Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Science-fiction
in-flight : Pendant qu’il est trop tard
 Publié le 27/01/23  -  8 commentaires  -  80841 caractères  -  100 lectures    Autres textes du même auteur

Jeff ne croit plus au narratif des médias officiels et craint l’avenir technocratique qui se profile. Il est depuis longtemps un résistant à la Démocrature. Sa femme, Alba, accepte tant bien que mal le monde dans lequel elle vit, malgré l’obstination de son mari.
Mais, lorsque l’on a planté des graines, on ne doit pas s’étonner de les voir devenir plantes.


Pendant qu’il est trop tard


« On devrait dire bravo. À tous ceux qui meurent contre leur gré. Bravo pour avoir surmonté les épreuves, les affres de la vie, pour avoir survécu aux douleurs physiques et morales, pour avoir affronté le doute et la peur. Bravo pour ne pas avoir craqué sous le poids de toutes les contraintes administratives et privées ; et même si vous avez craqué, bravo quand même. Bravo à tous ceux qui ont réussi leurs projets, mais un bravo élevé au carré, aux autres, ceux qui ont raté et qui sont repartis de l’avant. Bravo pour ne pas avoir frappé quand vous en aviez envie, bravo pour l’avoir fait quand c’était nécessaire. Bravo à ceux qui continuent de vivre tout en connaissant la vérité. »


La mine du stylo resta dans le vide un instant, puis Jeff referma son carnet et le rangea dans un tiroir de la cuisine. Le café avait un sale goût ce matin, pire que d’habitude ; son croissant, trop sec, s’émiettait dès qu’on le saisissait. Quant à la confiture, il semblait bien difficile de discerner la moindre saveur de fruit tant on avait mis de saccharose. D’une façon générale, les denrées alimentaires baissaient en qualité alors que les prix suivaient un mouvement d’inclinaison inverse. Les complotistes parlaient d’asservissement économique volontaire créé par les dirigeants. Une autre partie de la population pensait au contraire que le gouvernement faisait tout son possible pour maintenir un niveau de vie correct à ses administrés. Entre ces deux blocs minoritaires se trouvait une masse plus ou moins consciente qu’il y avait une forme de mise au pas de la population, mais qu’il fallait en passer par des mesures coercitives, sans doute temporaires, pour assurer le bien de la population. Prise dans le tourbillon du quotidien et par d’autres considérations matérielles, cette majorité acceptait finalement les réformes successives sans veille sur l’action politique.


Jeff observait le délitement de son croissant et se demandait jusqu’où pouvait aller le mensonge ; le mensonge de la qualité, le mensonge du goût, le mensonge agro-alimentaire. Quelle épaisseur devait-on enlever avant d’atteindre le cœur de la vérité ? Combien de couches de maquillage était-il possible de superposer sur un visage ? Et surtout qui maquillait le visage ?


– Papa, tu n’es pas encore parti ? demanda Joy, sa fille de neuf ans.


Il regarda l’horloge, se frappa la main sur le front, embrassa Joy encore en pyjama, claqua la porte. L’ascenseur n’arrivant pas, il dévala les six étages par l’escalier. Il arriva haletant dans le parking souterrain, ouvrit son box, se précipita dans sa voiture, mais au moment de démarrer, le voyant lui indiqua que le niveau de batterie était faible. Le véhicule avait pourtant chargé toute la nuit, mais le tableau de bord connecté l’informa d’une nouvelle « coupure gouvernementale » durant la nuit. Il réprima un geste de colère en serrant sa mâchoire. Il remonta par l’ascenseur, fila dans le salon pour prendre le badge vert « Mobilité commune ».


– Tu es encore là ! fit remarquer sa femme.

– Alba, tu as vu le badge vert ? lança-t-il, en fouillant les tiroirs.

– La voiture ne démarre pas ?

– Coupure nocturne.

– Je t’ai dit qu’on devrait passer à l’abonnement « Premium + » ! Regarde le bazar que ça crée !

– Je ne me soumettrai pas à leur business, qu’ils aillent se faire foutre !

– Et ce retard au travail, Jeff, combien il va te coûter ?


Il mit enfin la main sur le badge qui lui permettrait de passer les portiques du RER. Il fit un clin d’œil à sa femme qui lui fit remarquer qu’il perdrait encore moins de temps à chercher ses affaires s’il acceptait, comme tout le monde, l’implantation d’une puce RFID. Jeff l’embrassa avec vigueur en la fixant dans les yeux, comme pour dire « cause toujours ».


Devant le portique de la gare, il passa le badge vert : un smiley jaune fluo s’afficha sur un écran et un son guilleret sortit des enceintes du portique. Il venait de récolter un point crédit sur son Pass carbone pour avoir emprunté les transports en commun. Plus il cumulait de points, moins il serait soumis aux contraintes gouvernementales concernant les coupures d’électricité. Il songea que c’était idiot de faire l’apologie de la sobriété énergétique tout en dépensant de l’énergie dans des smileys virtuels et des enceintes connectées. Il se mit à trottiner tout en observant les affiches gouvernementales sur les murs : « Moins vous prendrez votre véhicule, plus vous pourrez le prendre. » Un peu plus loin à l’angle du couloir souterrain, il trébucha en face d’un spot publicitaire qui vantait les mérites de l’abonnement « Premium + » : un couple bronzait sur une île paradisiaque avant de plonger dans des fonds marins multicolores. Ensuite un message rouge apparaissait en fondu : « La liberté possède un prix ». Il remarqua un sticker dissident à moitié arraché collé juste à côté de l’écran : il esquissa un sourire car des autocollants comme celui-ci, il en avait collé beaucoup à une époque. Il se fit bousculer et reprit sa marche vers le quai.


Après une demi-heure de trajet, le train s’arrêta dans une zone industrielle de banlieue. Jeff descendit et longea plusieurs hangars désaffectés ; il s’arrêta devant un grand bâtiment sombre, une sorte de monolithe de marbre noir sur lequel le triptyque républicain était gravé : liberté, égalité, sécurité. Au portique de contrôle, il passa son badge bleu « Employé », sur lequel était inscrit : Ministère du Bâtiment - Numéro 96. Un son strident se manifesta et le message « Jeff Chapelle - retard » s’afficha en rouge. L’écran lui signifia que cela entraînait « une retenue automatique sur son salaire au prorata du taux horaire contractuel ». On lui demanda s’il était d’accord avec la sanction encourue : il n’avait pas d’autre choix que d’appuyer sur « oui » pour pouvoir franchir le portique.

Il passa encore par deux points de contrôle avant d’arriver dans le vestiaire. Une fois équipé de sa tenue professionnelle, il pénétra dans un immense atelier où des ouvriers en combinaison bleue modelaient du plâtre. Il se dirigea vers l’emplacement numéro 96, enfila sa paire de gants et observa un écran qui projetait l’image d’un pilastre dans une vue en perspective. Il plongea ses mains dans un sac de plâtre et en clairsema au-dessus d’un seau rempli d’eau. Il mélangea l’ensemble jusqu’à juger la consistance de la gâchée suffisamment onctueuse. Il saisit le moule en silicone adapté à la commande et répandit le mélange en utilisant une brosse à staff. Il saisit un pinceau pour appliquer la matière plus profondément dans le creux du moule et ainsi chasser l’air restant dans le relief des ornements. Il empoigna ensuite une quantité généreuse de filasse pour la répartir sur toute la longueur du moule. Cette opération effectuée, il se remit à appliquer du plâtre avec sa brosse et remisa la pièce dans un autre local. Dans cette même pièce, il démoula une corniche sèche réalisée au début de la semaine. Il ébavura les excroissances inutiles à l’aide d’un couteau à enduire, puis colla quelques empreintes pré-moulées pour donner davantage de relief à l’ouvrage. Il revint à sa place initiale et c’est alors que Sam – numéro 95 –, ayant remarqué le retard de son collègue, lui adressa la parole :


– Jeff, tu cherches vraiment la merde !

– Non, je cherchais juste à démarrer ma voiture.

– Fais comme tout le monde, prends les abonnements nécessaires. Pourquoi tu t’obstines ?

– Ça te semble logique de payer plus cher pour un service moins performant ? Moi pas !

– C’est le Pass carbone, pardi ! T’as vu l’état des réserves en énergie, chacun doit faire un effort !

– Non ! Seulement le peuple, l’élite est bien au chaud. Elle nous pisse dessus sans même nous faire croire qu’il pleut.

– Arrête avec ça ! Ta résistance ne mènera à rien.

– Mais pourquoi tu insistes autant pour me faire plier, t’es payé pour me convaincre du bien-fondé de la politique actuelle ?

– J’espère que tu n’es pas sérieux quand tu dis ça !

– Et pourquoi pas ? Ce serait un bon moyen de se faire un petit billet, hein Sam ?

– T’es un paranoïaque ! Je t’aime bien, c’est tout. J’aime bien les gars comme toi qui se questionnent, qui n’acceptent pas tout. Quelque part, je t’admire, mais là tu vas trop loin et tu vas finir par perdre ton boulot.

– Moi ce qui me déplaît, c’est les gars comme toi qui admirent les gars comme moi. Pourquoi tu ne viendrais pas me rejoindre dans l’opposition ? Je suis loin d’être seul, nous sommes un réseau solidaire et déterminé.

– Quel genre de réseau ?


Jeff stoppa net son travail et observa son collègue un bref instant. Il se demandait quelles intentions masquait cette question. Il garda le silence et Sam, à son tour, arrêta son travail pour regarder Jeff. La réponse à sa question n’arrivant pas, le numéro 95 haussa les épaules comme pour signifier son indifférence. L’écran de Jeff afficha soudain un immense triangle rouge clignotant : on lui ordonnait de se rendre au premier étage. Il scruta le signal avec inquiétude, puis posa ses outils ; Sam le regarda d’un air empathique et reprit son travail sans autre remarque.


Mis à part de rares situations, les salariés ne montaient jamais aux étages supérieurs. Jeff mit deux bonnes minutes pour traverser l’atelier de production et arriver devant les portes d’un ascenseur. Jeff s’était toujours interrogé sur l’absence d’escalier dans le bâtiment ; il en avait déduit qu’il s’agissait d’un bon moyen de se prémunir d’une éventuelle révolte des ouvriers : s’il venait à l’esprit de ceux-ci d’aller demander des comptes ou de se rebeller, ils ne pouvaient le faire qu’individuellement. Et encore, fallait-il que l’ascenseur soit fonctionnel, car ceux d’en haut en avaient les commandes. Il pénétra donc dans cette étrange cage sombre, très étroite et sans aucune commande.

La montée fut rapide, les portes se rouvrirent sur un long couloir recouvert d’une moquette au ton bleu ciel. À sa droite, un écran affichait une flèche surmontée du message « Chapelle - 96 ». Il longea plusieurs portes en acier, suivant le même message disposé sur le mur à intervalles réguliers. Il finit par arriver devant une porte semblable à toutes les autres, sans doute sa destination…

Il saisit la poignée arrondie et un signal sonore plutôt accueillant accompagna l’ouverture de la porte. Il entra dans une pièce blanche de la taille d’un salon : face à lui, trois personnes assises en rang devant une table. Deux d’entre eux discutaient en chuchotant, le dernier à gauche fixait Jeff sans sourciller. L’homme du centre était cravaté et portait de petites lunettes rondes, il avait un air remarquablement sérieux malgré sa jeunesse. Son voisin plus âgé apparaissait plus replet, ses joues bien fournies masquaient de petits yeux malins. Le troisième, à la gauche de Jeff, inspirait un indescriptible sentiment de malaise : un grand type chauve aux joues creusées, portant ce qui ressemblait à une gabardine vert foncé. Son visage terne – doté d’un menton anguleux – était en partie masqué par un fin collier de barbe grisonnant.


L’homme du centre cessa les murmures avec son voisin pour enfin accueillir le numéro 96 :


– Chapelle, Chapelle, Chapelle… fit-il, tout en glissant son doigt sur une interface tactile. Bien, bien, bien… Hum hum. Ah tiens donc ! Étonnant…


Il y eut un silence interminable durant lequel l’homme du centre se remit à chuchoter avec son voisin, pendant que l’homme de gauche continuait de fixer Jeff, sans la moindre émotion sur son visage. Toujours debout, le numéro 96 chercha quelque chose à accrocher du regard. La pièce était désespérément vide. Aucun tableau, aucune fenêtre, aucune couleur… Rien, exceptée une porte dérobée qui menait on ne sait où et puis, une étrange sensation d’étouffement qui habitait les lieux.


