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Réalisme/Historique
Ingles : Pour enrichir l’histoire des Nuitigre
 Publié le 16/06/22  -  5 commentaires  -  8630 caractères  -  34 lectures    Autres textes du même auteur

Article de P. Martin-Huzon à propos de deux manuscrits récemment découverts, Revue anversoise d’archéologie, n°18, p. 78-85, mars 1872.


Pour enrichir l’histoire des Nuitigre


Les Nuitigre ont peu régné, peut-être une vingtaine d'années, mais sur un vaste empire dans le désert. Ils ont beaucoup marqué les esprits et ils continuent de nous intriguer. Il existe plusieurs chroniques des trois souverains nuitigres. Ces récits officiels à la gloire de la dynastie, le plus souvent dans des versions versifiées, ont sans doute été rédigés par des scribes de palais. Ils ont longtemps été recopiés et ont servi de manuels d'éducation, ou d’édification, aux chefs de tribus qui se sont partagés l'empire et même au-delà comme nous le savons.


L'origine des Nuitigre est obscure. Des légendes, transmises oralement, ont sans doute circulé à travers les routes du désert, portées par des conteurs publics. L'histoire la plus populaire, identifiée dans un conte indien, raconte qu'un certain Iligri était maître des eaux et qu'il avait rendu fertile le grand désert. Les oasis actuelles seraient les vestiges de son immense jardin. Il apprit aux hommes l'art d'irriguer et de cultiver. En ce temps-là tout le monde était libre, il n'y avait pas d'organisation politique. On donna à Iligri, parce qu'il était bon et sage, le titre de premier parmi les hommes. Il gouverna avec justice et bienveillance. Mais la cupidité et la jalousie, vils sentiments humains, se développèrent comme des mauvaises herbes dans le jardin. Il fut assassiné et des hommes mauvais se partagèrent son pouvoir. Sa mort eut des conséquences qu'ils n'avaient pas mesurées : les sources se tarirent et les cours d'eau s'asséchèrent. Ainsi les plaines fertiles retournèrent au désert et la famine décima les hommes. Ses descendants, les trois empereurs nuitigres, le vengèrent en faisant la conquête de toute la région. C'est le récit des chroniques que nous connaissons. L'une d'elles, appelée la Grande Chronique, parce que c'est la plus longue et la plus recopiée, mentionne plusieurs fois l'ancêtre Iligri qui aime l'eau ou Iligri père des eaux.


Un épisode qui n'est relaté dans aucune des chroniques a été identifié à partir de deux fragments de manuscrits découverts récemment. Le plus ancien, mais le mieux conservé, est un papyrus qui provient des fouilles d'une nécropole grecque en Afghanistan. Le plus récent est un parchemin partiellement gratté, fortuitement découvert, dans la bibliothèque de Milan. Il se trouve au dos d'une page d'un exemplaire des Origines (ou Étymologies) d'Isidore de Séville, copié au milieu du XIe siècle. L'origine de ce court texte est obscure et difficile à établir. Il s'agit sans doute d'une copie d'une œuvre inconnue, réalisée dans un monastère d'Italie du Nord ou du Sud de la France.


Le papyrus est une lettre écrite en grec classique. L'auteur y justifie auprès de son interlocuteur l'expansion du royaume séleucide. Une histoire y est relatée pour appuyer le propos. Nous savons par ailleurs que les Grecs ne dominèrent que partiellement et uniquement de façon symbolique certaines régions de l'empire des Nuitigre. Le parchemin est écrit quant à lui dans un latin médiéval entrecoupé de termes provençaux. C'est un poème sur une femme dont l'amour est mis à l'épreuve et elle en est récompensée. Cette femme s'appelle Nildre ou Neldre.

