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Réalisme/Historique
GraddyChristine : Comme un triste vinyle
 Publié le 25/09/24  -  5 commentaires  -  9842 caractères  -  44 lectures    Autres textes du même auteur

La nouvelle met en scène Beka, fantôme de ses propres échecs.


Comme un triste vinyle


— Vous avez suffisamment bu, dégagez !


Le serveur lança l’ordre comme un coup de poing, dénué de la moindre courtoisie. Beka, avec une furie contenue, aurait voulu arracher une oreille à ce jeune impudent qui venait de lui balancer cette sentence de mépris. Comment ce gamin osait-il lui parler ainsi, sans une once de respect ? se demandait-il en lui-même. Ne sait-il donc pas que le client est roi ? Mais le serveur n'avait que faire de ce roi désinvolte à cette heure avancée, celui qui absorbait l’alcool comme une éponge affamée, comme si sa vie n’avait d’autre but que de se perdre dans cette boisson. Et le pauvre garçon, déjà à bout de nerfs, avait besoin de poser sa tête sur un oreiller, attendant le carcan cruel de la cloche de cinq heures pour revenir à son cycle infernal de barman.


— On ferme maintenant, ajouta-t-il d’un ton qui martelait la fin d’une époque.


Il était déjà bien tard, presque une heure du matin. Beka balaya la pièce d’un regard furtif et se rendit compte de sa solitude accablante. Seul, il sirotait encore dans ce bar désert. Il avait laissé le temps s’échapper, les clients se dissiper comme des fantômes, indifférent à leur départ. Tout ce temps, Beka avait tissé autour de lui un cocon d’univers morose, un ailleurs peuplé de pensées labyrinthiques. Une idée sombre et obstinée torturait ses entrailles, accaparait ses rêves les plus fous. Son cas méritait une analyse approfondie par des sociologues égarés dans la complexité de l’âme humaine.



À quarante-cinq balais, il traînait une poisse vieille comme le monde, maudit comme un Sisyphe perdu quelque part entre le désert du Sahel et les ruelles crasseuses de Kinshasa : pas de boulot, pas de gonzesse, pas même l'ombre d'une chance. Sa vie ? Un disque rayé, un triste vinyle qui tournait, encore et encore, sans jamais changer de refrain. Quel genre de femme aurait pu se farcir sa tronche cabossée ? Sérieusement, qui ? Comment il calmait son feu alors ? Un peu de branlette à la sauvette ? Oh, mais heureusement, y avait toujours ces tentacules, ces sangsues sans âme, qui ne cherchaient ni beauté ni laideur, juste le fric. Tu raques, tu jouis. Elles disaient qu'il baisait bien, le bougre. « Une sangsue », qu’elles murmuraient, « si elle te chope, t’es foutu. » Et pourtant, à cet âge où sa mère lui gueulait dessus à longueur de journée (« Tu te rends compte, connard, ton âge ! »), il vivait toujours sous le toit de ses vieux. Alors que ses frères et ses potes, eux, avaient déjà décroché la lune, fondé des familles, roulé dans des caisses rutilantes. Et lui ? Lui, rien n'avait bougé d'un iota. La pression familiale ? Ah, elle glissait sur lui comme la pluie sur la tôle. Blaireau jusqu’au bout des ongles, accroché à son vilain petit monde.


Puis, un jour, alors qu’il tirait sur un joint de chanvre, torse nu derrière la baraque, son père, édenté, les yeux jaunes de fatigue, débarqua sans prévenir.


— Prends cet argent, pauvre con.


Son père crachait, toussait voire s’étranglait. Un petit filet de bave brunie lui coulait dans la barbe. Sa vie ne tenait qu'à un fil.


— Trouve-toi quelque chose à faire sous ce ciel privé de mazout.

