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Réalisme/Historique
CICI : Les villes de ma vie : 4. Le Caire (1944-1947)
 Publié le 17/08/08  -  2 commentaires  -  21992 caractères  -  182 lectures    Autres textes du même auteur

Suite de mes mémoires, de ville en ville. Après Vienne, Ankara et Téhéran, me voici au Caire.


Les villes de ma vie : 4. Le Caire (1944-1947)


Nous sommes arrivés légers de Téhéran au Caire, avec juste une valise chacun. L'éternel optimiste qu’était mon père nous a installées, ma mère et moi, dans le meilleur hôtel de la ville, le Shepheards ; « L’affaire de deux ou trois semaines », disait-il. Lui allait rejoindre à Londres notre gouvernement yougoslave en exil, afin de « mieux comprendre la situation » ; après quoi il reviendrait nous prendre pour Rio de Janeiro où il avait été nommé ambassadeur…


Ce Shepheards brûlera durant les émeutes de 1952, quand la foule avait incendié le centre-ville et défenestré des Anglais au Turf club. Mais en 1944, il était dans toute sa splendeur, avec ses motifs architecturaux d’inspiration pharaonique, ses palmiers, sa terrasse où se retrouvait l’intelligentsia de la ville. Les chambres étaient très spacieuses avec de hauts plafonds. Des soufraguis chamarrés en gallabeyas rouges avec des passementeries dorées et des turbans rouges sur la tête s’affairaient dans l’immense salle à manger, servant impeccablement une nourriture infecte : c'était encore la guerre et beaucoup de denrées alimentaires manquaient ; ainsi il n’y avait pas de pommes de terre ; d’écœurantes patates douces accompagnaient la viande, dure comme un coup de trique.


On voyait aussi beaucoup d’étrangers sur la fameuse terrasse de l’hôtel et nous y rencontrions des réfugiés yougoslaves, venant du camp d’El Shatt où ils avaient été évacués à partir de l'île de Vis, dernier recoin de Yougoslavie à ne pas encore être occupé par les Italiens ou les Allemands.


El Shatt se trouvait dans le désert à quelques kilomètres de la mer. Des centaines de familles s’y étaient fort bien organisées sous des tentes, avec une école pour les enfants, une chapelle, une chorale, un ouvroir pour les femmes, etc.


Il y avait là certaines connaissances de notre ville de Split, qui effectuaient le long trajet en train jusqu’au Caire pour venir nous voir au Shepheards. Je me souviens en particulier d'une cousine, une grande jeune femme, en uniforme de partisane avec le képi à l'étoile rouge, que tout le monde regardait. Et aussi de Bere Andjelinovich. Avocat, écrivain, dramaturge, Bere était une personnalité à Split ; grand ami de mon père et avocat de la famille. Il passait ses matinées sur notre terrasse à siroter du café turc avec ma mère, ou alors à me faire la cour, déclarant sous sa grande moustache blanche de célibataire endurci, qu’il aurait souhaité avoir trente ans de moins.


Les tables de la terrasse étaient toujours toutes occupées : de gros pachas en tarbouche fumant le narguilé tout en égrenant leurs chapelets en pierres précieuses; des femmes chapeautées, fumant elles aussi le narguilé... Un jour un jeune homme vêtu à l'anglaise en jaquette de tweed est venu me dire qu’il était journaliste et voulait me présenter à des amies. C’était Adel Sabet, qui s’est avéré être un cousin du roi Farouk, et les amies qu’il me présentait n’étaient autres que les quatre sœurs du roi ! Toutes en Fa : Fawzeya, Faika, Fadila et Faiza. J’avais déjà rencontré à Téhéran Fawzeya, première femme du shah. Faiza était la plus belle et la plus folichonne des quatre, fiancée à un playboy turc.


