils eurent disparu dans les chaumes, la meute de lycas se rua sur le cadavre de leur frère tué durant la nuit et il fut dévoré jusqu'à la dernière touffe de poils.


Lorsque Gao s'éveilla, il était attaché au poteau des sacrifices, un tronc d'arbre brut grossièrement élagué surmonté d'un crâne humain et planté sur un espace dégagé au milieu du village. Si l'on pouvait appeler village le misérable assemblage de huttes, faites de boisseaux de branchages liés de tiges souples et simplement posés en cônes autour d'un mat central. Une coque de boue de même couleur que celle recouvrant les cheveux des chasseurs enrobait les huttes pour les garantir contre les larmes du ciel. L'unique ouverture était si basse qu'on ne pouvait y entrer qu'à quatre pattes, comme un animal.


Autour de chacune de ces huttes, des tas d'excréments pourrissaient en dégageant une puanteur suffocante, dans un grouillement de vermine et des nuées compactes de grosses mouches noires. Nul ne se souciait d'enterrer ces déchets à l'écart du village. Personne non plus ne semblait prêter attention au captif, sauf quelques enfants qui jouaient à lui jeter des bouts de bois, de la terre et des ordures, ou urinaient sur lui en riant.


On était au milieu de la matinée et il faisait déjà une chaleur éprouvante pour un chasseur venu des fraîches collines. Exposé en plein soleil, Gao transpirait et sa tête encore douloureuse du coup de massue tapait comme un tambour. L'écœurante odeur d'urine qui l'imprégnait attirait sur lui des essaims de mouches bourdonnantes qui pompaient sa sueur et son sang. Gao supportait stoïquement ces menus inconvénients. Dure était la loi des hommes et féroces les jeux des enfants. Ceux de son village faisaient de même lorsqu’on capturait un ennemi qui devenait esclave de la tribu. Mais les Oms-lycas n'avaient que faire d'esclaves : ils mangeaient leurs captifs. On disait même qu'ils préféraient la chair humaine à la chair animale.


D'après les paroles d'Atok, Gao serait gardé en vie jusqu'à la prochaine lune ronde, puis sacrifié. Il devait trouver l'occasion de fuir avant la cérémonie. Ignorant le harcèlement des gosses, Gao commença par tester la solidité de ses liens de cuir. Mais aussitôt un talon d'épieu le heurta durement au flanc tandis qu'un grognement menaçant s'élevait derrière lui. Dans le bruit et l'odeur du campement, Gao n'avait ni entendu ni senti la sentinelle qui se tenait dans son dos et dont l'avertissement était clair. Insister maintenant aurait été stupide… mais à la nuit tombée, les choses seraient peut-être différentes.


Résigné, Gao se laissa sombrer dans une fausse somnolence et attendit, avec la patience infinie des chasseurs habitués à l'affût. Seul son œil restait vigilant, observant chaque pouce de terrain autour de lui, essayant d'estimer le nombre d’ennemis qui allaient et venaient entre les huttes. Il déduisit d'une longue observation qu'il y avait trois fois deux mains de chasseurs, une main en plus de femmes et trois mains seulement de petits.


Alors que le soleil était au milieu de sa course, une femme aux cheveux rouges emmêlés de boue vint lui faire avaler un épais brouet de graines et d’herbes et lui donna à boire. Elle était aussi peu avenante que ses compagnes et bien plus maigre, comme si elle ne mangeait pas à sa faim. Gao évita son regard mais ne refusa pas la nourriture ; si l’occasion se présentait de fuir, il devait être fort.

Le soleil avait passé son zénith et plombait le village d'une chaleur écrasante qui avait lassé les enfants et même les mouches de le tourmenter. Ce feu lui tapant sur la tête abrutissait Gao et il perdit peu à peu la notion du temps.


La femme revint lui donner à boire. Elle le dévisagea un moment puis s’en alla. Quelques instants plus tard, Gao perçut des éclats de voix et un grand tumulte. Puis un groupe compact déboucha d’entre les huttes et s’avança vers lui. Tout le village semblait présent. En tête se tenait Atok, puis trois solides chasseurs aux cheveux filés de gris, puis la femme aux cheveux rouges et, enfin, le reste des hommes suivis des autres femmes et des enfants.


