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Science-fiction
Leandrath : Le Site
 Publié le 09/11/25  -  46066 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

Un bref planet-opera situé dans l'univers des Colonies Galactiques, une aventure futuriste aux accents pulp.


Le Site


Un éclair rouge descendit sur la sphère ocre et sable que dessinait New-Dawney, disparaissant rapidement sous les nuages. Les moteurs à antimatière de la corvette légère fournissaient une contre-poussée à peine suffisante pour ralentir le vaisseau lors de sa pénétration dans l’atmosphère. Dans son frac écarlate, aux manchettes blanches et aux boutons dorés, le capitaine, les mains crispées sur la rambarde métallique, contemplait le clignotement des écrans tactiques qui lui renvoyaient des signaux d’alarmes plus que préoccupants.


– Enseigne Edwards, stabilisez-moi cette trajectoire, ordonna-t-il sèchement. Quant à vous, monsieur Macwarth, débrouillez-vous pour me donner davantage de poussée.

– Capitaine, les conduites de refroidissement sont endommagées ! Si j’augmente la puissance, le moteur droit implosera, et nous avec.


L’officier se gratta le crâne sous sa perruque grise à catogan. Les relevés télémétriques n’étaient pas encourageants. À cette vitesse, au vu du relief accidenté de la planète, ils étaient bons pour le grand feu d’artifice final. Mais un capitaine de Sa Gracieuse Majesté savait conserver son calme. Extérieurement, à tout le moins.


Il concevait en son for intérieur une vive rancune à l’égard des hommes à qui il devait d’être ici – des passagers ! – et une colère encore plus farouche l’animait à l’encontre des Androsiens. Ces crapules mercantiles convoitaient eux aussi la colonie et avaient envoyé toute une flottille de navires corsaires pour nuire aux intérêts de Vega. Il le savait bien avant de quitter le quai. Les rumeurs faisaient même état de la présence de croiseurs. Sa corvette n’avait aucune chance en combat rapproché contre de tels monstres de guerre.


Mais les Livres-Or qui lui avaient été proposées pour tenter de contourner ce blocus illégal avaient vaincu sa réticence. Et effectivement, l’approche furtive, la vitesse, avaient failli payer. Jusqu’à ce que des intercepteurs ennemis ne les prennent en chasse.


Ils avaient pu les distancer suffisamment pour franchir l’orbite haute du corps céleste. Profitant du point de Lagrange d’une des lunes de New-Dawney, la corvette avait laissé ses poursuivants sur place. Mais leur vitesse était à présent trop importante, et les moteurs ne pouvaient plus les ralentir.

Il existait une procédure d’urgence. Mais elle était dangereuse à la fois pour l’équipage, et le vaisseau. Sans même compter les éventuelles conséquences au sol. Une fois dans la basse atmosphère, ils n’auraient que quelques secondes pour agir.


– Enseigne Edwards, préparez-vous pour la manœuvre 37, Code prioritaire. À mon signal.


Professionnel, le pilote ne remit pas en cause un instant l’ordre de son supérieur :


– Oui, monsieur, répondit-il simplement, s’agrippant à ses commandes, les yeux rivés sur les écrans de contrôle.


Un dernier soubresaut de la coque traduisit l’arrivée dans la basse atmosphère.


– Maintenant !


Obéissant à la commande prioritaire, les deux réacteurs à antimatière qui occupaient les côtés de la corvette se désactivèrent. Ils furent instantanément remplis d’une mousse concrète, neutre au niveau atomique, qui empêchait toute réaction en chaîne. Ils se désolidarisèrent de la superstructure et entamèrent leur propre chute vers le sol.


Les systèmes atmosphériques se mirent en route et fournirent une poussée inverse maximale, pendant que trois dispositifs se déployaient à l’arrière du vaisseau pour contribuer à le ralentir. Rendu totalement inopérant par ces contraintes, le gouvernail se désactiva à son tour.


Les couches extérieures de la coque avaient été chauffées au rouge par les forces de frottement. La corvette s’était muée en un monstre mugissant qui filait droit vers l’horizon, laissant un sillage rougeoyant au-dessus des canyons abyssaux de Dawney. Sa vitesse avait diminué, mais restait dangereusement élevée. À l’intérieur, le copilote égrenait les secondes avant l’impact, tout l’équipage avait gagné les harnais de sécurité. Les générateurs de champs gravifiques tournaient à plein régime pour compenser la décélération. Une mer ocre s’ouvrit soudain devant eux. Elle n’était pas tout à fait constituée d’eau, mais sa texture s’en approchait. S’ils la touchaient à cette vitesse, elle ne serait pas plus accueillante que de la roche.


– Relevez le nez, cria le capitaine, espérant se faire entendre par-dessus le tintamarre qui secouait la passerelle.

– Impossible ! Les commandes sont verrouillées.


Il y eut un nouvel instant de panique. Mais les ergots de freinage finirent par remplir leur office. Le navire tomba vers les flots à une vitesse presque ridicule. Il s’y abîma dans un grand nuage de vapeur.

Le temps qu’il se débarrasse de la gangue anti-abrasive qui lui avait évité de fondre, et déploie ses modules de flottaison, tout l’équipage s’était remis de l’impact. L’épieu métallique de cinquante mètres de long émergea à nouveau au bout d’une dizaine de minutes. Les équipes techniques se trouvaient déjà à pied d’œuvre. Au bout d‘une heure, les sliders d’assistance dépêchés par les autorités planétaires véganes avaient rejoint le site du crash. De toute évidence les passagers de la corvette étaient importants, car un transport militaire affrété à leur attention se présenta simultanément.


Que peut bien justifier autant d’efforts et de moyens ?se demandait le capitaine alors que les trois hommes passaient devant lui pour gagner le sas.


