Hallow Banks était une petite communauté, quelques centaines d’âmes et presque autant d’êtres vivants. Elle tirait son nom des rives de la Meneesopa qui coulait paisiblement dans la vallée. L’histoire de la fondation de la ville racontait que les premiers pèlerins qui atteignirent la région, éreintés par une longue marche à travers les étendues sauvages, furent frappés par une image biblique ; un halo lumineux semblait baigner les rivages hospitaliers, où s’écoulait une onde pure et cristalline. Cet endroit donnait tous les airs de la Terre Promise qu’ils cherchaient.
Ils y avaient construit une église, une ferme – puis deux, les maisons avaient poussé le long d’une artère principale au fur et à mesure que les bois environnants se clairsemaient. Un pont avait été jeté au-dessus de la rivière pour éviter un fastidieux détour aux diligences, et bientôt le train siffla sur la plaine pour la première fois. Hallow Banks avait désormais gare, saloon, general store et même une école : l’ancienne église qui avait été remplacée par un édifice plus digne et davantage aux mesures de la communauté grandissante.
À certains moments du printemps ou de l’automne, si le ciel était de la partie, et si le cours de la rivière était tranquille, le soleil se reflétait sur l’eau avec juste l’angle adéquat pour venir illuminer les berges comme au jour de la fondation de la ville. C’était considéré par les habitants comme un bon présage pour la saison, même si, par la faute des constructions sur l’autre rive, le phénomène devenait particulièrement rare.
Le train s’arrêtait rarement sur le quai en sapin situé à l’entrée de la bourgade. À l’époque de son installation, ce n’était rien de plus qu’une estrade jouxtée d’un réservoir d’eau pour les machines à vapeur, bâtie largement à l’écart de la rivière, à l’extérieur de Hallow Banks, là où les terrains étaient plus stables. Mais les rues avaient rattrapé l’édifice qui s’était, de son côté, étoffé. Il y avait désormais un bureau, une zone d’attente pour les voyageurs, un modeste atelier, une grue pour les déchargements lourds. Le tout nouveau bureau de poste avait été construit non loin de la gare. Il s’était rapidement trouvé un voisin ; une pension – on ne pouvait pas encore parler d’hôtel – pour les voyageurs qui souhaitaient faire halte dans la région. Chaque passage de motrice, et plus encore chaque arrêt, était donc, pour les habitants, un petit événement qui donnait aux curieux l’occasion de se regrouper pour se livrer à leurs activités favorites : les suppositions et les commérages.
Le train était devenu un objet de fascination et de disputes. Certaines, bénignes, portaient sur les performances techniques, sur la valeur ou l’utilité comparée de telle ou telle machine, et d’autres, plus virulentes, divisaient la communauté entre partisans du progrès et protecteurs des traditions et de l’identité locale. Il n’y avait là rien que de très habituel. Toujours était-il que, à Hallow Banks, tout le monde avait un avis sur le train.
Les plaies de la guerre de Sécession avaient depuis longtemps été pansées lorsque se rendit à Hallow Banks, par la voie ferroviaire bien entendu, monsieur Aston Crackett. C’était un homme jeune et éduqué qui travaillait comme reporter pour le Daily Watch de Turso. La gazette en question présentait une rubrique très populaire d’histoires insolites, inquiétantes, voire paranormales. L’alimentation de cette rubrique était une sorte de passage obligé pour chaque candidat journaliste au Daily Watch. Et il fallait soumettre au moins une bonne histoire si l’on voulait se voir confier des matières plus sérieuses, comme les analyses politiques, ou les prix du bétail.