Faika était la moins belle, pas belle du tout en fait, mais elle avait un cœur d’or ; bien plus tard dans la vie, sous le régime de Gamal Abdel Nasser, nous nous retrouverons toutes deux dépourvues de tout dans des domiciles de fortune (ironie de l’expression !) ; elle me sera alors d'un grand support, m’aidant dans les plus simples des choses pratiques. Ainsi je me souviens d’elle, princesse Faika en personne, m’apportant une douzaine d'assiettes en plastique bleu, une casserole "presto" et d'autres ustensiles de cuisine. Son mari, Fouad Sadek, était un vrai gentleman ; ils ont eu deux fils, Fouad et Farouk, admirablement bien élevés. Lors de ma dernière visite au Caire, il y a deux ans, j'ai vu un jeune homme s'approcher : « Tante Cici, je suis Fouad, le fils de Faika. »


Mais revenons en 1944. Avec la guerre, la poste ne fonctionnait plus. Nous recevions des télégrammes laconiques de mon père :


PENSE À VOUS STOP ACHETEZ CE QU’IL VOUS FAUT STOP ARGENT ARRIVERA STOP


L'argent n'est jamais arrivé.


Cependant, je découvrais avec ma mère les magasins du Caire. C'était la mode des chaussures « compensées », à gros talons et semelles en liège, hautes jusqu’à quinze centimètres et me faisant une taille de mannequin ; il y en avait des rouges, des blanches, des noires, des jaunes… et comme nous les trouvions « pour rien » à deux ou trois livres égyptiennes, je me suis acheté une de chaque couleur.


Ma mère réagissait étrangement à cette nouvelle situation dans laquelle nous nous trouvions. Elle, toujours si sévère, si raisonnable, si calculatrice pour les dépenses, semblait maintenant insouciante, se laissant – et me laissant – vivre ! Je pouvais sortir tous les soirs avec Adel, Faika et son fiancé turc Bulent, sans demander de permission. Nous allions dans leur limousine sur le mont Mokattam ou prendre un café dans le vieux souk Khan el Khalil, ou à Fayoum voir le lac Karoun ou même à Alexandrie par la route du désert, trois heures aller et trois heures retour, juste pour manger du poisson dans un endroit populaire au bord de la mer et écouter de la musique en voiture en somnolant.



* * *



Un jour nous avons appris que Maria Koser (Cette Maria-Rebecca dont le portrait m’avait hanté à Téhéran - cf. l’épisode précédent) et sa mère étaient au Caire. Elles vivaient dans une petite chambre en sous-location, où j’ai trouvé Maria malade au lit, blafarde, les lèvres déformées par des boutons de fièvre, plus du tout la grande beauté dont j'avais été si jalouse. J'ai eu de la peine pour elle et nous sommes devenues des très bonnes amies. Je lui racontais mes aventures de Téhéran avec Nina qui avait été sa meilleure amie, avant de devenir la mienne. Petit à petit elle s'est remise et je l'ai présentée à mon groupe qui l'a tout de suite adoptée.


À cette époque le Roi Farouk donnait des soirées pour la jeunesse dorée sur son yacht sur le Nil. Nous étions toutes les deux invitées à l’une de ces soirées. Je n'avais aucune idée de ce qui nous y attendait. Eh bien, nous avons joué aux « sardines » ! Une personne se cachait dans une armoire ; une autre partait à sa recherche et l’ayant trouvée se cachait à côté d’elle, et ainsi de suite jusqu’à ce que l'armoire soit pleine comme une boîte de sardines. J'avais joué à ce jeu à l'âge de 5-6 ans ; je ne l’aurais jamais cru digne d’être un jeu royal !


Je me suis abstenue par la suite de ces réunions sur le yacht. Je me souviens cependant d'autres soirées au palais royal, le roi jouant au poker dans la salle de jeu et les dames, majoritairement vieilles, parmi lesquelles la reine mère et les sœurs du roi, sirotant du champagne et circulant autour d'un buffet mirobolant. Plus tard Farouk épousera Farida et s’en séparera à la naissance de leur quatrième fille.