– Chapelle donc… Numéro 96. Bien bien bien…


Le silence reprit un bref instant et le type de gauche baissa doucement la tête ; le type de droite prit alors la parole :


– Cela fait deux ans que vous êtes chez nous, et vous êtes un élément qui pose question. Je vous crois suffisamment intelligent pour deviner les motivations qui sous-tendent cet entretien. À l’étude de votre dossier, on observe des faits troublants qui mettent à mal votre intégrité au sein du Ministère. Monsieur Chapelle, en d’autres termes, on vous soupçonne de ne pas être tout à fait raccord avec la vision gouvernementale.


L’homme stoppa net. Jeff se sentit déstabilisé, car ce n’était pas une question mais une hypothèse qui attendait une réponse.


– Eh bien, sur quels faits vous basez-vous ? déglutit Jeff.

– « Employé discret et observateur, semble éloigné de toute implication réelle pour la finalité de son travail, mange très souvent seul à la pause méridienne, s’insurge parfois contre les nouvelles directives mais se reprend rapidement. »

– Mais concernant mon travail, tout semble bien fait, dit doucement Jeff.

– Peut-être, mais il y a ça : « Pass carbone défaillant, absence d’abonnement "Premium +", vaccinations pas à jour, arrêts-maladies douteux, visite médicale ajournée pour d’obscurs motifs. » Bref, monsieur Chapelle, on se demande si vous servez la cause qui unit les hommes en ces lieux.


Jeff se sentait comme un enfant surpris en train de mettre le doigt dans le pot de confiture. Il se gratta le cou et commença à se dandiner sur place. L’homme du centre esquissa un sourire et demanda à l’homme de droite si une chaise était disponible pour Jeff, puis il prit la parole avec un ton rassurant :


– Jeff, Jeff, Jeff… Vous savez pourquoi vous êtes là ? Nous ne sommes pas réunis pour vous juger, voyons. Je comprends que ce petit rappel des faits, ajouté au contexte de cette pièce, puisse vous déstabiliser. C’est vrai ! dit-il en se tournant vers ses deux camarades, nous nous y prenons parfois mal pour accueillir nos collaborateurs. Il ne faut pas nous en vouloir, nous sommes des bureaucrates et nous sommes parfois éloignés des réalités du terrain. L’idée de cet entretien est avant tout de vous laisser vous exprimer sur votre travail et même sur vos sentiments, il en va de notre collaboration. Alors pourquoi tant de réticence sur… je ne sais pas moi la vaccination, par exemple.


Jeff n’avait plus de doutes sur leur petit manège : le mauvais flic assis à côté du bon flic et le dernier personnage qui a pour rôle qu’on ignore justement son rôle. Un trio qu’il allait devoir mener vers des non-réponses… L’autre alternative étant de cracher sa vision du monde devant ce parterre de costumes administratifs ; chose qu’il ne ferait qu’une fois, avec les conséquences néfastes auxquelles il s’exposerait. Jeff fixa l’assemblée avec courage, expira par la bouche, écarta légèrement les jambes, desserra les poings et croisa les mains au niveau de son abdomen :


– Puisqu’on en est là… Je vous rappelle ma fonction ici : je travaille pour le Ministère du Bâtiment et je fabrique des moules en plâtre qui serviront à décorer certaines façades de bâtiments endommagés. Ces bâtiments doivent être décorés pour des raisons uniquement esthétiques, pour cacher la misère, comme le disait ma grand-mère. Ils sont endommagés à cause des crises énergétiques successives, de la rareté croissante des matériaux et de toutes les pénuries en général. Est-on d’accord sur le constat, messieurs ? demanda Jeff avec un ton ferme.

– Nous n’avons que faire de votre grand-mère, lança l’homme de droite. Le reste est valide.


Toujours sans chaise, Jeff chancela un peu suite à la sécheresse de cette remarque. Il jeta un bref coup d’œil sur l’homme de gauche : même posture, même air neutre depuis le début de l’entretien. L’homme du centre relança l’ouvrier 96 en lui demandant s’il était toujours en accord avec son métier.


– Je m’interroge, c’est vrai, consentit Jeff. Je m’interroge sur les réelles motivations de vouloir embellir du laid, de vouloir faire croire qu’il fait beau alors qu’il pleut. Coupures d’électricité, chauffage par intermittence, eau courante parfois non potable… Mais tout ça ne serait pas si grave puisque les villes sont fleuries avec des plantes en plastique, les routes sont repeintes même si elles ne sont pas réparées, les comédiens d’État arpentent les rues pour vous forcer le sourire. Après tout, les gens sont dans une misère crasse, mais ils sont cachés derrière de belles façades masquant les réalités.

– Et donc ?

– Eh bien, faire partie de ces bâtisseurs d’un rêve de façade m’empêche parfois d’être en accord avec moi-même.

– À la bonne heure ! s’exclama l’homme du centre. Vous êtes un humaniste ! Et nous le sommes aussi, voilà tout… Il s’agit là d’un terrible malentendu. Ne croyez pas que le gouvernement se fiche du sort de ses habitants. Ce sont des solutions provisoires qui permettent à chacun d’avoir un semblant de cadre de vie agréable, le temps de relever le pays.

– Cela fait plus de sept ans que je moule du plâtre. C’est du provisoire qui dure, non ?

– Une économie, ça ne se relève pas du jour au lendemain.

– Je ne crois pas que l’on puisse relever une économie si sa base est faite de mensonges et de corruptions.


L’homme de gauche se releva légèrement, croisa les mains et prit la parole sur un ton très officiel :


– Il était une fois, un monde dont le niveau de conscience montait. Notamment grâce au partage d’informations grandissant, aux moyens de communication permettant de réduire la planète à un grand village. Dans ce monde, on y trouvait de l’abrutissement généralisé engendré par différentes techniques : télévision, jeux vidéos, réseaux sociaux. En parallèle, une propagande bien menée permettait de faire accepter des principes et valeurs inacceptables en temps normal. Corollaire de ce culte de la technique et de cette vision scientiste et rationnelle, la foi religieuse et autres systèmes de croyance ancestraux s’effondrèrent. Économiquement, face à la baisse tendancielle du taux de profit, l’aliénation des individus par le salariat et l’usure dut être recyclée en un revenu universel conditionné à un crédit social. Simultanément, l’explosion de la cellule familiale mena à des monades dépressives et une baisse de l’esprit de solidarité ; un repli sur soi qui engendra les troubles de la santé mentale que nous observons. Conjointement, l’empoisonnement par l’alimentation et les maladies iatrogènes liées aux drogues du système médical menèrent également à un affaiblissement du système immunitaire, puis à sa complète privatisation, via les pilules et les vaccins des grands groupes pharmaceutiques… Ce monde sinistre où tout semble imbriqué, certains voudraient l’abolir car il ne sert que les puissants et rend malheureux la quasi-totalité du peuple. Alors, la upper-class met les bouchées doubles en œuvrant pour des moyens de contrôle de la population. En parallèle, ils lui font accepter sa condition, aussi déplorable soit-elle, en présentant des arguments massues, comme quoi il en irait de la survie de l’espèce humaine et de la planète, que cela serait pire si aucune réforme coercitive n’était mise en place. Mais le narratif extinctiviste ne fonctionne pas encore chez tout le monde ; une partie refuse encore de se soumettre et est prête à rechigner sur son confort par principe, parce qu’ils ont des choses à prouver à eux-mêmes ou aux autres… Ceux-là finiront par plier. Et puis, il demeure une infime minorité, celle de votre espèce.


Il stoppa son discours, se leva et fit quelques pas vers le centre de la pièce. Jeff put alors remarquer que sa grande veste lui descendait jusqu’aux genoux et qu’il portait des bottes en cuir parfaitement cirées. Jeff avait les yeux secs et il déglutit involontairement. L’homme sortit une cigarette, craqua une allumette, tira une grande bouffée et fixa le numéro 96 dans les yeux. Les deux autres restaient muets et semblaient prendre des notes sur un carnet.


– Enfant, aimiez-vous jouer avec le feu ? reprit-il en éteignant son allumette.

– Non, dit timidement Jeff.

– Votre espèce, numéro 96, c’est celle des petits emmerdeurs ; de ceux qui ont repéré les puissants et qui veulent les dénoncer… Je sais ce que vous savez : vous avez beau être discrets vous et votre petit groupe, nous connaissons vos agissements et vos pensées. Et nous savons que vous irez au bout de la lutte. Comprenez-moi bien, vous allez devenir semblable à la matière que vous travaillez tous les jours ici : un matériau liquide et insaisissable qui va finir par rentrer dans un moule pour s’y figer. Observez déjà votre attitude devant nous : ancré au sol comme une colonne de plâtre depuis vingt bonnes minutes… En bref, 96, il s’agit de savoir si vous souhaitez vivre comme une poule chassée ou comme un renard chasseur. Vous devenez un informateur pour le compte du Ministère, ainsi vous nous aiderez à débusquer les résistants, ou bien de notre côté, on s’arrangera pour acter votre mort sociale. Vous avez 30 secondes.


Il se rassit, ouvrit un tiroir, y écrasa sa cigarette et croisa les mains en continuant de fixer Jeff. Ce dernier fit un pas de recul, tenta de ne pas perdre l’équilibre face aux menaces, mais il sentit monter un sanglot. Un vertige le fit à nouveau chanceler, ses mains devinrent froides en même temps qu’il sentait ses tempes bouillonnantes ; il serra ses poings très fort, ce qui eut pour effet de lui faire monter les larmes aux yeux ; il ne savait plus où il en était, quel était le décompte, quelle vie il devait choisir, il songeait à Alba, à sa fille…


– Le temps de réflexion est terminé, lança l’homme du milieu d’une voix presque douce. Alors, avez-vous choisi la voix de la raison ?


Jeff fit non de la tête et tomba à genoux sur le sol, tel un boxeur au tapis n’ayant remisé aucun coup de l’adversaire. L’homme de gauche se leva, murmura un bref instant à l’oreille de l’homme de droite, puis quitta les lieux par la porte dérobée, sans jeter un quelconque regard sur le salarié à terre. Les deux autres griffonnèrent dans leur carnet respectif avant de s’en aller également. Désemparé pendant un long moment, Jeff finit par sécher ses larmes et leva ses yeux sur la pièce vide. La porte par laquelle il était entré émit un signal d’ouverture.

Cependant, la curiosité le poussa dans ses retranchements : il fit le tour de cette pièce étrange qui avait vu son sort se sceller. Il passa derrière le bureau des trois hommes, ouvrit le tiroir de l’homme à la cigarette, il n’y remarqua qu’un mégot dans un cendrier. Il s’approcha de la porte dérobée, songea un instant aux conséquences et se dit qu’il pourrait toujours prétexter un délai supplémentaire de réflexion comme motif de sa visite. Il frappa trois fois… Refrappa. Il observa la poignée ronde qui l’invitait à lever le voile. Il saisit la poignée ; mais sa main sauta dans les airs en même temps qu’il poussa un cri de douleur : un courant électrique venait de parcourir son corps ; il s’adossa au mur pour reprendre ses esprits et calmer son rythme cardiaque. Définitivement vaincu, il quitta les lieux et repassa à travers le couloir austère, avant de prendre l’ascenseur pour redescendre à l’atelier.


– Alors Jeff ?

– Je suis viré.

– Oh les salauds ! Tu pars quand ?

– Je n’en sais rien. Je ne sais même pas si je dois être là…

– Ils t’ont viré, oh les salauds ! Oh, je suis désolé pour toi. Est-ce que je peux faire un truc ?

– Tu peux te taire, s’il te plaît.


Jeff savait qu’il ne devait pas réagir avec brutalité ; quelque part dans l’atelier, des caméras allaient filmer sa réaction et il ne devait en aucun cas alourdir son dossier pour des faits de violence. Il termina sa journée de travail, rassembla soigneusement ses affaires professionnelles estampillées par l’État, puis les rangea dans le vestiaire qui se verrouilla aussitôt en affichant un triangle dans lequel le numéro 96 était rayé. Le vestiaire devait être au courant lui aussi…


Dehors, la lumière des lampadaires mélangée à la brume formait un halo troublant. Jeff franchit les nappes de brouillard successives pour arriver à la gare. Sur le quai, le froid figeait les voyageurs dans une attente spectrale. Jeff remuait pour tenter de se réchauffer, et sans doute aussi pour ne pas laisser son esprit suspendu à la décision qu’il venait de prendre. Les haut-parleurs et l’écran d’informations annoncèrent un retard important sur le prochain train, sans autre forme d’explication. De nombreux usagers hochèrent la tête mécaniquement, certains éructèrent des insultes étouffées dans leur écharpe, d’autres quittèrent le quai dans un élan de colère qui souhaitait être remarqué. Jeff qui connaissait bien tous ces stades de désillusion face aux transports en commun opta pour une longue expiration par la bouche. Ce désagrément lui sembla tout relatif ; il semblait même plutôt content car cela lui laissait le temps d’expliquer ce qu’il allait dire à sa femme en rentrant. Elle savait son mari déterminé sur certains sujets, mais nul doute qu’Alba accueillerait très mal cette nouvelle et qu’elle allait le mettre au pied du mur.


