| Je ne peux pas dire que je sois très heureux de mon existence. Je mesure ma chance d’être en bonne santé, de posséder une maison à la campagne, une femme aimante, de beaux enfants et un métier satisfaisant. Néanmoins je ne nage pas dans le bonheur, la faute à une nature anxieuse qui m’empêche d’atteindre la sérénité. Je suis rempli de doutes, d’appréhensions, mal à l’aise avec les autres et vulnérable aux émotions. Il ne faut pas grand-chose pour briser mon équilibre psychique et me précipiter dans des abîmes d’insomnies.     Aussi, j’ai toujours envié les gens qui remettaient leur sort entre les mains de Dieu, trouvaient assurance et réconfort dans la prière. Ne plus être seul face à l’adversité, en proie à ses démons intérieurs, quel apaisement ! J’aurais moi aussi voulu croire, j’ai même essayé de croire, mais rien à faire, le rationalisme ancré dans ma chair et mon éducation m’a toujours ramené au néant, à un cosmos désespérément vide d’une quelconque intelligence supérieure.  Il m’arrive cependant, lors de moments critiques, de m’adresser à quelqu’un, sorte de bonté indéfinie qui me protégerait du danger. En réalité je fais semblant d’y croire, ou plus précisément supplie la bonne fortune.      Une chose est certaine, hormis des aspects abêtissants, la religion catholique m’a fasciné depuis ma tendre enfance ; la confiance qu’elle est capable d’apporter donc, mais aussi son art, son architecture, sa musique. Quand je visite une ville je ne manque jamais d’aller découvrir sa cathédrale, concentré de ce que l’homme sait construire de plus beau. J’arpente alors les travées pétri d’émotion, la tête levée vers des voûtes grandioses, subjugué par le jeu chatoyant des lumières à travers les vitraux, l’intimité des alcôves, les résonances de l’orgue qui emportent l’âme.     Il n’y avait donc rien d’anormal à envier les pèlerins traversant mon village du piémont béarnais, situé sur une voie du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, leur courage d’affronter autant de kilomètres, leur abnégation à contre-courant de nos sociétés frivoles. Où trouvaient-ils la force de se lancer dans pareille aventure ? L’amour de Dieu, quelque chose de plus personnel ? Il fallait que je sache, fasciné par ces visages volontaires, ces sacs à dos ornés du coquillage symbolique, ces pas qui allaient par monts et par vaux. Alors un jour je suis parti, comme eux. * * *
 
     Chienne de pluie ! Autant on peut supporter le froid, s’accommoder de la chaleur, autant la pluie demeure le pire des fléaux pour le marcheur, surtout quand elle tombe sans discontinuer. Malgré le poncho qui me recouvre elle a réussi à s’infiltrer par endroits, les chaussures n’en parlons pas ! J’ai dû changer de chaussettes car trop humides. Je comprends mieux pourquoi le Pays basque est aussi verdoyant avec de grasses prairies et des forêts denses tapissées de fougères. Cette flotte, c’est terrible pour le moral, même pour les plus aguerris. Le paysage en devient terne, triste, les haltes reposantes difficiles à trouver. Comme les frondaisons s’égouttent il n’est pas possible de rester dessous, tout se mouille. En désespoir de cause, je me suis retranché dans un abribus au bord d’une départementale peu fréquentée. Je déplie ma carte IGN pour l’étudier de près, manquerait plus que je fasse fausse route sachant que je vais attaquer une portion redoutable : le franchissement de la chaîne pyrénéenne par le col de Lepoeder. Passage historique du chemin de Saint-Jacques lié à la portion dite du « Camino navarro ».     L’étape à Saint-Jean-Pied-de-Port, la veille, fut pourtant un ravissement. Il ne pleuvait pas encore et la bourgade était pleine de charme. Des groupes de pèlerins s’y croisaient dans la bonne humeur, le soir dormaient dans des auberges réservées où, autour de grandes tablées, je pouvais échanger avec eux. Je mesurais la disparité des profils, de jeunes en quête de sens à des retraités rescapés du cancer jouissant de la santé retrouvée. Même un couple de Coréens affable…  Au bout du compte, pas beaucoup de chrétiens purs et durs mais des personnes habitées par une foi à géométrie variable, voire carrément agnostiques comme dans mon cas.     