Le 2 mai 1951, j'étais à la maternité pour la naissance de mon second fils, quand j’ai entendu des feux d'artifice célébrant le second mariage du Roi avec Narriman, une fille du peuple rencontrée dans une bijouterie et qui lui donnera un fils, héritier du trône. Mais c'était trop tard ; en 1952 le gouvernement militaire prendra le pouvoir, laissant partir le roi sur son yacht, avec sa famille et des caisses d'or. Le roi Farouk trouvera asile en Italie et mènera à Rome, dans la suite royale d’un cinq étoiles, une vie de débauche et d’obésité… Il y mourra rapidement. Narriman s’établira entre Paris et la Suisse ; son fils épousera une jeune Égyptienne du nom de Fadila et le couple se considérera roi et reine d'Égypte en exil…



* * *



Après trois mois de cette vie de patachon, je me suis réveillée un matin avec les idées claires : nous ne pouvions plus continuer ainsi. Nos réserves fondaient, l'hôtel avalait toutes nos ressources et rien ne venait du côté de mon père. J’avais deux choses à faire : 1.Trouver du travail. 2. Quitter l’hôtel et prendre une chambre en sous-location.


La providence m’a souri. Ce même matin, j'ai rencontré à l'hôtel un jeune homme turc, Kemal, qui travaillait au ministère de l’information britannique (BMI), pour lequel j'avais déjà travaillé à Téhéran. C’est ainsi que j’ai appris que la BMI éditait au Caire des revues de propagande pour la Yougoslavie (la "Svijet"), la Grèce (la "Aeara") et la Turquie (la "Cephe") et cherchait des dessinateurs pour la mise en page et les illustrations. J’avais le profil rêvé : expérience à la BMI, dessinatrice, parlant couramment turc, serbo-croate et anglais. J’ai demandé à Kemal de m’emmener tout de suite au ministère, où j’ai été engagée séance tenante.

Le salaire de quarante livres égyptiennes était suffisant. Les chambres en sous-location coûtaient entre douze et quinze livres ; il nous restait largement de quoi vivre… Première étape du plan franchie. Restait à trouver la chambre, de préférence dans le quartier. J'ai donc été voir le "boab" de la maison juste en face du Shepheards. La Providence m’a poursuivie : une dame copte, veuve, louait une chambre avec un petit balcon au troisième étage. La dame s’est montrée très aimable et la chambre proprette. Tout était parfait, j’ai accepté les conditions ; je n’avais plus qu’à prévenir ma mère, ou plutôt la mettre devant le fait accompli. Elle est tombée des nues ; d’un coup j’avais du travail et nous déménagions, mais elle n’a pas protesté, elle n’a rien dit, ce qui revenait pour elle à constater « Maintenant c'est toi qui décides de nos vies. »


Il y avait tout ce dont nous avions besoin dans notre chambre et pour ne pas nous sentir dépaysées, le petit balcon donnait sur la terrasse de l'hôtel, NOTRE terrasse ! Assises sur deux chaises en osier, nous voyions nos amis en bas au café, et rien ne nous empêchait d’aller les rejoindre ; les souffragis étaient très aimables et nous traitaient comme si nous étions encore des clientes de l'hôtel.


Mon bureau se trouvait rue Antikhana, derrière le musée du Caire. Comme du temps de la BMI en Iran, c'est un camion de l'armée britannique qui venait me prendre le matin devant ma maison, comme les autres employés. Notre directeur était un Anglais, adorable : Colonel Page. Sa femme Betty était dessinatrice de mode. Le colonel m’a tout de suite prise sous sa tutelle, m’apprenant les secrets du métier. Pour la mise en page, je collaborais avec les journalistes, auteurs des textes : un Yougoslave pour le « Svijet », deux frères jumeaux grecs pour le « Aera » et mon ami Kemal pour le « Cephe ». Les bureaux s'étalaient sur trois étages avec l’imprimerie au sous-sol.


Mon bureau était spacieux et de la fenêtre je voyais le musée et même, en me penchant, le Nil couler. Le matériel de mon travail (les textes, les photos, les sujets des illustrations) m'attendait chaque matin sur une grande table. J’étais très heureuse ; j’aimais ce que je faisais et j’étais à l’aise dans cette équipe à caractère international. Notre chef d’étage était un Anglais, Mr. Maynard, qui souffrait du rhume des foins et se mouchait tout le temps... Il tentait de paraître sévère, mais personne ne le prenait au sérieux. Au bout d’un temps, ne trouvant pas convenable que je prenne le camion de l'armée, il venait me prendre avec sa voiture et me ramenait chez moi tous les jours, en disant que j'étais « sur son chemin », ce qui n'était pas vrai du tout.