Gao sentit sa dernière heure venue. La lune ne serait ronde que dans quelques jours mais il supposa qu’on allait laisser mûrir sa viande afin qu’elle soit plus tendre pour le festin. Il recommanda son âme aux puissances et se prépara à l’inévitable. Il ne connaîtrait pas la gloire de mourir en combattant.


Atok se planta devant lui, le fixa avec un reniflement de mépris puis lui dit devant le clan réuni en montrant la femme aux cheveux rouges :


– Vana n’a plus d’homme et, selon la loi du clan, n’a plus droit à sa part de nourriture tant qu’un autre chasseur n’entre pas dans sa hutte. Elle te revendique comme compagnon, ce qui est son droit. Si tu acceptes, tu partageras sa couche et tu chasseras pour elle avec le groupe de Uto. Si tu refuses, Vana sera sacrifiée avec toi à la lune ronde.


Le regard de Gao se porta sur Vana, détailla son visage disgracieux, ses seins flasques et ses jambes torses. Elle n’avait aucun attrait, si ce n’est l’étincelle farouche qui allumait ses yeux clairs, d’une étrange couleur d’eau. Gao comprit que Vana voulait vivre et lui proposait une alliance d’intérêt. Avait-il le choix ? Il dit :


– Gao souhaite partager la hutte de Vana et chassera pour elle.


Tandis qu’on déliait le captif sur ordre d’Atok, un sourire satisfait anima les traits grossiers de Vana ; ce soir, elle pourrait manger.


Gao sentait peser sur lui le regard d’Atok, qui aurait préféré le voir mort et ne lui laisserait jamais la moindre occasion de s’enfuir. Alors Gao songea une dernière fois à Kajia qu’il ne reverrait plus et se courba pour pénétrer dans la hutte de Vana. Il ne la trouvait pas si laide, après tout.


Que cela lui plaise ou non, Gao était désormais un Om-lyca et devrait se comporter comme tel. Il se demanda quel goût avait la chair humaine.


 
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   cherbiacuespe   
3/5/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai un petit doute sur la notion de couple à cette époque ( Vers -14/-15000 peut-être ? ). Mais c'est une fiction, je ne m'arrêterais pas là -dessus.

Intéressante histoire à rebondissements, animée, plaisante. Aucun ennuis à déplorer, au contraire ! Le passage de la course dans la plaine par exemple, aurait pu être long et pénible, mais non. On s'y croirait. C'est très bien décrit. Le découpage va de soit, pas de complication. Très bien. Rien à dire, c'est un bon récit.

Cherbi Acuéspè
En EL

   poldutor   
13/5/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour;
Bonne petite nouvelle rappelant par moment la guerre du feu de Rosny, les moeurs préhistoriques (pour peu que l'on sache !) sont ici bien décrites.
Victime d'une soit disant lacheté (qui tient tête à un mammouth en colère ?) Gao doit ramemer la pierre sacrée du territoire ennemi épreuve redoutable!
Un tronc creux, se trouve au bon moment bien à propos pour sauver le guerrier des crocs des lycas (clin d'oeil aux lycaons ou cynhyènes redoutables prédateurs de la savane) mais ne le protège pas des Oms-lycas hominidés anthropophages bien plus intelligents...
Le final est un peu convenu, Gao sauve sa vie en épousant l'affreuse Vana (mais après tout pourquoi pas!)
Merci pour cette histoire.
Cordialement.
poldutor en E.L

   Donaldo75   
13/5/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Cette histoire est prenante, bien racontée et je me suis demandé tout au long de ma lecture ce qui allait arriver à Gao. Pas de digressions, pas de philosophie inutile, de bonnes descriptions qui permettent d'imaginer la scène de manière plus cinématographique, voilà ce que je retiens du style narratif. L'histoire tient également par le suspense et la fin, même si elle est un peu décevante a priori car le lecteur que je suis aurait aimé que Gao devienne un héros des âges farouches, dépasse la perception qu'on de lui ses pairs que confirment les premières lignes, au lieu de terminer comme ça, à devenir un Om-Lyca par alliance, à remplacer un mort auprès de sa veuve.