Du haut de cette gare aérienne, on pouvait observer une zone industrielle sinistrée. Une grande esplanade était plongée dans le smog pendant que des néons bleus clignotaient en arythmie dans les bureaux d’une tour. De l’autre côté du quai, une artère laissait entrevoir l’animation chétive d’un quartier autrefois commerçant : l’attention de Jeff se porta sur une épicerie du début de l’avenue qu’il connaissait bien pour s’y arrêter après le travail parfois. Il y avait observé de nombreux linéaires vides, cela faisait plusieurs mois que l’enseigne fonctionnait avec des ruptures de stocks sur des produits alimentaires de base ; il se demandait comment le gérant pouvait encore faire tourner son commerce. Dans cette période d’énième crise systémique, l’État avait sorti tout un arsenal d’aides financières pour les particuliers et les professionnels, moyennant d’être respectueux de certaines obligations citoyennes instituées par ce que l’on nommait la Démocrature. Être docile au protocole de l’ensemble des institutions étatiques vous permettait d’obtenir un revenu universel qui, sans faire de vous un nabab, pouvait vous maintenir la tête au-dessus des eaux boueuses de la crise. La Démocrature était un régime d’exception – mais durable – permettant plus d’autorité envers les peuples face aux « menaces imminentes auxquelles l’humanité allait être confrontée ». Ce régime mis en place depuis l’arrivée du virus de 2019 avait été entériné par les Nations Unies : le bloc majoritaire que formaient ces chefs d’État menait à peu de choses près la même politique économique et démographique sur ses territoires administrés. Dans ce contexte, la politique familiale était devenue un enjeu prégnant : la politique de l’enfant unique était devenue une obligation dans de nombreux pays européens et toutes les allocations liées à la famille avaient été annihilées. En parallèle, la légalisation complète de l’euthanasie avait grandement contribué à « accompagner les plus vieilles personnes » et à encadrer la forte croissance des suicides. Les hôpitaux publics de plus en plus délabrés souffraient du manque de moyens et du manque de personnels au point que, saturés par les patients, notamment les derniers baby-boomers, on agonisait parfois dans les couloirs ou les salles d’attente, quand on ne mourait pas à l’entrée des établissements de santé. Pour parer cet afflux de corps, souvent peu réclamés par les familles, de nombreux Drive-Thru Funerals finirent par voir le jour. Au départ, il fut difficile de faire accepter l’idée qu’on ne puisse dire au revoir à ses proches, sans contact physique et sans prières. Mais les mesures sanitaires prises pour éviter la transmission du virus et de ses variants, ainsi que l’idéologie hygiéniste qui en découla imposèrent bientôt ce nouveau rite funéraire consistant à passer en voiture devant le cercueil ouvert du défunt, une simple plaque de plexiglas comme rempart. Ces drives, emblématiques de l’idéologie contemporaine, avaient été bâtis la plupart du temps à la place des églises réhabilitées pour l’occasion. « Un moyen de transmettre le rite funéraire par-delà les obligations qui nous font face », comme cela avait été dit par les autorités.


Le soir, Jeff fut incapable d’avouer quoi que ce soit. Le dîner fut plus silencieux qu’à l’accoutumée : chacun mastiquait sa nourriture, le nez penché dans son assiette, quasiment aucune parole ne fut prononcée. « De repas à trépas, il n’y a qu’un pas », songea Jeff en observant son plat mal décongelé : un mélange de protéines synthétiques sur lit de fromage analogue. Il eut un rictus discret, vite repéré par Joy qui n’attendait que ce genre de signal pour rompre le malaise. Sa fille se mit à sourire et le père commença à pouffer dans son assiette en hochant la tête. Joy posa sa fourchette et se mit à rire à gorge déployée ; il n’y avait rien de plus drôle que de se marrer sans savoir pourquoi. Jeff et sa fille levèrent les yeux sur Alba, mais maman ne riait pas, elle. Elle demanda quand même ce qu’il y avait de drôle, mais comprit vite qu’il s’agissait d’une sorte de délire sans cause précise. Elle se leva, puis débarrassa ses couverts sans finir son plat. Elle expliqua qu’elle pensait à sa mère qui résidait dans une clinique privée depuis de longues semaines, dans un cas de démence avancée. En tant qu’infirmière, Alba savait que la pauvre dame n’en avait plus pour longtemps.

En tant qu’infirmière, Alba devait également appliquer les lois médicales et notamment le protocole « fin de vie ». Cela consistait à administrer un cocktail de tranquillisants fortement dosé procurant une mort rapide et douce. Avec le temps, Jeff arrivait à deviner si Alba avait appliqué le protocole durant sa journée : elle parlait peu au dîner, semblait irritable ou cynique selon les saisons et s’endormait mal le soir, allant jusqu’à pleurer parfois… Manifestement, il s’agissait d’une journée avec protocole accompli.


Après le repas, Alba s’installa dans le salon. Elle appuya sur un interrupteur situé sur le mur et prononça les mots « ambiance d’automne ». Après un rapide calcul, une programmation constituée d’algorithmes sonore et visuel déclencha un air jazzy composé de notes de saxophone et de contrebasse. Simultanément, le mur blanc du salon afficha l’image d’une grande forêt dont le sol était recouvert de feuilles orangées. Jeff, quant à lui, se réfugia dans son petit bureau, il prit une feuille de papier et traça une ligne en son milieu. D’un côté, il écrivit « possible », de l’autre « impossible ». Puis il noircit la feuille durant plus d’une heure, s’accordant de longs moments de réflexion uniquement interrompu par Joy qui vint lui souhaiter une bonne nuit.

Un spot rouge éclairait sa feuille raturée, pendant que la musique de Sam Cooke diffusait son charme désuet dans la pièce. La lueur sanguine braquée sur ses interrogations, il se mit à dessiner des courbes qui formèrent bientôt d’étranges motifs ; puis se laissa prendre par les courbes et les entrelacs de sa création. Un sentiment de vertige l’envahit peu à peu. L’angoisse montait, il ressentait une fatigue durable, celle qui vient se déposer sur la conscience et qui finit par l’épouser en totalité. Il observa sa feuille, raya le mot « impossible » pour le remplacer par la mention « prêt à mourir pour ». Et puis il finit par tout déchirer avant de se prendre la tête dans les mains. À quoi pouvait servir ce type de résolution écrite ? songea-t-il. Ce genre de contrat avec soi-même devait être gravé dans la chair et dans l’esprit.


Jeff remarqua un changement d’ambiance dans le salon : il entendit que la voix d’un homme de télévision s’était substituée à l’air de jazz. Le présentateur narrait les dernières actualités, les derniers morts des guerres du système, les derniers infectés par cet énième « mystérieux virus », les courbes de croissance pessimistes qui se profilaient… Il pensa que ce monde avait besoin de tout, sauf de statistiques supplémentaires. Dans cette modernité à bout de souffle, il lui semblait qu’on faisait face à un progrès qui ne tenait plus ses promesses et qui ne comblait plus la quête de sens constitutive de chaque individu. Les artifices modernes remplissaient les corps de sensations artificielles et bannissaient la contemplation, anéantissaient la flânerie, dissolvaient toute forme de spiritualité. Soudain, Jeff entendit une information importante : le projet de loi « citoyenneté et sécurité » venait d’être adopté. Il s’agissait de fusionner l’identité civile, numérique et biologique et donc de rendre obligatoire l’implantation d’une puce RFID sous-cutanée. Ainsi toutes les informations essentielles d’un individu se retrouveraient dans son corps et permettraient l’accès à différents services, du plus essentiel au plus futile. Ce qui surprit le plus Jeff, ce n’est pas tant l’annonce – il s’y attendait depuis plusieurs semaines – mais c’est le traitement de cette information par le présentateur : la légèreté avec laquelle il annonçait ce changement essentiel dans la société, la place secondaire que prenait cette annonce dans la hiérarchie du journal télévisé et l’incroyable absence de contradicteurs sur le plateau.


– Chéri ! la loi va passer, entendit-il du bas de l’escalier. Alors, tu vas faire quoi ?


Et aussi, la stupéfiante réaction de sa femme… Pour la première fois depuis leur union, il avait envie de la traiter de connasse. Connasse pour ne pas avoir plus de respect pour ses convictions, connasse pour ne pas avoir voulu débattre sérieusement du sujet, connasse pour ne pas ouvrir les yeux face à ce qui se profilait, et puis tant qu’à faire, connasse parce que le poulet végétal d’hier soir était un peu trop cuit.

Un terrible doute s’installa dans l’esprit de Jeff : effectivement, il allait faire quoi ? Cette loi votée, c’était la fin de l’accès à l’emploi, la fin de la possibilité d’acheter quoi que ce soit, la fin de l’accès aux lieux de loisirs avec sa fille. Il reconsidéra les paroles de son entourage qui lui expliquait l’erreur que représentait le fait de vouloir vivre comme avant, s’obstiner sur les valeurs anciennes. Famille et amis l’avaient même incité à tenter une expérience : se déconnecter complètement d’Internet et aller mener une vie austère dans une petite maison simplement équipée d’une table en chêne et d’une cheminée en pierre. Il trouva la proposition caricaturale et n’en reparla plus jamais.

Jeff sentit une main se poser doucement sur son épaule. Il se tourna vers Alba : elle avait un regard profond et sincère.


– Excuse-moi pour tout à l’heure… Si je t’ai offensé, je sais que c’est important pour toi, mais j’ai parfois du mal à comprendre ton obstination.

– La petite s’est endormie.

– Oui.


Il saisit ses hanches et posa sa tête au creux de son épaule. Alba le serra très fort contre elle. Ils s’embrassèrent tendrement les yeux remplis de larmes retenues. L’une d’elles finit par rouler sur la joue d’Alba. Jeff retint sa chute avec son pouce puis le lécha en la regardant droit dans les yeux, il lécha ensuite la commissure de ses lèvres et finit par en mordre délicatement la chair. Elle souffla de désir et vint frotter sa jambe contre la sienne. Jeff déshabilla son décolleté et plongea son visage au creux de ses seins ; Alba gémit et une violente passion s’empara d’eux. Il dégrafa son soutien-gorge pendant qu’elle arracha sa chemise, puis tous deux se retrouvèrent presque nus. Ils rigolèrent un instant ; l’impression de se retrouver dans la peau des adolescents qu’ils avaient été par le passé. Jeff fit semblant de mettre fin à l’étreinte et recula un peu : il trouvait Alba splendide dans sa petite culotte blanche échancrée, la pointe des seins et ses aréoles brunes fièrement pointées vers lui. Elle le trouva viril avec son visage mal rasé, son torse bombé et tout le courage qui se cachait derrière ce corps. Il se rapprocha doucement et l’étreignit à nouveau, caressant ses fesses rondes d’une main ferme ; elle sauta subitement à son cou et le ceintura avec ses jambes, tel un serpent enroulant sa proie. Jeff fut obligé d’agripper le fessier d’Alba pour garder l’équilibre. Tous deux furent alors saisis d’une terrible sensation de chaleur et Jeff parvint à ouvrir la porte-fenêtre du bureau à l’aide d’une seule main. Les yeux en amande d’Alba se plissèrent de surprise, mais elle se laissa guider, éprise par la détermination de son conjoint à casser les codes. Le brouillard épais avait disparu, de légers nuages clairsemaient le ciel et le clair de lune avait un aspect fantomatique ; la nuit avait presque chassé le froid de la journée. Il posa les fesses d’Alba sur la balustrade du petit balcon : le dos dans le vide, elle jeta un œil vers le sol, six étages plus bas. Jeff la tenait fermement contre lui, les avant-bras plaqués sur ses omoplates, ses mains amarrées à son cou, tel un trésor auquel on est lié. Elle ne saisissait toujours pas bien ses intentions, mais le regard confiant de Jeff lui inspirait un terrible désir. Ils se frottèrent délicatement l’un contre l’autre dans un long gémissement. Il la pénétra doucement et elle se laissa glisser un peu plus sur la balustrade ; il y mit plus de vigueur, elle se relâcha au point de n’être plus maintenue dans le vide que grâce au bras de Jeff. Alors ils s’abandonnèrent complètement l’un à l’autre, pendant des minutes qui parurent une courte éternité, observant parfois l’étrange décor que la lune et les nuages dessinaient en cette nuit magique. Puis, elle le sentit venir et bascula la tête dans le vide en émettant un long râle de jouissance, Jeff la sentit s’abandonner complètement et dut la retenir pour qu’elle ne se laisse tomber dans le vide. Il la plaqua fort contre lui et s’enfonça une dernière fois en elle, tout en bramant vers la lune. Il expira longuement au creux de l’oreille d’Alba avant de doucement relâcher son étreinte.


