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Science-fiction
antares77 : Anthon
 Publié le 09/04/09  -  6 commentaires  -  44688 caractères  -  74 lectures    Autres textes du même auteur

Anthon est un Idéaliste pragmatique, dangereux pour lui-même, mais pas seulement, son humanité éclabousse aussi autour de lui.


Anthon


Le Contrôleur éclata de rire. Un rire profond, détendu, spontané.


Le soleil illuminait à nouveau la mégalopole de Truxe. Un soleil froid, mais franc. Pas un nuage ne venait ternir le bleu intense du ciel. Derrière ces immeubles, derrière ces collines, ses yeux l’imaginaient sans effort, le ciel épousait la mer sur l’horizon.

Il se détourna vivement de la baie vitrée et fixa son collègue. Un homme d'une cinquantaine d'années, aigri par son travail et son âge. Le beau jeune homme, grand, vif, sportif, plein d'entrain, avait flétri. Il regarda avec une pointe de regret et une palanquée de reproches ce corps voûté, résigné, trahi par une voix morne et deux yeux éteints. D’ailleurs, son rire s’échoua sur ces pupilles mortes.


- Non, Klavitt, non, fit Dorian, en recouvrant son sérieux. Je ne les sanctionnerai pas. Ni Anthon Dresn, ni Déïa Fill.

- Mais tu plaisantes ou quoi ! Fill m'a remis un rapport mensonger, et Dresn a falsifié des fichiers code 1 de la Sécurité Civile. Ils doivent au moins avoir un Conseil de Discipline pour cela, et je te promets qu'ils vont payer leurs exactions !


Par Xéna, mon bon Klavitt, qu'es-tu devenu ?


- Non, Klavitt, non. Rien du tout. Ils n'auront rien du tout.


Il laissa à son ami le temps de digérer sa réponse. Dorian était le plus gradé, Klavitt ne pouvait s'opposer durablement à sa décision. Puis ce n’était pas ce qu’il attendait de lui, non, il voulait juste un élan de passion, ou de compassion, juste une étincelle de vie, juste un éclair dans ces prunelles qu’il ne se résignait pas à considérer comme irrémédiablement éteintes.


- Pourquoi, Dorian, je peux savoir ?


Dorian voulut sourire, mais n’y parvint pas.


- Parce que, Klavitt. Parce que. Anthon Dresn devait contrôler l'agent Déïa Fill. C'est le principe du Département de la Sécurité Interne. Nous avions intentionnellement modifié le dossier de Déïa Fill pour le rendre illégal. Anthon Dresn aurait dû immédiatement nous faire un rapport. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Savait-il que Déïa Fill était elle-même un agent de la Sécurité Interne chargé de mettre à l'épreuve Anthon Dresn ?

- Je ne crois pas. Ces deux agents ont délibérément enfreint le code.


Voilà ce que tu es devenu : un de ces moralisateurs dogmatiques à qui tu cassais la gueule !


- Pourquoi, Klavitt, d'après toi ?

- Je ne sais pas, je ne vois aucune raison juridique, mais je suppose que tu vas me dire…

Sale con. Amnésique ou victime, mais sale con.

- Eh bien parce que, pour eux, la solidarité entre agents était, dans leur situation, plus importante que le code. Et sache quelque chose, mon ami, personne ne respecterait le code si, avant tout, les agents ne se respectaient pas eux-mêmes. Le Service de la Sécurité Civile est une institution vénérable, de plus de trois siècles, et peu d'agents se souviennent des valeurs qui la fondèrent. Pourtant... souviens-toi de ton entrée à la Sécurité Civile, souviens-toi de tes sept mois de formation. Que t'y a-t-on appris ? La cohésion, la solidarité, l'entraide. Et tes deux agents t'ont prouvé qu'ils n'avaient rien oublié de ce qu'on leur avait enseigné : au mépris du danger, au mépris des carcans juridiques, ils se sont mutuellement sauvés la vie. Et tu veux que je les sanctionne pour cela ?




*******************




Quelques jours plus tôt.



La pluie n'avait cessé de gifler les vitres fumées du bureau. Jamais Saison Froide n'avait été aussi pluvieuse, et ce temps maussade ne laissait aucune chance à la bonne humeur, qui avait déserté les couloirs aussi sûrement que des rats à bord d'un bateau en flamme. Anthon avait délaissé le clavier de son terminal et grignotait d'un air pensif le bout de son stylomag, en fixant les filets anarchiques de la pluie. Les gouttelettes d'eau ruisselaient sur le verre de sa fenêtre en autant de rigoles tortueuses, qui s'évanouissaient sur le rebord de polystic du chambranle. Il n'arrivait même pas à percevoir les immeubles résidentiels à l'autre bout du parc de la S.S.C., noyés dans le brouillard.


La sonnerie du Communicateur éclata comme un coup de tonnerre au milieu de ses pensées.

Il sursauta sur son siège et le liquide noirâtre ondula au fond de la tasse blanche, posée tout près – un informaticien aurait dit trop près – du clavier cellulaire. Plus pour arrêter cette sonnerie stridente que pour réellement répondre, il écrasa la touche communication de l'appareil, sans prendre le temps de consulter l'identité de son interlocuteur.


La voix faussement grave de son supérieur brandit des octaves accusatrices dans toute la pièce, le timbre original légèrement faussé par la membrane de mauvaise qualité de l'appareil.


- Il me semble ne pas avoir vu votre rapport sur mon bureau. C’est normal ?


Anthon s'éclaircit la voix, prit une longue inspiration, ce qui lui évita de répondre spontanément ce qui lui vint à l'esprit, et approcha sa bouche du micro de l'Interphone.


- Euh, non, Maingérant, c’est une question de minutes…

- De minutes ? Ceci signifie que je peux compter dessus dans la demi-heure ?

- Eh bien, oui...

- J’aimerais qu’au moins une fois vous puissiez respecter les délais impartis. Vous en pensez-vous capable ?

- Euh, oui...

- Eh bien pour ma part j’en doute ! Je pense qu’il y a chez vous malheureusement un réel problème d’aptitude intellectuelle ?

- … D’aptitude intellectuelle ?

- Oui, enfin bref, prouvez-moi que je me trompe." CLIC.


Le supérieur avait interrompu la communication. Anthon laissa s'écouler sa mauvaise humeur en un long flot d'injures à peine prononcées, adressées au petit appareil éteint, et reprit une position confortable devant son terminal.