Bon, je repère sur la carte une piste forestière qui va me permettre de couper la route et d’atteindre plus vite le village qui dispose d’un gîte. La fin de journée proche je ne traîne pas, pestant sous une pluie qui redouble d’intensité. J’allonge le pas pour rejoindre une piste large, bordée de hêtres grandioses qui assombrissent un ciel déjà gris. Elle monte doucement et m’autorise une progression à bonne allure.      C’était trop beau, deux kilomètres plus loin, je bute sur une intersection confuse à cause d’engins forestiers qui ont défoncé le terrain. Ça va dans tous les sens, je ne sais plus où me diriger entre mon itinéraire et les pistes consacrées à l’exploitation du bois. La nuit commence à tomber, je continue de me prendre des seaux d’eau sur la tête et me voilà en train de perdre mon chemin ! Situation délicate qui m’oblige à sortir la boussole, souvent imprécise entre mes mains. A priori il faut suivre le tracé qui file au sud. Optimiste, je m’engage dans cette direction d’un pas pressé.     Le sol qui restait ferme malgré la pluie se transforme bientôt en bourbier, mauvais signe. J’insiste quand même, du coup j’aboutis sur un étroit sentier de montagne qui termine ce que je croyais être une piste. Un « nom de Dieu ! » blasphématoire m’échappe. Je ne vais quand même pas dormir ici !  Avec l’obscurité qui gagne, l’angoisse m’étreint ; peur atavique de la nuit, des menaces qui y rôdent. J’imagine mille yeux qui m’épient, tapis sournoisement dans les bois. Je redémarre sans attendre pour sortir au plus vite de cette mauvaise passe.      La luminosité faible, j’allume ma lampe frontale, ralentis ma vitesse par la force des choses. Ce n’est pas le moment de se tordre une cheville. Désireux de revenir à l’essentiel grâce à ce pèlerinage et d’écarter les parasites de l’esprit, j’ai mis un point d’honneur à laisser mon portable à la maison. Je suis donc entièrement livré à moi-même. De toute façon, pas sûr que j’aurais eu du réseau dans ce lieu reculé…     J’avance, trébuche, commence sérieusement à fatiguer. La gorge sèche je sors ma gourde tout en surveillant les fourrés. Dans mon malheur la pluie a enfin cessé, c’est déjà ça. J’atteins une clairière qui repousse les arbres et me libère un peu de mon oppression… mais… de la lumière ! De la lumière ! Au beau milieu, une habitation qui scintille tel un phare pour les naufragés. Je n’y crois pas, alléluia ! Je vais demander l’hospitalité pour la nuit, les propriétaires, j’espère, n’oseront me laisser dehors.  Je me presse et arrive devant la façade, stupéfait par l’enseigne qui se dévoile à la frontale : « Auberge des Jacquets ». Les Jacquets, c’est le vieux nom qu’on donnait aux pèlerins de  Saint-Jacques-de-Compostelle. Une auberge, ici ? Elle n’est pas mentionnée sur la carte IGN, ni sur mon guide du pèlerin. Incroyable quand même, en pleine forêt, loin de tout ! Quoi qu’il en soit je n’aurai pas à quémander l’hébergement puisque c’est sa fonction première.      Je pousse une porte lourde, respire d’abord une odeur de planches de sapin et de feu de bois. J’ai un mouvement de recul quand une masse velue avance vers moi. Ce n’est qu’un patou, qui renifle mon pantalon puis repart nonchalant auprès d’une petite fille assise sur un banc. Un homme costaud, type bûcheron canadien, me toise derrière le comptoir. Le patron sans aucun doute. Il y a aussi une troisième personne à une table, plus âgée, béret sur la tête et verre de vin à la main. Tous trois me fixent, pas plus surpris que ça. Pourtant, à cette heure…     Intimidé, j’ôte mon poncho et me débarrasse de mon paquetage pesant. 
 – Bonsoir. – Bonsoir, me renvoie le tenancier d’un ton neutre. 
 J’approche du bar, le plus aimable possible. 
 – Vous me sauvez la vie, j’étais complètement perdu. – Normal, vous êtes dans la forêt des Basajaunak, ils s’amusent à tromper les voyageurs, fait-il un sourire en coin. 
 Ça doit être de l’humour. Je reprends, jovial : 
 – J’ignorais qu’il y avait une auberge à cet endroit. – Elle est destinée aux Jacquets, les autres ne la voient pas. Qu’est-ce que je vous sers ? 