Crackett végétait jusque-là dans une modeste soupente de Turso, rêvant à des jours meilleurs, entre deux relectures d’articles écrits par d’autres. La chance lui avait adressé un premier sourire en coin lorsqu’il avait entendu les bribes d’un conte à dormir debout : un train qui n’était aperçu que la nuit, roulant à pleine vitesse et sans bruit, sur les voies de la vallée de la Meneesopa. Il avait, plus par désœuvrement que par réel intérêt, offert un verre au cheminot en retraite qui tenait ces propos pour l’encourager à continuer. Une demi-bouteille de whiskey plus tard, le témoignage avait pratiquement perdu toute cohérence, mais le jeune homme y avait reconnu les éléments d’une bonne histoire. Et surtout, il avait appris que dans cette vaste vallée, si quelqu’un pouvait avoir des informations, il se trouverait à Hallow Banks. Car d’après le narrateur, particulièrement fier de son bon mot : « Le sujet des locomotives ne suscitait nulle part ailleurs un tel entrain ! » Le journaliste prit son billet le lendemain. Il entendait mettre le pied sur le premier barreau de l’échelle éditoriale en offrant une nouvelle perspective sur la classique « histoire de fantômes » par le truchement d’un apport moderne : le train. Les histoires de lieux hantés, de vaisseaux fantômes et de cavaliers spectraux étaient légion. Mais un train, c’était inédit. Il tenait peut-être un Hollandais Volant à vapeur !
Une fois descendu de l’unique wagon de passagers, Aston Crackett prit un instant pour apprécier le contraste entre sa vie citadine et le calme rude des petites villes de campagne. Son arrivée avait bien évidemment suscité la curiosité des locaux, qui tentaient de paraître occupés à tout autre chose qu'à des commentaires à son sujet. Ils se dispersèrent rapidement, certainement déçus par le caractère peu impressionnant du seul voyageur du jour. De la semaine, sans doute, peut-être même du mois.
Le train poursuivit son trajet. Le chef de gare lui demanda quelle correspondance il souhaitait prendre. Aston répondit qu’il n’en avait pas la moindre idée, et le préposé, d’un ton soupçonneux, lui renseigna la pension toute proche et le saloon, dans le centre du village. Il vérifia sa montre à gousset et lui souhaita une bonne journée avant de regagner l’ombre de son bureau. Il ne resta bientôt qu’une vieille dame sur le quai, assise sur un banc. Elle tenait une ombrelle et portait un bonnet de dentelles. Il y avait une valise à côté d’elle. Aston ne l’avait pas remarquée en débarquant. Saisi d’une sollicitude assez peu commune pour lui, il lui demanda :
– Madame, auriez-vous manqué le train ? Le prochain n’est pas pour tout de suite, vous savez ? – Ce n’était pas le bon train, répondit-elle doucement. Je vais attendre encore un peu, merci. – Et quand arrivera-t-il, ce train ? Je peux aller me renseigner auprès du chef de gare, si vous voulez. – Ce ne sera pas utile. Merci, jeune homme.
Elle avait mis juste ce qu’il fallait de fermeté dans ce second « merci » pour qu’Aston comprenne qu’il valait mieux s’occuper de ses affaires. Il la salua et quitta la gare. Il traversa une rue poussiéreuse – la saison était sèche – et gagna le bâtiment dont l’enseigne annonçait gîte et couvert pour un dollar. Sur le porche, une Indienne s’appliquait à un ouvrage de couture sous le regard usé d’un vieux chien. Le jeune homme gravit les deux marches qui séparaient la rue du porche et ouvrit la porte de l’établissement, une clochette tinta. Un homme aux cheveux gris dans un rocking-chair abattit son journal – qui n’était pas le Daily Watch, nota Aston – et le dévisagea en se mordant la lèvre supérieure.
– Un journaliste, dit-il avant qu’Aston n’ait traversé la pièce. – Comment le savez-vous ? s’étonna l’intéressé. – Vous portez de belles chaussures et un gilet fantaisie, ce qui tendrait à vous désigner comme un bonimenteur ou un joueur de cartes. Mais vous avez une mallette carrée, en bon cuir rigide, et de l’encre sur les doigts, tout comme un maître d’école. Nous avons déjà un jeune professeur pour notre classe. On en déduit alors facilement que vous êtes soit journaliste soit écrivain. Il faut être plus vieux que vous ne l’êtes pour avoir des choses à raconter, il ne reste que le journalisme. Ou la comptabilité, mais les comptables ne voyagent guère. – Eh bien, vous m’avez percé à jour, répondit Aston Crackett en essayant d’avoir l’air plus amusé qu’impressionné. Je suis reporter au Daily Watch de Turso, et je cherche une chambre pour quelques jours.