L’image dansant sur l’écran le surprit une seconde, puis lui rappela qu’il visitait les plus grands monuments de la Religion du Monde dans la cantonade de Paris. Il pinça un peu sa lèvre en un rictus qui prit vaguement la forme d'un sourire, et sortit du programme. Il devait se mettre au travail. Un rapport de contact. Pfff... Quelle inanité. Un agent de la Sécurité Interne établissait un rapport lorsqu'il contrôlait un agent, en notant tout ce qu’il pouvait apprendre en quelques heures de filature. La S.S.C. était une énorme boîte qui réunissait plus de 400.000 agents, et il fallait bien qu'un organisme interne contrôle le travail de tout ce petit monde : le Département de Sécurité Interne (D.S.I) assurait cette charge, le prestigieux et craint D.S.I, le département d'élite qui nourrissait l’ambition de tout agent de la Sécurité Civile.


L’auréole des agents du D.S.I s’était vite ternie dès qu’il les avait côtoyés. Là où il les avait crus brillants, ils étaient pédants, il les avait imaginés idéalistes, ils n’étaient que cupidité, il les voulait humanistes, ils se claquemuraient dans la médiocrité de leur égoïsme. Il avait d’abord voulu changer les choses, en changeant les hommes, avant de se rendre compte que la force de ses idées ne pesait rien à côté de l’inertie des esprits. Alors il s’était résigné, perdant bataille après bataille. Une nuit, il avait pleuré. Puis le lendemain, il s’était trouvé bête. La stupidité ne méritait rien, pas même ses larmes. Elle devait se combattre, mais jamais de front. Puisqu’elle était toujours ostentatoire, l’arme serait un ver, aussi pernicieux que le fruit était grossier. Son nouveau rôle ne lui plaisait pas toujours. Aujourd’hui, il l’exécrait.


Il aurait déjà dû partir contrôler l'agent de Classe Inférieure, en début de matinée s'il avait suivi le planning prévu par la hiérarchie, mais le temps maussade qui sévissait ces derniers temps, la maladie infectieuse dont il se remettait à grand renfort de pharmacopée et une sorte de paresse languissante qui l'avait saisi quelques jours plus tôt, et qui paradoxalement lui causait d'acariâtres insomnies, avaient eu raison du planning, et il était restait là, dans son bureau, visitant les monuments religieux en admirant cette nature chaotique qui s'ingéniait à dessiner ces drôles de rigoles éphémères sur sa vitre diaphane. En souriant légèrement, il avait comparé la brume pluvieuse qui couvrait Santa, triste manteau de laine, aux méandres flous de son esprit enrhumé et embourbé dans la mélasse d’un quotidien vaseux. Le ver tirait sur le gris et le spleen l’étouffait.


Son supérieur, lui, avait une forme étincelante. Il subissait cet homme depuis de trop longs mois. Il existait entre eux un antagonisme profond, une incompréhension réciproque. L'un était un travailleur infatigable, un homme élevé dans le respect des fonctions, bassement administratives, et le plaisir du travail diligemment accompli, l'autre ne trouvait qu'ennui et migraine dans des tâches d'écriture répétitives et débilitantes. Comment pouvait-on s'épanouir entre un clavier de terminal, une filature de contrôle – qui se limitait à un canevas standard de la vie quotidienne d'un agent de la S.S.C – et des collègues exécrables ? L'amour-propre était la première qualité que ces types perdaient en embrassant leur titre, parce qu’ils l’avaient vendu au plus offrant, carrière oblige. Et dire que des millions de jeunes gens, encore scolarisés, ne rêvaient que de ça ! Les épisodes minables que diffusait Canal Santa, et leurs invraisemblables héros, entretenaient l’idéalisation d’une profession que la réalité piétinait sous des carcans aussi stupides que les personnes qui les assénaient. Le ver rongeait son frein, à défaut d’autre chose.


Il éteint doucement son terminal, et se leva péniblement du siège. Les petits pistons hydrauliques du fauteuil et ses articulations engourdies par l'immobilité grincèrent de concert. Il ajusta sa veste en effaçant un grand pli, jeta un regard à son arme de fonction, agrippée mollement à son ceinturon – il détestait les armes à peu près autant que son Communicateur mobile – et sortit du bureau en écoutant craquer ses doigts. Le bruit de la porte ne parvint pas à masquer le soupir d'un bâillement interminable qui défigura son visage. L’Inspecteur qui le croisa jeta un regard un peu gêné sur cette glotte offerte, plissa le nez en traversant les effluves de mauvais chonoir, et adressa un léger signe, vague geste ressemblant à un bonjour de la main.


Anthon s’arrêta pour le suivre du regard. Killion était l'archétype parfait de l'Inspecteur qui, dans deux ans, serait Capitaine. Cet homme était capable de tout, même des pires âneries, si l'ordre émanait de la bouche d'un supérieur. Il espéra un instant devenir Principal avant lui pour pouvoir lui demander d'aller embrasser le Gouverneur Étatique de la S.S.C sur la bouche.


Il sourit à cette dernière pensée, se retourna et prit le chemin de l'ascenseur, avec autant d'entrain que s'il partait sur les traces du grand Vilalonia en personne. Il grimpa dans l'ascenseur, et lança un 812, presque par réflexe. Les ascenseurs étaient gérés par un ordinateur qui convenait de façon idoine à la S.S.C, un ordinateur personnalisé par une voix féminine aussi creuse qu'un œil de fraudulo-dépendant verdi par la poudre. L'immeuble ne comptait que 118 étages, et il adorait entendre cette espèce de voix électronique privée de toute humanité lui signaler son erreur et le conseiller de consulter le plan de la S.S.C., comme si se tromper de 700 étages était une simple erreur d’orientation.


- L'étage annoncé est erroné, veuillez renouveler votre demande.


Les salops. Ils ont enlevé la voix féminine, et ils l'ont remplacé par un cri de charge de Commando en pleine intervention. Quelle toclerie !


- 1200, lança-t-il, par dépit et mauvaise humeur.

- L'étage annoncé est erroné. Veuillez renouveler votre demande.

- Espèce de saleté de machine, tocle, tu viens pas d'Atose, toi !

- L'étage annoncé est erroné. Veuillez renouveler votre demande.

- Je te pisse dessus, automate de mes deux, t'as pas un autre message en mémoire, tocle, on dirait un Capitaine...

- Hum, hum...