 Houla, bizarre le type !  
 – Heu… un Coca. – J’en ai pas. – Alors une bière, ça me requinquera ! 
 Je me retrouve non pas avec une pression habituelle mais une pinte débordante de mousse sous le nez. Remarque, j’avais soif, et puis je dois me remettre de mes émotions. Sans que je n’en fasse la demande, l’homme rajoute une copieuse assiette de charcuterie. Au moins, on est bien traité ici. La cheminée crépite d’un feu vif, alimenté par la fillette qui me jette des regards indéfinissables. Elle a une chevelure sombre et bouclée, les yeux bruns, presque mate de peau, on dirait une petite gitane. Je tente de lier connaissance : 
 – Bonsoir, tu t’appelles comment ? – Elle vous répondra pas, coupe le patron. – Ah bon ? – Elle a décidé de ne plus parler quand elle a atteint l’âge de raison. 
 Je masque ma surprise en avalant une gorgée de bière. 
 – Comment ça ? 
 Dans mon dos, la voix gutturale du vieux me fait sursauter. 
 – Les mots ne servent à rien, les mots ne sauveront pas le monde. 
 Si j’en crois la bouteille de rouge à son terme, ce client doit être bien aviné. Le voilà qui poursuit avec fougue : 
 – Ils font tous de beaux discours mais la Terre se meurt, la bête le sait et vient réclamer son dû. Elle arrive, santu guziek ! 
 La phrase est conclue par le choc du verre sur la table. Bon sang, je suis tombé sur une maison de fous ou quoi ? Il n’y a que le chien qui paraît normal, assoupi aux pieds de l’enfant. L’alcool commence à me monter à la tête et amplifie mon trouble. J’engloutis une tranche de saucisson afin de me remettre les idées en place. 
 – De quelle bête parlez-vous ? 
 Silence. Le trio m’observe avec une drôle d’expression, plutôt inquiétante. C’est finalement le patron qui prend la parole, se penche si près de moi que je sens son haleine : 
 – L’antéchrist, monsieur, l’antéchrist. * * *
 
     Je peine à me réveiller, la faute à la pinte qui m’a écroulé sur le lit. Sacrément forte ! Une charmante tête de sanglier, accrochée au mur, me souhaite le bonjour quand je parviens à écarter les paupières. Les vapeurs alcoolisées se dissipent et je me remémore les événements de la veille. Quelle drôle de soirée ! Ils étaient étranges, et cette petite fille muette… À mon avis, elle doit plus avoir un problème psychique qu’un véritable refus de parler, autiste peut-être. Enfin, j’ai pu passer la nuit au sec, c’est l’essentiel.  Pendant que je rassemble mes affaires, je m’étonne du calme. Si c’est réellement une auberge de pèlerins, ça devrait remuer dans les couloirs, à croire que je suis l’unique client. Je descends l’escalier grinçant en trimballant mon barda.  La salle est vide, à part le patron en train d’essuyer des verres. Il me désigne une table où m’attendent une cafetière fumante et des croissants chauds. Curieux bonhomme mais décidément aux petits soins !  
 – Merci. Y a pas grand monde ce matin. – … 
 Pas de réponse. Bon, ça continue, n’insistons pas. Je n’ai qu’une hâte maintenant, c’est de reprendre la route. J’avale le petit déjeuner puis m’apprête à payer la note de ce séjour insolite. 
 – Je vous dois combien ? 
 Il relève le visage, me regarde d’un air sévère sous des sourcils broussailleux. 
 – Vous n’avez pas compris ? C’est une auberge de Jacquets, vous ne me devez rien. – Mais… – Accomplissez votre devoir, c’est tout ce qu’on vous demande. 
 Avant que je ne puisse émettre la moindre objection, il reprend : 
 – Et prenez la porte de derrière, on ferme devant la journée. Adieu. 
