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Réalisme/Historique
Disciplus : Dernier combat
 Publié le 04/03/23  -  8 commentaires  -  7593 caractères  -  59 lectures    Autres textes du même auteur

Solitaire et un brin marginal, il a touché du doigt le paradis… Mais sans maîtrise de l’esprit, on risque un sérieux coup à l’âme.


Dernier combat


Je l’ai entendu crier derrière moi : « Ne fixe pas ! Bouge ! Ne fixe pas ! » J’ai essayé… Je jure que j’ai tout tenté : blocages, dégagements, esquives. J’ai fini en « full crouch », la tête entre les avant-bras. Je ne ressens plus rien. Je n’entends plus les cris et les sifflets. Je suis ailleurs…

Quand je l’ai croisée, la première fois, je n’ai retenu que les grandes mèches noires qui sortaient d’un bonnet mauve, le manteau en tricot à trois ou quatre larges rayures aux couleurs vives descendant jusqu’aux chevilles et ce sac géant qui venait de me heurter en passant.


— S’cusez-moi !


C’est tout ce que j’ai entendu d’elle. Interloqué, je l’ai regardée s’éloigner à pas rapides sur le trottoir. Je me rappelle vaguement les rayures de couleur, le balancement ample du manteau, la tache mauve du bonnet. J’ai toujours en tête l’odeur de bergamote, le clappement des talons sur le ruban de macadam noir et humide, un bus qui freine, un appel à taxi, là-bas tout au fond…

Je regrette, Vanessa. Tu n’imagines pas comme je regrette. C’était un réflexe, un automatisme… Une connerie ! Je me suis excusé, j’ai offert des cadeaux, j’ai promis, juré de ne plus recommencer. J’ai fait une erreur… une regrettable erreur. Je ne m’explique pas moi-même ce coup de folie. Pourtant…

Je commence à ressentir une crispation à mon poignet gauche, celui qui m’a déjà lâché. Je respire par saccades sans pouvoir vraiment m’oxygéner. Ma tête dodeline d’une épaule à l’autre. Devant mes yeux hagards, les lèvres de Gadj s’obstinent à articuler, mais je n’entends rien qu’un brouhaha incohérent. Je suis fatigué. Alors à quoi bon…

Vanessa était réapparue au garage de la rue Chambon pour une histoire de démarreur qui toussotait le matin. Je l’ai d’abord vue de dos, de loin, en train de plaider sa cause devant la vitre de l’accueil où madame Groblanc, la patronne, officie. Puis on a crié mon nom dans le garage. En m’approchant, dans le contre-jour, j’ai aperçu les rayures de couleur puis le bonnet mauve. Mon pouls s’est accéléré, un peu comme quand j’entends les cris de la foule, là-bas dans la salle, en marchant dans le long couloir. J’ai dû rester bloqué un moment car madame Groblanc m’a lancé son cri de guerre favori : « Y pense dormir là, l’abruti ! »

Elle avait un joli visage, des cheveux courts et brillants, des yeux marron et une fossette sur la joue droite. D’une voix claire et autoritaire elle m’a expliqué son problème, les bras empêtrés dans la lanière d’un grand sac besace. Elle me parut belle comme ces naïades au bain, dans le tableau de Rubens imprimé sur le calendrier des Postes.

Par habitude phallocratique, j’ai fait jouer mes pectoraux sous le débardeur et forcé sur les biceps. J’ai guetté ce long regard velouté de femme pour ma démarche que je voulais féline et mes muscles sculptés par l’entraînement. J’ai pris les étincelles dans ses prunelles pour de l’émerveillement quand elles n’étaient probablement que de l’amusement pour le coq de basse-cour.