Ils portaient tous la même tenue sombre et renforcée, garnie de ceintures et de pochettes, une écharpe couleur de sable, et des armes en exo-alliage. Le plus petit, et le plus jeune d’entre eux, portait sous sa combinaison une chemise à jabot blanche. C’était également le seul à avoir le cheveu noir, et à ne pas afficher de pistolet-plasma à sa ceinture. Visiblement, c’était lui qui commandait. Il avait entendu les deux autres l’appeler « capitaine ». L’officier végan, lui, ne le connaissait que sous le nom qu’il lui avait donné : Neevhar.

Ce dernier, se ravisant après l’avoir dépassé, revint vers lui pour le saluer.


– Nos remerciements, capitaine, dit-il d’une voix suave. Et félicitations pour cet atterrissage mémorable.


Il lui tendit là main. Le marin la serra et sentit quelque chose glisser dans sa paume.


Quand Neevhar et sa clique eurent quitté son bord, il s’autorisa à vérifier le contenu de ses doigts. Une opale de Selan IV. C’était encore mieux que les Livres-Or…


Le slider de transport était un modèle vétuste, dont les baies de chargement étaient dépourvues de portes. Il fallait se sangler aux parois, ou s’accrocher tant bien que mal aux rares poignées. La vitesse de l’appareil faisait hurler le vent aux oreilles des passagers, qui étaient obligés de s’époumoner pour se faire comprendre.


– Bien joué ! criait un lieutenant en uniforme rouge et culottes de soie, une main sur son tricorne. Déjouer ce blocus honteux n’est pas une mince affaire.


Neevhar aurait probablement apprécié le compliment s’il n’avait pas été émis à quelques pouces de son oreille.


– On vous conduit directement sur le site, poursuivait l’officier sur le même ton. Il y a une forte perturbation électromagnétique dans le secteur, vous devrez terminer à pied. Des maraudeurs androsiens ont été signalés autour du périmètre.


De toute évidence, ils n’en avaient pas fini avec les mailles et les filets, se disait le jeune homme aux cheveux noirs.


– Les boucliers sont-ils affectés par le phénomène ? hurla-t-il à son tour.

– Affirmatif. Ainsi que les armes énergétiques. Les Androsiens utilisent des fusils à projectiles cinétiques pour pallier cet effet.


Parfait… songea ironiquement Neevhar. Son seul réconfort était que les deux molosses végans qu’on lui avait attribués offraient des cibles plus faciles.

Ils étaient grands, costauds, la coupe en brosse et la mâchoire carrée. Ils bougeaient comme des commandos, respiraient comme des commandos. Ils lui donnaient du « capitaine ». Mais il savait bien qu’ils ne le voyaient que comme un vulgaire Citoyen Orbital, en exil de surcroît. Ils étaient là pour le surveiller plus que pour l’assister. Neevhar avait travaillé, en une occasion, avec des mercenaires de la Compagnie d’Abbadon ; des brutes entraînées sur une planète volcanique. Ces Végans avaient encore moins de conversation.


Dans un mugissement infernal et un tourbillon d’air chaud, le transport militaire descendit à moins d’un mètre du sol. Le lieutenant leur remit une carte sur film plastique. Rudimentaire, mais totalement insensible aux perturbations dont il parlait. La boussole en revanche leur serait complètement inutile. Ils se repéreraient uniquement grâce aux étoiles. L’officier avait même pris la peine de leur laisser des relevés astronomiques et des provisions. Sur un dernier « Bonne chance ! », l’appareil était reparti.

Relevant son écharpe pour s’en couvrir le visage, Neevhar se mit en route, flanqué de ses deux acolytes. Le vent soulevait quantité de sable, piquant et intrusif, mais effaçait avec complaisance les traces des voyageurs.


À la tombée du jour, ils purent confirmer leur trajectoire, et continuer à progresser sous la lueur de deux des trois lunes de New-Dawney. Aux environs de minuit, depuis un promontoire rocheux, ils purent apercevoir le Site.


C’étaient des mineurs de xeno-iridium qui l’avaient découvert, attirés là par les étranges phénomènes électromagnétiques qui s’y produisaient. Il s’agissait bien entendu de colons végans, mais comme le Conglomérat Stellaire de la nation d’Andros contestait les droits des Végans sur la colonie, pour s’y être posé les premiers, ils estimaient être les propriétaires de cet endroit au même titre que de l’ensemble de la planète. La puissance navale de Vega les tenait à distance. Pour l’instant. Les débats étaient en cours devant le Tribunal Galactique, à la demande du Bureau des Concessions, organe de l’ONS chargé des questions d’attribution des titres d’exploitations. Autant dire que la guerre entre Véga et Andros serait terminée depuis longtemps quand le Tribunal se prononcerait.


Ainsi le Site semblait-il destiné à appartenir à celui qui saurait le prendre – et surtout le conserver – par la force.


En l’occurrence la position se trouvait défendue par une double enceinte de plexi-acier, des modules déposés là par de simples véhicules à chenilles, puis joints les uns aux autres en deux carrés successifs. À chaque extrémité, des miradors avaient été érigés, et chacun occupait à lui seul l’espace de tout un bâtiment. Des projecteurs éclairaient le périmètre, mais les plus puissants étaient dirigés vers le centre de la forteresse, où un gouffre béait. Pour avoir abondamment compulsé les rapports, Neevhar savait qu’au fond de ce gouffre semblable à l’entrée de quelque cyclopéenne fourmilière, se trouvait l’épave d’un vaisseau spatial n’appartenant pas à l’espace humain. D’une façon étonnante, une végétation dense avait crû autour de lui jusqu’à déborder de l’abîme où il était enfoncé pour constituer une sorte d’oasis verte au milieu d’un haut plateau beige et craquelé.


Outre les projecteurs, une barrière mécanique ceinturait l’entrée du gouffre. Et l’observateur attentif remarquait rapidement que tous ces systèmes défensifs avaient autant pour but de protéger le site contre les assauts que de surveiller ce qui pourrait en émerger. Les mineurs qui avaient en premier identifié et exploré l’épave avaient rencontré une population morok des plus hostiles.