Il posa trois dollars sur le bureau et inscrivit lui-même son nom au registre, ce qui lui indiqua qu’il était le seul client actuellement.
– Prenez la 2, monsieur Crackett, c’est notre meilleure chambre. Vous trouverez la clé sur la porte.
L’homme replongea dans sa lecture. Aston était à mi-hauteur de l’escalier grinçant qui conduisait aux chambres quand il ajouta :
– Le dîner est à sept heures !
Le jeune homme acquiesça, trouva la chambre 2, prit possession des lieux qu’il trouva simples et propres, puis ressortit rapidement, car il tenait à repérer le terrain avant la nuit et le jour diminuait déjà. Quelques minutes de marche suffisaient pour rejoindre le centre de la ville. Dans la lueur orangée du couchant, cette dernière se préparait au repos. À l’exception notable du saloon qui offrait aux citoyens de Hallow Banks la seule possibilité de distraction. Non pas qu’un tel endroit soit indispensable aux honnêtes travailleurs qui trouvaient dans leur activité quotidienne l’épanouissement légitime de ceux qui œuvrent pour le bien de la communauté. Du moins, c’était, en résumé, le contenu du prospectus qu’on lui tendit à l’approche du prétendu lieu de perdition qui disgraciait les belles rues de la cité. Un homme était occupé à vérifier le licol d’un cheval. Il s’interrompit quand Aston passa à sa hauteur et lui lança :
– Tu m’as l’air un peu vert pour ce genre d’endroits !
Dans un premier réflexe, le journaliste pensa à une provocation et se retourna. Mais il y avait dans la mine et l’intonation du bougre quelque chose d’autre ; une sorte de nostalgie. Il continua sombrement :
– Ces endroits, ils volent le temps et les souvenirs.
Aston allait répondre que c’était peut-être précisément pour cela qu’ils avaient été conçus, mais l’homme avait déjà ramassé sa lanterne et s’en allait.
Il haussa les épaules et pénétra dans l’établissement. On y était loin des tavernes à la mode du centre de Turso, mais il ne s’agissait pas non plus d’un des estaminets enfumés des docks. Un violoneux et un adepte du banjo s’escrimaient sur une modeste scène dans un coin et fournissaient une ambiance musicale quasiment harmonieuse. La salle était à moitié comble et éclairée par un lustre de fortune. Des lampes à pétroles, presque toutes intactes et disposées le long des murs, complétaient le travail du luminaire du plafond. Il n’y avait guère de fenêtres mais des jours étaient ménagés dans les parois de bois, tous fermés par des volets. En face du bar, un escalier menait à l’étage en mansarde, où l’on devinait quelques chambres occupées à l’heure. Dans un coin, une table à tapis vert était occupée par quatre joueurs. Personne ne prêtait attention à eux. L’ensemble sentait la bière, la sueur et la poussière.
Aston Crackett s’installa au bar, jeta un œil sur la vieille pendule – bientôt sept heures, il allait être en retard pour le dîner – et commanda une boisson. Le barman moustachu en tablier taché fit glisser une bière dans sa direction. Le journaliste le remercia d’un signe de tête, but, posa le verre et se racla la gorge.
– Mon brave, cette bière est un régal.
Toujours passer un peu de pommade.
– Je viens d’arriver de Turso et… – Vous êtes le journaliste, le coupa le barman. – Les nouvelles vont vite, ici. – Très petite ville, …
Amener le sujet sur un ton léger.
– J’écris un papier sur les trains, et on dit que dans la vallée il n’y a pas de meilleur endroit pour en apprendre sur le sujet. Hallow Banks, la première gare de la voie de la Meneesopa ! Un endroit chargé d’histoire. – Je ne pense pas que cela soit la première gare… – Une des premières, certainement. – Si vous le dites.
Avant de passer au sensationnel, tenter le rationnel.
– J’ai entendu parler d’un train bien particulier. Un train de nuit qui ne fait que traverser la vallée sans s’arrêter. Il aurait une vitesse impressionnante et ne ferait que peu de bruit. Un prototype, peut-être ? Il y aurait une voie d’essais Central Pacific dans la région ? – Pas que je sache, répondit le barman sans s’étonner. – Comment expliquer ces témoignages, alors ?
