Ce texte est une participation au concours n°30 : Rire à profusion ! (informations sur ce concours).
Olivier se tourna vers Max :
– À ton tour. Montre-nous.
Max savait qu'il n'avait pas besoin de se regarder dans le grand miroir de la salle de tango, que la troupe louait aux participants de l'atelier théâtre, le vendredi soir, pour qu'ils pussent s'entraîner ; malgré tout, il se positionna devant celui-ci. Une fraction de seconde, il s'observa – proche de la trentaine, cheveux bruns et ondés, le visage glabre, le nez rectiligne, un front légèrement fuyant, le menton bilobé –, cligna des yeux, car, avant de jouer, il avait toujours besoin de se couper de sa perception personnelle de la réalité, et se lança.
Il aurait pu le faire les yeux fermés. C'était, de son point de vue, un exercice de débutant, même si peu d'entre eux, et même nombre d'acteurs chevronnés, y parvenaient. Il faut dire aussi qu'en improvisation, il était un as…
Son regard fut neutre, plutôt ennuyé, sa bouche inexpressive. Comme témoin d'une scène pathétique, il esquissa un sourire malheureux. Ses yeux se teintèrent d'amusement. De froid, son visage s'anima : d'abord un sourire en coin, goguenard, puis il découvrit légèrement les dents. Un rire jaune… Sa main gauche caressa sa joue, la tête penchée vers sa droite, descendit vers le menton, amorça un mouvement vers la gorge, alors que son sourire s'élargissait. Il émit un premier éclat de rire, bientôt suivi d'un deuxième, puis d'un troisième. Tout en soulignant le pourtour de sa bouche avec ses doigts, il se mit à rire à gorge déployée, arrivant petit à petit au fou rire. Le plus dur était fait.
Son sourire se figea, les coins de sa bouche retombèrent. Son regard était atterré. Sa bouche se changea en rictus, ses yeux évoquaient un sentiment douloureux, une ombre de tristesse passa sur son visage, et il se mit à sangloter, doucement tout d'abord, puis à chaudes larmes. Celles-ci lui semblaient sucrées du fou rire qu'il avait eu la seconde d'avant. Il se laissa tomber à genoux, se prit la tête dans les mains, et hulula de chagrin, comme s'il venait de perdre un être cher.
Restait le final : son corps s'affaissa, le front posé contre le sol, puis, son corps tout entier, doucement, très doucement, se décrispa. Il n'était plus qu'un tas avachi de chair et de vêtements, sans vie, qui avait été abandonné là.
Max se releva, rechaussa ses lunettes, faisant juste un clin d’œil à son public.
Olivier s'était laissé hypnotiser par l'improvisation de celui-ci. Laissant passer un court instant, il se mit à applaudir, vite imité par les membres de l'atelier. Puis se tourna vers ces derniers :
– Excellent ! Bien, nous allons passer à autre chose : comment fait-on pour tomber, sur scène ? Eh bien…
Max se désintéressa du reste du cours et laissa son esprit vagabonder. Les larmes, il avait l'habitude, le rire, beaucoup moins ; c'est plutôt normal quand on est orphelin. La vie n'avait pas été tendre avec lui, il avait connu les familles d'accueil, les problèmes scolaires, avait consommé de la drogue, mais le monde du travail l'avait remis sur les rails : n'ayant qu'un CAP de couvreur en poche, il s'était découvert un talent pour le travail minutieux et bien fait. Ses clients, fidèles, ne tarissaient pas d'éloges à son propos. Son entreprise était florissante. Le tableau n'était pas parfait pour autant, il manquait cruellement de compagnie… comme une copine.
C'était son médecin traitant qui lui avait conseillé la pratique du théâtre amateur, la raison de sa présence dans cet atelier. « Vous pourrez y faire des rencontres », avait-elle dit. En effet, Max était plus attentif aux jeunes femmes présentes qu'au cours lui-même. Il avait choisi d'avancer en dilettante dans l'activité théâtrale, n'ayant d'yeux que pour la gent féminine.
