Ce texte est une participation au concours n° 35 : Arrêt sur image (informations sur ce concours).
Je m'étais acheté le premier saxophone à refuser de jouer. Le vendeur me l'avait promis, et tout se passa d'abord très bien : à peine déballai-je l'instrument qu'il commença à grincer, hors de lui d'avoir été dérangé dans son sommeil. Enthousiasmé, je le posai sur mon lit et attendis. À ma grande surprise, il se tut, se contentant de passer de la couleur dorée à la couleur argentée, alternativement, comme s'il avait du mal à se décider. Sa colère semblait rentrée, trop intérieure pour ne pas me laisser sur ma faim. Moi qui m'attendais de sa part à une réaction violente, à quelque chose qui aurait ressemblé à la grande révolte de la matière contre les multiples caprices humains, je craignis de m'être une fois de plus fait arnaqué. Et comme le souffle que j'injectai dans son bec ne le contraria pas outre mesure, je décidai de le laisser ruminer sa haine un moment, seul dans son coin, sans précipiter les choses. J'éteignis la lumière et sortis de ma chambre, d'autant que j'avais le dîner à préparer. J'étais dans la cuisine, encore en train d'hésiter devant une liste de recettes à base de légumes, lorsqu'un bruit me fit sursauter. Je devinai aussitôt d'où cela pouvait provenir et me précipitai pour voir quelle bêtise avait pu commettre mon nouveau compagnon. Il se trouvait à terre, gonflé à l'extrême à la manière d'un ballon dans lequel trop d'air avait pénétré, enfin prêt à exploser. Je l'encourageai à le faire en installant devant lui des partitions d'aspect repoussant, remplies de poussière entre deux notes de musique incompréhensibles, et parsemées d'indications à suivre à la lettre sous peine d'un déraillement général. En même temps, je prenais l’allure d'un jazzman qui endosse blouson et chapeau de circonstances. Mais je crois que ce qui l'exaspéra le plus, ce fut de me voir taper du pied, à l'avance, comme s'il était convenu que je jouerais sans lui demander son avis. Il n'avait pas droit à la parole et pourtant il lui était interdit de se taire : c'en était trop pour lui. Il lâcha sa colère en émettant un son horriblement dysharmonique, aussitôt suivi d'un pet nauséabond et tout aussi bruyant qui eut pour effet de colorer les murs de ma chambre d'une curieuse teinte jaunâtre, à la manière d'un rayon de soleil un peu trop sans-gêne qui s'y serait vautré de haut en bas. Ce ne fut qu'ensuite qu'il commença à se dégonfler jusqu'à devenir l'ombre de lui-même. Meurs tranquille, lui dis-je, je suis ton ami, j'en veux pour preuve ma totale incompétence en matière de musique. Une fois dissipé le nuage de fumée, et l'air redevenu respirable, j'eus la mauvaise surprise de découvrir, en lieu et place de mon saxophone chéri, un drôle d’oiseau à la fois malingre et bien portant. L’hypothèse d’une hallucination me traversa l'esprit, mais je chassai vite cette idée, d'autant que l'animal prenait déjà ses aises. Il s'ébouriffait, se croyant arrivé à destination, envoyant au passage plusieurs plumes sur mon plancher, une façon de marquer son territoire. Sans doute fatigué d'être resté longtemps dans la même position, il s'étira avec ostentation. D'emblée, il me fut antipathique. Toute la gaieté des premiers instants me quittait, et je ressentais un amer sentiment de trahison, comme quand on s'attache à quelqu'un qui finit par révéler son vrai visage pas beau à voir. Un étrange phénomène de transformation du métal en matière vivante venait de se produire à mon insu et, pour sûr, je perdais au change. D'ailleurs, ce volatile ne possédait pas l'ombre de la classe de sa précédente incarnation, il ne faisait qu'en rappeler la forme sinueuse et le design avenant. Tandis que je continuais à l'observer, je me débarrassai de mes fantasmes de jazzman afin de redevenir moi-même et d’envisager une porte de sortie. Monsieur se lissait le plumage, sans jeter le moindre regard sur moi, en parfaite quiétude et manifestant un mépris profond