Il se figea, et les mots suivants s’évanouirent entre ses lèvres. Il tourna lentement la tête, en baissant un peu les yeux pour lire le grade de la personne qui venait de tousser poliment derrière lui. Il aurait parié le stock d'alcool d'Angkor du quartier jaune que trois grosses bandes rouges, qui symbolisaient le titre de Capitaine, s’étireraient sur les épaulettes de l'agent.


Sa bouche se referma sur un soupir lorsqu’il découvrit trois points rouges. Un Ordonnateur, un subalterne. Et il se détendit un peu plus en détaillant, avec une surprise amusée, la féminité de cet agent qui le fixait. De grands yeux bleus, ceints par des panaches de cils infinis, clignèrent plusieurs fois d’incompréhension au milieu d’un visage ovale au teint clair, que dessinaient subtilement de longs cheveux châtains, à la limite de la longueur tolérée par le règlement – ils ondulaient bien au-delà de la ligne des épaules. D’abord, il baissa les yeux, rapidement, bien qu’il ne put les empêcher de se délecter des formes voluptueuses que moulait à la perfection l’uniforme de la SSC. Ensuite, il les releva, pour les plonger dans ceux de la jeune femme. Deux prunelles saphir outrées les glacèrent sur le champ. Juste avant la congélation, il conclut ce dialogue oculaire par un immense sourire, qu'il voulut moins carnassier que ce qu'il fit.


- Vous allez à quel étage, Ordonnateur ?

- Au rez-de-chaussée.


Il apprécia le frémissement délicat que cette voix cristalline provoqua sur ses tympans. Elle avait voulu être dure, elle n’avait su qu’être suave.


- Moi aussi. Rez-de-chaussée, vieille raclure, fit-il en se retournant vers le parleur de l'ascenseur.

- Votre demande a été enregistrée, veuillez prendre garde à la fermeture des portes.


La jeune Ordonnateur fit un pas en avant pour pénétrer dans le petit espace de l'ascenseur, et les portes se refermèrent derrière elle. Anthon la regardait avec un petit sourire provocateur. Par deux fois elle leva les yeux sur lui, et par deux fois elle les replongea aussitôt dans ses bottes. Anthon exultait intérieurement. Son titre le mettait à l’abri d’une remarque désobligeante dont il aurait fait les frais dans toute autre situation. Quoique lui-même ne manquait jamais une occasion de rabrouer ses supérieurs lorsqu’ils outrepassaient leurs pouvoirs, mais cette femme semblait probe – mais quelque chose en elle, peut-être la forme de ses yeux, ou celle de son nez, niait cette docilité apparente. Il décida de passer à l'attaque, juste par curiosité, et pour faire un pied de nez à son humeur maussade.


- Vous avez les cheveux bien longs, Ordonnateur, vous n'avez jamais pensé à les faire couper ?

- Si vous les jugez trop longs, Inspecteur, je passerai à la coiffure pour me les raccourcir.

- Personnellement, je les trouve magnifiques, mais d'autres risquent fortement de trouver la longueur hors code...

- Eh bien j'irai me les faire couper.


Anthon laissa l’âpreté de ce dernier mot s’évanouir dans l’espace confiné de l’ascenseur, avant de reprendre :


- Votre nom ?

- Déïa FILL, Inspecteur.

- Mouais, très bien. Ordonnateur Fill, avant que vous n'alliez commettre un crime sur vos cheveux, j'aimerais vous inviter à prendre un petit verre à la Consalle.

- Inspecteur, mon supérieur risque de trouver à redire si je ne lui ramène pas son rapport, il l'a demandé dans l'heure, et je crois que je me vois contrainte de refuser...

- Refuser quoi, Ordonnateur ? Tous les supérieurs réclament des rapports dans l'heure, c'est bien connu, le mien est même un champion du genre. Vous le voyez bien, je suis du D.S.I., si votre supérieur râle, vous me l'enverrez, et je lui expliquerai l'importance de la pause dans l'efficacité du travail, et je peux vous assurer que j'ai des théories très élaborées sur ce sujet.

- Dans ce cas, si vous me couvrez, j'accepte volontiers ! Je commence vraiment à voir des lettres partout à force d'être concentrée sur ce clavier. Un petit noir me fera le plus grand bien !


Le ver éclata de rire à l’intérieur de son fruit blet, et pas seulement parce qu’il aimait avoir raison, mais aussi parce qu’il appréciait être remis en place, doucement, sans heurt. Depuis quand ne l’avait-on pas confiné à un rôle de couverture, lui qui travaillait justement à brûler celle des autres pour éviter que certains ne la tirassent trop à eux. Et l’impudence discrète de cette naïade lui rappelait trop bien la lourdeur de la sienne. S’il devait décrire en cet instant ses sentiments, il n’aurait eu qu’un mot : charmé. Anthon était un homme difficile à séduire, et ses naufrages sentimentaux n’étaient pas en cause, au contraire, ils avaient été riches d’enseignements : les qualités qu’il appréciait n’étaient plus physiques (la beauté plastique était une cerise agréable sur un gâteau, appétissant ou non) mais morales et étaient considérées par ses congénères, et surtout en ces lieux, comme des défauts. Si les esprits séditieux ou rebelles avaient été éliminés au stade du recrutement, les tests de personnalité ne pouvaient pas toujours repérer cette subversion matoise et bénigne dont il était sans doute le plus fier représentant. Et ses sens s'échauffaient dès qu'il croisait un jumeau. Aujourd’hui, en l’occurrence, c’était une jumelle.


La porte de l'ascenseur s'ouvrit dans un léger chuchotement de pressurisation. Ils traversèrent ensemble le hall et se dirigèrent vers les grands couloirs qui menaient aux différentes Consalles. Anthon dévia la trajectoire de l'Ordonnateur qui partait, décidée, vers la Consalle numéro deux, pour la placer sur celle de la troisième, réservée aux Classes Supérieures.


- Depuis quand, Inspecteur, vous allez à la Consalle numéro trois ?

- Depuis que je suis au D.S.I, chère demoiselle, ne saviez-vous pas que les Classes Inspectorales du D.S.I sont assimilées à des Classes Supérieures et peuvent jouir de leurs privilèges ?

- Pour les appartements, c'est la même chose ?

- Eh oui !


Ils s'assirent à une table. Une lumière tamisée, de la moquette douce sur le sol et les murs, des tables assez éloignées les unes des autres pour respecter l'intimité des conversations, peu de monde à cette heure-ci, une fille superbe en face de lui, Anthon commençait à se détendre, en remerciant les dieux de ne pas l’avoir totalement boudé aujourd'hui.