Crackett sentit soudain une main peser sur son épaule.
– Oh il s’arrête, ton train, fils. Il s’arrête. Et toi aussi. – Je vous demande pardon ! s’indigna le journaliste en se retournant sur un borgne aux cheveux gris et à la barbe hérissée.
Il avait un insigne au revers de sa veste olivâtre : Railroad Police.
– Tu vois, ça porte malheur de parler de ce train à la nuit tombée.
Le journaliste regarda dehors par la porte à double battant du saloon – le seul endroit qui le permettait – et il faisait effectivement nuit. Son verre était vide, la pendule indiquait neuf heures.
Impossible ! pensa-t-il. Il venait d’arriver.
Eh bien puisque l’heure du repas était passée et qu’il fallait bien se sustenter, il commanda une autre bière et en proposa une au Bull pour le remercier de son avertissement.
– Officier… Monsieur, je suis descendu à la pension, près de la gare, commença-t-il. Pourrions-nous convenir d’un rendez-vous pour discuter du sujet en pleine journée ? Ce serait vraiment utile pour mon papier. Indispensable même. Je pourrais citer votre nom dans l’article.
Utiliser l’attrait de la gloire comme monnaie de singe.
L’autre ricana.
– La célébrité ne m’intéresse pas, mon garçon. Mais je te verrai demain matin, si le ciel le permet. Et je tâcherai de t’éviter des ennuis plus grands que toi. – Ma foi, merci, répondit Aston un peu sur la défensive.
Ils terminèrent leurs verres en silence, le journaliste paya le barman et se dirigea vers la sortie. Il aurait souhaité confirmer le rendez-vous du lendemain avec sa source, mais le vieux pirate avait déjà pris la poudre d’escampette, de façon fort peu polie.
Au moins, si j’en retire une piste intéressante, le jeu en aura-t-il valu la chandelle.
Il regagna sa chambre sous la clarté lunaire. Il y avait bien quelques façades éclairées sur la grand-rue, mais plus loin seul le ciel était pourvoyeur d’une chiche lueur. Il pensa à la lanterne du cow-boy qui l’avait énigmatiquement apostrophé tout à l’heure. À Turso, presque toutes les rues étaient éclairées par des réverbères. Ici, il faudrait qu’il acquière une lampe.
Le coq chanta au lever du jour, la nuit avait été courte pour Aston Crackett. Dans le hall, le tenancier lui adressa un regard plissé et peu aimable qui le poussa à s’excuser d’avoir manqué le dîner de la veille.
– Je vous ai réchauffé les restes pour le petit déjeuner. Y a pas d’heure pour les fèves au lard.
Une casserole tiède était posée sur la cuisinière à bois, dans la modeste salle à manger de l’établissement. Il y avait du café, noir et amer. Il y avait aussi un homme, gris et amer. Aston reconnut immédiatement son interlocuteur de la police des chemins de fer – en retraite, même si la notion de retraite était toute relative dans les petites villes de l’Ouest. Son chapeau était posé sur la table à côté du café fumant. Aston le salua chaleureusement mais son enthousiasme fatigué se heurta au visage buriné et à la mine renfrognée de l’ancien Bull.
Aston abandonna la cuiller dans la casserole sans remplir le bol qu’il se disposait à garnir généreusement tant la faim le tenaillait. Il s’assit à côté du visiteur et sortit son carnet de notes, prêt à recueillir son premier témoignage local. Le borgne posa sa main sur la page où Aston avait seulement écrit la date.
– Ce n’est pas utile, fils. Je ne suis pas venu alimenter ta feuille de chou. Je suis venu te prévenir. Ce train dont tu parles sans vergogne, c’est l’Express de l’Enfer. Il est conduit par le diable en personne. Et en parler durant la nuit équivaut à y prendre un billet, aller simple. – Le diable ? s’étonna le journaliste, bien qu’intérieurement ravi. – Lui-même. Dans son train, il collecte les âmes en peine dont les péchés sont trop lourds ; elles les entassent dans leurs valises et elles attendent sur le quai le passage du train. Petit à petit, il remplit ses wagons, et quand la dernière âme aura poinçonné son ticket, Adios ! Tout ce petit monde s’en ira dans les flammes pour être livré aux tourments éternels. – Ça n’a pas l’air si express que cela, un train qui ne voyage que lorsqu’il est rempli. – Le temps ne compte pas, pour les passagers. Ils ne sont plus de ce monde, mais pas tout à fait de l’autre non plus. – Et si une personne normale venait à y grimper, par inadvertance.