Les doigts experts de Gadj déposent la vaseline sur mon front et mes pommettes pendant que le vieux Hamid tente de cicatriser l’arcade au fer. Ce foutu tampon de gaze est trop gros, il m’empêche de bien respirer. Combien me reste-t-il de temps ? Une « bimbo » en maillot de bain bleu se dandine en brandissant à bout de bras une pancarte. Les lumières blanches des projecteurs m’éblouissent. J‘ai un désagréable goût métallique dans la bouche. Je cherche machinalement la pipette de la gourde…

Nous nous sommes donné rendez-vous à « La Fourche », le bistrot, à deux pas de l’hôpital où elle travaille comme infirmière. La lune de miel a duré trois mois et nous avons décidé de vivre ensemble. Ma mère était contente. Vanessa et elle s’entendaient à merveille. Quatre cents jours ! Quatre cents jours magiques, passés à une allure fulgurante, une fantastique parenthèse dans ma vie de marginal.

L’éponge glacée me fait du bien. Le panneau de la pin-up indique qu’on n’en est qu’au sixième. Je ne tiendrai jamais jusqu’au bout. Trente-huit ans ! Dont vingt-cinq à donner des coups… et surtout à en prendre. C’est trop… Beaucoup trop… Les claquements de la serviette devant mon visage me rappellent ceux de ses talons sur le trottoir. Je n’ai plus envie de continuer. La cloche vient de sonner. Il faudrait que je me lève. Mes bras sont lourds et amorphes. Debout… qu’on en finisse. Une silhouette vient à ma rencontre : Vanessa ?

Le garage, couvert de dettes, a été mis en vente. Tout le monde dehors. Je suis resté sur le carreau, sonné, désemparé, knock-out pour de bon. Les premières semaines, toujours sous le choc, j’ai passé le plus clair de mon temps entre frapper de rage le sac de sable de la salle Marcel Cerdan et rester allongé sur le canapé à regarder d’un œil morne des pubs pour du fromage à raclette. Vanessa n’approuvait pas mais s’efforçait de comprendre. Elle travaillait de plus en plus souvent de nuit. Loyer, bouffe, ménage, chaudière en galère, les pépins s’accumulaient. Les désaccords émergèrent suivis des reproches et des engueulades. Ma frustration a pris le dessus sur ma raison. J’aurais dû partir… L’irréparable n’aurait jamais dû arriver.

La clameur des spectateurs surexcités m’anesthésie plus qu’elle ne m’aide. Une foule de cafards immondes qui hurle, le pouce vers le bas, réclamant du sang. Mon poignet est paralysé. Mon arcade droite, tuméfiée, se remet à saigner au premier choc. Je sens la rigole de sang chaud qui court sur ma joue. Je frappe dans le vide. Mes jambes sont en béton. Je n’esquisse plus que de mesquins petits pas de côté. Putain, que les cordes sont rêches dans mon dos ! Gadj fait de grands gestes incompréhensibles. Le fantôme devant moi me bouscule, m’emplafonne, me hache. Tenir debout ? Encore ? Encore un peu ?

Je m’étais juré de ne jamais reproduire les erreurs de mon père. J’avais tenu parole jusque-là. De toutes mes conquêtes, et j’en ai eu pas mal, aucune ne peut dire que j’ai levé le petit doigt sur elles, quelles que soient les circonstances. Alors pourquoi ce vendredi matin… Dépossession, impuissance, inadaptation, débilité… Je ne me rappelle même plus de son réquisitoire… Un déluge de reproches, de critiques, d’accusations. Marre des sermons… Mon sac de sport, jeté de dépit dans le couloir. La fameuse goutte d’eau…

Je crois me souvenir de ce brouillard acide qui brûlait mes yeux insomniaques, de ce sifflement strident qui irradiait dans mon cerveau, de ses sanglots hystériques qui m’horripilent… Ai-je entendu la cloche ? Me suis-je levé du tabouret pour reprendre un combat ? Je n’ai compris que trop tard mon erreur, ma faute, mon barbare attentat ! Le grand sac de frappe noir qui se balance mollement… deux séries de combos… comme à la salle…

Sincèrement, je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai perdu toute maîtrise, toute humanité. Vanessa… Ma naïade… Elle est partie. Elle ne veut plus. Elle ne reviendra pas.