- Ça alors, quelle toclerie, continua Déïa, et moi qui croyais que la S.S.C. prônait l'égalité entre les agents !

- Vous voyez une once d'égalité dans ce bâtiment ? La S.S.C. est tout sauf égalitaire, elle prône la différence, et l'affiche d'une façon ostentatoire, regardez nos uniformes, on y voit les départements d'appartenance, les grades, les services, les bureaux, les unités, les connaissances acquises, les expertises, les instructorats, les titres reçus, etc. Ne tombez pas dans l'utopie des discours officiels, la S.S.C. est un véritable panier à crabes où tout le monde est prêt à tuer tout le monde s'il peut gagner une Classe ou un Échelon.


Le thème était lancé, un des thèmes préférés d’Anthon. Celui-ci s'évertua à démonter tous les préconçus que les agents des Classes Inférieures véhiculaient, sans s’en rendre compte. Tout agent sortant des cours de Formation Initiale arrivait avec plein de rêves dans la tête. La réalité était toute différente. Les illusions s’estompaient peu à peu, les rêves et les projets avec. Que restait-il des vocations du début ? Que devenaient les trois valeurs fondamentales de la S.S.C : Respect, Assistance, Protection ? Rien. Du moins étaient-elles remplacées par l'ambition personnelle et le complexe de supériorité. Et la sacro-sainte solidarité entre agents ? Rien qu’un concept de façade. Ici, les relations ne se nouaient que par intérêt.


Il coupa net son monologue, et fixa la jeune femme. Elle était appuyée sur ses deux mains, et l'écoutait comme si elle se trouvait au dernier concert des F'riangs. Elle avait plongé, presque pour la première fois, ses grands yeux bleus dans les siens, et il s'était transformé en un poisson dans un océan pervenche. Elle battit des cils, avant que son attention ne devînt incompréhension.


- Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle.

- Hein ? Euh, rien de bien grave, je croyais que vous aviez les yeux verts, mentit-il

- Non, non, ils sont bleus, depuis le premier jour de ma naissance.

- Merveilleux, splendides yeux que vous avez. Si j'étais un des ces psychopathes que le D.E.C s'évertue à pourchasser, je crois que je vous arracherais les yeux pour les conserver et... je les encadrerais au-dessus de mon lit, dans une petite boîte en cristal qui ne laisserait passer que la lumière de vos iris.

- Ah ? Mais vous en êtes pas un...

- Un quoi ?

- Un psychopathe traqué par le D.E.C !

- Et qu'est-ce qui vous fait croire cela, le fait que je porte un habit de la S.S.C., le fait que j'appartienne au D.S.I ? Ça ne doit en rien vous tranquilliser, si j'avais juste emprunté ce costume, si je venais en fait du quartier des bars, et si je vous avais pris pour cible, pour assouvir mes fantasmes délirants de mort et de sexe...

- De sexe, pourquoi pas, mais de mort, ça, non, lui dit-elle en jouant avec le manche de sa petite cuillère en plastique.

- Ma foi, c'est une réponse qui me déroute un peu, mais je la trouve excellente. Que diriez-vous si je vous invitais à manger ce soir, chez moi ?

- C'est peut-être un tout petit peu trop rapide pour moi, mais je crois que je vais me laisser tenter, vous cuisinez ?

- Assez pour oser vous inviter chez moi. Je crois que je me débrouille pas trop mal, avec le temps libre que l'on a, au D.S.I., vous pensez bien qu'on s'entraîne à la Cuisine des Grandes Tables.

- Eh bien, alors, à ce soir, je vous laisse, sinon vous allez vraiment avoir mon supérieur sur le dos !


Elle se leva, le salua d'un geste de la main et le gratifia d'un sourire qui demeura agrippé à la mémoire d’Anthon, comme un flash de lumière, longtemps visible après sa disparition.




*******************




Il était revenu dans son bureau d'un pas traînant. Le fauteuil avait failli céder sous son poids lorsqu’il s'était laissé tomber dedans, sans aucune retenue, dans un grand soupir. Dans la seconde qui suivit, son Communicateur brailla. Il l'avait regardé droit dans les touches quelques secondes, essayant de dissuader son interlocuteur de le déranger. Par réflexe, l'image de son supérieur lui vint à l'esprit.


La voix qui jaillit de l'appareil confirma ses intuitions.


- La demi-heure est passée…

- Vous savez donc lire l’heure, coupa-t-il, au revoir Maingérant !


Il éteint le Communicateur aussi sec.


Il se détendit dans son siège, en le tournant vers la vitre dégoulinante de pluie épaisse.

Son supérieur allait décorer son dossier de énièmes remarques disciplinaires. Il en approcherait même l’orgasme, tant la répulsion qu’il inspirait à cet homme était forte. Anthon n'en avait que cure. La S.S.C ne lui plaisait pas. Elle ne lui avait jamais plu, d'ailleurs. Sa mère ne cessait de lui rappeler la chance qu'il avait eue d'être reçu au Concours d'Entrée, et celle qu'il avait eue d'avoir des parents qui pussent lui payer les Centres de Formations Privées de Préparation à ce type de concours. Quelle chance, lui qui ne rêvait que de voyages interplanétaires et de civilisations extra-xénanes. Il adorait visionner les puces d'ethnologie, traitant des étranges tribus de femmes sur Méra, des groupes Atosiens, des bases orbitales d'Artra et leur histoire tortueuse.


Et il était coincé dans ce bureau morne à surveiller et à contrôler des agents de la Sécurité Civile, censés être les ultimes gardiens de l'ordre et de la moralité, pour le compte d'autres agents, placés un cran dessus dans la névrose collective, et encadrés par de véritables sociopathes.


D'ailleurs, s'il voulait contenter le sien, il faudrait qu'il travaillât un peu. Il était 10 h 30, et il n'avait pas encore commencé le travail pour lequel il était rémunéré. C’était rassurant, la preuve qu’il était en bonne voie. Bientôt, il serait complètement guéri de la SSC.

Il alluma son terminal, entra les codes de sécurité de ses Département et Service, et ouvrit les fichiers concernant son dossier. Il n'avait pas encore lu le dossier de l'agent à surveiller et ne connaissait même pas son nom.


Déïa FILL.


Ces mots résonnaient encore dans sa mémoire comme une douce chanson, fredonnée par quelques ondines truxiennes hantant les rivières bleutées des collines de là-bas.