   Anonyme   
30/5/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Ce texte découvert en Espace Lecture m'avait paru vraiment intéressant, je ne l'ai pas commenté alors parce que j'ai cru à tort en avoir identifié l'auteur.
Ce qui m'a paru marquant en l'occurrence dans cette histoire c'est qu'elle célèbre à mes yeux la force de l'instinct de survie, les différentes stratégies adoptées pour assurer cette survie, que ce soit au niveau du groupe (sévérité de la sanction pour empêcher les comportements égoïstes dans la tribu de Gao, alliance avec les lycas chez les cannibales) ou de l'individu ("faute" originelle de Gao qui a fui, stratégies de dernière chance chez Vana et Gao à la fin).
Le choix de situer le récit dans des temps préhistoriques me paraît judicieux pour illustrer la force vitale des individus comme des espèces : l'humain n'a pas encore inventé la civilisation ou la morale, c'est ainsi, pas de jugement mais le seul impératif de survie. J'ai été particulièrement frappée par le fait que les "autres", abominables mangeurs de chair humaine aux yeux de Gao comme aux nôtres, aient entrepris la domestication du chien, ce qui pour nous hommes modernes représente un immense progrès ! Bien vu, pour moi, ce brouillage des repères entre "sauvages" et "évolués". J'ai apprécié aussi l'absence de première personne, de "je" dans l'histoire, là aussi je lis un en-deçà de l'humanité.

Une nouvelle réussie à mon avis, de la réflexion, de la cohérence, une écriture efficace ; de bout en bout j'ai été intéressée, je n'ai pas perçu de baisse de rythme.

   Anonyme   
30/5/2021
C’est ici le moment de voyager, entre préhistoire et merveilleux, où les distinctions entre humains et bêtes ne semblent plus tenir ; quels qu’ils soient, chaque individu se réfère davantage à son clan qu’à des définitions nettes aux frontières étanches ; des chefs pour chaque espèce, et des noms pour chaque chef... Je me suis même à un moment demandé si Gao était un homme, avant de me dire que cela ne devait pas avoir d’importance, qu’il soit aussi rapide et endurant qu’un chien sauvage, n’a-t-il pas des longues jambes ? D’ailleurs ne sont-ils pas tous des chasseurs, et de fait, ne partagent-ils pas les mêmes qualités : furtif, rusé, attentif, menaçant ? Ce que je trouve intéressant dans cette nouvelle, c’est le contre-pied pris par rapport au conte ; elle suggère un déroulement classique, une sorte de quête initiatique, pour finalement nous amener devant des logiques de survie, sans forcer l’horreur, sans s’alourdir de moral, sans idéaliser un personnage qui arriverait à franchir l’impossible. Ce récit se présente alors comme un refus du mythe où n’existent ni héros, ni dieux, ni demi-dieux, mais des individus qui s’adaptent à des situations dans un cadre où les décors sauvages cessent d’être des rendez-vous uniquement mythologiques. Il ne me semble pas avoir senti de dichotomie entre les gentils traqueurs de la colline et les méchants cannibales de la plaine. En somme, merci pour cette échappée et à vous relire avec intérêt.

   Shepard   
30/5/2021
Bonjour Animal,

Un texte que j'ai trouvé intéressant pour son thème. Mais je vais parler de ce que j'ai trouvé problématique : sa construction, qui pour moi rate complétement le coche. Il s'agit du point faible de texte et c'est aussi ce qui rend la fin si anti-climatique. L'histoire pose un cadre assez direct : Gao doit regagner son "honneur" ou au moins sa place après avoir commit une erreur (ou simplement voulut survivre, mais peu importe), et pour cela doit trouver une pierre sacrée. En tant que lecteur, ça me place sur un voyage de quelque sorte, une revanche, un apprentissage... Les possibilités sont infinies. Puis, Gao n'atteint même pas les montagnes, on oubli toute cette mise en place et fin suite à une pirouette. Il n'y a pas de résolution au schéma initial et le résultat paraît soit incomplet (extrait ?) soit bancal. Cette fausse piste lancée au lecteur est plutôt étrange.