Les gants sont trop lourds. J’ai baissé la garde. Cette fois c’est vraiment la fin. Une immense fatigue vient de me submerger. Je n’entends plus rien. Je ne vois plus rien. Je ne ressens plus rien. Le « jab » est parfait. Il a atteint la base du nez, la bouche, le menton. La mâchoire s’est déplacée, d’un coup, vers la droite. Le choc, si redouté, est monstrueux. La tête est rejetée en arrière… Les gouttes de sueur et de sang aspergent les cafards frénétiques des premiers rangs. Les lumières tourbillonnent. Un voile rouge m’enveloppe. Un grand froid me transperce.

Tout a une fin, dit-on… Une odeur de bergamote, le clappement des talons, le bus qui freine, un appel à taxi, là-bas tout au fond…


 
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   Asrya   
15/2/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
A la sortie de cette lecture, je me suis dit : "'c'est bien écrit".
C'est vrai, on est pris, les personnages sont dans l'ensemble bien campés, Vanessa, Gadj, on en voit suffisamment d'eux pour se les imaginer. C'est vivant.
Je suis un peu plus sceptique sur votre personnage principal dont les "regrets" par rapport à Vanessa paraissent trop appuyés, trop explicites, j'y aurai vu certainement plus de "poésie", d'images, comme vos naïades des bains.

La description du moment sur le ring, tout au long du récit est très réussi. C'est visuel, sonore, odorant, c'est du beau boulot.
Petit bémol sur la succession des passages, combat du ring / vie avec Vanessa, qui ne sont pas toujours bien amenés, bien découpés. Ou alors, cela manque-t-il simplement d'aération dans la présentation.
Il y aurait, je pense, fallu quelque chose pour que le lecture n'ait pas à se dire, "on est quand là ?"

Mais c'est un détail, puisqu'en soi... ça ne m'a pas du tout dérangé.

J'ai été moins pris par la qualité descriptive de la relation entre votre personnage et Vanessa que celle dont vous avez usé pour le combat. Je n'ai pas été complètement conquis par ses passages, que j'ai trouvés bien en-dessous du reste de votre nouvelle.

Dernière remarque, anodine probablement, "un appel à taxi", ce n'est pas très heureux...
D'ailleurs, est-ce une erreur, ou est-ce volontaire d'avoir changer le "un bus qui freine" en "le bus qui freine" ? Cela aurait pu être intéressant dans la formulation s'il y avait un réel message derrière, et surtout si l'ensemble avait été modifié ; que tous les "un" deviennent des "le". Après... si ce n'est pas volontaire, bon, bah... tant pis.

Merci pour ce moment de lecture, c'était très agréable.
Au plaisir de vous lire à nouveau,
Asrya.

(Lu et commenté en espace lecture)

   Marite   
19/2/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Récit court et percutant ... sans difficulté nous entrons dans les pensées du personnage. Passant régulièrement du présent avec le combat sur le ring, au "paradis" passé, tout est si bien décrit et écrit qu'à aucun moment je ne me suis sentie perdue dans cette nouvelle. Dès le début, les deux atmosphères sont bien mises en place et le reste s'ensuit, sans heurt, jusqu'au "voile rouge" et au "grand froid" qui signent la fin. La phrase de conclusion clôt cette triste histoire de telle façon que l'on se prend à imaginer que ce solitaire, un brin marginal va pouvoir enfin trouver le repos.

   Donaldo75   
23/2/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Rien à dire, c'est bien écrit, il y a du rythme dans cette narration et le découpage entre les deux époques tient la route. Le style est alerte, vif, incarné, ce que permet évidemment l'usage de la première personne du singulier mais qui tient ici essentiellement à la qualité de l'écriture. Je suis rentré sans forcer dans cette nouvelle et elle a déroulé son récit en m'embarquant dans la vie de ce loser. En cela, il y a une réelle tonalité, presque sociale parfois, qui rend cette histoire urbaine, moderne mais littéraire, cinématographique également, un concentré brut de fonderie.

   Elena   
4/3/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Je suis admirative de ce style enlevé. Sachant alterner les tableaux, il donne de l'épaisseur aux personnages, aux situations. Juste en évoquant quelques détails importants on se retrouve de plain-pied dans leur vie, allant à l'essentiel.