On trouve dans le papyrus une femme appelée Noulouré, ce nom est conforme à celui d'une princesse nuitigre mentionnée dans plusieurs versions des chroniques connues : Nioulouré, Nioulou ou Néoulou. Cette princesse, d'après la Grande Chronique, est la fille aînée du troisième et dernier empereur nuitigre. Elle est présentée dans toutes les chroniques comme son possible successeur : toujours à ses côtés pendant les moments importants, notamment lors des cérémonies de justice au tribunal des eaux. Elle est aimée et souvent acclamée par le peuple. L'épisode qui nous intéresse n'est jamais abordé, il y est question de l'homme avec lequel elle doit se marier. Les chroniques présentent systématiquement sa virginité et sa chasteté comme des attributs exemplaires et n'évoquent jamais de mariage.

Dans le poème en latin, Nildre est la fille du roi-fleuve Nil. Mais c'est la même histoire que celle du papyrus : l'organisation de son mariage. Seuls les dénouements diffèrent. L'hypothèse la plus probable quant à la source du récit de la bibliothèque de Milan serait une connexion entre l'auteur originel du poème et le milieu des marchands-navigateurs d'Alexandrie ou de Constantinople. Il est avéré dans ces villes, comme nous le savons, que l'histoire des Nuitigre appartient à la culture des élites.

Enfin, le texte grec est, semble-t-il, plus vieux d'au moins deux siècles que la plus ancienne des versions des chroniques. La Grande Chronique ainsi est connue par un papyrus égyptien écrit en démotique et plus récent de trois siècles que la lettre hellénistique. Sans doute ont-elles une source unique, une version originelle, mais inconnue de nous, des chroniques des Nuitigre.


Dans la lettre grecque, l'auteur commence par expliquer à son correspondant que le royaume nuitigre n'est pas mentionné chez Hérodote parce que ce peuple vivait caché dans le désert. Son roi, Séleucos 1er, ou peut-être Antiochos 1er, veut conquérir cette région. Il justifie cette conquête par leurs coutumes et leurs comportements qui les placent à la limite de l'humanité. C'est ce que doit mettre en évidence l'histoire de la princesse Noulouré.

Celle-ci commence par l'arrivée de la princesse dans une petite cité de pêcheurs sur la côte. Une armée l'accompagne pour la protéger. Elle vient rejoindre l'homme à qui elle est promise et doit l'épouser. Il s'agit du fils du tyran local qui vient de mourir. Cette cité est à la limite du royaume et jouit d'une relative indépendance. Les soldats camperont ainsi à l'extérieur pendant la célébration du mariage puis ils repartiront vers la capitale nuitigre. Mais le fils du tyran est absent. Il est parti à la tête d'une expédition de pêche et son retour doit prendre plusieurs jours. La première nuit, les soldats entrent par traîtrise dans la cité et égorgent tous les hommes. Le lendemain ils sont unis aux femmes de la cité. La deuxième nuit ils brûlent sur la plage les corps pour faire croire au fils du tyran aux préparatifs du mariage et hâter son retour. Sa barque arrive le lendemain et il est égorgé quand il touche la terre. Sa chair est alors consommée par Noulouré lors d'une terrible cérémonie rituelle dans la cité. Elle s'approprie ainsi le pouvoir et l'autorité dont il était dépositaire. Par ce procédé la cité est pleinement intégrée au royaume des Nuitigre. L'auteur grec conclut son récit en insistant sur la barbarie de ce peuple, sa sauvagerie dont peu de fauves sont capables.

Au contraire, dans le poème en latin, Nildre est très amoureuse de son promis, prince d'une pauvre petite ville côtière. Elle arrive accompagnée de soldats, avec des armures d'argent. Le promis est également parti pêcher en haute mer. Mais il ne revient pas, malgré les feux que l'on allume sur la plage pour lui indiquer le chemin. Au bout d'un an les soldats sont mariés aux filles des habitants de la ville. Ainsi, la région prospère, s'enrichit d'hommes nouveaux et des naissances issues des mariages. Mais Nildre, selon un modèle chrétien, pleure et prie tous les jours dans sa tour. Elle résiste pieusement et vaillamment aux sollicitations de nombreux prétendants. Un matin, deux ans après son arrivée, un poisson de grande taille s'échoue sur la terre. On l'amène aux cuisines du palais pour le préparer et on trouve à l'intérieur le prince vivant. Le mariage est célébré, on y mange le poisson providentiel, envoyé pour répondre aux prières de Nildre.