Troublés par ce qu’il venait de se passer, ils allèrent se coucher avec le besoin de se tenir par la main… Alba s’allongea et colla ses pieds froids sur les mollets de Jeff, puis elle posa sa tête sur son torse. Elle prononça « c’était beau » en le serrant fort, puis s’endormit rapidement. Il l’embrassa sur le front et plongea son nez dans sa chevelure brune. Il essaya de s’endormir aussi vite que sa femme, mais son naturel tourmenté le rattrapa aussitôt. Il repensa à sa journée de travail, à ce qu’il se passerait à l’avenir, à son réseau qui éclaterait peut-être sous les coups de boutoir de la Démocrature, à la tristesse et au désespoir qui en découleraient, à tous les petits arrangements qui avaient lieu pour maintenir le pouvoir en place, à tous les complots qui fomentaient dans le monde, aux sentiments violents et destructeurs que cela engendrerait. Il saisit la main endormie d’Alba et s’attarda sur la face externe de son poignet ; il caressa à regret la puce implantée sous sa peau. Puis, il serra longtemps la mâchoire. Peut-être même toute la nuit.


____________


– Chéri, tu es encore là ? Ne me dis pas que c’est encore le badge ? sourit Alba, de bon matin.

– Non, j’allais partir, balbutia Jeff. Enfin, on m’a accordé d’arriver plus tard aujourd’hui, il y a une visite… Une visite officielle des ateliers du Ministère.

– T’aurais pu te lever plus tard du coup, fit Alba en embrassant sa fille.

– J’ai voulu t’en parler hier soir, mais…

– Oui je vois, rougit légèrement Alba.

– Vous êtes bizarres tous les deux, interrompit Joy.

– Demande à ta mère, s’amusa Jeff.

– Y a quoi maman ? questionna Joy.

– Rien, ton père fait des blagues de grands. Allez finis ton p’tit dèj et papa va t’emmener à l’école, hein ?

– Oh oui, papa, ça fait longtemps ?

– Oui, ça devrait être bon, simula Jeff en regardant l’heure.


Il déposa sa fille à l’école. Puis, rien. Pour la première fois depuis bien longtemps, il n’allait pas se rendre au travail. L’objectif du jour était simple : aller réclamer le revenu universel dans l’attente d’un retour à meilleure fortune. Au préalable, il repassa par l’appartement, prit un café, lut les actualités, notamment sur la loi « citoyenneté et sécurité », contacta des personnes de son réseau pour savoir si certains avaient un plan d’actions ou simplement de bonnes idées. Dans le contenu des messages, il sentait que la tension avait monté d’un cran, comme il l’avait imaginé. L’étau se resserrait : certains en appelaient à la révolution et au grand soir, quand d’autres maintenaient le cap d’une société parallèle dé-numérisée, loin des villes et basée sur l’entraide. On lui demanda son avis, il expliqua qu’il ne pouvait partir sans sa famille et que sa compagne n’était pas dans le combat qu’ils menaient. En même temps, il ne croyait plus au grand soir, aux manifestations réprimées dans le sang. Il craignait que la dissidence soit noyautée et l’opposition contrôlée par des membres de la Démocrature. On lui reprocha comme à beaucoup son absence de radicalité, il trouva cela injuste : durant les dix dernières années, il avait tracté des prospectus devant les écoles, les marchés, dans les rues, dans les boîtes aux lettres : il avait envoyé des lettres aux derniers députés et maires intègres afin de mettre en doute le narratif officiel, il avait participé à des happenings non déclarés, à du collage sauvage d’affiches et de stickers, à des opérations pancartes humaines sur le bord des routes, il avait participé à des réunions publiques, ravitaillé des convois qui bloquaient des routes, effectué des signalements de personnages délétères, affiché des banderoles de soutien sur des ponts d’autoroute, signé des pétitions et participé à des dépôts de plaintes collectifs… Et surtout, il avait parlé, il avait dit sa vérité, contredisant la propagande des médias aux ordres. Malgré tout, rien ne semblait faire redescendre la tension au sein des réseaux de résistants : on en était rendu à se faire des reproches, à s’invectiver, voire à régler ses comptes sur d’anciennes actions menées.


Jeff décida de se rendre dans le box pour prendre son véhicule. Le tableau de bord indiquait cette fois un chargement optimal de la batterie. Une voix lui demanda la destination souhaitée : instinctivement, il nomma son lieu de travail. Après ce qui ressemblait à un rapide calcul, sa voiture lui indiqua qu’il ne pouvait s’y rendre, puisqu’il était licencié. Il eut un geste d’effroi, il prononça de nouveau son lieu de travail comme destination, la réponse fut la même. L’homme à la parka lui avait promis une mort sociale, Jeff ne pensait pas que cela irait aussi vite. Il choisit un parc de la ville comme autre destination, mais l’ordinateur de bord le lui en interdit l’accès : le motif étant que les sorties de la catégorie « loisirs » nécessitaient l’abonnement « Premium + ». Il décida de passer en mode manuel mais l’accès au volant lui fut refusé car aucun « motif impérieux » ne l’exigeait. Il expliqua à la machine qu’il devait se rendre à l’hôpital pour des examens. Le tableau de bord l’invita à entrer l’heure du rendez-vous et le médecin qu’il devait consulter pour faire le lien avec le réseau informatique de l’hôpital. Il retenta le mode manuel en prétextant une urgence (un doigt très entaillé), la machine affirma qu’en cas d’urgence médicale, le mode manuel était proscrit. Il bascula en mode automatique pour le même motif, le véhicule effectua une recherche des établissements médicaux susceptibles de l’accueillir : le message « saturation temporaire » s’afficha. Le véhicule l’invita à se rendre dans la cabine de téléconsultation la plus proche pour un autodiagnostic. Jeff soupira longuement, puis fouilla dans les paramètres du tableau de bord, la machine n’arrêtait pas de répéter « vous ne devriez pas modifier cette donnée ». Tout était verrouillé, il n’avait plus la main sur quoi que ce soit. Il frappa un grand coup sur le tableau de bord : « Vous ne devriez pas modifier cette donnée. » Il sortit brusquement de la voiture et claqua la portière avec hargne : « Vous ne devriez pas… » Il n’avait d’autre choix que de prendre les transports en commun.


Il s’arrêta dans un quartier commerçant de la métropole. À la sortie de la gare, un troquet lui fit du coin de l’œil et il se laissa tenter. Comme il était 11 h 30, il s’accorda la commande d’un porto ; le gérant lui répondit qu’il y avait pénurie sur cet alcool depuis bien longtemps. Un Martini Rosso ? Idem lâcha-t-il, comme surpris lui-même par sa réponse. Une bière ? hasarda-t-il. Oui, ça c’était jouable.

Jeff n’avait pas oublié les raisons de son déplacement. Il devait également réfléchir sur les formes à mettre pour annoncer son licenciement à Alba. Il pouvait peut-être retrouver du travail dans le privé en tant que staffeur-ornemaniste, en essayant de contourner la nouvelle loi dont les contours réglementaires donnaient l’impression d’être flous. Outre l’aspect professionnel, sa vie civile allait être mise à mal de la même façon. À une certaine époque, on pouvait à la rigueur faire des faux, mais désormais tout était numérisé et il devenait presque impossible de passer sous les fourches caudines du système. Dans l’urgence, il devait se rendre dans un pôle d’État pour demander le revenu universel au Ministère des Solidarités et du Partage des richesses.


Jeff termina son verre et déposa quelques pièces sur le comptoir :


– Hepepep ! lança le barman, je ne prends plus l’argent liquide, monsieur.

– Comment ça ?

– Vous devez payer avec le badge « Acquisition ». Vous savez, le jaune.

– Je ne l’ai pas.

– Vous êtes étonnant vous ! On fait comment alors ? Vous me donnez votre slip sale en échange de la consommation ! ironisa le barman.

– Je suis confus, je suis sincèrement désolé, j’ignorais que vous ne preniez plus les espèces.


Le barman récupéra les pièces et les plaça dans un bocal en marmonnant qu’il irait faire solder son compte à la banque d’État. Il mit les poings sur le comptoir, observa Jeff d’un drôle d’air et le laissa filer avec un geste de dénégation.


Jeff consulta une carte numérique dans la rue pour se rendre au pôle d’État le plus proche. Il marcha un demi-kilomètre et put constater la propreté apparente des rues, ainsi que l’absence de mendiants sur les trottoirs. Tous étaient désormais repérés par des patrouilles d’État ou des milices privées puis placés dans d’immenses centres fermés, à l’écart des centres-villes, où on les laissait vaquer à leurs occupations, sans suivi particulier. Des histoires sordides remontaient parfois sur les canaux alternatifs du Web : des scènes de viols, de meurtres et d’autres horreurs filmées à la volée. Au gré de son excursion dans le quartier, Jeff s’amusait à repérer s’il n’était pas l’artisan d’une façade de bâtiment. Il s’arrêta devant l’une d’elles particulièrement bien décorée et sans doute fraîchement installée. Après avoir remarqué quelques détails de moulage, il observa que la porte principale ne disposait pas encore de code d’accès. Ce fait rare piqua sa curiosité et il franchit le seuil du bâtiment. Il pénétra dans un long couloir dont l’entrée colorée laissait deviner un effort esthétique ; mais au fur et à mesure que Jeff avançait, le revêtement mural s’effritait à cause du salpêtre, laissant de vieilles pierres suintantes chuter au sol. En avançant, il faisait de plus en plus sombre et une odeur désagréable d’humidité se dégageait du couloir. Jeff buta sur quelque chose qui faillit le faire tomber :


– C’est pas moi, c’est pas moi, j’ai maison, s’égosilla une vieille dame.

– Je ne vous ai pas fait mal ?

– Pas faire de mal, non, s’il vous plaît. Pas m’emmener à patrouille.

– Mais, je ne vous veux aucun mal.


La dame se mit à hurler, tout en restant assise au sol. Son cri baissait en intensité à mesure que Jeff s’éloignait. Une lumière faiblarde apparaissait au bout du couloir. Il poursuivit sa marche d’un pas prudent et arriva sur une sorte de patio au sol pavé, éclairé par la lueur du jour. Les murs montaient sur huit étages et l’on pouvait observer une présence humaine dans quelques appartements : la majorité fixait un écran, qui en rigolant, qui en s’agitant, qui en restant stoïque… Jeff repensa au discours de l’homme à la gabardine : des monades aliénées aux rapports factices, permettant d’anéantir toute contestation du pouvoir en place. Il poussa la réflexion en considérant que même ceux qui contestaient ne le faisaient que via une virtualisation des rapports sociaux. Cette indignation numérique, cet activisme hors sol, se limitaient souvent à un engagement pour des causes secondaires, tout en attendant un retour sur leur action. Un militantisme à l’humeur où toute une communauté formait un lot de producteurs d’opinions entendus par peu d’auditeurs, puisque ces auditeurs eux-mêmes s’évertuaient à produire des opinions. Ce modèle fabriquant les mêmes identités en série avait engendré l’avènement d’un monde du chagrin pour soi, une hystérie du moi menant la majorité des néo-contestataires à la névrose et à la solitude ; une solitude aussitôt recyclée en un marché qui vendait du réseau et du contact virtuels aux nouveaux isolés. Ces particules se pensant auto-suffisantes – en réalité noyées dans les modes et les courants évanescents – n’avaient pour seul objectif que de se distinguer de la masse, échapper à leur statut de marchandise tout en voulant accéder à la notoriété. Ils voulaient mener des vies légendaires, ils allaient seulement devenir les oubliés et les cocus de l’Histoire.


Soudain, une porte de l’arrière-cour grinça. Un homme courbé aux cheveux grisonnants en sortit ; vêtu d’une vieille robe de chambre mauve et de charentaises trouées, il tenait un sac-poubelle à la main :


– Ça va Daniel ?

– Désolé, je ne m’appelle pas Daniel, répliqua Jeff.

– J’appelle tout le monde Daniel, c’est plus simple.