 Sur ces paroles déroutantes, il fait volte-face et disparaît dans l’arrière-cuisine.  Ben ça alors ! Je vois déjà la tête de ma femme quand je lui raconterai l’anecdote. Les surprises du chemin de Saint-Jacques. Il n’empêche, je reste un voyageur égaré et j’aurais aimé lui demander des précisions. Tant pis, je me débrouillerai seul.      J’endosse mon sac, me coiffe de la casquette indispensable et pars à la recherche de la porte de derrière. Ce corridor obscur devrait y mener. Pas d’interrupteur, j’avance au jugé et bute sur une grille. Tiens, ils ont peur des voleurs ici ? Heureusement elle n’est pas fermée à clé. Je rencontre plus loin une porte, insolite par l’inscription en latin qui orne son haut arrondi : « Vos qui ite huc, armate te cum animo ». Les lettres dorées luisent dans la pénombre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Sous la phrase mystérieuse, sont gravées dans le bois une croix et une épée s’entrecroisant. Il faudra que je me renseigne sur cette auberge, plus tard, tellement elle regorge d’énigmes ! Je sors enfin dehors, constate dépité qu’un brouillard dense recouvre la clairière. Voilà qui n’arrange pas mes affaires, l’orientation va être délicate.     Les bâtons de marche en mains, je reprends le chemin d’arrivée, il n’y a que ça à faire. Si le patron a dit vrai, il est emprunté par les pèlerins et je devrais retrouver ma route. Ça doit être un itinéraire confidentiel, guère fréquenté et pénible. Le sentier devient caillouteux, monte raide, m’oblige à l’effort physique dès le matin. Je savais que le franchissement des Pyrénées serait une épreuve mais pas dans ces conditions. Surtout, j’espère ne pas m’éloigner du col de  Lepoeder.      Au bout d’une heure, j’émerge de la forêt et foule les pelouses d’altitude. Je n’aperçois aucun troupeau à cause de la purée de pois. Ce damné brouillard persiste, me condamne à progresser à l’aveuglette. Je passe à côté d’une stèle discoïdale, puis d’une autre, elles jalonnent à intervalles réguliers les bords du sentier. La pierre des morts, dans les montagnes basques, ne signale pas la présence de défunts mais borne des tronçons du chemin de Saint-Jacques. Voilà qui me rassure, je suis dans la bonne direction. Ça se confirme quand je distingue des ombres mouvantes devant moi, à tous les coups des pèlerins. Je me hâte pour les rattraper, content de retrouver des confrères. Ils vont pouvoir me renseigner sur ma position exacte.      La brise des hauteurs a légèrement dilué le brouillard et me permet de mieux les détailler. Le moins qu’on puisse dire, c’est que leurs habits sont peu communs ! On les croirait sortis tout droit du Moyen Âge : bâton et calebasse, besace en travers du dos et chapeau à larges bords. Une longue cape d’étoffe grossière les recouvre avec un mantelet en cuir au niveau des épaules.  Une fois, dans mon village, j’avais vu passer un hurluberlu du genre qui se prenait pour Jésus-Christ tel qu’on se l’imagine. La barbe et les cheveux longs, chaussé de sandales romaines et revêtu d’une robe de bure. Il n’y avait que son sac à dos qui tranchait avec le reste. Ceux devant moi ont tout l’air de faire partie de ces quelques illuminés qui partent à l’assaut de Compostelle. Il n’y a pas que des sains d’esprit sur le chemin de Dieu… Je me mets à hauteur de celui qui ferme la marche. 
 – Bonjour, on va bien vers le col de Lepoeder ? 
 Il me jette un regard rapide, ses traits sont creusés, quand il ouvre la bouche je note une mauvaise dentition. 
 – S’apressem, arriba ! 
 C’est quelle langue, ça ? On dirait pas de l’espagnol. 
 – Hablas francès, o inglès ? – Cala-te e caminar. 