Le hasard faisait décidément bien les choses. Seuls les amoureux croient au hasard, se dit-il. Il parcourut l'historique de la jeune femme, pénétra l'intimité de sa vie et de son histoire, passant en revue les grandes étapes de sa vie, qui constituaient sans doute l'essentiel de ses souvenirs, du nom de ses instructeurs de son École Primaire jusqu'aux résultats obtenus au Concours d'Entrée dans la Sécurité Civile, de l'histoire tourmentée de sa mère, prise dans les affres des troubles mentaux, de cures psychologiques en traitements médicamenteux, de Stages de Réinsertion en tentatives de suicide. Ratées, jusqu'à la dernière, quelques années auparavant. Peu de gens survivent à une absorption de frauduleuse de plus de 5 grammes, surtout de l'Hydroxyl.


Il parvint ensuite aux cadres réservés à l'Administration de la Sécurité Interne.

Il relut à plusieurs reprises le long paragraphe. Il eut du mal à croire ce qui était mentionné. Il vérifia le numéro du dossier mais tout était en ordre. Pas d’erreur possible.


Il décida à cet instant de s’accorder une autre pause. Il se dirigea vers son imposante armoire. Le chonoir était encore chaud. En faisant attention à ne pas se brûler, il se rassit dans son fauteuil et le fit pivoter vers la vitre. Il se perdit dans ses pensées, une fois de plus, l'esprit noyé dans les gouttes d'eau qui glissaient sur les vitres. « Tocle de pluie, tocle de monde ».




*******************




Il avait eu envie de changer de programme. D'abord pour modifier au dernier moment les plans établis. Ça, c'était par philosophie. Toujours tenter de casser les prévisions et la routine. Ensuite, pour être loin des oreilles, des centaines de milliers d'oreilles indiscrètes présentes dans les immeubles de la S.S.C, autant dans les locaux administratifs que résidentiels. Ça, c'était par sécurité.


Il avait donc réservé une table au Restaurant des Bouquets, un petit restaurant au milieu du quartier Sécran, un restaurant aussi anonyme que calme, qui disposait d'une ambiance et d'un cadre propres aux repas romantiques.


Il avait ensuite joint Déïa. Il l'avait appelée par Communicateur de bureau, pour ne pas voir son visage, juste entendre sa voix. L'espace de son bureau s'était empli quelques instants de sons envoûtants. Il avait été sec, concis.


Puis il était parti la chercher, aux Bâtiments Résidentiels.

Elle était là, au milieu du hall, illuminant l'espace de sa beauté et de sa grâce. Elle portait une longue robe noire aux accents rougeoyants. Ses longs cheveux châtains étaient attachés en arrière, par un long ruban de velours toukénien. Elle l’avait accueilli d’un sourire qui avait failli le faire fuir à toutes enjambées.




*******************




L'eau coulait sur ses mains. Il releva la tête vers le miroir, et contempla son visage. Ses origines Truxiennes étaient inscrites sur son physique. Brun, les yeux très noirs, il avait la rudesse des visages de la côte, le teint mat, les sourcils broussailleux.


Il devait lui parler de son dossier. Deux heures déjà qu'ils étaient dans ce restaurant. Il était sous le charme. Il l'écoutait raconter sa vie, ses passions, ses loisirs, ses amours ratées, sa petite famille dissoute par la mort. Il ne pouvait se défaire de ses yeux, ils lui rappelaient tant le bleu intense de la mer de son enfance, il se laissait bercer par ce timbre cristallin et par les mouvements gracieux de Déïa. Il savait qu'il glissait inexorablement sur la dangereuse pente des sentiments, et que c'était la dernière chose à faire...


Pourtant, un mur la séparait d'elle. Il avait toujours considéré les mutants comme des êtres au physique horrible. Il se souvenait des cours de formation de la Sécurité Civile. « Les mutants sont des sous-humains dangereux et subversifs, des êtres aberrants qu’il convient de tenir à l’écart de l’humanité ». Ils avaient une région où ils étaient parqués, loin des regards. S'ils en franchissaient les limites, les agents de la Sécurité Civile les abattaient. C’était la loi.

Il n'avait vu qu'un seul mutant dans sa vie, lorsqu'il était Inspecteur Principal de la Criminelle. Un enfant. Il ressemblait plus à un poisson, d'ailleurs. Le garçon avait eu la malchance de se retrouver nez à nez avec un bon citoyen Santan, qui flânait tranquillement dans les parcs santans, en promenant son chien. Anthon avait reçu l'ordre de le pourchasser et de l'abattre. Mais il n'avait pas appuyé sur la gâchette. C'était allé trop vite. Une forme lointaine, courant entre les arbres du parc, un de ses hommes équipé d’une visée laser efficace ouvrant aussitôt le feu. La forme tombant dans l'herbe. Il était allé voir le corps. Un gamin de huit ou dix ans, la peau recouverte d'une sorte d'écailles molles. Ses yeux grands ouverts le regardaient, pleins d'incompréhension, de jolis yeux noisette. Le souvenir de ce regard l'avait longtemps hanté, comme tant d’autres, et l’avait aidé peu à peu à haïr la SSC.


Comment Déïa pouvait-elle être une mutante ? Elle n'avait rien d'anormal, à moins que cela ne soit visible à l'œil nu ?

Mais il devait savoir, pour la protéger.


Il passa la main dans ses cheveux, remettant en place une mèche rebelle, et sortit des toilettes. Les autres clients avaient déserté le restaurant. Elle était seule, près de la baie vitrée, les yeux plongés dans la liste des desserts. Elle releva les yeux vers lui à son approche. Il s’assit, avec un sourire, et s'excusa de sa longueur.


Puis, après quelques secondes pénibles, il se lança :


- Déïa, je... j'ai quelque chose de difficile à te dire.


Elle releva les yeux vers lui, en fronçant les sourcils. Une ombre passa devant l’océan de ses yeux.

Il jouait avec son couteau sale.


- Eh bien ?

- C'est complètement indépendant de ce soir, je... je t'ai invité avant de recevoir l'ordre, enfin, du moins avant d'en prendre connaissance. Tu sais que je fais partie de la Sécurité Interne, mon travail consiste à surveiller et à contrôler des agents sur lesquels pèsent certains soupçons, de tout type...


Il se détendit un peu, de quelques nuances, et décida de tout envoyer.