Jeff allait prendre congé de ce singulier monsieur, mais ce dernier fit une remarque qui lui indiquait que l’homme ne semblait pas avoir perdu toute sa raison :


– Nous sommes dans une époque de massification, n’est-ce pas ? Plus aucune individualité n’est tolérée… Alors pour moi, désormais, tout le monde s’appelle Daniel.

– Intéressant, mais je pense m’en démarquer.

– Pour moi, t’es un Daniel comme les autres, affirma l’homme en reluquant Jeff de bas en haut.

– Vous pouvez arrêter ! C’est agaçant.

– Ce qui est agaçant, c’est ce monde de pleutres.

– Qui vous dit que j’en suis… Je viens de perdre mon emploi, je ne suis pas à jour dans tout un tas de domaines et je ne suis pas implanté.

– C’est un bon point, p’tit gars ! dit-il en posant son sac-poubelle à terre.


Jeff inclina la tête pour observer les poignets de l’homme. Ce dernier se mit à sourire, puis se mit à parler du passé. Il avait connu l’époque où les objets et monuments survivaient aux générations d’hommes, avec des transmissions de biens de père en fils. Puis l’époque où une vie d’homme permettait de voir naître et mourir des objets ; puis l’époque suivante, celle de l’accélération, où l’on jetait sans réparer. Celle où la cavalerie capitaliste avait peu à peu uniformisé toutes les nations sur le même modèle, entérinant l’idéal de l’accumulation matérielle comme accomplissement d’une vie humaine. Il ne suffisait plus seulement de léguer des biens aux nouvelles générations, on se devait de leur transmettre en héritage le droit à l’abondance. C’était le règne des cargos transportant des montagnes de containers allant se répartir dans une armada de caddies : il fallait se masser dans les centres commerciaux et bouffer du symbole pour fortifier son statut social, il fallait s’épuiser à travailler pour consommer à s’épuiser. Les gouvernements avaient bien compris que la croissance assurait la paix sociale. Pourtant, ce qui dominait l’époque relevait de l’angoisse, une angoisse liée à la rareté, au fait d’avoir peur de manquer ou de ne pas assez posséder. Paradoxalement donc, cette société d’abondance vivait dans la frustration. En parallèle, ceux qui s’élevaient contre ce modèle, ceux qui sortaient les griffes face au système, proposaient des alternatives intéressantes, notamment au niveau de l’émission de monnaie, mais le système finissait toujours par recycler les désaveux qui lui faisaient face. À de rares exceptions, les révoltes finissaient par devenir elles-mêmes des marchandises, au point qu’une minorité se rendit compte qu’en contestant la consommation, ils consommaient de la contestation.


– La suite, reprit-il après une pause, vous la connaissez je pense. Nous avons assisté à un essoufflement de la modernité qui n’arrivait plus à combler notre quête de sens. Le pouvoir sent alors une montée de la contestation à travers le monde ; cette opposition ne faiblit pas et on commence à identifier clairement la caste dirigeante à l’origine des malheurs du monde. Le pouvoir cherche à se prémunir de ces révoltes en instituant la grande réinitialisation dans le cadre du forum économique mondial. Le virus prépare les esprits à ce great reset à travers une stratégie du choc largement documentée par la recherche en psychologie. La sidération est mondiale et des lois iniques sont votées en conseil de défense sanitaire. Conjointement, la désinformation et la propagande sont omniprésentes, puis, sans transition, d’obscurs conflits émergent et permettent de justifier des pénuries à travers le monde, provoquant chez nous l’anéantissement de la classe moyenne et la mise au pas des autres citoyens. S’ensuit la promotion du revenu universel, l’essor exponentiel de l’automatisation, l’urgence écologique pour imposer leur mélange de démocratie libérale et de dictature…

– Eh bien, je ne m’attendais pas à… cette conversation. Vous êtes rigoureux dans votre analyse. Il y aurait d’autres choses à dire, mais je dois filer.

– Et moi, je vais jeter ma poubelle. Bonne journée mon garçon. Et surtout, ne laissez pas le courage filer entre vos doigts.


Jeff ressortit de l’immeuble avec un sentiment contrasté qu’il connaissait déjà bien pour avoir cru à des changements inéluctables imminents, sans les avoir vus se concrétiser. Un mélange d’espoirs et de désillusions ; un pessimisme sur le constat menant à un nécessaire optimisme dans l’action. Il reprit sa marche vers le pôle d’État, tout en continuant d’observer les façades en trompe-l’œil et les fresques grotesques qui maquillaient la misère.

Jeff arriva à destination : un bâtiment en marbre blanc sur lequel on retrouvait le triptyque républicain en lettres dorées. Il pénétra dans le hall, une hôtesse androïde plutôt gironde l’accueillit ; dans son abdomen était disposé un écran interactif qui proposait les différents services d’État. Jeff allait sélectionner le service « Revenu universel » mais le robot stoppa sa démarche pour lui demander de scanner sa puce RFID, ceci « permettrait d’assurer une meilleure prise en charge ». Jeff tendit le bras mécaniquement, espérant un quelconque bug de la part de l’androïde. La femme mécanique passa sa main sur le poignet de Jeff et un rayon infrarouge en sortit. L’androïde l’invita à mieux placer son bras : il tourna légèrement le poignet. Une seconde fois, puis une troisième. « C’est long ! » se plaignit une dame qui attendait derrière Jeff. L’androïde finit par lever ses grands yeux synthétiques pour s’adresser à Jeff :


– Votre puce est illisible ou vous n’êtes pas encore pucé, affirma-t-elle avec une voix sensuelle. En l’état, je vous invite à patienter de ce côté, afin de pouvoir traiter votre demande.


Jeff s’exécuta en serrant la mâchoire, sous le regard circonspect de ceux qui attendaient derrière lui. Il s’assit sur un tabouret en bois particulièrement inconfortable. Il releva la tête sur l’endroit qu’il venait de quitter et observa le scan réussi de la dame qu’il précédait, puis les sourires artificiels réciproques entre l’humain et l’androïde. Elle avança fièrement vers le service du Trésor public, sans doute pour obtenir un crédit d’impôts sur sa part d’énergie non consommée ce mois-ci. Il observa la file d’attente qui passait cette sorte de péage sans aucun aléa et repensa à l’affiche du couloir de la gare. La liberté avait bel et bien un prix : le prix de l’asservissement. Face à lui, se trouvait une femme d’une quarantaine d’années, ses cheveux d’or et ses traits fins la rendaient ravissante, même si son teint particulièrement pâle lui donnait un aspect fébrile. Elle avait ceci d’étonnant qu’elle semblait régler une vieille montre à gousset. Elle finit par lever la tête :


– Alors, on n’est pas pucé ?

– J’y songe sérieusement depuis environ trois ans, rigola Jeff. Ce que vous tenez en main, ça semble être un modèle très ancien ?

– 1929. Plus d’un siècle de fonctionnement.

– C’est vous qui l’entretenez ?

– Oui, je suis une inconditionnelle des montres anciennes. Vous connaissez un peu ?

– Non.

– C’est de la dentelle appliquée à la mécanique. Vous devez en prendre soin, assurer leur maintenance, veiller à les remonter régulièrement, leur rendre service pour qu’elles vous rendent service. Et en plus elles vous rappellent que le temps passe. Bref, tout ce que déteste notre époque !

– L’époque, comme vous dites, est suffisamment folle pour se croire capable d’arrêter le temps.


La femme releva la tête et observa un instant le sourire ironique de Jeff. Elle devina une référence au transhumanisme.


– Ceux dont vous parlez ne souhaitent pas arrêter le temps, ils aimeraient stopper le processus de vieillissement. C’est tout à fait différent.

– C’est vrai, mais après tout, peut-on leur en vouloir ? demanda Jeff qui jouait l’avocat du diable.

– Eh bien, ils oublient dans quel cadre va se faire leur immortalité : une éternité dans la violence, la bêtise et l’égoïsme, non merci ! Mais surtout, ils oublient que tout ce qui accède à l’être doit retourner vers le non-être. C’est précisément sa durée plus ou moins déterminée qui fait le sel de la vie. Au point que cette expérience sensible devienne suffisamment belle et tragique pour qu’on soit soulagé qu’il y ait un générique de fin.

– Que voulez-vous dire ?

– Chercher l’absence de fin est un non-sens. Si le bonheur réside dans l’immortalité, il faut alors se réjouir de prendre des coups de poignard à l’infini. Imaginez-vous vivre une attente comme nous allons la vivre dans ce bâtiment, à la différence près que vous êtes éternel.

– Eh bien ?

– Eh bien, c’est la mort éternelle.

– Je ne suis pas sûr de vous saisir…

– Sortis de ce bâtiment, une pulsion de vie soufflera en nous, justement parce que nous avons eu le sentiment de perdre notre temps. Nous souhaiterons alors le rattraper, nous aurons un rappel implicite qu’il faut profiter de la vie, car le temps nous est imparti, car il y a un minuteur qui tourne à rebours.

– Pas faux… D’ailleurs, pour revenir au présent, vous pensez que nous avons longtemps à attendre ?

– Je viens une fois par mois pour ma pension d’invalidité. Et j’ai observé que les rares gens non pucés passent systématiquement à la fin, à moins qu’il y ait plus personne dans la file d’attente.

– Vous avez bien dit « pension d’invalidité » ?

– Une vieille histoire, lança-t-elle en montrant deux béquilles posées à terre. Les séquelles de la révolte de 2026.

– Oh, je vois. J’y ai participé. C’était… tellement violent.

– Quand on tire sur la foule à balles réelles, je n’appelle plus ça de la violence, j’appelle ça de la barbarie.


Jeff imagina les rêves envolés de cette femme depuis le jour du drame. Les cauchemars qui devaient peupler ses nuits, la peur présente quand elle se retrouvait dans un espace public, les bains de foule et puis les hommes qui devaient l’observer en se demandant pourquoi ce visage d’ange disposait d’un corps défaillant.

Soudain, l’androïde se planta devant elle pour lui adresser la parole :


– Il n’y a plus d’usagers en attente, vous pouvez venir et choisir votre service d’État.

– Bon, je vous souhaite une bonne journée, lança-t-elle.

– Merci également, fit Jeff qui commençait à se baisser pour l’aider à saisir ses béquilles.


Elle refusa l’aide proposée et se pencha avec une remarquable souplesse pour les ramasser et les poser contre le mur. Puis, elle se leva de sa chaise grâce à une formidable impulsion de ses bras pourtant si frêles et vint saisir les béquilles remisées. Elle suivit le robot qui devait se trouver à sa place pour la suite des opérations. L’androïde lui demanda la présentation de la puce RFID à trois reprises, cela devait faire partie des paramètres de l’algorithme et elle ne s’en offusqua pas. Le robot finit par lever ses yeux et sortit le même laïus auquel Jeff avait eu droit. Puis ses yeux se positionnèrent sur la file d’attente vide. Alors seulement, la femme fut autorisée à sélectionner le service idoine sur l’écran. Elle mit ses deux béquilles du même côté dans un mouvement bien rodé, ce qui lui permit de libérer ses mains. Soudain une personne pénétra dans le hall. Le détecteur de présence situé à l’entrée envoya un signal à l’androïde qui verrouilla l’écran, stoppa la démarche de la femme, afin d’accueillir et de scanner le nouvel arrivant. Elle recula un peu pour laisser passer le monsieur qui était « en règle ». La demande de ce dernier allait prendre du temps car il s’agissait d’un rendez-vous particulier dans un service d’État abscons : l’androïde devait en passer par des paramètres peu usités. L’affaire semblait mal engagée car le type commençait à s’énerver et un nouveau groupe de personnes venaient de pénétrer dans le bâtiment. Le type finit par partir, mais le robot devait accueillir les nouveaux usagers qui passaient devant la femme en béquilles, sans égard particulier. Finalement, une file d’attente se reconstitua et elle revint s’asseoir au même endroit. Jeff secoua la tête et serra la mâchoire, il avait envie de défoncer le robot avec les béquilles. Et puis, une fois bien lancé, l’ensemble de la file d’attente.


– Drôle de monde, n’est-ce pas ? lança-t-elle. Le plus malheureux, c’est que je m’y suis habituée. C’est d’ailleurs le grand drame de l’humain : on finit par s’habituer à tout.

– Comment pourrais-je vous aider ? demanda Jeff, avec une certaine retenue.

– Je m’en sors, ne vous inquiétez pas. Je n’ai juste pas le choix pour l’instant. Les choses changeront, j’en suis certaine. Mais, vous au fait, pourquoi êtes-vous là ?