L'histoire devrait résoudre le conflit de départ, ou alors changer tout ça. Exemple : Gao est banni pour de bon, sa tribu le méprise et le balance dans les terres sauvages où on attend qu'il meurt. Il ne reviendra jamais en arrière et finalement survit en rejoignant une autre tribu. Le conflit devient "survivra-t-il ?" et la conclusion fait beaucoup plus de sens.

Niveau écriture, vous savez ce que vous faites, je n'ai pas grand chose à dire si ce n'est "la fatigue qui suce" bon... On me reproche souvent mon "franglisme", alors... Mais "drainer" plutôt, pourquoi pas ?

En espérant que l'avis vous soit utile...

   plumette   
31/5/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour Animal,

j'ai passé un très bon moment de lecture avec Gao!
le langage et les tournures utilisées au niveau de la forme sont bien en phase avec ce que je me représente de ce monde des premiers hommes.
pas d'utilisation des pronom personnels, mais des désignations par les noms, pas de nombres au delà de un et deux, mais une manière de compter tout de même.
La progression narrative est habile, elle se fait un peu au rythme de la course du fugitif. Il y a du suspens, même si on se doute que cela ne peut pas bien se terminer, vous arrivez à surprendre le lecteur ( moi en tous cas!) avec les péripéties qui s'enchainent.

bonne écriture, au service de l'histoire et bonne histoire aussi même si j'ai une petite réserve pour la fin ( un peu d'anachronisme dans cette vision de couple ? ) mais je ne saurai quoi vous proposer d'autre!

Pas de temps mort, et un retournement qui permettra à Gao d'avoir la vie sauve.

A vous relire

   Malitorne   
3/6/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Je ne peux m’empêcher de trouver de grosses ressemblances, du moins au début, avec mon texte «Aube». Dans les deux cas nous avons un chasseur pourchassé dans la savane par des prédateurs (moi des hyènes, vous des lycaons) et l’apparition soudaine d’humains différents. Sans vouloir vous froisser je pense que quelque part je vous ai inspiré.
Sinon j’ai plutôt apprécié ce mélange de Rahan et de Guerre du feu, même si vous avez davantage une approche romancée que la mienne par rapport à la préhistoire. Je me situe dans l’hyper réalisme, c’est à dire pas de noms pour désigner les personnages, le moins de vocabulaire possible et l’absence de valeurs contemporaines. Vous vous placez franchement dans l’aventure épique, c’est efficace au niveau du rythme mais peu satisfaisant concernant l’authenticité. Et comme relevé précédemment, malgré la digression de l'union arrangée - bien trouvée d'ailleurs - on reste sur notre faim. Quid des enjeux du voyage de Gao ?

   Myo   
4/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Animal,

Moi qui ai dévoré "les enfants de la terre" de Jean M.Auel, je me suis laissée embarquer dans ce périple de Gao sans difficulté.

Vos descriptions sont très justement menées et le suspense est présent.
Cela reste un récit et ce que nous savons de l'époque laisse la porte ouverte à certaines interprétations qui ne me dérangent pas.

Je vous remercie d'avoir laissé le héro en vie ;-).. cela laisse vie à l'imaginaire aussi.

Un style dynamique qui garde le lecteur en éveil.

Merci du partage

   Anonyme   
6/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bravo ! En plus du thème, que j'adore, ici c'est la narration qui file avec beaucoup de talent, et qui œuvre avec une grande maestria pour nous faire vivre les péripéties de Gao, comme si on y était.

C'est vivant, alerte, et super bien mené pour que l'on entre à part entière dans le clan et l'atmosphère préhistorique du sujet.

Il arrive parfois que le bonheur naisse de mariages arrangés. Pourquoi pas l'imaginer dans celui de Gao et Vana ? Oui, je sais, c'est mon côté romantique...

Passionnée par les Enfants de la Terre de J.M. Auel, je retrouve son ambiance parfaite dans cette nouvelle.

Merci Animal, pour le plaisir pris à te lire.

Je répète ce que j'ai déjà dit par ailleurs, à savoir que tu sais te fondre dans des styles multiples avec un grand bonheur et pour notre plus grand plaisir.


Cat


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