Alma Imamović gisait sur le pavé de la Goruša Ulica, allongée, immobile.
Un instant plus tôt, elle s’était effondrée, frappée par un choc aussi soudain que violent, qui lui avait transpercé la poitrine, telle la pointe d’une lance ou la morsure d’une balle, et arraché le souffle.
Ses jambes, foudroyées elles aussi, avaient perdu toute sensation. Le sol s’était dérobé sous elle, s’effaçant pour devenir son dernier lit, froid et définitif.
Elle comprit soudain qu’elle ne sentait plus rien ; aucune partie de son corps ne lui obéissait. Par une fulgurance presque instinctive – peut-être cette intuition féminine dont on parle –, elle sut qu’elle était en train de mourir. Une douleur lancinante lui broyait le cœur et l’oppressait inexorablement.
Elle avait le sentiment que rien désormais ne pourrait plus la retenir et que le ciel au-dessus d’elle était devenu son seul horizon.
Autour d’elle, passants et voisins se débattaient contre le temps, chaque geste animé par l’urgence de la sauver.
D’autres se pressaient à ses côtés, comme pour retenir la vie précieuse de cette femme restée belle en dépit des années déjà passées. Mais elle, comprenant à peine tous ces tourbillons de gestes, avait trouvé une étrange sérénité ; elle voyait l’inquiétude s’agiter, mais elle-même s’en détachait, flottant déjà hors du tumulte du monde vivant.
Elle avait les yeux désormais clos mais pouvait tout voir et contemplait des choses qu’elle n’avait jamais remarquées auparavant. Chaque détail, chaque ombre, chaque souffle de vie lui apparaissait avec une clarté qu’elle n’avait jamais connue.
Ce moment lui dévoilait ce qui lui avait échappé jusqu’alors. Tout était enfin limpide ; tout prenait sens ! Pourquoi n’avait-elle jamais vu ainsi ? Avait-elle vécu toute sa vie comme une aveugle ?
Comme si tous les événements de sa vie étaient redistribués pour n’en former plus qu’un seul, comme si sa vie lui était enfin révélée.
Elle distinguait à présent aisément chaque personne autour d’elle, lisant sur leur visage leurs soucis, leurs peurs, la simplicité de leurs vies.
Elle percevait chaque détail des rues, les ombres des voitures garées, serrées contre les murs couverts de graffitis, les vieux bâtiments autrichiens défraîchis par le temps, au loin les montagnes encore plus majestueuses que d’habitude et le ciel à peine brumeux qui les surplombait comme une voûte de lumière intense.
Quelqu’un courait vers l’hôpital voisin en criant à l’aide, tandis qu’un autre réclamait une couverture tout en parlant dans son téléphone portable.
À présent, tous ses souvenirs, même les plus infimes, s’emboîtaient tout autour d’elle avec l’évidence éclatante d’un vitrail au soleil.
Dans le même temps, c’était comme si elle marchait hors d’elle-même, observant son corps étendu au milieu de l’agitation. Elle reconnaissait certains de ses amis qui avaient vécu dans l’appartement voisin.
Tous s’efforçaient désespérément de lui sauver la vie, tentant de réanimer son corps immobile et de le maintenir au chaud. Ils s’accrochaient à elle, refusant de la laisser partir.
Déjà loin de cette agitation, elle porta son attention sur les rues alentour, tentant de retrouver le fil de sa mémoire, de ces années de guerre passées à Sarajevo.
Elle avait toujours vécu ici…
Elle avait tant aimé la pente raide de sa rue, qui descendait jusqu’au petit parc de Kranjčevićeva.
Elle se demanda combien de fois, au cours de sa vie heureuse, elle avait parcouru cette rue. Elle ne parvenait plus à s’en souvenir, ni même à en compter les passages, non par paresse ou par fatigue, mais parce que tout cela n’avait désormais plus la moindre importance.