« On va prendre un verre après ? » Le visage d'Esther, vingt-huit ans, infirmière aux urgences, travail de nuit, fausse rousse – ou plutôt, fausse « rouge » , tellement sa couleur est criarde –, esquissa un fin sourire. « OK », répondit-elle. Se tournant vers son amie et collègue Marjorie, elle lui parla à l'oreille, désignant Max du menton. Marjorie jeta un regard scrutateur vers ce dernier : peut-être avait-il une touche, mais avec laquelle ? Ils seraient trois à le prendre, ce verre…
En réalité, ils furent quatre, Olivier visiblement intéressé par la frimousse de Marjorie : « Je connais un bar à cocktails sur Masséna, vous allez a-do-rer ! »
Hormis Olivier, qui semblait aux anges devant son russe blanc, Marjorie, Esther et Max furent déçus de l'endroit ; la musique tonitruante les obligeait à crier, plutôt que parler, pour se faire entendre les uns des autres. La décoration évoquait les plages de Tahiti, anachroniques dans le nord de la France. Un mauvais goût certain, bien que les cocktails fussent bons. La conversation portait sur des banalités : les professions respectives des protagonistes, l'atelier théâtre qu'Olivier animait depuis cinq ans maintenant. Esther et Max affectionnaient tous les deux la musique métal, il fallait faire un tour ensemble à la Hellfest un de ces quatre. Pour l'heure, ces derniers partageaient une clope devant le bar.
– Enfin un peu de calme et de fraîcheur ! s'exclama Esther. – Ils poussent le chauffage à fond pour inciter les gens à consommer… T'as pas trop froid ? T'es en tee-shirt… répondit Max. – T'inquiète, ça va aller, je ne suis pas frileuse… Tu aimes lire ? J'ai lu un bouquin dernièrement, je me souviens plus du nom de l'auteure, une Américaine très connue… ça commençait par un mec attaché à un lit… – Je connais pas, mais je dirais qu'il a bien de la chance…
L'arrivée impromptue de Marjorie et d'Olivier l'interrompit.
– On rentre, Esther, on te reconduit ? Max ? – Merci, j'ai ma caisse garée à trois rues d'ici. On s'appelle dans la semaine ?
Max n'était pas mécontent de sa soirée : il n'y avait pas que cet homme attaché à son lit qui avait de la chance…
Deux jours de travail passèrent, puis il se décida à rappeler Esther ; il espérait ne pas avoir trop attendu. Elle devait être crevée avec ses nuits à l'hôpital, lui ses journées ne se passaient pas trop mal, excepté un stagiaire un peu trop casse-cou qui accumulait les bourdes – il faut bien que jeunesse se passe…
– Allô, tante Jeanine ? – Non, désolée, c'est une erreur… – Pas grave, belle inconnue, discutons tout de même : quelle est votre profession ? enchaîna Max.
Esther, ayant reconnu la voix, joua le jeu. Ils discutèrent comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés, une heure durant, puis raccrochèrent ; Max pouvait deviner le sourire d'Esther rien qu'au ton de sa voix.
Plus tard, des SMS furent échangés, des histoires drôles et autres conneries trouvées sur le Web, jusqu'au vendredi soir suivant, où l'atelier reprit…
Max s'était mis sur son trente-et-un : jean neuf, chemise grise aux motifs élaborés, aux pieds une paire de Doc Martens. Il avait passé plus d'une demi-heure à discipliner sa tignasse. Esther, quant à elle, avait revêtu une robe-pull en laine, agrémentée d'une ceinture corset et de bottes droites, de cuir marron, sa chevelure ramenée en chignon. « Il manque juste le fouet et vous feriez une parfaite maîtresse, madame », se surprit à affirmer Max en lui faisant la bise. « Il est dans mon sac… manque-moi de respect et je le sors », lui murmura Esther à l'oreille. Sa voix était enrobée de miel.
Olivier vint interrompre cet échange : « Allons, un peu de tenue… Nous sommes ici pour le théâtre, ne l'oublions pas ! Bien, tout le monde est là ? Passons aux exercices : n'oubliez pas, au théâtre, vous devez occuper un espace… »
Les participants commencèrent donc à déambuler dans la salle de tango. Esther et Max n'arrêtaient pas de se frôler. Plusieurs exercices furent proposés : faire semblant de tirer un objet lourd, marcher comme le feraient des morts-vivants, imiter des animaux…
L'exercice final fut de simuler un baiser. Olivier s'approcha de Max et désigna Esther :
– Pour vous, une difficulté supplémentaire ; vous allez courir l'un vers l'autre, vous enlacer, Max, tu tournes la tête dans la direction opposée au public, Esther dans tes bras, et… – Compris ! répondirent-ils d'une même voix.
Tandis que Max enlaçait Esther, qu'il plongeait son regard dans le sien, les lèvres de celle-ci effleurèrent les siennes. Elles étaient douces et chaudes. Se séparer maintenant aurait été dommage, aussi Max prit la décision d'embrasser vraiment sa partenaire.
Ce fut un instant unique.
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