— …

— Deviens Kadhafi, par exemple. Investis-toi dans quelque chose de louable. Je ne veux pas te voir ici. Tu fais la honte de la famille. N'espère même pas qu'après notre mort cette maison sera à toi. Je l'ai eue parce que j'étais un homme aux semelles de vent, un voleur de feu. Je me demande même quel dieu t'avait mis dans le ventre de ta mère, Mujinga. Je doute vraiment que tu sois de ma semence. Pour preuve : tous mes enfants, sauf toi, tiennent la vie en tenaille comme je l'ai fait moi-même.


Il dit cette dernière phrase en crachant par terre. Le lendemain, on chassa Beka du bercail familial en espérant que cette situation l'aiderait à prendre sa vie à bras-le-corps. Il s’en alla avec le butin, cœur rempli de joie : une nouvelle vie l'attendait. Des mois passèrent, on entendit plus parler du salaud. Sauf grâce à quelques personnes qui radotaient des bêtises sur lui soit disant qu’il faisait les affaires en Angola et qu'il était devenu un riche commerçant. Un riche ? Nous étions jaloux. Qu'importe. Cette idée consola ses parents, Tatu et Mujinga. Enfin, notre enfant est devenu un homme. On peut mourir en paix. Ils donnaient raison à l’idée selon laquelle lorsqu'une personne ne change pas, il faut plutôt s'attaquer à son milieu, à ce qui l’entoure. Sauf que quelques fois les sciences sociales ont quelques revers.


Ce jour-là, il avait plu. Une courte pluie mais forte. Elle avait fait des dégâts comme on en avait l'habitude à Kinshasa. Des morts par ici, des morts par là. Toujours les mêmes histoires. Les épris de likes partageaient les images et les vidéos d'une ville inondée, revêtue des habits apocalyptiques sur les réseaux sociaux. Elles étaient suivies de commentaires ironiques et pompeux au nom de la liberté d'expression. Tatu était accoudé sur la fenêtre de sa maison emporté par mille pensées. À cet âge, après avoir tout fait, réalisé ses rêves, que peut-on attendre de plus ? La mort, fulmina-t-il. Il n'avait plus peur d'elle. Il voulait qu'elle l’emmène aussi. Elle était une présence qui rôdait autour de sa maison, mais qui hésitait à frapper. Pourquoi hésiter ? réfléchissait-t-il. Rien n'était plus intéressant. Tous ses vieux copains qui coloriaient sa vie de rire, de débats, de disputes… avaient cassé la pipe les uns après les autres. Et sa femme alors ? Il jeta un œil derrière. Il la vit en train de regarder la télé tout en suçant son biberon, une boisson sucrée. Un fardeau de plus, ajouta-t-il. Tatu ne la regardait plus avec ses yeux pleins d’admiration. Il avait de la répugnance envers cette femme qui n'avait plus rien d'attirant. Ses seins, sa beauté, sa croupe, mon Dieu ! étaient tombés en disgrâce. Il s’efforçait de déclencher une discussion, de provoquer un échange autour d’un sujet pour donner un peu de piquant à leur relation. Il déballait des arguments sur la politique, la littérature ou les observations sociales, espérant qu’elle se mouillerait, qu’elle participerait. Mais à chaque fois, il se retrouvait à jouer le rôle du dindon. Ses commentaires, aussi aiguisés fussent-ils, ne suscitaient que des hochements de tête et des regards empreints d'une admiration d’une platitude désespérante. Voilà le prix de son mariage avec une femme sans études, pensa-t-il en toussant, crachant, s’étranglant presque sous le poids de la réalisation. Un petit filet de bave brunie lui coulait dans la barbe.


Le portail de la parcelle s'ouvrit en laissant un couinement qui en disait long sur son état de rouille. Une ombre franchit le seuil du portail. Elle avait des haillons. On avait du mal à la reconnaître. Était-ce un fou ? Mais Tatu comprit.


— Ce n'est pas vrai, cria-t-il.

— Quoi ? demanda sa femme.

— Le salaud est revenu.


Tatu resta pétrifié, les yeux rivés sur cette silhouette émaciée. Chaque pas de Beka sur le sol boueux résonnait comme une note de plus dans ce vieux vinyle abîmé qu’était devenue sa vie. Il s’arrêta à quelques mètres de son père, la tête baissée, le visage à moitié dissimulé par ses cheveux mouillés.