- J'ai reçu l'ordre en fin de matinée de te surveiller. Il est mentionné dans ton dossier que tu pourrais avoir des origines mutantes. Bien entendu, je ne suis plus un bleu qui dégaine son arme à la seule évocation du mot mutant. Je sais parfaitement ce que sont les mutants. Mais je dois te demander des explications à ce sujet. Enfin, en gros, est-ce que tu as vraiment des origines mutantes ? As-tu des marques physiques, physiquement, euh…

- Physiquement ? Sa voix était redevenue dure, comme lors de leur première rencontre dans l'ascenseur. Ses yeux bleus le regardaient fixement, l'océan s'était figé dans la glace.

- Ben... oui, physiquement...

- Eh bien j'ai quatre seins, dix-huit tétons, deux cerveaux dans l'abdomen et une queue de singe au cul, ça te va ?


Elle se leva.


- Tu surveilles toujours des jeunes filles, je suppose, pour pouvoir les mettre dans ton lit après leur avoir mis la pression ? Et aujourd’hui, tu as choisi une mutante, pour l’exotisme, sans doute ! Tu croyais quoi, hein, que j'allais me jeter à tes pieds en te demandant d'abandonner le Contrôle ?

- Attends, Déïa, ce n'est pas ce que tu crois, tu...


Elle prit le chemin de la sortie. Il se leva et la rattrapa, la retenant par le bras. Elle se retourna, en plongeant des yeux d'un bleu acier dans les siens.


- Attend, Déïa, je sais que... c'est une malheureuse coïncidence. Je ne voulais pas te faire de mal, et je... je devais te le dire. Je ne pouvais pas te mentir. Encore une fois, je suis prêt à t'aider, je ne chercherais pas à te revoir après. Mon but est que tu vives. Je peux t'aider. Comme je peux abandonner dès demain le Contrôle. Mais tôt ou tard, un autre agent de la Sécurité Interne viendra te poser les mêmes questions que moi. Laisse-moi t'aider...

- Pourquoi le ferais-tu ? Parce que je suis jeune et jolie ?

- Parce que je suis tombé amoureux de toi !

- Là, comme ça, en un soir ?

- Oui, là, comme ça, en un soir !

- Tu sais, des supérieurs qui sont amoureux de moi, j'en compte des dizaines dans mon service. Des gros lards prêts à m'aider, comme tu dis, prêts à me faire avancer en grade, à me payer des fringues, une résidence extérieure, un service tranquille. J'en connais beaucoup de ce genre, beaucoup trop. Mais des hypocrites comme toi, non. Mes supérieurs, eux, au moins, sont clairs avec moi. Vas-y, fais ton travail, jusqu'au bout. Jusqu'à présent, les avances que j'avais eues étaient plutôt sympathiques, mais t'es le premier qui me fait ça. Sale con.


Elle dégagea son bras et sortit du restaurant d'un pas précipité.




*******************




La nuit suivante fut une longue suite d'heures. De questions en réponses, qui ne répondaient jamais aux premières, il s'égarait dans ses pensées. Il était perdu, complètement, ne pouvant plus faire confiance à personne, même pas à lui-même. Il s'était trahi. Pourquoi agissait-il toujours sans prendre le temps de réfléchir, de poser et d'analyser la situation, de regarder un peu autour de lui et à l'intérieur. Pourquoi se jetait-il dans les problèmes, à corps perdu, sautant sur n'importe quelle occasion de s'embourber un peu plus. Et pourquoi prenait-il toujours les mauvaises décisions ?

Maintenant, il était empêtré. Ces quelques heures de réflexion l’avaient définitivement noyé.


Puis il eut une idée.

Dorian. Son grand ami. Il était resté à Truxe quand lui partait pour Santa, à l'époque où il plaçait la Capitale Xénane au sommet de la culture, des mœurs, de la liberté, et autres âneries du genre.


Dorian, lui, avait choisi de rester dans sa cantonade natale. Bien lui en avait pris. Il ne se voyait plus qu'une ou deux fois par saison, mais à chaque fois, c'était intense, magique. Dorian était à la Sécurité Interne de la S.S.C de Truxe, sans être un ambitieux. Ses qualités, son intelligence et sa finesse lui avaient permis d'atteindre le titre de Virquérant (bien au-dessus de ce qu'il avait pu décrocher à Santa), sans trop forcer, en laissant faire les choses. Dorian était aussi le spécialiste des problèmes d'Anthon. Si lui n'en avait jamais, Anthon en avait chaque semaine. À chaque fois Dorian était capable d'en faire une analyse objective, posée, sereine. Rien ne pouvait s'opposer durablement à la compréhension qu’il avait de la nature humaine.


Anthon s'installa devant le Communicateur civil et appela son ami.

Quelques dizaines de secondes plus tard, son image apparut. Si on pouvait quelquefois se fier aux apparences pour jauger des personnes, Dorian brouillait les pistes efficacement. Il avait un visage rude, grossier, fermé. À la première vision de Dorian, on savait, presque de manière innée, qu'on péchait dans sa famille depuis des générations sur les côtes truxiennes, à bord de frêles embarcations ballottées par les marins. Le visage tanné par les vents froids et secs de la côte, des sourcils broussailleux, une tignasse hirsute, bien au-delà de tout règlement, des lèvres lippues, encadrées de masséters puissants signaient son fort caractère.


Il se gratta le cuir chevelu, écarquilla les yeux pour tenter de fixer ses pupilles sur l'écran, et marmonna un bonjour.


- Dorian, j'ai besoin de toi.

- Si c'est du sexe que tu veux, t'as dix ans de retard.


Il en avait presque oublié l'ironie de son ami.


- J'ai un problème.

- Dis-moi, m'est avis que si tu as un problème à 4 heures du mat, tu l'auras aussi à huit heures. Alors je te propose de me rap...

- Non, c'est de ma santé mentale que cela dépend.

- Je me disais aussi.


Et durant une bonne heure, il lui exposa les faits, en essayant de ne rien omettre. Ni les yeux bleus, hypnotisants, ni les formes affriolantes, ni la voix envoûtante, ni la débâcle du restaurant, ni la surveillance qu'il devait assurer.


Dorian ne prononça pas un mot. Il se contenta d'écouter, comme à l'accoutumée. Puis lorsque les mots se firent plus rares, lorsqu’Anthon commençait à se répéter, il le coupa sèchement. Il prenait désormais la direction de la conversation. Son monologue ne fut pas aussi long. Bien moins long. Puis il coupa net.


