Alors là, c’est l’angoisse totale. Je n’ai rien demandé, moi. Ça me convenait très bien de rester derrière mon comptoir à dire bonjour, au revoir et enregistrer les livres, ou encore mieux, aller les remettre soigneusement en place quand l’endroit est désert. Mais Molly est malade, c’est mercredi et Martin ne veut rien savoir.
– Allez, Delphine, vous ferez ça très bien. Ça fait combien, trois ans que vous voyez faire Molly tous les mercredis ? Il suffit de lire deux ou trois histoires à une poignée de gosses. Ce n’est pas la fin du monde, quand même ?
Si. Rien qu’à cette idée, je me sens malade moi-même. Je n’ai jamais su parler en public. Et je n’y connais rien en histoires pour enfants. Je hasarde d’une toute petite voix :
– Et si on annulait ? Ça non plus, ce ne serait pas la fin du monde, pour une fois.
Il s’énerve :
– Annuler ? À une heure du début ? Pas question.
Je tente encore :
– Mais qui va s’occuper des entrées et sorties de livres, alors ? – Moi. Ne vous inquiétez pas pour ça !
Il n’a pas dû le faire depuis des années. Sait-il seulement utiliser le nouveau logiciel ? Je n’en suis pas sûre. Mais je sens que toute protestation serait inutile. Je n’y couperai pas.
***
Après avoir disposé les petits poufs en trois rangées, je tâche d’apaiser les battements de mon cœur, et de réfléchir. Quels sont les contes que Molly leur a lus, dernièrement ? Ne pas reprendre les mêmes. Je fouille dans les bacs d’une main tremblante. Ils ont quel âge déjà, ces gosses ? Cinq à huit ans. Trop jeunes pour être distraits par leurs Smartphones, dommage, ça m’aurait enlevé de la pression. Une histoire d’ours ? De doudou ? De sorcière ? Voyons… Gros caractères, ça doit être de leur âge. Beaucoup d’images, pas trop de texte. Mais il faut tenir une heure… Je finis par sélectionner trois volumes. C’est l’heure. Tendue, je salue les parents et les petits qui arrivent, indiquant les poufs à ces derniers. La plupart sont des habitués, et préfèrent gambader autour. Il y en a bien une douzaine. Je m’assieds péniblement sur mon coussin de sol, essoufflée avant d’avoir commencé.
– Bonjour, les enfants. Installez-vous…
Puis je déclare de cette voix fluette que je déteste :
– J’ai préparé deux livres pour vous, peut-être un troisième si on a le temps. Vous connaissez l’histoire de la Sorcière du Nord ? Et de l’Ours Sans Frontières ?
Je leur montre les volumes, et ils crient : « Non ! » Alors je commence par la Sorcière. Bien que je m’efforce de prendre une voix effrayante, ils semblent plutôt amusés – mais au moins, ils suivent.
–… alors le Renard s’écria : « Attention, cachez-vous… La Sorcière est de retour ! »
Comme Molly le fait habituellement, je tourne le livre vers eux pour qu’ils voient l’effrayante vieille femme. Une fillette lève alors la main :
– La Sorcière elle est grosse… Comment il fait le balai, pour la porter ?
Avant que j’aie le temps d’improviser une réponse, un autre enfant un peu plus âgé lance :
– Et vous, pourquoi vous êtes grosse ? – Vous êtes une sorcière ?
Plusieurs crient : « Hou ! » ou ricanent. La petite fille semble désolée de ce qu’elle a suscité. Martin est au téléphone. Tétanisée, je cherche désespérément une réponse, alors que le chahut augmente. Martin finit par se tourner vers moi, sourcils froncés, la main sur le combiné. Je me décide à déclarer d’une voix douce et lente pour masquer mon tremblement intérieur :
– Moi, je ne suis pas une sorcière. Mais elle, oui. Alors, sorcière et grosse, ça fait qu’il y a beaucoup de gens qui ne l’aiment pas.
Les enfants qui m’ont entendue fixent à nouveau leur attention sur moi avec curiosité, ce qui amène les autres à se calmer progressivement. Dans un silence relatif, je m’entends poursuivre :
– C’est vrai qu’il y a beaucoup de gens qui n’aiment pas les gros, souvent ils se moquent d’eux. Quand j’avais votre âge, j’étais déjà grosse. Je ne l’ai pas choisi… Alors vous imaginez, si en plus j’avais été sorcière ?
Un môme lance, malin :
– Vous auriez pu jeter des sorts à tous les méchants qui se moquent ! – Alors ça, j’avoue que ça m’aurait beaucoup plu…
Plusieurs gamins se mettent à rire, une petite métisse demande :
– Vous leur auriez jeté quoi comme sorts ? – Eh bien… Je ne sais pas. Peut-être que vous avez des idées ? – Les changer en citrouilles ! – Les écrabouiller à coups de baguette laser ! – Leur faire pousser des oreilles de lapin, pour qu’ils soient ridicules… – Les obliger à manger beaucoup, beaucoup, pour qu’eux aussi ils deviennent gros !
Je souris :
– Voilà de bonnes idées. Mais je ne suis pas sorcière, et je n’ai pas de superpouvoirs. Comment faire pour que les gens arrêtent de se moquer ?
Les enfants ont soudain la mine grave, réfléchissent. J’entends alors la voix sévère de Martin :
– Delphine, voulez-vous continuer de lire les livres, s’il vous plaît ? C’est pour ça que vous êtes payée…
La dernière phrase, il l’a prononcée à voix si basse que je l’ai à peine entendue. Mais je l’ai entendue. Et je me dis que si j’avais des superpouvoirs de sorcière, je le changerais en vilain crapaud ; j’en ai même tellement envie que je suis à deux doigts de le dire à mon jeune public. Au lieu de cela, je reprends ma lecture, achevant d’une voix monocorde l’histoire de cette sorcière grosse et laide qui n’est même pas fichue de clouer le bec du renard insolent. Et j’enchaîne avec un récit d’ours voyageur devant un auditoire mi-attentif, mi-distrait. Au moins, ils ont cessé de ricaner.
***
– Venez ici, Delphine.
Mon épreuve est terminée, et les gosses se sont joyeusement égaillés en m’oubliant aussitôt. J’ai attendu un bon moment qu’ils se soient tous éloignés avec leurs parents, avant d’entreprendre de me relever. Martin me toise d’abord d’un air ennuyé, puis déclare :
– Vous vous en êtes correctement sortie. Mais votre… digression personnelle… était malvenue. Les gosses ne sont pas là pour ça. Vous imaginez, s’ils répètent à leurs parents les bêtises que vous leur avez mises en tête ?
Je baisse le nez vers mes chaussures en gardant le silence. Il soupire :
– Soyez tranquille. Je ne vous demanderai plus d’assurer la lecture à l’avenir. Je crois qu’effectivement vous êtes beaucoup plus à votre place à l’enregistrement. Merci quand même.
Je hoche la tête en rougissant. Il ajoute d'un ton légèrement moqueur :
– Et rassurez-vous, de mon côté je m’en suis très bien sorti, ça n’avait rien de sorcier.
Réajustant ses lunettes sur son visage longiligne, il m’invite d’un geste à reprendre ma place derrière le comptoir, puis jette avant de s’éloigner :
– Cet horrible monstre des glaces, dans l’histoire de l’ours… Il s’appelait vraiment Martin ?
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