— Père… murmura-t-il, mais sa voix se perdit dans le bruit lointain des voitures qui éclaboussaient les flaques d’eau.


Tatu serra les poings, partagé entre colère et pitié. Il voulut crier, hurler contre cet homme qui, une fois de plus, était revenu les mains vides, comme un fantôme de ses propres échecs. Mais il n'en fit rien. Il se contenta de tourner les talons, laissant son fils face à la pluie battante, prisonnier de sa propre spirale.


____


Beka tituba hors du bar, ses pensées noyées dans l’alcool. Il savait où aller. Ses pas familiers le menèrent à travers les ruelles sombres de Kinshasa, jusqu’à cette petite porte en bois écaillée, perdue dans un coin oublié de la ville.


La pauvre, comme à chaque soir, elle l’attendait. Assise sur une chaise basse, le regard lointain, la prostituée le vit arriver sans surprise, comme si elle l’attendait depuis toujours.


— Tu es encore là, murmura-t-elle en l’observant du coin de l'œil. Tu devrais t’enfuir avec moi, Beka. On pourrait partir, quitter tout ça. Loin d’ici.


C’était la même proposition, encore et encore, qu’elle lui murmurait chaque fois qu'il venait, chaque fois que la nuit avalait leur ombre dans cette chambre minable. Beka la regarda sans répondre. Elle l’avait fait espérer pendant des mois, lui parlant de pays lointains, de villes où personne ne les connaissait, où ils pourraient enfin recommencer à zéro.


Il sourit tristement, d’un sourire brisé.


— Partir où ? Tu sais bien qu’on est coincés ici. Y a rien pour nous ailleurs.


Elle soupira, s’allongeant à ses côtés sur le lit étroit qui grinça sous leur poids. Leurs gestes étaient lents, habituels, comme ceux de deux vieux compagnons résignés à une routine qui les étouffait.


— C’est toi qui es coincé, Beka. Pas moi. Si tu veux rester, c’est ton choix. Moi, je partirai bientôt.


Ses paroles résonnèrent dans l’obscurité de la chambre comme une promesse trop souvent répétée. Beka la regarda sans rien dire. Le silence s’installa entre eux, pesant, comme un voile humide qui les enveloppait. Il quitta la chambre en laissant la prostituée nue, allongée sur le lit. Elle était triste qu'il balaye encore sa proposition.


Le lendemain matin, la ruelle était déserte. Le lit dans lequel il avait passé la nuit était vide, froid. Personne ne revit jamais Beka. Ni dans les bars, ni dans les rues où il errait autrefois. Certains disaient qu’il était parti avec elle, d'autres qu'il avait simplement disparu, englouti par la ville. Mais nous, nous savons où le salaud était allé.


 
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   Robot   
25/9/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Un récit désespérant qui m'a tenu jusqu'à la fin. (Et sans sauter une ligne !)
L'écriture à la force d'une autopsie qui dépèce les personnages.
On reste sur un questionnement sur le devenir de ce néant. Devenir sans avenir. Le "fantôme" finit par disparaître comme tous les ectoplasme. Faute de s'abreuver de vitalité, il finit dans le néant.
Une nouvelle prenante et d'une écriture aisée à lire.

   Dameer   
26/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Hello GraddyChristine,

Excellente histoire si criante de vérité.
Tout est dans le décor de cette Afrique du désespoir à la saison boueuse des pluies qui se déversent sur Kinshasa. Un personnage paumé qui n'a pas su trouver sa place à 45 ans, rejeté par ses parents qui comptaient sur lui pour assurer leurs vieux jours, comme ils comptent sur ses frères et sœurs qui eux ont réussi.
Et cet argent qu'on lui donne comme capital pour enfin se faire une vie, il le gaspille au fil des mois et des années, en boisson et prostituées, au lieu de l'investir. Mais il est au loin, ses parents l’ignorent et pour un temps le problème est évacué. Ils se mettent à rêver. Jusqu’à ce que la réalité les rattrape : le fils revient plus pauvre encore, plus délabré que jamais !
(Le léopard ne change pas ses taches…)
Juste une petite remarque sur le choix des prénoms : c’est le fils qui aurait dû s’appeler Mujinga (l’idiot) au lieu de la mère. Et Tatu, attribué au père, est un prénom féminin.