Et Anthon resta encore une bonne heure à fixer l'écran noir de son Communicateur civil, comme s'il attendait que l'image revienne. En fait, les paroles de Dorian étaient en train de se graver dans sa conscience, comme les informations sur une puce de l’ancien millénaire. Petit à petit, il comprenait ce que lui avait dit son ami.


Après cette heure, une conviction s'installa dans son esprit.

Dorian, cette nuit, pour la première fois, avait tort.




*******************




Lorsqu'il enfonça la touche communication, après avoir annoncé le numéro d'agent, son cœur battait déjà la chamade. Pourtant, il doubla sa cadence lorsque la voix de Déïa grésilla dans l'appareil. Il prit une longue inspiration et se lança.


- Déïa, c'est Anthon, il faut que je te parle, au plus vite.

- Mes salutations, Inspecteur. Vous désirez ?

- Il faut que je te parle, Déïa, tu comprends, il faut que je te voie.

- Inspecteur, attention, le harcèlement est puni par le code, vous le savez, je suppose ?

- Arrête, Déïa, je te dis que c'est important.

- Bien, quand est-ce que je dois passer à votre bureau ?


Il soupira.


- Non, pas aujourd'hui, ce soir, même restaurant.

- Et si je refuse ?

- Ta vie est en danger, Déïa...

- Ah, des menaces...

- Non, pas des menaces, une constatation. Je n'ai pas le choix et toi non plus. Cela a un caractère professionnel pour moi, et c'est une question de survie pour toi, réfléchis bien. Je serai au restaurant à vingt heures.


Il coupa sur ces mots.




*******************




Elle connaissait son rôle par cœur. L’ordre de Surveillance Interne était clair. Elle devait être froide, distante. Elle devait le mettre à l'épreuve. Pourtant, depuis qu'elle était assise en face de lui, son blindage commençait dangereusement à se fissurer. Anthon était un homme charmant. Ses cheveux bruns, un peu trop longs, son regard bleu, vague et doux, dur et vif, troublaient. La virilité et la douceur s'harmonisaient en lui, il était homme et femme à la fois. Il était très attirant, parce que secret, étrange. Sa voix suffisait à l’hypnotiser, une voix qui s'infiltrait en elle comme une douce musique, son corps vibrait au tempo de ses syllabes. Elle succombait, elle le savait et cela l'effrayait.




*******************




Il avait passé tout le repas à défendre sa nouvelle idée, pas vraiment défendable. Il allait contacter certains de ses amis pour essayer de faire disparaître les rapports dérangeants de son dossier. Mais moralement, il lui fallait son accord. De plus, il devait lui expliquer les risques. S'il était découvert, il serait dangereusement inquiété, mais elle le serait encore plus, les rapports existants dans son dossier seraient alors connus des plus hautes instances de la Sécurité Interne.


Mais à chaque nouvel argument, il s'était heurté à la même réponse :


- Faites votre travail, Inspecteur.


Son enthousiasme commençait à prendre des rides. À la fin du dessert, il abdiqua.


- Que tu sois d'accord ou pas, je ferai ce que j'ai prévu. Je te demande juste de m'excuser si jamais je me plante.


Il se leva et quitta le restaurant, sans rien dire de plus.


Le froid de la nuit le saisit. Il ferma son manteau, et marcha lentement vers sa caisse, le nez dans les étoiles. Il n'avait pas plu aujourd'hui, le ciel s'était découvert, et les nuages avaient laissé la place au froid sec, caractéristique du climat continental de Santa.


Arrivé près de sa caisse, une main le saisit par la manche. Il se retourna vivement, en portant une main à son holster, vieux réflexes de la S.S.C. Déïa le regardait, ses yeux reflétaient les lumières lointaines des cyanogènes publics.


- Non, Anthon, ne fais pas ça, je t'en supplie. Borne-toi à faire ton rapport, ne tente pas des choses impossibles... et inutiles.


Il trouvait la situation cocasse et en profita.


- Tu crois que mes amis sont des débutants ?

- Non, Anthon, je veux juste te dire que... tu dois te préserver. Essaie de faire changer les choses plutôt que d'essayer de me sauver. Fais ton rapport, c'est tout. Il y a plein de choses que je ne peux pas t'expliquer parce que je n'en ai pas le droit, mais borne-toi à écrire ton rapport.

- Je sais ce que j'ai à faire, Déïa, ne t'en fais pas pour moi, il est rare que je prenne une décision à la va-vite.


Il sourit mentalement à son ironie. Si seulement il prenait l’habitude de réfléchir trois secondes à ce qu’il décidait, il n'en serait pas là.


Il se retourna pour ouvrir la portière de sa caisse.

La jeune fille tira plus fort sur sa manche, en le forçant à se retourner vers elle. Son regard avait changé, les yeux bleus lui disaient des choses qu'il comprenait mal. Puis tout d'un coup, il les comprit. Déïa lui prit le visage entre ses mains glacées et l'embrassa tendrement. Puis il lui rendit son baiser.


Les feuilles des arbres alentour bruirent doucement. Le vent se levait, un vent bien connu dans la région, un vent sec et froid, qui transformait en glaçon tout ce qui se trouvait sur son passage. La gelée de demain serait rude.




*******************




Il alluma son terminal. Déïa dormait dans la chambre. Dehors, le vent secouait les stores baissés. Les épaves fraudulo-dépendantes du quartier des Bars mourraient par dizaines, cette nuit, le froid gèlerait les chairs décrépites, et les Agents de la Sécurité Civile iraient demain constater les morts. Et s'il était né dans le Quartier des bars, dans un angle de rue, serait-il là aujourd'hui ? N’était-il pas en train de compromettre le tracé d’un destin qui l'avait amené jusque-là ?


Passer les systèmes de sécurité primaires était choses simples, sa carte magnétique de la Sécurité Interne suffisait. Ensuite, il fallait convaincre MIYA, l'intelligence artificielle gérant la protection des fichiers sécuritaires, de le laisser accéder aux fichiers souches. Quinze minutes furent nécessaires. Il prenait le soin de tout protéger, ses déplacements dans la mémoire virtuelle, le temple des données du Service de la Sécurité Civile, ses actions dans le système, ses ouvertures de fichier. Ensuite, une fois au cœur des fichiers, il pénétra dans celui qu’il cherchait. Puis il supprima une phrase, une simple petite phrase. Ce genre de phrase qui transforme une personne vivante en un tas de poussière, en un reliquat sans valeur d'une bonne incinération. Sortir, ensuite, en se protégeant de toutes les entités informatiques et de toutes les sentinelles virtuelles, détruire toutes traces de passages, et éteindre son terminal.