 OK, là j’ai pigé, il me demande de me taire et de marcher. Sympa le gars ! Je crois qu’il s’exprime en occitan, j’ai reconnu des mots. Dans ma région certains s’exercent à le parler encore. Si je considère l’homogénéité des accoutrements je suppose que tout le groupe utilise ce dialecte, la communication va être difficile. Je vais me contenter de leur emboîter le pas, logiquement on va au même endroit. Pour la sécurité, c’est mieux aussi. Nous évoluons sur une crête herbeuse, humide, dont nous pourrions glisser pour terminer au fond des ravins. J’ai le soutien de mes deux bâtons en alu et n’envie pas les archaïques devant moi qui s’aident du bourdon, le gros bâton emblématique du Jacquet. Je regrette de plus en plus de ne pas avoir emmené mon portable. Entre l’auberge singulière et cette troupe pittoresque, j’aurais pu faire des photos inoubliables ! Pff, quel idiot je fais avec mes grands principes…     J’aimerais bien savoir où on est quand même. Le brouillard, toujours présent, ne permet pas une  vision lointaine des alentours, si ça se trouve on a franchi la frontière depuis un moment. Ces pèlerins marchent vite, ne dialoguent pas entre eux, paraissent animés par le seul but d’avancer. Tels des fantômes, deux autres marcheurs se joignent à nous par la droite. Spontanément je vais vers eux pour réitérer mes interrogations, mais je me ravise devant leur apparence. Ils sont aussi habillés à l’ancienne ! Y a carnaval ou quoi ? Le faciès que j’entrevois fait peur, constellé de plaques rouges. Son acolyte claudique fortement.  Ils adressent un bref salut de la main aux premiers marcheurs qu’ils vont grossir.      On n’est plus du tout dans l’ambiance des débuts de mon périple, quand la rencontre avec des courageux à la coquille engendrait amabilités et discussions diverses. Je sens de la tension, quelque chose plane dans l’air que je ne saurais définir, comme une urgence se manifestant par l’allure trop vive. Le pèlerin chemine lentement, dose son effort car il sait que la route est longue, au contraire de ces furieux qui donnent l’impression d’avoir le diable aux trousses. Le pire, c’est que cette frénésie me gagne à mon tour, pour ne pas décrocher j’accélère, le souffle court. Peut-être se rendent-ils à un événement particulier, une reconstitution historique et ils sont en retard…    Un défilé de questions se bouscule dans ma tête, j’envisage un instant de les laisser filer mais un élan inexplicable me colle à eux. Pas trop envie également de me retrouver seul après mes errements d’hier soir.  Nous sommes maintenant sur un versant descendant, c’est donc qu’on a passé le col. Du bruit dans mon dos m’alerte. Ça alors ! Une procession interminable de pèlerins nous suit ! Les calebasses cognent contre les bâtons, des centaines de pieds font rouler les pierres ; toux, raclements de gorges, crachats, imprègnent cette foule en mouvement. Je distingue quelques femmes au milieu de tous ces gens impatients. En travers de leur chemin, je suis bousculé sans ménagement. 
 – Anatz mon fraire, arriba ! 
 Je reprends la marche, hébété, poussé par la cohue. Mais bon sang d’où sortent-ils ? J’en vois encore converger sur les flancs, marée d’un autre âge arborant les mêmes frusques. « Arriba » est le mot qui revient dans les rares paroles échangées. Ça signifie « il arrive ». Mais qui arrive ? Est-ce la raison de cet empressement, ne pas rater quelqu’un ? Je n’ai d’autre alternative que d’accompagner ce cortège baroque en espérant retrouver du sensé.      La pente amène sur un vallon estompé par ce maudit brouillard. Une cloche, j’entends une cloche résonner entre les monts. Pas une sonnaille de vache, une cloche d’église aux battements clairs et réguliers. Un son qui fait s’agiter plus vite la masse de pèlerins. A priori il indique notre but, j’espère avoir enfin réponse à mes questions.     Quand les hauts murs d’un édifice religieux se dessinent dans la brume, c’est plutôt ma perplexité qui augmente. L’édifice est imposant, ressemble au vu de son architecture à une abbaye. Pour avoir étudié maintes fois la carte je sais qu’il n’y a qu’un monument de cette taille dans le coin : la Collégiale de Roncevaux. On ne peut déjà l’avoir atteinte, c’est impossible, elle se situe à une dizaine de kilomètres en terre espagnole. Qu’est-ce donc que ce bâtiment dont le clocher sonne maintenant à toute volée ?      Depuis mon entrée dans l’auberge la veille, tout va de travers. Pas d’affolement, je vais bien rencontrer une âme charitable qui va m’expliquer cette succession d’événements déroutants. Les moines de cette abbaye par exemple, j’en aperçois au niveau du porche d’entrée. On ne peut pas les rater avec leur tenue typique à capuche pointue. Avant-bras glissés dans les manches, ils prononcent des mots à chaque passage de Jacquets. C’est mon tour, j’ouvre la bouche mais le moine me devance : 
 – Mort a l’anticrist ! – Quoi ? – Mort a l’anticrist mon fraire ! Mort a l’anticrist ! 