– Pour réclamer le revenu universel.

– Réclamer le rev…


Elle se mit à pouffer de rire, Jeff se redressa subitement de son tabouret et manqua de basculer en arrière. Cela la fit encore plus rigoler et elle mit du temps à reprendre son sérieux. Piqué dans son orgueil, il attendit patiemment avant d’intervenir :


– Donc ? Qu’y a-t-il de drôle ?

– Vous n’y arriverez jamais sans puce, voyons.

– Vu l’urgence de la situation, je n’ai que ça à tenter.

– Mais enfin, j’imagine que vous êtes dans les réseaux dissidents… Dans votre situation, la nouvelle loi ne vous autorisera pas à obtenir le R.U.

– Les décrets d’application ne sont pas encore passés.

– Vous n’êtes pas à la page ! L’usage des décrets a été révoqué pour cette loi. Ils ont estimé qu’il s’agissait d’une entrave législative face aux urgences et aux menaces actuelles. Cette loi est appliquée de facto une fois votée par la Démocrature… Vous perdez votre temps ici.

– Mais vous ?

– C’est différent, mon droit à la pension d’invalidité découle d’une décision juridique que j’ai menée durant trois ans. Mais, comme tout le monde, je suis soumise à leurs désidérata. S’ils veulent que ça s’arrête, ça s’arrêtera.


Jeff se sentit confus. Il se leva, observa la file d’attente et l’androïde. Il croisa les bras, inclina la tête vers le sol et eut un souffle de dépit. Il se dirigea vers sa voisine pour la saluer. Ses yeux s’arrêtèrent un instant sur les béquilles :


– Vous savez, il existe des technologies plus performantes que ça pour votre mobilité. L’exosquelette de « Boston dynamics », ça vous parle ?

– Amusant, répondit-elle. C’est justement à cause de cette société que je ne peux plus marcher… Leur robot militaire a fait de « l’excellent travail » en 2026.


Elle s’amusa de voir à nouveau le visage contrarié de Jeff. D’un geste lent, elle vint saisir sa main. Il en fut surpris, mais se laissa faire. De ses doigts fins, elle dessina délicatement des ronds sur son poignet, tout en le regardant avec ses grands yeux bleus. Son geste ne dura pas longtemps et elle laissa retomber sa main, comme réconfortée par ce qu’elle venait d’effectuer.


– Il vous arrive de regretter vos choix ? demanda Jeff.

– Jamais ! lança-t-elle, dans un étrange mélange de fureur et de douceur.

– Bon courage, camarade.

– Toi aussi !


Elle baissa la tête et ouvrit légèrement la bouche. Jeff avait l’impression qu’elle hurlait en silence, qu’elle exprimait une rage sourde ne devant pas être remarquée. Un cri, sans le son.


____________



Quand il rentra chez lui, Jeff trouva sa femme et sa fille en pleurs. Il allait commencer à s’expliquer sur ses choix, imaginant que la perversité de son ancien employeur avait été poussée jusqu’à avertir sa famille de son licenciement. Sa femme se jeta en pleurs à son cou :


– Ma mère vient de mourir.


Elle s’écroula par terre. Il accompagna sa chute. Joy vint les rejoindre pour les enlacer tous les deux. Il n’y eut pas de repas ce soir-là, pas de paroles, juste du vide. Alba consola sa fille jusqu’à ce qu’elle finisse par s’endormir, la main serrée dans celle de sa mère. Elle se dirigea dans la chambre pour rejoindre son homme qui attendait que ses yeux se ferment. La peur disparaissait peu à peu de l’esprit de Jeff, ou bien elle augmentait à un degré tel qu’il ne la ressentait plus. Ils se serrèrent l’un contre l’autre pour s’endormir. Quand il sentit le corps d’Alba totalement relâché, il quitta discrètement le lit… Mais :


– Tu vas où ?

– Oh, je pensais que…

– Non, je n’arrive pas à dormir.

– C’est ridicule.

– Qu’est-ce qui est ridicule ? Tu allais où ?

– Écouter un disque de Sarah Vaughan…

– Je peux venir avec toi ?


Il saisit sa main et l’emmena dans le petit bureau. Jeff ouvrit un petit meuble qu’il gardait fermé à clef et en sortit une pochette de vinyle très ancienne. Alba sourit avec mélancolie en observant le vieil objet et les multiples précautions qu’il prenait pour sortir le disque. Jeff le posa sur sa platine et le tourne-disque entama sa ronde. Ils s’assirent par terre, face à face et laissèrent le son occuper l’espace de la pièce.


– Tu n’as rien à me dire ? lança Alba.

– Si, acquiesça Jeff, presque soulagé. Mais, je ne pense pas que ce soit le moment.

– « Pass carbone défaillant, vaccination ajournée, refus de solutions amiables » et je ne sais plus quels autres motifs… J’ai reçu le message venant du Ministère cet après-midi…

– Je suis désolé.

– Ce doit être la pire journée de ma vie…


Il la prit par l’épaule, mais elle repoussa sa main d’un geste sec. Jeff lui expliqua qu’il lui aurait tout dit ce soir, mais que vu les circonstances… Et puis, au détour de la conversation, elle lui avoua à sa grande surprise qu’elle-même avait songé à démissionner. La faute au protocole. La faute au fait qu’elle avait tué elle-même plusieurs mamies, plusieurs mamans, brisé plusieurs cœurs de petits-enfants. Elle ne trouvait plus de sens à son travail, elle n’arrivait plus à se regarder dans la glace, elle ne trouvait plus le sommeil, elle priait parfois pour l’ensemble des gens qu’elle avait euthanasiés, elle voulait se confesser, elle se trouvait laide. La plus laide des personnes parce qu’elle appliquait docilement le protocole. Elle lui reparla de l’expérience de Milgram que Jeff lui avait fait découvrir et qui l’avait profondément marquée en tant que soignante. Et puis, tout s’emballa dans son esprit et elle cita d’autres expérimentations qu’il avait évoquées, du conditionnement de l’esprit par MK-Ultra aux tortures et sévices de Guantánamo, en passant par les horreurs de l’Unité 731, « les outils de propagande théorisés par Bernays », les zones d’ombres et mensonges de l’Histoire des États-Unis, les intentions obscures des programmes de géo-ingénierie HAARP, les technologies holographiques telles que Blue Beam, ou encore les manifestations surnaturelles créées par des moyens électroniques…


Jeff avait les yeux éberlués et ordonna à Alba de se taire :


– Mais pourquoi tu as retenu tout ça ? lui demanda-t-il, sur le ton du reproche.

– Si tu as raison sur le passé, tu dois avoir raison sur le futur.

– Qui te dit que j’ai raison sur tout ça.

- C’est faux alors ? s’énerva-t-elle.

– Chérie, ta mère vient de mourir, tu es fatiguée. Tu devrais…

– Alors, tu serais prêt à sacrifier ta vie pour quelque chose de faux ? Avoue que ça n’a aucun sens ! Allons au fond des choses alors et dis-moi pourquoi tu refuses de te faire implanter ?


Jeff se sentit au pied du mur et se lança dans une explication la plus précise et la plus brève possible. Il expliqua que les technocrates, ayant atteint différents objectifs secondaires, étaient désormais occupés à résoudre le problème de la mort biologique. Étonnamment, il pouvait les comprendre : pouvait-on imaginer défi scientifique plus excitant que de duper la mort ? Qu’y avait-il de plus enivrant que de faire évoluer sa propre espèce par la technologie ? Et pouvait-on imaginer marché plus juteux que la jeunesse éternelle ? Cela passait par la création d’une humanité bourrée d’excroissances, de virus intelligents et de prothèses high-tech. L’idée de « l’homme nouveau » que l’on vénérait dans certaines idéologies passées allait renaître. Mais là où la philosophie s’était enlisée, là où le politique s’était fourvoyé, la technologie allait réussir. Mais, ce pari sur l’immortalité allait être réservé à une élite bien identifiée. En parallèle, le reste de la population, le cheptel, serait lui subtilement asservi et corrigé de toutes parts, rectifié à coup de circuits imprimés, remanié par de l’idéologie et finalement converti pour anéantir toute remise en question de l’ordre en place. Et puisque les lois ne peuvent se transmettre biologiquement, parce qu’une philosophie de vie ne s’hérite pas via l’ADN, il faudrait alors greffer à chaque nouveau-né un implant au cerveau afin de lui pré-programmer les règles de bonne conduite sociale. Et l’on pourrait se réjouir que l’implant soit réglable en fonction de l’évolution des mœurs de ladite société. Jeff affirma qu’un laboratoire de recherche était tout proche d’avoir réussi le contrôle de la pensée et des décisions sur un cobaye. En surveillant les pensées et les rêves des individus, en anéantissant leur intimité et leur vie privée, en les jugeant pour des actes encore non commis, l’élite perverse qui se trouvait au pouvoir allait réaliser le rêve ultime.

Alba l’interrompit pour faire remarquer que les progrès scientifiques ne cessaient de se heurter à la philosophie et la morale. Il s’agissait là d’un vieux débat et que rien n’était gagné pour ces soi-disant technocrates.


– Ce combat est joué d’avance puisque si une technologie existe, ils la mettront en application avec subtilité et le droit ne pourra pas poser tous ses garde-fous. Plus leur désir augmente, plus la sagesse recule…

– La technologie n’est pas intrinsèquement mauvaise, reprit Alba. Tout dépend de qui la possède et de ses intentions.

– C’est bien là qu’on touche au pire : notre époque est malsaine et totalement déstructurée, mais elle ne semble plus assez lucide pour en faire le constat.

– Chéri, je suis épuisée. Arrête le disque et allons nous coucher.

– Bien parlé.


Dans le lit, Jeff fut encore le dernier à s’endormir… Il ne se remettait pas de tout ce qu’Alba lui avait confié. Il était très fier d’elle en même temps.


____________



– J’ai fait le tri dans mes rêves…


Jeff arrêta de faire la vaisselle et leva la tête de son évier. Cette phrase annonçait un choix important et il savait Alba de plus en plus conquise à sa vision alternative du monde. Ce qui ne le rassurait pas, c’était la bouteille d’eau-de-vie et le petit verre qu’elle venait de poser sur la table de la cuisine, ainsi que cet étrange sourire qu’elle arborait. Jeff s’essuya les mains et s’approcha d’elle : ses yeux vitreux renvoyaient une piètre image et elle éprouvait des difficultés à stabiliser son regard.

Elle bouscula légèrement Jeff, ouvrit un tiroir de la cuisine et saisit le plus grand couteau qui s’y trouvait. Il la savait fragile depuis la mort de sa mère et il se précipita aussitôt sur elle ; mais, à sa grande stupéfaction, elle planta la lame dans sa direction. Il recula tout en lui ordonnant de poser le couteau, de reprendre ses esprits et d’entamer un dialogue. Elle ne disait rien et orienta la lame vers les veines de son poignet, en fixant Jeff dans les yeux. Son sourire hagard retomba et elle fit pivoter sa main, de telle sorte que la paume se trouve face contre sol. Puis, elle planta la pointe d’acier dans l’épiderme.


– Alba, tu n’as rien à prouver. Ni à moi, ni à toi-même.

– Va te faire foutre, chéri. Tu sais bien que je ne fais jamais les choses à moitié, assura-t-elle en serrant les dents.


Alba fit entrer la lame dans sa chair. Elle découpa le contour de la puce RFID dans un gémissement contenu, tout en laissant rouler des larmes sur son visage. Jeff fonça vers la salle de bain pour chercher de quoi désinfecter. Il revint au moment où elle arrachait la puce dans un cri de douleur qui lui parut atroce. Il se jeta sur elle, la plaqua au sol un instant, puis l’installa sur une chaise. Complètement saoule et légèrement dans les vapes, elle se mit à rire malgré la souffrance. Il voulut mettre des compresses stériles sur sa plaie, mais elle s’esclaffa en lui assurant que c’était elle l’infirmière, qu’elle allait se débrouiller seule et que de toute façon, il fallait d’abord désinfecter. Elle saisit rapidement l’eau-de-vie et en versa sur sa blessure. Elle hurla de nouveau et Jeff la gifla sans retenue. Elle manqua de chuter de sa chaise ; il la rattrapa en s’excusant de son geste ; Alba lui saisit alors le cou et lui mordit le lobe de l’oreille jusqu’au sang. Il cria et lui jeta les compresses à la gueule :


– T’es complètement givrée ! Démerde-toi.

– Où tu m’emmènes maintenant ? lui demanda-t-elle, avec des yeux étourdis.

– Je ne t’ai pas demandé de faire ça ! Jamais !