envers ma personne. Quand j’avançai pour ramasser les partitions désormais inutiles, je l’entendis clairement grogner. Il bougeait la tête par saccades, finit par la lever vers moi et claqua du bec d'un coup sec, dans une volonté d'en imposer. Ce malotru dont les rares plumes colorées pouvaient se compter, perdues qu'elles étaient dans un terne plumage, ne m'impressionnait guère. J'assistais à son manège un peu dépité, en vérité, ne sachant au juste si la meilleure chose à faire consistait à employer les grands moyens ou au contraire à le piéger en douceur. Mon absence de réaction cachait une ferme volonté de couper court à cette relation. Pas gêné, l'oiseau disposa à sa guise les partitions encore à terre, puis se mit à picorer dedans. Je crus d'abord qu'il en faisait son repas, je compris ensuite qu'il testait la qualité du solfège. D'un coup, il s'immobilisa, pris d’une sorte d'inspiration, de celle qui s'empare des chefs d'orchestre avant de lever leur baguette. Dès lors, il put donner libre cours à son improvisation. Après avoir fait un tour sur lui-même, il fut saisi de secousses rythmiques, comme si son corps était désormais l'otage d'une irrépressible envie de danser. Mais au lieu de cela, il ne bougeait pas, laissant s'accumuler d’incessantes impulsions dans sa gorge, laquelle grossissait à vue d'œil. Soudain, après s'être retenu au maximum, il les laissa s'échapper entre les quatre murs de ma chambre. Des dizaines de petites bulles d'air envahirent ainsi mon environnement quotidien. À chaque fois que l'une d'elles éclatait, elle émettait une note de musique. À un moment, il y en avait tellement, et elles éclataient si vite que l'ensemble finit par composer une véritable orchestration. Quoique intrigué par le spectacle, je sus garder la tête froide, prenant peu à peu conscience d'une chose : la situation m'échappait de manière définitive. J’attendais avec impatience la disparition complète des bulles, afin que cesse ce vacarme et que je puisse reprendre le contrôle de mon espace réduit. Hélas, l'oiseau fut victime de nouvelles secousses. Le supplice s'annonçait donc sans fin. L'invasion m'avait dépossédé de mon foyer et je ne me considérais déjà plus, à proprement parler, chez moi. En proie à une crise d'angoisse, je me précipitai vers la cuisine. Mon dîner au point mort, j'en conclus que tout restait à faire. Troquer de la matière froide contre une espèce animale imprévisible ne saurait conduire qu'à des dérangements durables. J'allais devoir m'habituer, en plus de ce regard cinglant posé sur mon intimité, à une agitation permanente parce qu'en constant renouvellement musical. Tandis que mes doutes sur la bonne foi du vendeur reprenaient de plus belle, j'en suais de rage et regrettais mes choix aventureux. Berné par l'apparente tranquillité de l'objet, j'avais usé du mépris de l’acheteur vaniteux et suffisant pour le mettre à l'épreuve et le pousser à bout. Il appliquait sa vengeance post-mortem par l'intermédiaire de ce coucou squatteur sans foi ni loi, dont il me paraissait de plus en plus vraisemblable qu'introduit dans l’instrument par quelque effraction, il en avait été libéré lors de l'explosion. La panique m'avait gagné au point que je ne savais plus quoi cuisiner. J'en étais certain, l'intrus allait débiter des bulles de musique toute la journée, briser mon confort intérieur, puis, par la logique d'un effet psychosomatique, altérer ma santé et mon corps tout entier. Il prendrait un malin plaisir à remplir ma demeure, si longtemps habitée par nulle autre âme que la mienne, d’une vivacité inopportune, presque monstrueuse. N’en pouvant plus, je choisis la décision qui s'imposait. Je fis un gros tas avec les légumes que je m'apprêtais à couper, le mis à la poubelle et conservais en main mon grand couteau de cuisine, un peu abîmé sur les bords mais encore très efficace. Cet ustensile allait m'aider à trouver quoi préparer pour le dîner.
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