L’homme ricana :
– Quelle personne normale pour grimper par erreur dans un train maudit ? Il faudrait que cette personne puisse le voir, pour commencer. Seuls ceux qui ont vu la mort en face, ou ceux dont l’heure est venue peuvent l’apercevoir. – C’est votre cas ? demanda le reporter.
En guise de réponse, le vieil homme indiqua son œil clos.
– Puis il faudrait ignorer tous les signes, poursuivit-il : la fumée sentant le souffre, les flammes vertes brûlant dans le moteur et sous les roues, le faciès ricanant ornant le chasse-pierres, et les hurlements des damnés à chaque freinage, les passagers pâles et hâves qui attendent dans la lueur spectrale des wagons... Toute personne normale fuirait en appelant les anges au secours devant un tel spectacle. « Par inadvertance », fils : ce n’est pas possible. Quand ce train traverse la vallée, même les coyotes se taisent. Il n’y a qu’un seul animal assez fou pour chercher un tel péril de son plein gré… – L’homme ? hasarda Aston. – Tout juste, mon garçon. Alors tiens-toi-le pour dit et rentre tranquillement à la ville, avant d’attirer le malheur sur toi, et sur nous par la même occasion.
Sur ces entrefaites, il se leva en attrapant son couvre-chef et sortit, signifiant on ne pouvait plus clairement que l’entretien était terminé. Mais Aston Crackett était un journaliste ; une profession qui avait pour point commun avec celle de prospecteur qu’il suffisait de dire de ne pas creuser, pour que les intéressés se trouvent pris d’une soudaine et irrésistible envie de vérifier par eux-mêmes ce qui était enfoui là. Il savait toutefois se montrer patient et prudent. Il ne fallait pas effaroucher la bête. Aussi ne se lança-t-il pas sur les talons de l’ancien agent, et commença-t-il par griffonner avidement quelques notes sur l’entretien qui venait d’avoir lieu afin de n’en rien perdre. Il se servit ensuite la généreuse portion de tambouille qu’il s’était promise.
Il regretta toute la journée son festin du matin, qui accompagna chacun de ses déplacements de tonitruants coups de basson. L’estomac du citadin n’était guère accoutumé aux repas de l’occupant des vastes plaines. Le soir venu, il se rendit au saloon mais n’y entra point. Au lieu de cela, il attendit patiemment depuis un porche sombre qu’en sorte sa source – il ne voyait pas comment la désigner autrement. Du moins, il espérait que l’ancien agent du rail sorte du débit de boissons. Il ne l’avait pas vu y entrer. C’était un coup de dé. Et Aston Crackett n’était pas en veine, car les rues se vidèrent plus vite qu’une chopine un soir de quadrille, et les lumières du saloon s’éteignirent sur le départ des derniers clients sans qu’il n’aperçoive le borgne dans son manteau vert. Il remonta bredouille, se souhaitant plus de chance le lendemain, en évacuant sa frustration à coups de bottillon dans une boîte de conserve qui traînait. Alors qu’il était presque arrivé à destination, poussé par une étrange inspiration, il grimpa sur le quai au lieu de regagner la pension. Il était bien évidemment vide à cette heure tardive. Il s’imprégnait de l’ambiance nocturne de l’endroit, méditant sur ce qu’il avait appris. C’était maigre pour un article, il ne pourrait en tirer que quelques lignes. Mais il pressentait qu’il y avait davantage à découvrir sur le sujet.