Un bémol cependant, je trouve un peu court (si j'ose dire) un an à peine de galères avant d'en arriver aux fatalités extrêmes. Ou alors, c'est parce qu'il manque un paragraphe, voire deux, qui nous parleraient mieux de la descente aux enfers. Ceci, afin que l'on se saisisse mieux de la chute.

Merci pour le bon moment passé à vous lire, Disciplus.
D'autant plus que j'aime beaucoup l'odeur de bergamote...

   Cyrill   
5/3/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Bonjour Disciplus,

En première lecture ( en EL ), j’ai lu un récit syncopé, en adéquation avec l’histoire que le narrateur ressasse tout en vivant et subissant - surtout - son dernier combat. J’ai ressenti l’ambiance d’une salle de boxe et la souffrance qui va avec, souffrance doublée par celle de la perte de l’être aimé et le regret cuisant du geste de trop. par association, je pense à la chanson géniale de Lavilliers : 15e round.

Un passage est particulièrement bien vu, qui met en parallèle ce qui se joue sur le ring et le pétage de câble du narrateur face à Vanessa. Au point qu’on ne sait plus très bien où on est : « Je crois me souvenir de ce brouillard … mon barbare attentat ! »

J’ai recherché dans ma deuxième lecture cette sensation de rythme effréné mais ne la retrouve pas tout à fait. Cette fois, la narration me paraît un poil trop lente, peut-être que la pensée est un peu trop réfléchie et ordonnée en regard de ce que le narrateur vit sur le ring. Je me demande si un narrateur extérieur n’aurait pas mieux valu pour, par exemple, parler de l’ « habitude phallocratique », trop rédigé pour un boxeur en exercice. Une idée comme ça, hein, qui serais-je pour conseiller ?

Enfin et tout de même, un bien bon texte que j’ai pris du plaisir à lire, alors merci pour le partage.

   Tadiou   
6/3/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
J'aime ces va-et-vient entre différents épisodes de vie qui s'entremêlent comme un labyrinthe (dans le temps et dans l'espace) dans le cerveau du narrateur-boxeur.
L'écriture, fluide et élégante, invite à suivre les mots, même si on ne peut pas tout saisir tout de suite.
L'émotion arrive, maîtrisée, il n'y a pas de pathos et tout n'est pas dit, comme par une forme de pudeur vis-à-vis de Vanessa.
Le (la ) lecteur (trice) peut imaginer à travers les non-dits, bien venus, et c'est une bonne chose.
Un personnage dominé par la vie, par ses passions, ses faiblesses et qui tente d'assumer le drame.
Une lecture attachante.

   papipoete   
7/3/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
bonjour Disciplus
Je ne me souviens pas si l'on eut à lire ici, un texte évoquant " le noble art ? "
Nous assistons au combat qui met au tapis, réduit le boxeur à néant, dans son sport, dans son coeur alors qu'une Belle, de lui s'était épris.
Ce match qu'il ne fallait absolument pas perdre, lui prend tout ; la gloire et l'amour, ça fait beaucoup pour un seul homme !
NB on sent l'éponge qui essuie la sueur ; on apprécie la glace là où ça fait mal ; mais on encaisse aussi les coups, surtout le dernier qui fracasse la face, démolit le coeur...

   Malitorne   
8/3/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Un texte court et percutant qui s’inscrit dans l’air du temps. Les violences faites aux femmes sont un sujet qui inspire, traité de mille façons, pas toujours des plus heureuses. Déjà vous allez faire bondir les féministes, Vanessa quitte le foyer sans porter plainte ! Mais on ne sait pas à quelle époque ça se passe…
Le style alerte n’a pas suffit à capter mon attention, c’est trop bref pour que l’on puisse rentrer dans l’intimité du couple, s’attrister du délitement des liens. Un combat, des regrets, et fermez le ban. Trop en surface pour moi, de plus ce cogneur m'apparaît bien littéraire dans ses réflexions.


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