La lumière allait prendre ses quartiers d’automne. Le soleil, de plus en plus bas sur l’horizon, adoucissait et dorait les paysages. Depuis le 3 septembre 1939, la « drôle de guerre » s’installait peu à peu dans chaque régiment, dans chaque caserne de part et d’autre des frontières. Les Allemands désignaient différemment cette période, employant le terme de « guerre assise ». Le temps semblait indécis, comme suspendu dans l’air. À part quelques escarmouches lors d’opérations de reconnaissance, qui firent cependant de nombreuses victimes, tout paraissait tranquille ; bien trop tranquille.
Aldo avait le sentiment de se retrouver en quelque sorte prisonnier de cette attente désespérante. Il avait été incorporé dans un régiment d’infanterie au sud de Montmédy, non loin de la ligne Maginot. L’incertitude et l’inactivité rongeaient peu à peu le moral des soldats. Ils sombraient dans la paresse, trompant bien souvent leur ennui dans l’alcool. Le commandant Quéré organisait régulièrement des manœuvres et divers entraînements au combat, mais cela ne durait que quelques jours, deux semaines tout au plus. Dès après se réinstallait la monotonie du quotidien. Chaque samedi, un lieutenant ou un sergent projetait un film au foyer de la caserne, sans beaucoup de succès. Un adjudant envisagea, un temps, la création d’un groupe théâtral, mais au vu du très faible nombre de volontaires, l’idée fut vite abandonnée. Les hommes préféraient – et de loin – jouer aux cartes, aux dames ou aux dés, raconter des blagues ou colporter quelques bobards autour d’un verre. Les matchs de football, disputés dans un champ à peu près plat à proximité de la caserne, rencontraient cependant un certain succès auprès des amateurs. Le dimanche après-midi, la plupart des soldats avaient quartier libre et en profitaient pour se rendre à pied en ville, distante de quatre kilomètres. Ils flânaient par petits groupes, allaient au cinéma ou erraient de café en café. Les permissions n’étaient que chichement accordées, car les généraux craignaient en permanence une offensive allemande. Aldo se languissait de sa femme, Margot. Et celle-ci se sentait bien seule dans leur petit logement de Montluçon, espérant chaque matin que le facteur lui apporte des nouvelles. Elle traînait sa tristesse, épaules tombantes, entre le jardinet qu’elle entretenait et les visites faites à sa mère ou à son amie Françoise. Lorsque au bout de trois mois, Aldo obtint enfin quelques jours de permission, des cheveux blancs commençaient à saupoudrer les tempes de son épouse. Elle n’avait pourtant que vingt-cinq ans.
Aldo ne s’était fait qu’un seul bon compagnon : Paul Chabaud, un paysan auvergnat de Pontgibaud. Un peu sauvage, il se tenait à l’écart des groupes constitués et de leurs fréquents chahuts.
– Rivola…, Aldo Rivola…, t’es italien ou espagnol ? lui demanda celui-ci. – Ni l’un ni l’autre, je suis français, mais d’origine italienne. J’ai été naturalisé en 1936. – Ah ouais… Et t’es réserviste ? – Comme toi : vingt-huit ans, réserviste. – Ah ouais…
Et ce furent les seuls mots échangés entre les deux hommes lors de leur première rencontre. Avec le temps – particulièrement long en cette période –, ils apprirent à se connaître. Paul se sentait à l’aise avec Aldo. Celui-ci lui racontait son pays, les travaux de la ferme et ses déboires avec la belle Éliette qui ne voulait pas l’épouser.
– Si elle me repousse, c’est à cause de ma grosse tête, Aldo. Je m’appelle Chabaud et j’ai une tête comme un chabot, tu sais le petit poisson avec une épine sur la nuque et qui dort le jour sous la pierraille ou à demi enfoui dans le sable. C’est comme un caméléon, il prend la couleur des graviers. – T’as pas une grosse tête, on t’a donné le même casque que les autres ! – Ah ouais… Ben, il me serre ! – Ça vient de l’épine que tu dois avoir sur la nuque… Va voir l’infirmier Bouffartigue, il te l’arrachera vite fait. – T’es con, toi ! On te l’a déjà dit ? – Oui, mais moi, j’me soigne… – Ah ouais… C’est un poisson bizarre, quand même, le chabot. Il sait pas nager, il se déplace par petits bonds sur les graviers, comme s’il essayait de voler au fond de l’eau. – Tu te sauveras pas bien loin, alors, quand les Chleuhs rappliqueront pour nous trouer la paillasse. Mais tu pourras toujours faire le caméléon dans un arbre en fleurs… – Ta gueule, Rivola ! conclut Paul en souriant, mais avec un voile d’angoisse dans le regard face aux épreuves qui les attendaient. Il maudissait cette guerre qui l’avait arraché aux collines de Pontgibaud et à Éliette.