Le silence régnait et on n’entendait que le bruit de ses pas sur les planches du quai, éclairé par une seule lampe à pétrole, dont la flamme dansait derrière du verre terne. Si seulement il avait eu un harmonica. Si seulement il avait su en jouer. Il allait regagner son lit quand un coup de sifflet retentit. Ou l’avait-il seulement rêvé ? En tout cas, le quai demeurait désert. Il n’y avait même pas un papillon de nuit pour harceler l’unique luminaire. Il venait à peine de s’en rendre compte quand celui-ci s’éteignit. Puis le vent se mit à hurler. Mais ce n’était pas la plainte du vent. C’étaient des gémissements, des râles, des soupirs d’agonie. Et le train du diable apparut en gare, surgissant du néant, ses freins vomissant des étincelles vertes qui ne brûlaient pas, s’arrêtant plus vite que n’importe quelle machine conventionnelle, qui d’ailleurs n’aurait pas manqué projeter ses passagers hors de leurs sièges avec une telle décélération. Les vitres des wagons étaient embuées. Non, givrées ! Et l’intérieur n’était pas éclairé. Aston n’y distinguait rien. Il resta un instant interdit. Les soupapes du moteur relâchaient une vapeur sulfurée. Le journaliste porta une main à son nez.
Il approcha de la porte du wagon le plus proche de lui. La poignée de laiton résista. L’intérieur était plongé dans les ténèbres. Et se présenta devant le second wagon l’étrange vieille dame qui attendait sur le quai, le jour de son arrivée. Il reconnut son ombrelle et sa lourde valise dans la lueur verdâtre qui émanait du moteur de la locomotive. La porte s’ouvrit devant elle sans un son. Aston la héla mais le son de sa propre voix lui revint étouffé. Il s’élança mais ses jambes lui paraissaient de plomb. Elle avait déjà disparu dans le wagon quand il en atteignit la porte. Surgit devant lui un chef de train, sifflet autour du cou, un pied sur la première marche du wagon. Il se pencha vers Aston comme pour l’inviter à monter. Son visage, sous son képi, était invisible dans l’ombre. Seuls ses yeux semblaient rougeoyer. Il tendit vers le journaliste une main velue aux ongles longs et pointus. À cette vue, Aston hésita. L’instant d’après, il se sentit tiré en arrière. L’homme étrange se détourna. La porte du wagon se referma. Dans un nouveau sifflement, le train sembla s’enflammer tout entier et se mit en mouvement, accélérant d’une façon impossible. En un clin d’œil, il avait disparu. Aston seulement alors retrouva sa contenance et aperçut derrière lui l’Indienne qu’il imaginait employée de la pension où il logeait. Il ne l’avait plus aperçue depuis le jour de son arrivée. Elle ne lui avait pas paru si jeune alors. Il s’étonna :
– Que faites-vous ici, si tard dans la nuit ? Avez-vous vu ce train sorti de nulle part ?
Pas de réponse. Elle le regardait fixement. Son expression était neutre et Aston était bien en peine d’y déchiffrer quoi que ce fût.
– Vous vouliez m’empêcher d’y monter, pourquoi ?
Nouveau silence.
– Vous ne me comprenez pas, c’est cela ? demanda-t-il en indiquant sa bouche, ses oreilles, puis en croisant ses index en secouant la tête. Elle toucha sa propre gorge puis imita le X d’Aston.
Elle doit être muette, comprit-il. C’est bien ma chance. Mon seul témoin !
Par gestes, elle l’encouragea à regagner la pension. Elle jetait des regards inquiets en direction du quai alors qu’ils s’en éloignaient, ce qui incitait Aston à penser qu’elle aussi avait assisté aux événements. Elle le laissa sur le porche et disparut sans laisser au jeune homme le temps de la remercier. Il n’était pas rare que les employés natifs ne soient pas admis dans les salles réservées aux clients, aussi Aston ne s’en émut-il pas outre mesure.