Il y avait aussi dans nos bureaux un peintre juif polonais : Sevec. Je conserve à Split un superbe portrait de moi, qu’il avait fait à cette époque, avec des fleurs de flamboyants rouges dans les cheveux. C’était la saison des flamboyants au Caire, il en fleurissait partout en ville.


De mon père, aucune nouvelle. Nous l’imaginions en Angleterre sous les bombes. Son silence durant cette période restera pour moi un mystère ; jusqu’en 1995, quand ma tante Vjera, un soir à Split entre deux Gins & Tonic, sa boisson préférée, m’a révélé quelques confidences… S’étant retrouvé pour la première fois seul sans sa famille, mon père s’était paraît-il senti « libre » et avait pris une année sabbatique, enfin presque une année, découvrant qu’il existait d’autres femmes que la sienne. Moi je crois que ce sont plutôt elles qui l'avaient découvert ! Mon père portait sa cinquantaine avec belle allure et son charme slave a dû séduire pas mal de solitaires de la guerre. Quoi qu’il en soit, elles se sont bien occupées de lui, d’après ce que me racontait Teta Vjera, à travers toute l’Écosse et l’Irlande…


Quand je pense à cela maintenant, je suis heureuse pour mon père qu’il ait eu cette « vacance » de la vraie vie, car de retour à Split dans un pays devenu communiste, réduit à vivre sur une toute petite retraite, avec la douleur de la perte de son fils unique au dernier mois de la guerre, et sa fille (moi) restée loin en Égypte, il ne connaîtra plus aucune joie. Si ce n’est la naissance de mes deux fils. Je ne le reverrai qu’en 1952, quand mon mari nous amènera en Yougoslavie.



* * *



Un matin apparut dans mon bureau un bel officier grec, grand, brun, avec des petites moustaches et les cheveux lisses. Pas vraiment beau peut-être, mais en tous cas séduisant dans son uniforme. Il était censé contrôler les textes de « Aera » et n'avait donc rien à faire chez moi. Ses apparitions y étaient cependant de plus en plus rapprochées, jusqu’à devenir quotidiennes et un matin il prit son courage à deux mains et m’invita à dîner.


- Venez me prendre à la terrasse du Shepheards, lui dis-je ; je vous présenterai à ma mère.

Il déploya des tonnes de politesse et de raffinement, et se trouva être le frère de l'ambassadrice de Grèce, ayant vécu en Turquie à la même époque que nous. Bref, il accumulait les bons points ; ma mère était conquise, je pouvais sortir avec Zenon.


Il m’emmena avec sa belle voiture dans les restaurants le plus "in" du Caire. Comme mon amie Maria fréquentait un Grec d'Alexandrie, ami de Zenon, nous sortions souvent à quatre dans des bateaux sur le Nil, à la piscine du club de Gezireh ou encore au dancing de Mena house, alors très à la mode.


Zenon était très amoureux et m'écrivait des lettres tous les jours, sans pourtant, à ma déception, jamais évoquer le mariage. Non pas que je voulus l'épouser, c'était seulement pour moi une sorte de victoire, d’être demandée en mariage…


Plus tard, quand tombée amoureuse de Habib, je lui écrirai la fameuse lettre de rupture, Zenon me répondra d’un ton très blessé :


Ne te fais pas d’illusions, ton Habib ne t’épousera jamais ; il est d’une famille où l’on ne se marie que pour l’argent. Quelle chance crois-tu qu’une pauvre réfugiée de Yougoslavie puisse avoir ?


Pourtant Habib m’a épousée et nous avons été très heureux toute notre vie ensemble. Ce qui est drôle, c’est que la réponse de Zenon m’expliquait pourquoi lui-même ne m'avait jamais proposé le mariage ! Il finira d’ailleurs par épouser une sorte de hareng séché, fille unique d'une famille de richards grecs.