Certaines périodes, en marge de cette vie si particulière, étaient tout de même appréciées. Ainsi, les soldats volontaires étaient autorisés à aider les cultivateurs pour leurs labours et autres besognes. En contrepartie, ils étaient nourris et payés par eux, tout en continuant à toucher leur solde. Aldo et Paul s’étaient débrouillés pour bénéficier de cette mesure. Ils retrouvaient les bienfaits du travail – quoique rude – et l’ambiance d’une vie de famille. Aldo ne tarissait pas d’éloges pour la soupe lorraine au lard, mitonnée par la fille aînée de la maisonnée. S’en retournant vers la caserne, à la nuit tombée, Paul ne manquait pas d’installer trois ou quatre collets qu’il avait bricolés au garage de la compagnie. Il tendait ses pièges à l’orée des bois où il avait repéré des traces de lapins les jours précédents. Le lendemain, il n’était pas rare qu’il offre à la fermière un ou deux garennes. Autant dire que les repas devinrent particulièrement copieux et arrosés d’un bon vin de pays. En janvier, une pluie quasi quotidienne avait gorgé d’eau les prairies de part et d’autre de chemins ruisselants. Les travaux agricoles furent donc suspendus. Puis le froid s’installa brusquement : jusqu’à -22° dans la nuit du 20 janvier. Les soldats étaient frigorifiés, surtout ceux qui dormaient dans les casemates des tranchées ou sur la paille de baraquements à peine isolés. Le vin chaud du soir leur faisait plus de mal que de bien. C’est ainsi que le moral des troupes déclina encore davantage, entre la dureté du quotidien, l’ennui, la peur du lendemain et la nostalgie du pays. L’inaction rendait les hommes indolents, sans envies ni motivations d’aucune sorte. Qu’allaient décider les Allemands : attaquer par la Suisse ou bien par la Belgique et les Pays-Bas, puis déferler sur la France ? Engageraient-ils plutôt une offensive dans les Balkans ? Les faux bruits, appelés « chopinettes », comme pendant la guerre de 14-18, se succédaient à intervalles réguliers.
Était-ce en réponse à une nouvelle rumeur en ce début mai ? En tout cas, la compagnie s’affairait de toute part : vérification du gonflage des pneus des véhicules, du niveau d’eau dans les radiateurs, du plein des réservoirs de carburant… Depuis la mi-avril, plus aucune permission n’était accordée. Les soldats avaient compris que les hostilités ne tarderaient pas. Personne ne l’avait désirée, mais elle finit par éclater, cette guerre, et elle ne fut absolument pas « drôle », et encore moins « assise ». Le 10 mai 1940, les Allemands partirent à l’assaut de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg. Ces trois pays furent conquis en deux semaines, puis les forces nazies pénétrèrent en France à la vitesse de leurs panzers au galop. Plusieurs sections du régiment d’infanterie de Montmédy furent neutralisées par l’ennemi après de violents combats. La compagnie à laquelle appartenaient Aldo et Paul, située plus au sud, résista trois jours avant de recevoir un ordre de retrait. Ce fut alors non pas un repli coordonné, mais plutôt une débandade au petit bonheur la chance ; les quelques gradés encore présents ne donnaient que des consignes vagues ou contradictoires.
C’est ainsi que, début juin, Aldo et Paul, tout étonnés de se retrouver sains et saufs, se mirent en route vers leur pays auvergnat, empruntant des chemins traversiers afin d’échapper aux attaques en piqué de la Luftwaffe. Un soir, Paul fit cuire dans son casque une soupe de légumes récoltés au gré des potagers abandonnés par leurs propriétaires dans la panique de l’exode. Ils partagèrent ce modeste repas, puis Paul jeta son heaume dans la Meuse.
– Elle me cassera plus la tête, cette marmite ! déclara-t-il. – T’as raison ! Et puis tu pourras courir plus vite. L’épine que t’as sur la nuque doit alerter les radars des boches : ça fait antenne, c’est pour ça qu’on a les stukas aux fesses… – Ta gueule, Rivola !
Le casque, retombé au-delà des nénuphars sur son faîte arrondi, ne coula pas. Il se mit à voguer en direction de la mer du Nord ; vers l’Angleterre, peut-être, devançant l’appel du Général de Gaulle.
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