 C’en est trop, je dégoupille : 
 – Mais vous êtes tous tarés ici ! Quelqu’un va-t-il me dire où je suis ? C’est quoi ce délire ? 
 Le moine est surpris, il repousse sa capuche en arrière et m’observe attentivement. J’hallucine, le mec a la tonsure ! Une mince couronne de cheveux entoure un crâne rasé. Ils ne sont plus nombreux les religieux à arborer cette coupe, anachronisme supplémentaire. Je me ressaisis et tente de glaner des renseignements : 
 – Excusez-moi mais je suis complètement paumé. Vous parlez français ? J’ai besoin de savoir ce qu’il se passe, où je suis. 
 J’ignore s’il comprend mais il me répond d’un ton calme, à rebours de mon énervement. 
 – Aquò’s pas lo moments dels mots, la bèstia ven. 
 La pression collective dans mon dos me propulse à l’intérieur de l’abbaye sans que je puisse obtenir davantage. L’antéchrist, la bête, ce sont des termes déjà entendus à l’auberge. Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ça ? Je n’ai que de maigres connaissances sur l’antéchrist, sachant juste que c’est un personnage mauvais qui survient avant l’apocalypse. Il semblerait qu’ils aient peur de lui. Enfin, ce n’est que racontar de la Bible ! Le fait est que moi, athée, je n’y crois pas une seconde, ce qui n’a pas l’air d’être le cas de tous ces excités. Sommes-nous à une date qui correspondrait à son apparition et expliquerait ce branle-bas de combat ? Quoi qu’il en soit la plaisanterie a assez duré, je perds mon temps et tout ceci ne me remet pas sur ma route. Une belle erreur de les suivre !      Je cherche des yeux une échappatoire mais me voilà au cœur de l’abbaye, emporté par le flux. Les moines guident la progression, positionnés à des endroits stratégiques. Ils indiquent des marches à descendre, ce qui n’arrange pas mes possibilités de fuite. Mes bâtons de marche me gênant dans la mêlée, je les replie et les fourre dans mon sac à dos.  « Mort a l’anticrist ! » est parfois lancé sur un ton véhément, « coratge mos fraires ! » lui répond avec autant de force. Des exhortations belliqueuses qui commencent à m’inquiéter, augmentées par l’obscurité glauque du souterrain où nous nous enfonçons. L’électricité absente, des moines placés dans des renfoncements nous éclairent de torches fumantes. La peur, le trépignement, les respirations saccadées, me font songer à un troupeau qui se précipite à l’abattoir. Il faut vraiment que je sorte de là avant d’être piégé tel un rat ! La tournure des événements vire au cauchemar et pour l’instant je ne n’ai aucun moyen de m’y soustraire.      Le tunnel oppressant se dilate enfin pour déboucher sur une vaste grotte, en son centre je vois un dallage de marbre noir ; surface lisse percée d’une construction semblable à un puits. Il n’y a pas de mécanisme pour remonter l’eau, juste un trou de fort diamètre ceint d’une murette. Les lieux sont illuminés par la congrégation monastique qui, au vu du nombre, semble s’être rassemblée ici. Elle se met à entonner un chant sacré, type chant grégorien, de toute beauté si l’atmosphère sépulcrale ne perturbait autant mon écoute.      Je me rends compte que la scène forme une succession de cercles décroissants. Sur les hauteurs de la grotte, les moines qui nous encerclent, puis les pèlerins agglomérés autour du puits, enfin cette ouverture circulaire dans le sol dont j’ignore l’utilité, cible de l’attention.  Je scrute ces gueules pas possible, plutôt cour des miracles qu’attroupement d’hommes pieux. Je suis le seul habillé de façon moderne, mais depuis l’auberge rien ne me ramène à mon temps. Sensation prégnante d’avoir changé d’époque. Et les autres tondus qui vocalisent à pleins poumons ! Spectacle de barjot, personne ne me croira…     Soudain, un frémissement sous mes pieds, léger, puis beaucoup plus franc. Ça ressemble… ça ressemble à un tremblement de terre ! Je panique, à cette profondeur nous risquons de nous faire ensevelir. 
 – Un tremblement de terre ! Il faut remonter, vite ! 
 Personne ne bronche, tous les regards braqués sur le puits. Ça continue de trembler, grondement tectonique profond qui s’ajoute au chant grégorien. 