Ces derniers constituaient une race auréolée de mystère : ils se trouvaient sur plusieurs mondes de la Bordure Intérieure, sans pour autant avoir atteint un niveau technologique leur permettant d’accéder au voyage spatial. Féroces et musculeux, dotés de traits osseux et d’une peau d’un jaune maladif extrêmement résistante, ils avaient la réputation de se nourrir de la chair de leurs adversaires, et de trouver celles des humains particulièrement à leur goût. Cependant les spécimens rencontrés en ces lieux étaient caractérisés par un épiderme rouge et une morphologie légèrement différente ; une queue barbelée complétait la silhouette trapue, les crocs et les mains griffues à quatre doigts. La plupart des découvreurs du navire, potentiellement échoué là depuis des siècles, n’avaient pas survécu à leur rencontre. Et à l’heure actuelle on ignorait combien demeuraient encore dans l’épave et les cavernes attenantes.


Cette vision d’ensemble, au cœur de la nuit de New-Dawney, ne réchauffait en rien le cœur du trio. Elle avait plutôt la propriété inverse ; celle de leur glacer les sangs. Si Neevhar était là, c’était parce que les orbitaux avaient la réputation de pouvoir se débrouiller avec n’importe quel type de navire spatial. Parce qu’il avait lui-même la réputation de pouvoir s’infiltrer n’importe où. Parce qu’il avait déjà combattu à maintes reprises des Moroks au cours de ses missions, qu’aucun mystère ne lui résistait. Et aussi parce qu’il avait besoin de se faire une alliée de la couronne de Vega. Ses contacts diplomatiques dans la Bordure lui avaient appris que l’Empire était confronté à une épine de taille dans ce secteur. Il avait offert ses services. Et le Gouverneur Lancaster, responsable de toutes les colonies véganes dans les systèmes environnants, las de perdre des officiers de valeur et des experts coûteux, avait donné son blanc seing à un mercenaire, un pirate probablement, un chasseur de primes et un aventurier, à tout le moins. Bien peu de gens savaient en effet, et Lancaster lui-même l’ignorait, que tout cela n’était que couvertures pour un espion indépendant, en différend presque permanent avec plusieurs nations galactiques. Mais qui d’autre aurait pu se rendre sur le théâtre d’un conflit de souveraineté pour découvrir ce que dissimulaient les entrailles d’un antique vaisseau peuplé de monstres dont la présence elle-même relevait de l’anomalie biogénétique. Car les scientifiques végans n’avaient pu déterminer ni l’origine du vaisseau, ni la source des perturbations électromagnétiques. Les autorités chargées de la colonisation se montraient particulièrement intéressées par les potentielles découvertes hydroponiques qui avaient permis une telle luxuriance dans un environnement désertique. Pour couronner le tout, le contre-espionnage végan soupçonnait la présence d’un traître qui, parmi le personnel du Site, renseignait les Androsiens sur ce qui s’y passait. Mais les entrelacs de serpents étaient le terrain de jeu habituel de Neevhar.


D’un signe, il ordonna à ses deux gardes de reprendre la route. Les commandos voulaient adresser un signal lumineux au Site pour avertir la garnison en place de leur présence. Mais Neevhar l’interdit, conscient du risque de représentaient les tireurs embusqués du Conglomérat qui ne manquaient pas de surveiller la zone. Ils devaient, pour profiter du couvert de l’obscurité, atteindre la base avant l’aube, ce qui, dans la nuit courte de New-Dawney, leur laissait trois heures. Ils entamèrent la descente vers le plateau.


Leurs pas rapides soulevaient une poussière qui paraissait, sous la lune, d’une blancheur funèbre. À l’exception de quelques rochers, le vaste espace qui les séparait de leur destination était entièrement dégagé. À intervalles réguliers Neevhar consultait quelque dispositif électronique disséminé sur sa personne pour s’enquérir de l’état du phénomène qui en entravait l’utilisation. En dehors de sa rapière en exo-alliage, il ne pouvait compter sur rien. La perturbation électromagnétique semblait donc s’aggraver depuis la découverte du Site. Au départ il ne s’agissait que d’un soubresaut intermittent. Désormais, elle avait la force d’une arme EMP orbitale, et une durée de plus en plus longue. Malgré l’état d’avancement de l’armement spatial, les brouilleurs de champs demeuraient des technologies lourdes, coûteuses, et difficilement déployables. Et il s’en trouvait un ici à l’état presque naturel. C’était à tout le moins une des hypothèses qu’il était chargé de confirmer.


Les lumières de l’enceinte, maintenant qu’ils avaient atteint le cœur du plateau, leur étaient invisibles. Neevhar s’arrêta pour faire le point sur leur direction. Pure précaution, mais néanmoins salutaire : alors qu’il comparait leur carte et le ciel il aperçut un minuscule point vert sur la poitrine de l’un de ses commandos.


– À terre ! cria-t-il, joignant le geste à la parole.


Les deux Végans n’étaient peut-être pas bavards, mais ils savaient obéir à un ordre.

Une fraction de seconde plus tard, une balle passait en sifflant au-dessus de leur tête. Le plateau étant bordé de falaises, il n’y avait pas un souffle de vent pour dévier la trajectoire d’un projectile. Du pain béni pour tireur embusqué.


Ils rampèrent sur plusieurs dizaines de mètres, leurs coudes et leurs genoux douloureux malgré la tenue de protection qui les recouvrait, quand un autre sifflement, bientôt suivi d’un claquement sec retentit. Cette nouvelle balle souleva un nuage de poussière en touchant le sol à deux pas de Neevhar seulement.


Chance ou professionnalisme ? se demanda-t-il.


– Capitaine, je l’ai, commenta un Végan. À dix heures, inclinaison de deux degrés, huit cents mètres.