Il savait que ce qu'il avait fait était loin d'être du niveau d'un bon informaticien. Il parlait toujours à Déïa de ses amis informaticiens. Il n'en avait pas. Mais il se défendait en Informatique des macros réseaux. Il n'avait pas choisi de se lancer dans cette voie parce qu'il n'avait aucune envie de s'enfermer dans une pièce avec pour seule compagnie une entité virtuelle. Quelle chance avait-il d'être passé inaperçu ?


Déïa se retourna en ronchonnant dans ses rêves. Il prit dans ses bras le corps endormi, tout empli de la chaleur de la couette, en caressant les cheveux fins, qui agaçaient son visage. Si cette femme était une mutante, pensa-t-il, elle avait été mutée par ses dieux pour qu'elle lui correspondît si parfaitement. En cela, il remercia le Créateur, ou tout autre savant fou, d'avoir un jour créé les mutants.


Il s'endormit, un léger sourire aux lèvres.


À quelques milliers de kilomètres de là, bercé par le tempo lancinant des vagues sur le sable froid et les légers mouvements de sa chaise longue, assis seul sur le perron protégé, à quelques encablures du rivage, Dorian éclata de rire en éteignant son terminal portable. Anthon resterait toujours fidèle à lui-même. Terriblement inconscient, trop sûr des compétences qu’il n’avait pas, mais tellement humain. Comment pourrait-il une seule seconde ne pas l’aider alors qu’il était un des rares à partager ses valeurs, les valeurs d’une SSC aujourd’hui perdue, mais qu’il comptait bien faire renaître un jour de ses cendres.


 
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   Leandrath   
9/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Pas mal du tout cette petite histoire. P-e que j'y suis particulièrement réceptif pcq je bosse dans l'audit interne. Mais même.

J'ai relevé plusieurs petites anomalies de forme, notamment 'il eteint le communicateur aussi sec' alors que tt le reste est au passé simple. La nouvelle impose une certaine superficialité dans l'evocation d'une evolution de sentiments, j'ai eu l'impression qu'il tombaient un peu facilement l'un pour l'autre, comme on dit en anglais.

Mais a part ça le petit jeu de "qui surveille qui" dans un environnement de tromperie bureaucratique institutionalisée m'a bcp plu. :)

   xuanvincent   
10/4/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Les récits de science-fiction ne font pas partie de mes lectures habituelles et le sujet (proche du policier) ne m'a pas vraiment passionnée.

Toutefois, j'ai trouvé que cette nouvelle se lisait plutôt bien et ne manque pas d'humour par endroits ; certains passages m'ont assez plu.

Les portraits des personnages et les descriptions de manière générale (assez détaillés en général) m’ont assez plu et m'ont paru donner une densité intéressante au récit.

Pour la cohérence du récit, n'étant pas familière du genre policier/science-fiction, je ne me suis pas attardée sur le détail et me suis contentée de suivre le déroulement du récit de manière linéaire, sans trop revenir en arrière.

En outre, j'ai été sensible à l'écriture, qui m'a semblé dans l'ensemble assez bien écrite (excepté sans doute à quelques endroits, sans que cela ne soit bien gênant), avec des passages que j'ai même trouvés plutôt bien écrits.

Comme Leandreath, le point qui a le plus retenu mon attention est ce verbe (sans doute une coquille) "(il) éteint (doucement son terminal)", laissé au présent alors que le reste du récit est écrit au passé.

Sinon, des virgules, en nombre assez nombreux dans le récit, m'ont paru superflues.
Exemples :
. "Il éteint doucement son terminal,"
. « ils ont enlevé la voix féminine, et »
. « dans le petit espace de l’ascenseur, et »
. « je les trouve magnifiques, mais »
. « vous me l’enverrez, et je lui expliquerai »
(etc.)
. également dans certaines phrases (décrivant par exemple le physique d'un personnage) contenant une succession de virgules : un peu de trop de qualificatifs se succédant à mon goût, peut-être que des verbes auraient pu être introduits par endroits pour enrichir la phrase ?

Pour conclure, il m'a paru que l'auteur a pris un réel intérêt à écrire son texte et cet intérêt pourrait mériter que l'on s'attarde sur cette nouvelle.

   Anonyme   
12/4/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Première constatation il semblerait qu'un Salops se soit glissé dans ton texte (qui si je ne m'abuse à moins qu'une variété de cyclops m'ait échappée... devrait être écrit Salauds... s'il s'agit du féminin de Salope... non?)

Sinon j'ai apprécié l'écriture.
J'ai trouvé une candeur, une gentillesse dans les lignes...
Par contre je trouve que les singes dans le cul sont déplac&s... sensibilité personnelle sans doute (aucun rapport avec des primates dans quelconque partie de mon anatomie, je rassure les foules).

Sinon y a du potentiel dans ce premier texte que je lis de l'auteur.
Merci.
C'est bien travaillé, cohérent, imaginatif et bon dans l'ensemble. Que demande le peuple.

   Anonyme   
18/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
A part deux courtes phrases en suivant :"Son monologue ne fut pas aussi long. Bien moins long." que j'ai trouvé assez bizarre, le reste est vraiment bon.
Les dialogues savent se faire aussi incisifs que drôles et l'histoire est remarquablement construite.
Il n'y a qu'une seule chose: j'aurai aimé en savoir un peu plus sur Dorian. Ce sera, j'espère, pour une prochaine fois.

   Nicolas   
19/4/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai trouvé l'histoire fort crédible, et ma foi, fort bien écrite. On voit que tu es à l'aise dans ce thème et ça se ressent.
Descriptions réalistes et joli style : J'ai bien aimé.

   florilange   
8/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'adore ces histoires se déroulant dans de grosses entités à vocation nébuleuse, créées avec des buts prétendument humanitaires mais dont les membres sont devenus des fonctionnaires uniquement occupés de carriérisme. Le milieu est bien décrit, avec ses surveillances mutuelles & sa machinerie de pointe.

Il s'y trouve toujours 1 de ces individus échappant aux critères définis & parvenant à s'en sortir. L'histoire se lit aisément. C'est bien tourné malgré quelques petits détails de style pas très graves. Bravo,
Florilange.


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