 – Mais bougez, merde, on va se faire ensevelir ! 
 Ces abrutis demeurant statiques je tente de percer les rangs, aucune envie de me prendre une stalactite sur la tête. Il y a tellement de monde concentré sur le marbre qu’il n’est pas aisé de se faufiler. Je parviens enfin à m’extraire quand un frémissement collectif me stoppe. En me retournant, je vois alors le puits suinter d’exhalaisons verdâtres, relents de soufre et de charogne.  Pouah ! Des gaz souterrains d’une puanteur extrême qui doivent s’échapper d’une faille. Ces volutes écœurantes entraînent une nervosité chez les pèlerins. Les mains se crispent sur les bourdons, des couteaux émergent de sous les tuniques, les visages se durcissent. Quelque chose d’imminent va se produire, c’est certain.  Je ne pense plus à fuir le séisme, absorbé par l’orifice qui ouvre sur les ténèbres. Si je me fie à l’attitude générale, il recèle un danger autrement supérieur. Le mugissement qui en jaillit d’un coup me remplit d’effroi, assourdissant, comme dix fois un brame de cerf, véritable tempête sonore qui tournoie dans la grotte, éclipse le chant grégorien et fait vaciller les flammes des torches par sa puissance. En réponse, une clameur s’élève aussitôt dans la foule : 
 – Ultreïa ! 
 Je connais ce mot, et pour cause, c’est une expression d’encouragement quand des pèlerins se croisent sur le chemin de Saint-Jacques. Les vilains se mettent à le scander en tapant le sol de leurs bâtons : 
 – Ultreïa ! Ultreïa ! Ultreïa ! 
 La grotte devient une immense caisse de résonance ; les mugissements se mêlent à  l’écho de pèlerins survoltés, le chant des moines repart avec ferveur. Par le même élan incontrôlable qui m’a incité auparavant à la déraison, je me joins à ce concert dément : 
 – Ultreïa ! Ultreïa ! Ultreïa ! 
 Dieu, dans quelle folie je suis ? Ce qui me reste de lucidité se fissure devant une vision d’épouvante qui apparaît sous mes yeux. Issue du puits dont elle déchire la noirceur, une main velue, monstrueuse, s’accroche à la margelle. Je manque défaillir, c’est lui, ça ne peut-être que lui… 
 – Mort a l’anticrist ! 
 Une première vague de pèlerins se déchaîne, se rue vers le puits et abat les bâtons sur les doigts disproportionnés. Grêle de coups qui parvient à faire refluer la main d’outre-tombe. Pas longtemps, l’avant-bras entier ressurgit, d’un violent arc de cercle balaie les individus les plus proches qui s’en vont valdinguer. Le mugissement se fait terrible, amplifié par le conduit sans fond qui agit comme un porte-voix. Un surcroît de pestilence se déverse, pique les yeux, brûle les poumons.  Une deuxième main apparaît pour prendre appui, le buste va suivre si on laisse faire ! Éventualité contrecarrée par un second assaut. Bourdons, couteaux, pierres, martèlent et lacèrent la paire de membres. J’aperçois même une femme mordre à pleines dents la chair ! À la vitesse de l’éclair une des mains géantes saisit sa tête, serre et broie le crâne de la malheureuse aussi facilement qu’une coquille d’œuf. L’autre frappe le poing serré, véritable marteau qui pilonne les pèlerins dessous. Bientôt le dallage est jonché de corps sanguinolents, les parois de la grotte reçoivent des Jacquets projetés avec force.  C’est une lutte à mort et moi je reste tétanisé, sidéré par le carnage en train de se dérouler.  L’armée de pèlerins essaie à tout prix d’empêcher la bête de venir au monde, ce qu’ils n’ont cessé de répéter, mais je suis incapable de les aider. Comment le pourrais-je, désarmé, peinant à admettre l’inconcevable ?      La situation vire pourtant au critique, les combattants fauchés les uns après les autres tels des fétus de paille, les torches lancées d’en haut par les moines incapables d’enflammer l’antéchrist.  Le seul résultat c’est de nous priver partiellement de lumière. Je distingue mal le visage qui s’extrait au final, n’aperçois que des yeux flamboyants dans l’obscurité puante.  Jamais je n’ai ressenti une peur pareille, viscérale, de celle qui nous fait relâcher les sphincters. L’être qui se montre dégage une telle aura maléfique que je le sens faire vaciller mon esprit, m’étreindre d’une terreur sans nom.  Cette abomination, c’est la fin de tout ! La mort personnifiée ! Dans ma tête défile à cent à l’heure un fouillis d’images ; le sourire de mes enfants, ma femme bien-aimée, des prairies fleuries sous le soleil, des chants d’oiseaux, d’inoubliables rigolades avec les amis, des villages, chemins et rivières, l’humanité dans son ensemble… NON ! Je gueule : 
 – Saloperie, repars d’où tu viens ! 