– Par tous les fantômes du vide ! C’est beaucoup trop loin.


Ils n’avaient, pour seules armes non énergétiques qu’une simple paire de pistolet et une arbalète mécanique démontable, que l’un des commandos croyait avoir dissimulé dans son sac.

Neevhar sortit ses jumelles pour s’en assurer. Il perçut le mouvement fugace d’une ombre tenant un objet long et fin.


– Il change de position ! Courez !


Mais alors que les deux soldats entamaient un sprint vers la base, lui fonçait vers le tireur. Neevhar n’avait jamais prétendu être un athlète aux capacités exceptionnelles. Néanmoins, il parcourut cinq cents mètres en à peine plus de cinquante secondes, sur terrain accidenté. Il se jeta ensuite dans la poussière et glissa encore en avant. Deux nouveaux tirs s’écrasèrent près de lui. Il était en nage et respirait lourdement. Pendant sa course, il n’avait pas entendu le sifflement caractéristique. Mais si le tireur avait décidé de faire au préalable un carton sur la paire de militaires, Neevhar l’apprendrait bien assez tôt.


La chance lui sourit alors. Son bouclier de ceinture lui signala d’un léger « bip » qu’il était opérationnel. Profitant de cette fenêtre inespérée, il se remit à courir, droit sur sa cible. Il était suffisamment près pour entendre les détonations étouffées du fusil longue portée. Elles furent toutes trois suivies d’un impact violent et irisé contre son champ de protection personnel. Il put même entendre le juron androsien lancé par le tireur. Puis il fut sur lui. Il avait jeté son arme et tiré un sabre à lame large et courte, qu’il tenait comme un poignard. Bien moins habile bretteur que tireur, il fut promptement désarmé, une botte de tierce lui laissant une zébrure rouge sur la main.


– Les positions de tes complices, demanda Neevhar dans la langue du Conglomérat.

– Je mourrai plutôt que de trahir.

– Ce patriotisme aussi éhonté qu’inopportun est d’un ennui mortel. Tu dois pourtant bien te douter qu’il ne s’agit pas de mourir ou d’avoir la vie sauve, mais du nombre et de l’intensité des tourments qui te seront infligés.

– Nous sommes entraînés pour résister à la torture. Et vos appareils ne fonctionnent pas, à cause de la perturbation, ricana crânement le maraudeur.

– Comme tous les groupes d’élites de toutes les armées de la galaxie. Et c’est du flan. Alors écoute-moi bien…


Une heure plus tard, Neevhar se présentait, seul, à l’entrée du complexe sécurisé de l’empire végan sur New-Dawney.


– Capitaine Neevhar, ravi de vous rencontrer. Nous avons été prévenus de votre arrivée par le dernier convoi de ravitaillement. Je dois avouer que nous ne vous attendions pas si tôt. Mais diable, vous êtes couvert de sang ! s’étonna le Commandant Harris, responsable du Site.


Neevhar avisa les taches qui maculaient le revers de sa tenue noire et parut s’émouvoir de leur présence.


– Laissez ; ce n’est pas le mien, se contenta-t-il de répondre.


L’officier végan ne poussa pas l’examen plus avant et reprit ses explications. Il ne lui apprit guère plus que ce qu’il savait déjà. Il s’enquit néanmoins du sort de ses deux gardes du corps.


– Vous êtes notre premier et notre seul visiteur cette nuit, monsieur, j’en ai peur.


Neevhar se retint de hausser les épaules pour ne pas froisser l’éventuel souci patriotique du commandant. Ce dernier avait troqué la redingote écarlate et la perruque pour une saharienne et un foulard, mais un lourd sabre de cavalerie pendait à son côté. Et ses bottes impeccablement cirées révélaient qu’il ne devait pas sortir de ses quartiers aussi souvent qu’il entendait le faire croire.


L’intérieur de l’enceinte comportait une série de bâtiments sans étage. Des baraquements et des hangars occupaient l’essentiel de l’espace disponible. Aux abords du gouffre se tenait la tour de commandement, depuis laquelle se dirigeaient les opérations scientifiques. Une grue fixée à son sommet permettait de descendre dans l’abîme un module blindé, hérissé d’instruments aussi archaïques que dénués de composants susceptibles d’être affectés par le phénomène électromagnétique. Cette tour n’était en place que depuis quelques semaines, mais déjà les plantes grimpantes avaient commencé à la recouvrir.

L’aube approchait seulement, les projecteurs fournissaient cependant une clarté presque diurne sur l’ensemble de l’installation.


Le Commandant Harris offrit à Neevhar de se reposer quelques heures dans les quartiers scientifiques, plus confortables que ceux des soldats. Celui-ci refusa.


– Je désire descendre dans le gouffre dès le matin. En attendant, je vous saurais gré de me montrer les derniers relevés que vos hommes ont pu effectuer dans l’épave. Pouvez-vous ordonner que l’on prépare une équipe ?


Ce dernier point fit tiquer l’officier qui répondit en choisissant soigneusement ses mots :


– Écoutez, capitaine ; je ne remets pas en cause vos accréditations, mais j’ai donné l’ordre de suspendre toute activité de reconnaissance dans le gouffre tant que nous n’aurons pas reçu des renforts suffisants. Très humblement, si vous me le permettez : libre à vous d’aller vous faire tuer là-dedans, mais j’émets quelques réserves quant à l’idée de risquer à nouveau la vie de mes hommes.


Vu son mandat signé du Gouverneur lui-même, Neevhar aurait pu exiger la collaboration de l’officier. Mais il jouait gros sur ce coup. Il décida de temporiser :


– Je comprends. Je me contenterai des rapports scientifiques dans un premier temps. Et si ma première descente est fructueuse, j’ose espérer que vous me concéderez l’établissement d’une équipe de volontaires ?