Si la version grecque insiste surtout sur la dimension politique, la seconde semble posséder une dimension symbolique. Au-delà de l'histoire, Nildre fille du Nil serait un cours d'eau, un fleuve, dont les soldats aux armures d'argent représenteraient les flots. Leurs mariages avec les filles de la ville correspondraient à la fertilisation des terres par le fleuve. Enfin, le retour du prince, de la mer, dans un poisson, pourrait s'apparenter à la remontée de la marée dans l'estuaire. C'est le mariage de la mer avec le fleuve.

Les deux histoires malgré leur proximité divergent beaucoup dans leur utilisation respective. Et surtout, celle du parchemin semble éloignée, contrairement à celle du papyrus, du contexte lié aux Nuitigre. Sauf qu'étrangement, sa dimension symbolique rejoint une des caractéristiques de la dynastie, la maîtrise de l'eau fertilisante. Plus étrange encore, la fin de l'empire nuitigre semble liée, d'après les sources, à une invasion d'un mystérieux peuple de la mer.


 
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   Anonyme   
20/5/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai beaucoup aimé la manière dont sont présentés les mythes, dans un contexte archéologique, et leur contenu. Je pense à Borges qui aimait bien jouer sur l'apocryphe… Pas grand-chose de plus à dire pour moi, l'écriture factuelle, détachée, sert efficacement le sujet selon moi, j'apprécie l'érudition à l'œuvre. Vraiment du beau boulot à mon avis.

   Vilmon   
26/5/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,
Parfaite simulation d’une analyse scientifique à propos d’anciens manuscrits. Beaucoup d’imagination pour définir et décrire les différentes versions. Je suis aller sur le web pour vérifier…. J’ai bien aimé la touche des 2 ou 3 variations de noms des personnages. Je ne sais pas si le style de rédaction reflète celui du fin XIXe siècle. L’introduction est un peu longue pour situer les empereurs Nuitigres et je ne sais pas s’il est sage de discuter longuement d’Ilgri. Petit bémol, les égyptiens de l’antiquité ne vénéraient pas le tigre qui vient plutôt de l’Asie et de l’Inde. Mais l’Europe glorifie le lion sans en avoir sur son territoire, alors, pourquoi pas ? Pas certain que le style saura plaire aux lecteurs. J’ai trouvé intéressant de me prêter au jeu.

   Donaldo75   
27/5/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J’ai beaucoup aimé cette nouvelle ; à mon goût, l’angle d’approche narrative est original et intéressant. De par son côté universitaire, il légitime la réalité de ce qui est raconté alors qu’évidemment c’est de la fiction mais ce jeu entre l’auteur et le lecteur prend. Le style va bien avec le choix narratif tout en restant accessible – parce que les écrits des universitaires ne sont pas tous aussi prenants, loin de là – au lecteur et en racontant réellement une histoire. Et c’est là que réside le défi de ce choix, rester un conteur tout en s’habillant de la toge du chercheur ou de l’enseignant. A cet égard, l’écriture propre et travaillée donne encore plus de profondeur au propos et me fait dire à moi pauvre petit lecteur inculte sur le destin de cette dynastie qu’il y a plus que le seul sens historique dans ce texte. Alors, si cela me permet de dégourdir mes neurones, c’est du plus.

   Perle-Hingaud   
16/6/2022
 a aimé ce texte 
Bien ↑
A la fois exercice de style bien mené, même si cela manque peut-être de références en notes de bas de page pour parfaire l'illusion, et imagination fertile. L'un crédibilisant l'autre.
J'ai bien aimé, c'est original et ce que je trouve fort, c'est que l'absence de lyrisme ne gâche absolument pas le rêve, au contraire. Et puis, les Nuitigre, quel beau nom !

   Ingles   
18/6/2022


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