 La haine me submerge alors comme un torrent impétueux. Je ne suis plus une personne sensée mais une fureur prête à se sacrifier pour défendre ce qu’elle aime, ses uniques raisons de vivre. La nature m’a pourvu d’une carrure généreuse, mise à profit par dix années de rugby. Lorsque je m’élance, il ne fait pas bon être devant ! Au moment précis où la monstruosité enjambe la margelle du puits, en équilibre provisoire, j’en profite pour la percuter à mi-ventre, de tout mon poids, comme si je la plaquais. 
 – Ultreïa !  
 L’antéchrist fait le triple de ma taille mais accuse le choc, surpris par l’attaque, bascule en arrière dans l’incapacité de se retenir. Liés l’un à l’autre, nous chutons dans les tréfonds insondables du gouffre. * * *
 
     Une traînée blanche dans le ciel, dispersée par les vents d’altitude… un avion. Allongé sur le dos, dans l’herbe, je me redresse sur les coudes, regarde péniblement à droite et à gauche. Mon esprit a du mal à refaire surface, j’ai l’impression d’émerger d’outre-tombe. Il fait beau, j’aperçois un troupeau de brebis sur les pentes de la montagne, mon sac à dos posé près de moi. 
 – Réveillé ? 
 La fillette ! La fillette muette de l’auberge, assise dans la pelouse avec à ses côtés le gros patou.  
 – Mais… tu parles ?  – Oui, je peux maintenant que le mal est parti. 
 Les souvenirs me reviennent un par un, s’emboîtent pour reconstituer un scénario incroyable. J’ai dû délirer à cause d’une fièvre, une intoxication, quelque chose comme ça… 
 – Où suis-je ? Qu’est-ce qu’il m’est arrivé ? – Vous êtes au col de Lepoeder, en suivant les marques vous atteindrez l’église San Salvador, puis plus bas Roncesvalles, Roncevaux pour les Français. Vous pourrez vous y reposer, vous en avez bien besoin, finit-elle en souriant. – Il… il n’y a pas d’abbaye par ici ? 
 Elle se lève avec énergie, les boucles de ses cheveux ondulent sur ses épaules. 
 – Si, autrefois. Arrêtez de vous poser des questions, ça ne sert à rien. Le mal a été vaincu grâce à vous, c’est le principal. Le reste n’a que peu d’importance. Adieu pèlerin, et merci ! 
 Sur ces mots elle fait demi-tour, le chien sur les talons. Elle sait ce qu’il s’est passé, c’est évident ! Je veux la retenir, en apprendre davantage, mais à cet instant quelqu’un m’appelle. Je détourne les yeux, vois un randonneur sur le chemin qui me fait de grands signes de la main.  On dirait qu’il veut me parler. Je ramène mon regard sur la fillette… disparue ! Plus aucune trace, à part le patou qui se dirige d’une allure nonchalante vers les brebis. Dans les airs j’entends une alouette qui s’égosille, elle chante avec entrain à mesure de son ascension. Perplexe, je ramasse mon sac à dos et rejoins l’homme qui m’a interpellé. 
 – Bonjour, vous avez vu la petite fille ? – Quelle petite fille ? – Non, rien, j’ai cru… 
 Inutile de détailler, il ne me croira pas. C’est aussi un pèlerin, il pensait que j’étais perdu car hors du chemin et venait à mon aide. J’accepte son invitation de l’accompagner tant j’ai besoin de retrouver de la normalité. Des kilomètres vont être nécessaires pour digérer cette aventure de fou !      Alors qu’un virage s’apprête à nous faire perdre de vue le col, je me retourne une dernière fois. L’alouette chantante est maintenant au plus près des cieux. |