D’autres préoccupations, bien plus essentielles, se présentaient à elle. La douce lumière du soleil, filtrant entre deux vieux bâtiments délabrés, accentuait les ombres dansantes qui avaient marqué ses années d’enfance.
Pendant la guerre, ses journées étaient rythmées par des tâches simples mais vitales : s’occuper des provisions, acheter du bois de chauffage et aller chercher de l’eau potable.
Une fois encore, elle tenta de localiser dans son esprit les positions des tireurs isolés serbes, auxquels elle avait tenté d’échapper durant toutes ces années de siège. Elle se souvenait encore précisément de l’emplacement de leurs cachettes, là-bas, de l’autre côté de la vallée. Pour survivre, elle avait dû les apprendre par cœur.
Elle pouvait, mentalement, situer et marquer la position de chacun des snipers : ceux qui occupaient les vieilles demeures, les tombes, les conteneurs, les remblais de terre et les murs, prêts à pointer leurs armes vers leur prochaine cible. Oui, ils tiraient sur les gens comme sur des chiens errants, comme s’il fallait les abattre comme de la vermine dont il fallait se débarrasser.
Ils guettaient le moindre mouvement, le plus infime frémissement, parfois trahis par un éclat fugitif de leurs lunettes de visée télescopiques ; chaque reflet, minuscule point de lumière, pouvait décider de la vie d’un passant, un innocent parmi ces inconnus bravant la mort.
La rue, perpendiculaire à la vallée, s’était transformée en cible idéale – un terrain d’entraînement parfait pour les tireurs isolés embusqués sur le versant opposé. Mais elle ne protégeait en rien ses habitants : les balles faisaient mouche, des coups gratuits pour le seul plaisir de tuer.
Elle se souvenait encore de ces draps blancs tendus en travers de la rue, comme de fragiles murailles, pour dissimuler le moindre mouvement et empêcher les soldats de suivre leurs cibles quotidiennes. Elle revoyait chaque pas, chaque course précipitée, chaque bond d’un bâtiment à l’autre, le cœur battant sous l’adrénaline, s’attendant à tout instant à sentir la morsure d’une balle.
Combien de fois avait-elle hésité à sortir, paralysée par la peur de savoir qu’un projectile, quelque part, puisse déjà porter son nom ? Souvent, elle avait envié les oiseaux – cette liberté de s’élever, de passer au-dessus de la vallée sans craindre la mort. Mais elle possédait la force de vivre… et de survivre. Tout ce qui lui avait manqué : des ailes pour s’envoler !
Pendant toutes ces années de guerre, la même question revenait, obsédante : dois-je courir ou non ? Dois-je y aller maintenant… ou attendre encore un peu ? Est-ce que mourir fait mal ?
Elle avait traversé l’invivable et survécu. Alors… et maintenant ? Était-ce la fin ? Mon esprit était confus et embrouillé. Dois-je choisir, ou la décision est-elle déjà prise pour moi ?
Pendant la guerre, elle avait toujours décidé seule. C’était cette liberté, même infime, qui l’avait rendue si forte. Décider de sa propre destinée, était-ce de la folie ? Non. C’était ma vie. C’est moi qui avais choisi, un jour, de me jeter à découvert, d’attirer le feu sur moi. Et j’ai toujours assumé ma décision.
Mais aujourd’hui, en ce lieu si familier, cette responsabilité… lui appartenait-elle encore, ou venait-on de la lui arracher ?
Elle aurait bientôt cinquante-sept ans – si l’on comptait aussi les années volées par la guerre. Elle songea, une fois de plus, au soulagement d’y avoir survécu, d’avoir échappé à tout ce que la vie peut offrir de plus hideux.
Puis, sans prévenir, l’air sembla se figer. Tout devint plus froid, plus calme, presque apaisé.
Un silence s’invita, une sensation ancienne revint, fulgurante : elle se sentit à nouveau invincible.
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