Quant à Maria, son aventure grecque a mieux fini. Jean, son Grec à elle, voulait l'épouser. Elle lui avait dit : « Si je ne trouve personne de mieux, je t'épouserai » et en effet elle n’avait trouvé personne de mieux.



* * *



- Ce n’est pas permis que tu ne connaisses pas encore les pyramides ! s’était un jour exclamé mon ami turc Kemal en m’emmenant à Guizèh avec un groupe d’amis.


On ne va aujourd’hui à la grande pyramide de Cheops qu’à dos d’âne ou de chameau, mais à l’époque on y allait en voiture, et de la décapotable de Kemal, la tête renversée, j’en découvrais l’immensité vertigineuse.


Voyant tout le monde s’engouffrer gaillardement dans une entrée qui se trouvait devant nous, j’ai suivi le mouvement, en oubliant que j’étais claustrophobe… Le passage, étroit et obscur, descend abruptement vers une toute petite pièce dans laquelle se trouve un sarcophage en granit vide et sans couvercle. Soudain la lumière du jour qui filtrait par l’ouverture du passage a totalement disparu et je me suis retrouvée prise au piège dans une tombe, avec une foule me bloquant inéluctablement la voie du retour, ensevelie sous des mégatonnes de pierre : le cauchemar absolu du claustrophobe ! Respirer ! Sortir ! Retrouver la lumière du jour ! Laissez-moi passer ! Laissez-moi sortir !


Conseil à mes frères et sœurs claustrophobes : n’y mettez pas les pieds.


* * *



Le 2 septembre1945 après l’annonce de la capitulation de l'Allemagne, tout Le Caire est descendu dans les rues, chantant, dansant, s’embrassant. Maman et moi regardions tout cela, de notre balcon. La paix enfin après six années de folie dans le monde. Quelques jours plus tard, le conseiller de l'ambassade de Yougoslavie, Mr. Simovich, sonnait à notre porte. Il tenait une lettre et son visage laissait transparaître la mauvaise nouvelle : mon frère était tombé sur le front le mois précédent, fauché par une rafale de mitrailleuse allemande dans la poitrine. Ma mère et moi avons réagi très différemment. Elle n’a pas dit un mot, n’a pas même pu pleurer ; elle a pris le coup de plein fouet, tandis que moi, je me suis jetée sur mon lit en sanglotant, pour bientôt m’enfuir dans un sommeil profond duquel j’espérais ne pas me réveiller.


* * *



Vers la fin 1945, un jeune étudiant égyptien de mes amis, Hassan Bayoumi (le frère d’Ahmed Ramzy, l’Alain Delon égyptien) nous a proposé, à ma mère et à moi, de venir loger avec lui dans la superbe villa de ses parents. Ceux-ci étaient en voyage en Europe et ne lui avaient pas laissé suffisamment d'argent de poche à son goût. Il nous offrait d'habiter toute la villa au tarif de notre chambre en sous-location. Voilà une offre qui ne pouvait se refuser ! Quant à lui, cela arrondissait son budget, et ma mère cuisinerait pour nous trois…


La villa se trouvait sur le Nil en plein Zamalek, le quartier favori des résidents étrangers ; un monde différent s’ouvrait à nous. Nous étions magnifiquement logées. Maman s’apaisait ; elle cuisinait et restait assise sur la terrasse regardant le Nil. Je me confectionnais une nouvelle garde-robe avec la machine à coudre « Singer » de la maman de Hassan. Ayant fait beaucoup de nouvelles connaissances, je sortais tous les soirs et reprenais goût à la vie.


Les Hadji Djordjevich, un couple de diplomates serbes, étaient comme nous réfugiés au Caire. La maman était adorable. Ils avaient une fille de mon âge, très blonde et un fils plus jeune. La fille était poilue comme jamais je n’ai vu de blondes ; on aurait dit qu’elle portait une fourrure sur les jambes.