Il passa une fin de nuit peu reposante. L’image du chef de train l’attirant dans le wagon le hantait. Lorsqu’il trouva enfin le sommeil, le coq chanta trois fois. Il se réveilla avec l’impression d’avoir rêvé tout cet épisode. Le soleil se leva pour disparaître rapidement sous de gris nuages annonciateurs d’une pluie qui ne vint pas. Aston Crackett ne savait plus quoi faire. Rentrer à Turso et écrire son conte à dormir debout ? Retrouver l’ancien agent et lui parler de sa vision ? Apprendre la langue des signes puis l’enseigner à l’Indienne pour relater son témoignage…
Désabusé, il s’appliquait à créer des tourbillons dans son café tiède quand il se souvint de la vieille dame. Il se rua en direction du bureau du chef de gare. Après l’avoir salué, il l’interrogea :
– À mon arrivée, une dame âgée se trouvait sur le quai et attendait un train. Pourriez-vous me dire de quel train il s’agissait ? – Une vieille dame, dites-vous ? – Elle devait avoir acheté un billet, puisqu’elle attendait ainsi. – Un billet pour où ? – C’est ce que j’aimerais que vous m’appreniez. – Je ne me souviens pas d’une vieille dame seule qui m’aurait acheté un billet récemment, monsieur le reporter. Et si je m’en souvenais, nous sommes dans un pays libre ; elle a le droit d’aller où ça lui chante, cette dame. Ce ne sont point vos oignons. – Et si je vous la décrivais ? Vous l’avez sans doute aperçue sur le quai durant son attente… insista Aston en déposant deux dollars sur le bureau du chef de gare.
L’individu prit l’argent et écouta la description du journaliste. Celui-ci s’efforça de donner autant de détails physiques qu’il le pouvait. Mais aucun n’éveilla l’attention du préposé. En désespoir de cause, Aston termina :
– Elle portait une ombrelle. Tout de même ! ça ne se rate pas, une ombrelle !
Les yeux de son interlocuteur s’arrondirent, puis s’étrécirent. Soudain soupçonneux, il annonça :
– Si c’est une plaisanterie elle est de mauvais goût, jeune homme. – Mais pourquoi cela ? demanda Aston avec une sincère surprise dans la voix. – Vous venez de me décrire la veuve Sackington, qui ne se déplaçait nulle part sans son ombrelle. Je ne l’aurais pas identifiée autrement, car je cherchais parmi des passagers potentiels. Or, elle n’a pas pu prendre de train ; elle est morte il y a plus de deux semaines.
Le journaliste parvint à masquer la plus grosse partie de son étonnement.
– Personne d’autre ne pourrait correspondre à cette description ? – C’est une toute petite ville, monsieur le reporter. – Et s’il s’agissait d’une dame venue rendre visite à de la famille, n’étant pas d’ici, et logée par ses proches ? demanda Aston, à moitié pour lui-même. – Alors elle a été discrète, car je ne l’ai pas aperçue. Et si elle avait acheté un aller-retour lors de son départ, je n’ai aucun moyen de vous aider.
Il ferma bruyamment le registre sur son bureau pour signifier la fin de l’entretien. Aston Crackett venait de perdre deux dollars. Enfin, pas totalement. Il se rendit immédiatement au bureau de poste, non loin de là. Il convainquit rapidement le responsable de lui parler de la veuve Sackington. Il lui raconta une bien triste histoire : un mari tué à la tâche dans les chantiers ferroviaires, un fils mort à la guerre et une fille emportée par la polio, qui ne lui avait laissé qu’une petite-fille illégitime, à moitié indienne. Elle avait vendu la pauvre enfant à des colons qui partaient vers le nord. On imaginait facilement le destin qui l’attendait. Ensuite, par un curieux revers de fortune, la veuve avait vu sa situation financière s’améliorer drastiquement. On avait découvert du pétrole sur des terres lui appartenant. Des terres jusque-là jugées sans intérêt, situées bien loin de Hallow Banks et héritées d’un oncle obscur. Elle était alors devenue une figure en vue et sollicitée de la petite communauté. Elle ne s’était jamais remariée, cependant.
Le reporter ramena à sa chambre ces quelques éléments nouveaux et s’attela à la rédaction de son premier jet. Mais les différentes pièces s’articulaient mal entre elles. Pour accrocher le lecteur du Daily Watch, le train fantôme pourrait suffire, mais sans explication inquiétante ou pseudo-morale menaçante, son article ne trouverait jamais son chemin jusqu’à la rubrique « Mystères de l’Ouest » du journal. Il lui manquait quelque chose. Son esprit revenait sans arrêt à la jeune Indienne. Il ne pouvait pas s’agir de l’enfant vendue dans l’histoire du postier, même si elle lui avait paru plus âgée lors de son arrivée. Mais était-ce la même personne ?
Il descendit interroger son logeur. Il devait de toute façon prolonger son séjour.