Visiblement surpris de l’audace du jeune homme, Harris opina du chef. Il le mena ensuite vers un local garni de consoles éteintes. Sur la plupart on avait dressé des tables de travail.


– Presque tous nos équipements ont grillé, malgré le blindage IEM. Du coup on laisse les autres hors tension la majorité du temps. Il semble que plus un équipement est sophistiqué, plus il est sensible. La preuve, on a toujours de la lumière. Mais il arrive qu’on ait des coupures.


Neevhar se pencha donc sur les comptes-rendus rédigés sur feuilles plastiques, à la recherche d’un détail qui aurait échappé aux Végans.


Ils ne disposaient que d’extrapolations en ce qui concernait la forme générale de l’épave. Ils n’avaient pas pu installer de Scan suffisamment puissant pour s’en faire une idée précise.

De toute évidence il s’agissait d’un crash, vu le trou que le vaisseau avait creusé en touchant le sol. Mais a priori la structure générale du navire avait été préservée. L’épicentre de la luxuriance végétale semblait provenir d’une brèche dans la coque. La solution était donc bien à chercher à l’intérieur de celle-ci. Le temps de se faire une idée de l’agencement des lieux, le soleil était haut dans le ciel.


À la lumière du jour, l’excroissance verte qui surgissait du gouffre béant donnait l’impression d’une gangrène entourant une plaie ouverte à la surface d’un monde de sable et de roche. New-Dawney n’était pas une planète désertique, loin s’en fallait. L’élément liquide y était présent, malgré sa couleur et sa texture inhabituelle. De vastes étendues de végétation, le plus souvent constituée d’arbres de petite taille et d’une couleur allant du bordeaux ou bleu pâle, accomplissaient un processus similaire à la photosynthèse des plantes propres à la vie issue du cycle du carbone. Mais l’oasis qui émergeait de l’épave était composée d’espèces totalement allochtones, ce qui rendait sa présence d’autant plus incongrue. Neevhar n’était pas botaniste, mais s’il pouvait découvrir l’origine de cette flore, il y avait fort à parier qu’il pourrait identifier l’origine du vaisseau. Les analyses – rudimentaires – des échantillons recueillis par les savants végans du Site n’avaient rien révélé. Le plus gros obstacle à l’exploration était évidemment la présence des Moroks. Pour ça, sa tenue renforcée lui fournissait la meilleure protection compte tenu de l’inutilité des boucliers. Une armure plus encombrante le ralentirait. Un pistolet à plasma lui serait venu bien à point. Mais il ne pouvait pas se fier à cette technologie non plus. Si ces Moroks exotiques ressemblaient un temps soit peu à leurs cousins à la peau jaune, le meilleur moyen d’en venir à bout était des balles au mercure. Leur cuir était trop épais, leurs muscles trop durs pour espérer les vaincre à l’arme blanche. Pas s’ils attaquaient en nombre. Et les Moroks procédaient toujours de cette façon.


Il se rendit à l’armurerie avec sa commande spécifique. Par chance, les Végans venaient de recevoir l’équipement nécessaire à la fabrication de munitions cinétiques dans leur dernier ravitaillement. Et les laboratoires installés dans le Site disposaient de suffisamment de mercure pour lui confectionner une pleine caisse de balles. L’armurier lui proposa un pistolet prévu pour les balles corrosives, procédé qui n’était plus utilisé depuis un siècle, et l’essor de la technologie des boucliers personnels. C’était une arme lourde, mais non dénuée d’une élégante agressivité. Neevhar prit le temps de faire ajouter son monogramme à la crosse, et de se faire préparer une ceinture où ranger ses munitions. Il avala une tablette de drogue d’éveil, et alors que la journée se dirigeait lentement vers le crépuscule, il descendit à pied dans la cavité.


Pendant les cent premiers mètres, une escouade de gardes portant des armes automatiques lui servit d’escorte. Selon les ordres du Commandant Harris, ils l’attendraient à la limite de la portée de projecteurs. Neevhar put néanmoins poursuivre sa route dans une clarté relative, le réseau de luminaires installés par les premières équipes d’exploration fonctionnait encore et la végétation n’avait pas recouvert le chemin qu’ils y avaient taillé. Néanmoins l’impression de traverser une jungle souterraine potentiellement peuplée de monstres mangeurs de chair avait quelque chose d’oppressant. Mais cet environnement demeurait particulièrement silencieux. Les branches parurent soudain s’écarter, s’aérer, pour offrir le spectacle saisissant d’une vaste cavité occupée par la silhouette indistincte d’un objet immense, en grande partie recouvert par les plantes.


À vue de nez le vaisseau devait faire un peu plus de cent pieds de long, et quarante de hauteur. Le centre était sphérique. De part et d’autre de ce noyau se trouvaient ce qui devait être la proue et la poupe du navire long et effilé, on les devinait symétriques. Le point d’émergence de la flore se présentait à peu près à mi-hauteur de la sphère centrale.


Dans la grotte demeuraient les équipements abandonnés là par les Végans, qui avaient permis aux premières équipes de pénétrer à l’intérieur de l’épave. Il ne lui restait qu’à suivre le même chemin.


La forme générale du navire, sous la couche de mousse et de plantes qui le dissimulait, lui était familière bien qu’inattendue. Nul n’avait vu de croiseur scientifique de classe Xamarin depuis la fin de la Guerre du Noyau. Et pour cause : les Néo-Babyloniens s’étaient retirés au-delà des Nébuleuses Électriques. Repliés sur eux-mêmes, leurs frontières surveillées par les flottes de l’ONS, et ils ne disposaient d’aucune colonie dans la Bordure. Neevhar lui-même ne devait sa connaissance de leurs navires qu’à son éducation orbitale. La présence du navire en question, cependant, se trouvait en cohérence avec le phénomène IEM : les Néo-Babyloniens disposaient à l’époque d’une avance significative en ce domaine.