– Ça devrait te rassurer, justement.

– Pfff… Comment tu te sens ?

– Une sorte de deuxième accouchement, affirma-t-elle en bandant sa plaie.


Joy apparut au bout du couloir. Jeff la stoppa et la raccompagna dans sa chambre sans qu’elle puisse voir la scène que venait de faire sa mère. Il prétexta que maman était très triste pour mamie, mais que tout cela finirait par passer. Il la rassura avant de border son lit, comme lorsqu’elle était petite.


– Vous êtes compliqués, dit Joy. Un coup vous rigolez, un coup vous vous fâchez.

– Les adultes sont compliqués parfois.

– Tu ne vas pas te séparer de maman ?

– Non, s’étonna Jeff. Pourquoi tu dis ça ?

– Elle n’arrête pas de pleurer.

– Tu sais, parfois les parents pleurent ou se fâchent, mais ils ne se séparent pas. Ou s’ils se séparent, c’est pour mieux se retrouver. Tiens, regarde ton Lapinou par exemple ?

– Quoi Lapinou ?

– C’était ta peluche préférée, non ?

– Oui.

– Eh bien, tu l’avais mise de côté pendant très longtemps et un peu oubliée. Pour autant, tu ne t’en es jamais séparée.

– Papa, tu sais, je ne suis plus une petite fille, j’ai neuf ans maintenant.

– Ah… Oui. Mais enfin la dernière fois, tu étais contente de l’avoir retrouvée quand même.

– Oui oui, papa. J’étais contente…

– Tu vois.

– Dis-moi, vous allez mourir toi et maman ?

– Mais enfin, pourquoi tu me demandes ça ?

– Je n’aime pas quand vous vous fâchez, dit-elle dans un sanglot. J’ai l’impression que ça va vous tuer.

– Non, chérie, aucun de nous ne va disparaître…

– Comment tu peux être sûr ?

– Eh bien, on ne peut pas mourir… Puisqu’on est pleins d’avenir.


Jeff rabattit la couverture sur sa fille. Joy serra son père fort dans ses bras, avec un air profondément apaisé. Jeff le semblait encore plus.


Dans la cuisine, Alba reprenait peu à peu ses esprits, en même temps que la douleur se faisait plus vive.


– Je suis désolée.

– Tu vas payer le prix de la liberté, affirma Jeff d’un ton préoccupé.

– Oui…

– Alba, j’espère vraiment que demain matin tu n’auras aucun regret. Car, désormais, nous allons devoir tout quitter.


____________


Durant les semaines qui suivirent, ils vécurent de leur solde épargne puis grâce à l’héritage de la mère d’Alba. Pendant ce temps, les lois de la Démocrature se durcirent jusqu’à rendre impossible l’achat de denrées de première nécessité sans puçage. Un mois plus tard, la loi s’étendit aux enfants pour leur scolarité. Jeff et Alba retirèrent Joy de l’école pour pratiquer l’instruction en famille.


La situation économique des ménages se dégradait d’une façon générale, mais ils vécurent plus chichement que la majorité de la population. Les dirigeants choisirent cette période délicate pour sortir un arsenal législatif permettant de maintenir la tête hors de l’eau les ménages en difficulté. Ainsi naquit la loi « citoyenneté participative » qui, pour pallier la saturation des hôpitaux, invitait les foyers à adopter de vieilles personnes en échange d’une allocation mensuelle. Dans un autre registre, la loi « démographie écologique », qui avait déjà entériné la politique de l’enfant unique, vint ajouter une prime d’État pour chaque opération de vasectomie ou de ligature des trompes. Les médias aux ordres parlaient d’une période difficile dont on allait finir par voir le bout, si chacun prenait ses responsabilités. Les journalistes inventèrent des concepts tels que le « malthusianisme salvateur » et faisaient référence à un « extinctionnisme raisonné » comme un mal nécessaire.


Jeff fit un rêve étrange, il ignorait l’interprétation qu’il devait en donner. Un vent poussiéreux balayait la place dans une cité d’ombres où le temps semblait s’être arrêté. Un garçonnet apparut sur le trottoir ; il jouait aux billes tout seul. Jeff lui demanda s’il y avait du monde dans ce village ? L’enfant répondit que tous les habitants se dirigeaient vers la gare puis il détala avec une vitesse folle. Il prit la même direction que le gosse, déambula le long de murs silencieux constatant que le village entier avait déserté. Il s’aventura dans des ruelles en pierres, jusqu’à trouver la gare. Là, plusieurs petits groupes s’affairaient sur les quais, ils avaient une allure modeste avec leurs vieilles valises et leurs pardessus flétris. Jeff interrogea un homme qui scrutait le ciel d’un air inquisiteur ; il demanda quelle pouvait être la destination de toute cette foule anxieuse : quelque chose était apparu dans le ciel. Comme un nuage, mais vivant. On disait qu’il s’agissait de Dieu. Ou du diable. Alors dans le doute, tout le monde partait. Jeff se réveilla au moment de lever les yeux au ciel.


– Partons… Allons vivre loin de cette cité d’ombres.


Fuir cette cité d’ombres et son panorama d’intranquillité, précisa Alba. Échapper à son cri permanent. S’extraire de cet urbanisme standardisé, de ce désert peuplé de solitudes ; des solitudes scannées comme des plaques d’immatriculation à tous les coins de rues. Cette cité d’ombres d’où s’échappent des désirs artificiels qui paralysent la pensée, pour mieux contrôler les comportements des âmes perdues ; des âmes perdues tentées par l’immortalité, s’accrochant à l’existence avec cette naïveté de chien fidèle, ne comprenant pas qu’elles travaillent à l’extinction de leur propre espèce. Alors dans cette période étrange où le monde entier attend la catastrophe, pendant qu’il n’a jamais été simple de devenir fou, pendant que tout le monde se vautre dans une soumission libre et éclairée…


– Tu veux dire… Pendant qu’il est trop tard, souffla Jeff.

– Oui ! lâcha-t-elle, soulagée. Oui, pendant qu’il est trop tard !

– Mais, où irons-nous ?


Elle prit soudainement un air plus serein et se mit à sourire comme une gamine souhaitant impressionner. Elle fouilla dans la poche arrière de son jean et posa un trousseau de clefs sur la table de la cuisine ; puis elle glissa sa main dans l’autre poche arrière pour en sortir la lettre d’un cabinet notarial. Elle lui avait parlé d’héritage et avait vaguement évoqué une maison familiale située dans un endroit reculé de la Provence.

Elle observa Jeff dans un subtil mélange de malice et de supplication. Il fixa la clef un long moment, puis eut un sourire discret qui se fit de plus en plus large. Elle alla en direction de la fenêtre et l’ouvrit en grand, laissant un air frais tonifiant entrer dans la pièce.


– Nous irons vers la vie, murmura-t-elle en direction du ciel.


Jeff s’approcha à son tour, il vint se placer derrière Alba qui prit une grande inspiration. Il caressa longuement le ventre de sa femme. C’était une nuit qui sentait la liberté et les miracles, une nuit remède avec toutes ses étoiles.



 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Asrya   
6/1/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
La nouvelle est longue, il y a donc un certain nombre de petites coquilles, cela va de soit, et j’ai dû en oublier. J’imagine que dans tous les cas, les corrections nécessaires seront effectuées par les correcteurs si le texte est accepté ; dans le cas où ce ne soit pas le cas, je vous ai listé ce que j’ai trouvé.

« Hormis de rares, les salariés ne montaient jamais aux étages supérieurs. » –> petite coquille
« ainsi que l’idéologie hygiéniste qui en découla imposèrent bientôt ce nouveau rite funéraire » –> j’aurais mis une virgule après découla
« Ces drive, emblématique de l’idéologie contemporaine avaient été bâti la plupart » –> ils manquent des « s »

« En tant qu’infirmière, Alba savait que la pauvre dame n’en avait plus pour longtemps.
En tant qu’infirmière, Alba devait également appliquer les lois médicales et notamment le protocole » –> je trouve la répétition « en tant qu’infirmière » pas très heureuse
« une programmation constituée d’algorithmes sonore et visuel déclencha » –> coquilles (sonores et visuels)
« - Non, j’allais parti, balbutia Jeff. » –> coquille (partir)
« - Vous êtes bizarre tous les deux, » –> coquille (bizarres)
« contacta des personnes de son réseau pour savoir certains avaient un plan d’actions » –> coquille (si certains)
«  il avait tracter des prospectus » –> coquille (tracté)
«  il avait participer à des happenings » –> coquille (participé)
« signé des pétitions et participer à des dépôts de plaintes » –> coquille (participé)
« mais l’ordinateur de bord le lui en interdit l’accès » –> je trouve qu’il y a une maladresse dans l’expression ; mais l’ordinateur de bord lui interdit l’accès, mais l’ordinateur de bord le lui interdit, mais l’ordinateur de bord en interdit l’accès
« les sorties de la catégorie « loisirs » nécessitait l’abonnement « Premium + » »-→ coquille (nécessitaient)
« Après avoir remarquer quelques détails » –> coquille (remarqué)
«  il observa que la porte principal ne disposait » –> coquille (principale)
« la majorité fixait un écran, qui en rigolant, qui en s’agitant, qui en restant stoïque » –> la syntaxe de cette phrase m’a perturbé, il y aurait raison à la retravailler à mon avis
« pas à jour dans tous un tas de domaines » –> coquille (tout)
« En parallèle, ceux qui s’élevait contre ce modèle » –> coquille (s’élevaient)
«  Il souhaiterons alors le rattraper, nous aurons »-→ coquille (nous souhaiterons?)
« accueillir les nouveaux usagers qui passait devant la femme » –> coquille (passaient)
« Et puis, une fois bien lancée, l’ensemble »-→ coquille (lancé)

« Soudain une personne pénétra dans le hall. Le détecteur de présence situé à l’entrée envoya un signal à l’androïde qui verrouilla l’écran, stoppa la démarche de la femme, afin d’accueillir et de scanner le nouvel arrivant. Elle recula un peu pour laisser passer le monsieur qui était « en règle ». La demande de ce dernier allait prendre du temps car il s’agissait d’un rendez-vous particulier dans un service d’État abscons : l’androïde devait en passer par des paramètres peu usités. L’affaire semblait mal engagée car le type commençait à s’énerver et un nouveau groupe de personnes venaient de pénétrer dans le bâtiment. Le type finit par partir, mais le robot devait accueillir les nouveaux usagers qui passait devant la femme en béquilles, sans égard particulier. Finalement, une file d’attente se reconstitua et elle revint s’asseoir au même endroit. Jeff secoua la tête et serra la mâchoire, il avait envie de défoncer le robot avec les béquilles. Et puis, une fois bien lancée, l’ensemble de la file d’attente. » –> je conçois l’idée qui se cache derrière ce passage mais j’ai trouvé à la lecture qu’il n’était pas fluide et cassait le rythme installé. Trop long sans doute, il y aurait matière à raccourcir pour donner plus d’impact.

«  c’est que je m’y suis habitué. »-→ coquille (habituée)
« - Donc ? Qu’y a-t-il de drôle ? » –> j’aurais supprimé ce « donc » qui n’apporte pas grand-chose
« je n’ai que ça a tenter. » –> coquille (à tenter)
«  Non, je n’arrive pas à dormir.
- C’est ridicule.
- Qu’est-ce qui est ridicule ? Tu allais où ? » –> j’ai du mal à saisir ce « c’est ridicule » dit par le mari. Cela ne me paraît pas spontané, je ne le vois pas dire cela à cet instant. Dans le contexte, cela voudrait dire, c’est ridicule de ne pas réussir à dormir ? Etrange… ou maladroit. J’ai tiqué.
«  La faute au fait qu’elle avait tuée elle-même »-→ coquille  (tué)
« elle cita d’autres expérimentations qu’il avait évoqué » –> coquilles (évoquées)
« Il se jeta sur elle, la plaqua au sol un instant, » –> pourquoi la plaque-t-il au sol ? C’est étrange comme image à cet instant.
« Pour autant, tu ne t’en ai jamais séparée. » –> coquille (aies)
« Durant les semaines qui suivirent, ils vécurent de leur solde épargne puis grâce à l’héritage de la mère d’Alba » –> cette phrase est un peu bancale, il manquerait peut-être une virgule, ou alors d’être remaniée.
« . Jeff et Alba retirèrent Joy de l’école pour pratiquer l’instruction en famille. » –> étonnant qu’un gouvernement qui souhaite tout contrôler demande à ce que les enfants soient retirer de l’institution la mieux placée pour l’asservissement. Si l’on prend le pendant avec l’époque actuelle, l’instruction en famille est déjà soumise à des normes exceptionnelles et tout le monde ne peut pas y prétendre. Je pense qu’il y a un non sens dans l’idée proposée. Au contraire, les enfants des parents non pucés devraient être retirés à leur famille et placés dans des familles dociles, dans le type de démocrature que vous proposez.
« répondit que tous les habitants se dirigeait vers la gare » –> coquille (se dirigeaient)
« il demanda quelle pouvait être la destination de tout cette foule anxieuse » –> coquille (toute)
« Cette cité d’ombres d’où s’échappe des désirs artificiels » –> coquille (s’échappent)
« ne comprenant pas qu’elle travaille à l’extinction de sa propre espèce. Alors dans cette période étrange où le monde entier attend la catastrophe, pendant qu’il n’a jamais été simple de devenir fou, pendant que tout le monde se vautre dans une soumission libre et éclairée... » –> un problème dans la structure de la juxtaposition entre les phrases. Il y a une maladresse quelque part qui me fait à nouveau suspendre la lecture. Il y aurait sûrement besoin de retravailler ce passage.