Si je parle d'eux, c'est que ma mère avait trouvé que c’était là une famille avec laquelle elle pouvait me laisser, si elle décidait de rentrer à Split, en attendant que je la rejoigne par des jours meilleurs. Pour l’instant les jeunes partisanes revenaient à peine des forêts où elles avaient combattu, enceintes et ceinturées de grenades ; le nouveau régime communiste se mettait en place, on réquisitionnait les jeunes encore valides pour reconstruire les réseaux routiers dévastés et déblayer les ruines des bombardements. Et, en effet, maman a pris le premier bateau en partance pour Split d’Alexandrie avec tous les réfugiés du camp d’El Shatt, me laissant, rassurée, avec les Hadji Djordjevich.


Mais trois mois plus tard, ils s’en allaient à leur tour.


Et me revoilà à chercher une chambre à louer, de boab en boab, pour aboutir cette fois-ci dans une famille italienne, les Baldoglino, au centre de Zamalek, près du bureau de poste. Douze livres égyptiennes par mois, petit-déjeuner inclus. C’est à cette époque que j’ai connu Kaya : dans la quarantaine, divorcée de l'attaché militaire yougoslave et comme une petite tanagra. Nous sommes devenues de très bonnes amies. Un officier anglais, bien plus jeune qu’elle en était follement amoureux ; je l’ai encouragée à l’épouser, malgré ses craintes, et ils ont vécu en Suisse de longues et heureuses années ensemble.


Kaya m’a présentée à Veljko Bacic, un séduisant Zagrebois qui avait rejoint l'aviation britannique pendant la guerre et recevait dans son luxueux appartement de Zamalek la jeunesse dorée du Caire.

Et Bacic m’a invitée avec Maria à un cocktail chez lui, disant qu’il voulait nous présenter toutes les deux à un de ses amis : Habib Sursock.


Ce Bacic avait connu Habib à travers son jeune frère Alec, lui aussi prétendument dans l’aviation britannique, mais je crois qu’il s’était seulement fait faire un uniforme d’aviateur par son tailleur. Enfin, toujours est-il que c’est par ce biais, de Kaya à Bacic en passant par Alec, et peut-être son tailleur, que j’en suis venue à rencontrer mon Habib. Le destin a de ces détours.


Il y avait foule au cocktail de Veljko Bacic et l’atmosphère était très animée. Je me souviens que les chaises manquaient, nous étions assis par terre. Un bel homme brun et costaud, que j’avais tout de suite remarqué, avait l'air de vouloir m'aborder. Il est venu me parler ; je le croyais étranger avec son accent américain. Il a pris mon numéro de téléphone en me disant qu’il aimerait me présenter à son groupe d'amis et le lendemain il m’a invité avec ce groupe.


Groupe constitué d’une trentaine de personnes, toutes intriguées par la nouvelle venue aux bras de Habib. Et lui se comportait comme si j'étais déjà sa femme, empêchant ses amis de me parler. Il y avait à l'époque couvre-feu pour les boissons : on ne pouvait plus commander d'alcools après minuit. Alors Samir Zananiri, le meilleur ami de Habib, dont notre fils aîné empruntera plus tard le prénom, a commandé quarante « White Lady », mon cocktail préféré. Je n'oublierai jamais cet énorme plateau avec quarante verres… que nous avons vite liquidés. Il y a eu encore beaucoup d’autres soirées avec son groupe, mais ensuite Habib préférait sortir en tête à tête.


(À suivre)


 
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   xuanvincent   
17/8/2008
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai lu avec intérêt ce récit, de souvenirs de jeunesse au Caire, au sortir de la deuxième guerre mondiale.

Cette chronique m'a paru bien écrite et relate des faits qui m'ont intéressée sur la vie des résidents étrangers au Caire durant cette période.

   Anonyme   
17/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Un texte qui gagne à être connu. C'est foisonnant d'anecdotes personnelles et historiques, la langue classique set ce texte réaliste et précis. La chronologie est suivie sans lourdeur.

Vous devriez le proposer à un magazine. Je dis ça je dis rien. C'est votre texte.


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