La végétation, par contre, il ne pouvait l’expliquer. Il constatait qu’elle provenait bien de l’épave, car à chaque pas qu’il faisait, elle s’épaississait dans les coursives. Il remarquait aussi que la température était plus élevée qu’elle n’aurait du l’être à une telle profondeur sous la terre.


Mais si la flore était luxuriante, la faune, elle, demeurait invisible. Il n’y avait pas trace, dans cet entrelacs de branches, de feuilles et de racines, du moindre petit insecte.


Il suivait jusque-là la piste ouverte à la machette par les Végans qui l’avaient précédé. Ces derniers avaient dégagé un tunnel d’élévateur et y avait installé une échelle. Le vaisseau ne s’était évidemment pas posé parfaitement à plat, le puits ne présentait pas une verticalité abrupte. La pente demeurait néanmoins suffisante pour que le recours à l’échelle soit souhaitable. Neevhar entama l’ascension. Le bruit qu’il produisait lui paraissait se répercuter dans toute l’épave, malgré la touffeur de la jungle artificielle qui l’entourait. Il y eut soudain un craquement, plus haut dans le conduit. Quelque chose se détacha de la voûte et descendit vers lui à toute vitesse. Il ne put que se coller à la paroi pour éviter de se voir entraîné par l’objet qui se révéla être le torse mutilé d’un des colons. Quelqu’un l’avait accroché là, comme un vulgaire saucisson à sécher.


Après une dizaine de mètres, il atteignit le niveau où ses prédécesseurs s’étaient arrêtés. C’était une vaste salle dont seuls les murs et le plafond paraissaient propice à la croissance des plantes. Et au vu des marques sombres qui tapissaient le sol, c’était l’endroit que les Moroks avaient choisi pour passer à l’offensive contre les intrus.


L’espion tenta de relever des traces qui pourraient confirmer qu’il s’agissait bien des xénos cannibales, voire déterminer leur nombre. En vain. Tout juste put-il récupérer quelques éléments utiles dans le matériel abandonné là.


En dehors du tronc qui avait failli l’assommer, il n’y avait nulle trace de corps. Plutôt robustes, les Moroks n’avaient pas eu à les traîner pour les emmener ailleurs. Ce qui ne lui laissait pas même une piste à suivre.

Aux aguets, il traversa la salle et poursuivit son exploration. Au fil de sa progression, il rencontra quatre portes verrouillées, dont deux présentaient encore un dispositif d’alarme opérationnel. Au regard de ses talents d’infiltrateur, il n’y avait là rien que de très sommaire. Néanmoins il s’étonnait que ces verrous soient demeurés en activité malgré le champ IEM qui semblait prendre source quelque part dans cette épave. D’autres fois, il dut rebrousser chemin faute d’outils adéquats pour venir à bout de la dense végétation qui obstruait les coursives et les conduites.


Il finit par atteindre les niveaux supérieurs de la sphère sans rencontrer le moindre être vivant. Là-bas, un spectacle étrange s’offrit à lui. Dans des pièces aux plafonds plus élevés, de véritables arbres avaient poussé. Ces derniers avaient comme absorbé des corps humains, dont les restes momifiés, presque réduits à l’état de squelettes émergeaient dans des positions tantôt grotesques, tantôt inquiétantes. Un examen minutieux de ce morbide tableau révéla que du métal recouvrait, voire remplaçait, les membres de certains cadavres. Ce qui confirmait leur origine néo-babylonienne, mais n’expliquait en rien comment ce vaisseau avait alors pu se retrouver aussi loin de son espace d’origine. Ils utilisaient abondamment les implants et prothèses cybernétiques, avaient disposé d’une technologie extrêmement avancée en termes de robotique, mais leurs navires long-courriers n’avaient jamais disposé des moteurs à antimatière qui avaient rendu le voyage galactique rapide. Ils fonctionnaient encore avec des propulseurs gravifiques et des suppresseurs d’inertie. Leurs chasseurs se déplaçaient grâce au deutérium. Atteindre la Bordure aurait dû leur prendre tellement de temps qu’ils ne pouvaient même pas être arrivés… Pourtant cette épave était là. Et depuis un bon bout de temps.


Neevhar interrompit ses réflexions car un lot de petits objets incongrus attira son attention. Des colifichets faits à partir d’ossements et de cuir se trouvaient disposés sur ce qui avait dû être un jour une console de commandes, au centre de cette forêt sépulcrale. Des offrandes. Les Moroks qui habitaient le navire tenaient cet endroit pour sacré. Ce qui signifiait…


– Que je ne devrais pas être ici, murmura-t-il en se retournant sur trois silhouettes massives, dotées d’un appendice caudal qui battait l’air de façon agressive…


Il brandit son arme dans leur direction. Profitant de ses rudiments de langue morok, il tenta de leur lancer une mise en garde. Les mots raclaient sa gorge comme une quinte de toux enflammée. Ils s’avancèrent néanmoins.


– Je suppose que mon accent n’est pas au point.


Il pressa la détente ; la tête du premier xéno explosa sous l’impact de la balle au mercure. Il ne prit pas le temps d’aligner les autres et se rua à travers un mur de végétation qui bouchait l’accès à une salle annexe. Les Moroks survivants, excités par la vue et l’odeur du sang de leur semblable, se jetèrent sur son corps qui était encore agité de soubresauts. Des bruits immondes parvinrent aux oreilles de l’espion.

Mais ce dernier savait que ce casse-croûte n’allait pas retenir les cannibales longtemps. Il se hâta. Des cris résonnèrent dans la jungle. Il oublia un instant qu’il se trouvait à bord d’un vaisseau. Il devint la proie chassée par une meute de bêtes sauvages. Leur nombre augmentait. Ils restaient à la périphérie de son champ de vision. Mais il percevait leurs silhouettes fugaces. Menaçantes. Ils le menaient là où ils le voulaient. Sous-estimer les Moroks à cause de leur apparente sauvagerie, de leur difficulté à parler une autre langue que la leur, avait été fatal à plus d’un aventurier. Et ce sous-type paraissait ne rien avoir à envier à la race mère.