– Pourriez-vous me renseigner au sujet de la jeune Ind… personne qui travaille pour vous ? Je me suis égaré la nuit dernière et elle m’a remis sur le chemin, mais je n’ai pas eu l’occasion de la remercier.
Le tenancier lui adressa un regard lunaire.
– Elle serait muette ? hasarda Aston, pour compléter le tableau. – Je ne saisis pas, monsieur. Aucune jeune fille ne travaille ici, ni muette ni bavarde. – Ce n’est peut-être pas votre employée, mais vous devez la connaître : elle faisait de la couture devant l’établissement le jour de mon arrivée.
L’expression de l’homme se fit encore plus perplexe, si cela était possible.
– Si une couturière s’était installée sur mon porche, je crois que je le saurais. Et le vieux Rascal n’aurait pas apprécié. On l’aurait entendu aboyer jusqu’à la rivière. – Mais enfin… voulut-il protester. – Désolé, monsieur. Le client est roi, mais dans la circonstance, je ne peux rien faire pour vous. Il doit s’agir d’une méprise.
Dépité et taraudé par l’idée qu’on lui cachait quelque chose, Aston Crackett se mit à arpenter la ville à la recherche de son témoin, de l’agent du rail en retraite, ou n’importe qui pouvant lui révéler le fil élusif de cette histoire. En vain. Les jours passèrent et ses poches se vidèrent. Bientôt il dut faire face au choix de rester encore au risque de ne pouvoir acheter de billet pour Turso ou rentrer au bercail.
***
– Pour Turso ? répéta le chef de gare. Ce ne sera pas avant la semaine prochaine, j’en ai peur.
Le journaliste qui broyait du noir s’alarma. Une autre semaine à la pension aurait raison de ses économies une fois pour toutes, et il se retrouverait en ville sans le sou, remettant sa survie au bon vouloir de son éditeur.
– Mais j’ai peut-être une solution, poursuivait l’homme. Si vous n’avez pas peur de faire un peu de route, un train de nuit passe sur la ligne 7B demain.
Il produisit une carte des lignes ferroviaires de la vallée.
– Vous pourrez l’attraper ici, à la station de Burlad’s Bridge. C’est à moins d’une demi-journée de cheval d’ici. – Je ne possède pas de cheval.
Le préposé indiqua au journaliste où il pourrait trouver monture et guide pour une somme modique. Avant le milieu du jour, il laissait derrière lui Hallow Banks et ses secrets. Le loueur de chevaux le laissa à la gare de campagne déserte et repartit avec l’animal. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Aston Crackett s’installa aussi confortablement qu’il put sur une longue caisse faisant office de banc. Il alluma lui-même la lampe qui signalerait à la locomotive qu’un passager attendait sur le quai. Il était seul. L’humidité de la nuit le saisit bientôt et il frissonna à plusieurs reprises au fil de son attente.
Minuit arriva. Un sifflement retentit. Aston avait dû s’assoupir car il sursauta en voyant le train devant lui. Le quai était désert. Les lumières tremblantes du wagon de passagers jetaient des ombres parmi les ombres. Il ramassa ses effets et grimpa à bord. La plupart des banquettes de bois étaient vides. Il y eut un nouveau sifflement et le véhicule se mit en marche. Aston s’assit rapidement et soupira.
Il prit le temps d’observer les autres passagers, qui semblaient assoupis ou perdus dans leurs pensées. Il y avait une vieille dame cachée sous un bonnet de dentelles. Il y avait un borgne en veste usée. Un cow-boy endormi, une lanterne éteinte posée à côté de lui. Une jeune native toussait silencieusement en se tenant la gorge. D’autres visages anonymes dans d’improbables accoutrements complétaient le tableau. Chacun avait son sac, sa malle, sa valise ou son simple baluchon. Aston Crackett sentit un filet de sueur glacée couler dans son dos. Une voix s’éleva juste derrière lui :
– Votre billet, monsieur…
La main qui tenait le poinçon était velue et griffue. Des yeux rouges accompagnaient le sourire tranchant :
– Bon voyage.
Le chef de train traversa le wagon. Ses pieds claquaient comme des sabots sur le plancher.
|