   Cornelius   
26/9/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Un texte sur la déchéance physique et morale d'un homme comme il en existe tant.
Il n'y a aucun espoir d'une vie meilleure pour Beka le personnage principal qui a touché le fond.
Une nouvelle bien écrite et agréable à lire sur un sujet bien sombre.

   Jocelyn   
30/9/2024
Pour avoir déjà lu l'auteur, je salue l'avancée de son écriture. Cependant la construction me laisse tout de même perplexe. Sur l'identité du narrateur. Sur toute l'histoire qu'il y a eu entre le moment où les parents du protagoniste lui ont donné ce fonds de commerce et l'instant où il a réapparu. Je comprends que les exigences formelles d'une écriture de nouvelle invitent parfois à entretenir une forme de mystère. Mais il ne s'agit pas ici de mystère à proprement parler. Juste d'un certain nombre de maladresses qui me mettent mal à l'aise. La thématique est présente dans la plupart des sociétés africaines, comme on peut bien le constater. La plus value à ce texte aurait été, non pas de décrire une situation somme toute commune voire banale sous les tropiques, mais de donner la parole aux concernés. En l'occurrence le protagoniste. J'aurais aimé qu'il me dise comment lui il percevait sa situation et s'il y voyait une fatalité, une malédiction, un dépit ou autre chose. Un mystère construit autour de l'accès aux faits plutôt qu'au fait d'occulter ces derniers a réellement le mérite d'en être un. Enfin l'écriture de l'auteur est systématiquement empreinte de poésie. Ce qui constitue sa force peut se muer également en faiblesse. Personnellement je suis pour une composition simple et fluide. La poésie et le diable ont pour point commun les détails. Peut-être aussi la subtilité...

   Cleamolettre   
1/10/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Bonjour,

Le portrait de la déchéance est saisissant, l'ambiance poisseuse et noyée (pluie, alcool) est bien rendue, le présent et l'avenir sans espoir des personnages est bien transmis, et pourtant je n'arrive pas à accrocher à cette nouvelle.

Je pense qu'il me manque l'empathie pour ces personnages qui ne sont décrit que par le négatif, leurs échecs, leurs attentes, leurs mauvaises pensées, leur égoïsme, la seule qui "sort du lot" étant la prostituée aux rêves d'évasion. Et sans empathie pour eux, l'émotion ne me vient pas.

Et puis j'ai été surprise par le style, un mélange de vocabulaire riche, parfois un peu précieux et donc lourd (le carcan cruel de la cloche ; un cocon d'univers morose), de phrases plus poétiques et subtiles comme j'aime, qui disent beaucoup en peu de mots (Un petit filet de bave brunie lui coulait dans la barbe. Sa vie ne tenait qu'à un fil ; ce vieux vinyle abîmé qu’était devenue sa vie) et de mots plus de l'ordre du langage parlé, de la gouaille (gonzesse, tronche, branlette). Ces différences m'ont un peu sortie de l'histoire, la forme surprenante et changeante m'éloignant du fond.

Et ce qui m'a le plus déplu c'est l'attitude des parents, leurs insultes, "connard, salaud", je me suis demandé l’intérêt, une manière d'expliquer l'alcoolisme et l'errance du fils face à des parents tout sauf aimant qui n'ont visiblement fait des enfants que pour assurer leurs vieux jours ? C'est possiblement la réalité mais c'est trop extrême pour moi, j'aurai aimé plus de nuances, pas ce cynisme cruel.

Pourtant, je retiens certains passages que j'ai aimés, notamment la fin à partir de Beka tituba hors du bar.
Pour le reste je suis peut-être passée à côté malgré plusieurs lectures.


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