Neevhar devait briser cette tenaille avant qu’il ne soit trop tard.


Comme la flore s’éclaircissait, il put distinguer quelques indications dans les coursives. Une idée lui vint. Il obliqua, vers une sorte de mess. Un Morok surgit devant lui, les griffes tendues. L’orbital se jeta à terre en tirant, glissa, se redressa et reprit sa course. Il trouva ce qu’il cherchait : un monte-charge. Presque à l’aveugle, il se jeta dedans. La cabine n’était pas là. La conduite comportait peu de prises. Il prit rapidement de la vitesse dans cette descente où des branches lui fouettaient le visage. La chute s’interrompit brusquement, le choc lui soufflant l’air hors des poumons. Le monte-charge était arrêté en plein milieu de son tunnel, retenu par de simples freins hydrauliques. Neevhar, après s’être assuré qu’il ne souffrait d’aucune fracture, les fit sauter avec son arme. La descente reprit, plus lente, tant la végétation s’était accumulée dans la conduite sous la cabine. Il percevait le son des branches qui se brisaient, des feuilles qui se froissaient. Les freins endommagés crachaient des étincelles dues au frottement des patins contre les parois. Le monte-charge s’écrasa presque avec délicatesse au fond de son puits. Neevhar n’eut qu’à écarter les portes qui se trouvaient devant lui.


Les réserves, comme il s’y était attendu.


Les systèmes de conditionnement avaient lâché, à cause du crash ou de l’impulsion électromagnétique, il n’aurait su le dire. Il n’y avait cependant nulle trace d’aliments décomposés. Il y avait donc bien eu des survivants. Ou alors les Moroks avaient pris des habitudes de charognards.


Il se trouvait maintenant dans la partie inférieure de la sphère centrale. Cette zone du vaisseau avait subi des dommages importants. Il devait remonter pour atteindre l’endroit où devaient se situer les serveurs centraux. Mais les habitants de l’épave étaient à ses trousses. Et contrairement à lui, ils connaissaient le terrain.


Il lui fallut à nouveau tailler son chemin, forcer des portes, escalader des murs de plantes grimpantes, pour atteindre son objectif. Chez les Néo-Babyloniens, l’architecture navale plaçait le noyau énergétique principal au centre du dispositif informatique, traditionnellement le plus gourmand en énergie, et duquel dépendait l’alimentation de toutes les parties du vaisseau, selon des schémas impossibles à gérer par des machines traditionnelles. Neevhar cherchait le cœur et le cerveau de l’IA. Ce qu’il découvrit collait presque littéralement à cette métaphore.


Au centre de la pièce, sous des pulsations de lumière bleutée se trouvaient six Néo-Babyloniens aux corps envahis de machines. Les six hommes, assis en cercle, étaient reliés entre eux par un mélange de chirurgie et de cybernétique. Leurs boîtes crâniennes déformées avaient été fusionnées, pour créer un unique cerveau, un processeur organique, insensible au champ EMP qui baignait l’endroit, et qui, malgré les outrages du temps, fonctionnait toujours. Immobiles, ils fixaient le plafond de leurs regards vides, des câbles s’engouffrant dans chaque interstice du métal ou de la chair. Les Néo-Babyloniens avaient associé inextricablement l’homme et la machine, assurant sa subsistance grâce à la bioélectricité.

Neevhar avait déjà vu plus que son content de choses abominables au cours de sa vie. Ce spectacle cependant avait quelque chose de profondément déstabilisant et contre nature. Associé à l’odeur de décomposition humaine et végétale, il lui souleva le cœur.


Il se reprit rapidement. Puisque tout ici semblait opérationnel, il allait trouver les réponses qu’il cherchait. Mais quelle pouvait être l’interface de cet ordinateur vivant ?


Les câbles les plus importants semblaient disparaître dans le plafond. L’espion avisa une partie effondrée, où la végétation s’était développée, lui offrant de multiples prises. Il prit appui sur les troncs et les branches et s’enfonça à son tour dans l’inter-niveau. Il avait vu juste. Pile au-dessus de la salle centrale se tenait une console holographique active. De multiples écrans, irradiait une clarté synthétique. Les symboles qui étaient affichés lui semblaient familiers. La console répondait à ses gestes. Tout était là.


Comment les Néo-Babyloniens avaient développé leur maîtrise des champs magnétiques pour établir un prototype de propulsion quantique ; comment ils avaient poussé si loin les recherches sur le cerveau humain qu’ils avaient pu en augmenter les capacités au prix de d’individualité ; comment le générateur quantique transposait un navire dans une dimension mathématique avant de retraverser le voile, pour apparaître dans un autre lieu de notre propre dimension ; comment la bioénergie nécessaire à ce déplacement avait eu des effets non désirés sur les plantes et les animaux présents à bord.


Les Néo-Babyloniens avaient atteint le voyage instantané, grâce à l’application de théories avec lesquelles les Cités Orbitales luttaient depuis des générations. Mais ils avaient payé leur audace. La structure quantique même de leur vaisseau prototype avait été altérée, le rendant incontrôlable. Et l’ordinateur organique qui le régissait n’aspirait qu’à une chose : retourner au-delà du voile qui sépare les dimensions. Telle était la cause de l’intensification de la perturbation électromagnétique. Le vaisseau remplissait ses réserves, reprenait son souffle depuis des siècles, pour ce nouveau saut. C’était imminent. Cependant lors de son premier voyage il était parti du vide de l’espace. Qu’en serait-il au départ d’une planète ?


Neevhar décida qu’il ne voulait pas, pour une fois, connaître la réponse.