Bien, passons à présent au contenu, l’histoire, le style, mes remarques à ces sujets.

Tout d’abord l’histoire.
On est à cheval entre une dystopie et une réalité futuriste inquiétante ; un classique de la SF mais qui fonctionne toujours car elle met nécessairement le lecteur en face de certains « problèmes » de la société actuelle.
J’ai beaucoup aimé l’implantation de l’histoire, le concept, j’ai trouvé que c’était bien amené, qu’on s’immergeait assez facilement dans l’univers, que cela donnait envie, vraiment, de poursuivre la lecture. Sans en faire trop, on entre dans l’asservissement technologique omniprésent de la société que vous peignez, le tout contrôle et l’exclusion de ceux qui s’y refusent. On ne peut pas réellement être amenés à penser que ce type de société ne voit jamais le jour à la vue des récents événements mondiaux, c’est là que le propos est plutôt juste. On est pas tellement dans la surenchère, on est dans quelque chose qui se tient, qui désarçonne, mais qui n’est complètement farfelu.
J’ai trouvé le passage avec la femme aux béquilles un peu longuet. Dans le fil de l’histoire, je ne vois pas bien ce qu’une telle longueur apporte. Il n’y a pas d’informations cruciale dans ce passage, pas de retournement, pas de bouleversements psychologiques, pas de clef de lecture, je pense que c’est trop long pour la finalité.
De même, le dialogue avec l’homme qui sort ses poubelles, est certes bien écrit, mais il n’apporte pas grand-chose.
Les personnages extérieurs qui interviennent dans votre récit, hormis les technocrates du travail de votre personnage principal, n’offrent pas vraiment de rebondissement, de palpitant à votre histoire, et n’apportent pas grand-chose à votre récit. C’est dommage. Cela traîne la nouvelle au lieu de la servir.
Pour la fin, moui, j’ai trouvé que c’était vite expédié et que… ça ne résolvait pas non plus les contraintes associées au modèle sociétal imposé par la démocrature. Qu’ils y aillent dans leur patelin, bien sûr, qu’ils se tournent vers la Vie, évidemment, je les y encourage. Mais en quoi réussissent-ils à se débarrasser du système ainsi ? Ils seront bien contraints, à un moment, d’y avoir recours. J’ai du mal à me les figurer, vivre dans un idéal, pas au milieu de nulle part, avec des personnes qui certainement seront amenées à les y rejoindre, qui seront, ou non, en accord avec le gouvernement. Je ne sais pas, cette fin ne m’a pas séduite.

Ce type de nouvelle est relativement casse gueule. Elles sont indéniablement casse gueule ; comment trouver une fin satisfaisante ? Comment se dépêtrer de toute cette « merde » qu’on a pris le soin d’installer au cours du récit. Difficile ; ici, cela ne m’est pas apparu comme réussi.
Vous tenez une idée, sans doute, qui mériterait, au choix, d’être raccourci pour tenir à un cadre de nouvelle plus commun ; ou d’être allongé, largement allongé, pour offrir un roman.

La qualité de l’écriture est présente dans l’ensemble. On sent une facilité à jouer avec du jargon technocrate ; quelques phrases sont à retravailler mais j’en ai déjà fait une petite liste précédemment. Petite réserve sur les dialogues qui, à mon sens, ne sonnent pas tout à fait vrai. C’est le point qualitatif le plus en dessous à mon sens. Cela manque de fluidité, de spontanéité, de fraîcheur, de vie.

En terme de structure, de rythme, les personnages qui interviennent, il y a des faiblesses qui ne permettent pas de savourer pleinement, tout du long, cette nouvelle qui avait de quoi plaire dès ces débuts.

En somme, j’ai commencé la lecture avec beaucoup d’ambitions, et je l’ai terminé avec beaucoup de réserves.
Des nouvelles de cette longueur encouragent rarement à la motivation de les lire, on est peut-être plus exigeant.

J’espère que mon commentaire n’aura pas été trop long et qu’il n’est pas décourageant, il se veut uniquement le plus objectif et le plus constructif possible.

Je vous remercie pour cette lecture qui m’a fait voyager dans cette branche possible dans laquelle notre monde s’engage. Espérons que la révolte de 2026 n’engage pas de balles réelles.

Au plaisir de vous lire à nouveau,
Asrya
(Lu et commenté en EL)

   cherbiacuespe   
6/1/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Commençons par les reproches. De trop nombreuses fautes truffent ce texte qu'il aurait fallu passer au crible avant de le proposer en lecture. Mais je reconnais là un gros boulot à faire. Et c'est le seul reproche... Mais ces fautes accrochent trop l’œil pour les croire sans conséquence. Il faudra s'y coller!

L'écriture est parfaite, même si les idées sont parfois difficiles à suivre. Les idées justement, parlons-en. Ça se bouscule au portillon. Certaines ne sont qu'effleurées, d'autres sont vaillamment argumentées, il en est aussi qui ne sont pas neuves. C'est touffu, parfois confus. Mais leur lecture reste pleine d'intérêt, jamais je ne me suis ennuyé à lire. Je dis confus parce que l'histoire est déjà longue et que certains passages mériteraient une allonge, une organisation différente plutôt.

J'approuve, cependant. Pour le coup, c'est une vraie nouvelle comme on en trouve peu ces derniers mois. Et, quand les fautes seront corrigées, elle sera parfaite! Je salue donc bien bas l'effort et le courage, et je valide cette œuvre d'anticipation passionnante!

Cherbi Acuéspè
En EL

   Marite   
27/1/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Adepte de récits de science-fiction depuis la lecture de "Ravages" de Barjavel en 1975, c'est avec intérêt que j'ai lu cette nouvelle. Comme elle est assez longue cela s'est fait en deux temps et je ne suis pas déçue. Cependant, alors que les récits du genre, lus il y a cinquante ans et écrits bien avant, me projetaient dans une époque très lointaine et parfois difficilement imaginable, ici, j'ai eu l'impression que les évènements décrits à travers l'expérience de Jeff sont très proches de nos réalités actuellement vécues ... en fait ce qu'il m'est parfois arrivé de ressentir et pressentir y est bien décrit, y compris la petite maison isolée dans la campagne ou les bois que je prends parfois plaisir à imaginer pour me retirer de cette modernité si elle franchit certains seuils ...

   hersen   
15/1/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
C'est un texte qui, indubitablement, rejoint les préoccupations sociales d'une part de la population.
Certains passages sont bons, mais :
Je pense cependant que le texe est trop développé dans les détails, trop répétitif, et donc l'impact n'est pas vraiment palpable et tue un peu le thème.
Je pense que pour le propos, le texte est trop long, il est monosujet et cela donne trop l'impression de ressassement, puisqu'on devine sans mal ce qui va suivre.

La fin n'est non seulement pas originale, le rêve d'une maison loin de tout, mais aussi en quelque sorte "efface" le propos, car on est dans un problème sociétal tout au long du texte et pour finir, la solution qui apparaît est très égoïste. Sans parler du fait qu'il faut être proprio d'un mas en Haute-Provence.
Est-ce donné à tout le monde ? Non, certainement, et j'aurais plutôt attendu une solution pour l'ensemble de la population, ou disons une mise en route de quelque chose, d'un souffle de changement.
Pour le dire plus clairement, j'aurais attendu matière à réflexion.

   jeanphi   
9/2/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Derrière son titre aux apparences nihilistes, cette nouvelle est on ne peut plus criante de réalisme.
Une catharsis de l'homme virus.
Il y est exprimé de manière très pragmatique le sort que fut de toutes époques celui des 'antisystèmes', en particulier celui des diseurs de secrets de Polichinelle.

Le courage et le bon sens se tirent la couverture.

Au plaisir de vous lire,

   Catelena   
28/1/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Cela démarre en force. Comment ne pas reconnaître ce qui est énoncé dès la mise en bouche ?

C'est donc emportée par un sentiment de compassion fraternelle que je poursuis ma lecture.

La suite ne me déçoit pas. Elle rejoint en tous points ma réflexion sur le contexte actuel : hausse des prix, baisse de la qualité sur tout. Est-ce de la manipulation des populations par les pouvoirs en place, ou bien est-ce le résultat de leur protection ? Et la tête qui tourne à se demander comment sera le futur de ce monde déjà à nos portes, déjà rempli de puces espionnes et d'impérieuses injonctions sournoises à se tenir coi du côté des vaches à lait, sous peine d'une exclusion de la vie sociale. Peuple esclave de profiteurs qui ne pensent qu'à s'enrichir encore davantage sous la bannière hypocrite d'une démocratie qui l'oblige à tout, surtout aux abonnements soi-disant ''nécessaires''.

Ah, l'édifiant : « – Peut-être, mais il y a ça : « Pass carbone défaillant, absence d’abonnement "Premium +", vaccinations pas à jour, arrêts-maladies douteux, visite médicale ajournée pour d’obscurs motifs. » Bref, monsieur Chapelle, on se demande si vous servez la cause qui unit les hommes en ces lieux. » .

Ou encore ceci : « – Je m’interroge, c’est vrai, consentit Jeff. Je m’interroge sur les réelles motivations de vouloir embellir du laid, de vouloir faire croire qu’il fait beau alors qu’il pleut. Coupures d’électricité, chauffage par intermittence, eau courante parfois non potable… Mais tout ça ne serait pas si grave puisque les villes sont fleuries avec des plantes en plastique, les routes sont repeintes même si elles ne sont pas réparées, les comédiens d’État arpentent les rues pour vous forcer le sourire. Après tout, les gens sont dans une misère crasse, mais ils sont cachés derrière de belles façades masquant les réalités. » .

Tout cela est bien dépeint, et souligne avec un grand réalisme la situation qui nous pend au nez !

On pourrait trouver à redire sur la longueur du récit, inhabituelle en ces lieux. Pourtant, l'intérêt se maintient à la lecture. Et lorsque la nouvelle bascule carrément dans l'anticipation, tout reste plausible et intéressant à lire.

Des passages entiers m'ont donc fait penser à nos actuelles difficultés. Une pour l'exemple, lorsqu'il s'agit de joindre une administration, son opérateur téléphonique, ou n'importe lequel des services après-vente et que le serveur vocal nous renvoie à notre impuissance devant ce monde dématérialisé où finira de se noyer l'humanité si elle ne réagit pas à temps.

Pour conclure, j'ai aimé suivre cette tranche de vie d'une famille attachante à un moment crucial de son existence. J'ai aimé le final tout en douceur de la « nuit remède avec toutes ses étoiles ».
Une bonne nouvelle servie par une écriture limpide.

Bravo et Merci, In-Flight.

Elena

   DenisP   
1/2/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Cette nouvelle est incontestablement réussie. Certes on constate quelques longueurs et détails sans doute superflus, mais jamais au point de corrompre l’enthousiasme du lecteur.
Une écriture belle et fluide, des idées à foison, des personnages parfois un peu caricaturaux avec de belles et grosses étiquettes bien collées sur le front.
Il y a dans ce texte comme une atmosphère à la Philip K. Dick. Aussi une vision « orwellienne », assez manichéenne, élaborée de quelques touches conspirationnistes plus que susurrées, (HAARP pour seul exemple). C’est un parti pris que je respecte, qui sert extrêmement bien le sujet traité et son concept, mais que l’on n’est, bien entendu, pas obligé de partager.
La fin est sans doute un peu faible, mais comment bien finir ce genre de nouvelle où règne la mélancholie ainsi qu’une forme de fatalisme inéluctable.

   in-flight   
5/2/2023


Oniris Copyright © 2007-2023