Il consulta les données techniques du navire, réactiva puis reprogramma à distance une capsule de sauvetage. Ses mains poursuivirent leur danse effrénée à travers les holoécrans. Il se désolait certes de ne pas disposer d’un moyen de sauvegarder les précieuses données de recherche qu’il avait pu consulter. N’importe quel Notepad aurait irrémédiablement été grillé par le champ EMP. Il ne disposait que de son propre ordinateur organique… Il espérait que sa mémoire photographique exceptionnelle lui servirait à quelque chose. Vu la complexité des équations, il avait des doutes.


Il commanda néanmoins sans regret la séquence d’autodestruction du navire. Il gagna en toute hâte son issue de secours. La capsule s’arracha péniblement aux branches qui la maintenaient en place puis bondit, modeste sphère métallique abritant un unique être humain, vers les hauteurs de la caverne.


Quelques minutes à peine s’étaient écoulées depuis que la capsule s’était immobilisée. Neevhar avait été secoué en tous sens, mais il était indemne. Des sons étouffés lui parvinrent. Des hommes s’acharnaient sur la coque avec des outils indéterminés. Il vérifia sa mise et commanda l’ouverture d’urgence. Au dehors, l’officier qui commandait la patrouille ordonna à ses hommes de mettre en joue, ignorant ce que le module de secours pouvait contenir.


– Repos ! cria Neevhar avant de se montrer, agitant un mouchoir blanc.


Les Végans se détendirent instantanément. Il en vit même un soupirer.

On le conduisit chez le Commandant Harris, sans lui poser la moindre question. Il n’était pas sûr que le chef de la base apprécie les initiatives que l’espion avait prises. Il lui exposa donc brièvement la situation. Au fil de son exposé, il vit l’officier végan pâlir de plus en plus.

Une fois le récit terminé, Harris se leva. Il ouvrit la porte du bureau de son aide de camp et dit sobrement :


– Ordonnez l’évacuation.


Au ton employé, le subalterne sut qu’il ne fallait pas discuter.

Il revint ensuite à Neevhar.


– Vous avez eu tort, dit-il sèchement. Des experts scientifiques auraient certainement pu désamorcer ce processus.

– Je n’ai atteint cette salle que parce que j’étais seul, Commandant.

– Nous ne le saurons jamais grâce à vous. Néanmoins vous nous êtes désormais trop précieux pour que nous vous exposions à un quelconque risque. Gagnez vos quartiers pendant que les préparatifs de l’évacuation se mettent en place. Vous serez transféré avec le personnel militaire.


Neevhar s’inclina et obtempéra. Il savait cependant ce que les consignes du Commandant impliquaient. Et il n’avait nulle envie de s’y soumettre.


Les sirènes de la base hurlaient. La quasi-totalité des soldats était mobilisée pour entasser dans les véhicules à chenilles ce qui ne pouvait être abandonné. Autour de l’enceinte, le désert paraissait aussi calme et dénué de vie qu’à son habitude.


Neevhar s’était accordé deux heures de repos, pour évacuer les drogues qui le maintenaient éveillé depuis plus de quarante heures. Il se dirigea vers la porte et frappa. À l’extérieur l’homme qui montait la garde répondit :


– Oui, monsieur ?

– J’ai besoin d’un coup de main pour fermer mon paquetage. En dehors de ça je suis prêt à évacuer.


L’homme déverrouilla, entra, posa son fusil contre une étagère et, comme Neevhar lui indiquait d’un geste le sac ouvert sur la couchette, il se dirigea vers lui. Il constata que le sac était vide. Comme il se retournait, surpris, vers Neevhar, ce dernier lui lança :


– Imbécile.


Le coup qui s’abattit sur la nuque du soldat l’assomma net.


Un soldat en uniforme rouge, portant un lourd sac se dirigea vers les camions.


– Je mets ça où ? demanda-t-il à un lieutenant en nage, visiblement stressé.

– Où tu peux. Démerde-toi, bon sang !

– Bien, lieutenant.


Il s’éloigna. Il avisa un tas de caisses au pied des portes, y posa le sac. Il se glissa ensuite à l’extérieur, abandonnant la redingote écarlate dans un coin.


Neevhar se lança dans le désert.


Il aurait pu descendre le long de la muraille, ou se cacher dans un camion. Mais il ne résistait jamais au plaisir de berner les militaires. Au moment où une sentinelle allait le repérer, les fusées de détresses cachées dans le sac explosèrent provoquant un joli feu d’artifice et un début d’incendie. Quand le lieutenant se mit à la recherche du soldat au sac, il ne le trouva point.


Quelques minutes plus tard, les gardes signalèrent des nuages de poussière. Des Androsiens.


Tout le monde gagna son poste de combat, malgré l’imminence de la destruction. Mais les véhicules légers du Conglomérat firent halte dans le désert.


Neevhar baissa le bras et se dirigea vers les soldats en manteaux beiges, l’un d’eux ôta son casque. Il reconnut son maraudeur.


– Je vois que vous avez tenu parole, l'espion.

– Je n’ai qu’une parole, sergent Vanyzer, ironisa l'Orbital. Le signal était-il suffisamment visible ?

– Idéal. Alors ? Vous avez obtenu des informations ?

– Partielles. Mais utiles. Conduisez-moi à Port-Hagen, mais sans tarder. La situation risque d’être… secouée, d’ici peu.


Il monta à bord de l’engin à trois roues conduit par le maraudeur et enroula son foulard autour de sa tête.

– Juste une question, si vous le permettez ?

– Oui ?

– Pourquoi avez-vous tenu à éliminer les deux prisonniers végans vous-même, l’autre nuit ?


Vanyzer devina le sourire narquois de l’espion derrière son écharpe.


– Un homme qui se ménage toujours une porte de sortie doit être certain que le couloir qui y mène soit dégagé.


Le moteur vrombit et le cockpit se referma. Un instant plus tard il n’y avait plus que de la poussière et du sable où se tenaient les Androsiens et leur espion.


 
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