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Aventure/Epopée
Neojamin : Corentino
 Publié le 30/01/19  -  12 commentaires  -  23513 caractères  -  88 lectures    Autres textes du même auteur

Envie d'ailleurs.


Corentino


À Milcoco, dès que l’on sait marcher, on apprend à grimper aux cocotiers et dès que l’on sait grimper aux cocotiers, on cueille des noix de coco. Très tôt, les garçons apprennent à poser leurs pieds en équerre sur le faux-tronc rugueux, à enlacer l’arbre avec leurs bras frêles et affronter la gravité en équilibrant les forces de leurs quatre membres. Dès l’âge de sept ans, tout garçon normalement constitué monte et descend du matin jusqu’au soir, coupe des tiges et s’use la voix en criant aguas pour prévenir tout imprudent se baladant sous les cocotiers.

À Milcoco, personne n’échappe à la tradition. Tous le savent, et tous, sans exception, rêvent de fuir cette destinée. Des générations de cocoteros ont nourri les mêmes espoirs : rejoindre Bogota, la capitale, ou Cartagena, la ville la plus proche, pour ouvrir une tiendita, un restaurant ou juste devenir chauffeur de taxi. Certains poussent la fantaisie jusque de l’autre côté de l’océan en s’imaginant star de foot à Manchester United ou au Real Madrid. Les histoires circulent librement sur le cousin d’untel qui a traversé la jungle à pied jusqu’en Guyane pour rejoindre le vieux continent ou l’ami d’un ami d’un autre qui s’est marié à une Espagnole et coule des jours paisibles à Barcelone. Tous se disent qu’ils iront, un jour, si Dieu le veut.

Corentino ne fait pas exception à la règle. Depuis ses huit ans, il est cocotero. Et depuis ses huit ans, il rêve d’échapper à ce destin, de partir au loin… de Paris, la tour Eiffel, Édith Piaf et la lingerie fine, les grandes avenues illuminées et les gros manteaux d’hiver sous la neige. Un rêve qu’il nourrit modestement, en toute lucidité. Étant l’unique garçon de sa famille, il ne pourra partir que lorsque toutes ses sœurs seront mariées. La plus jeune vient de fêter sa septième année.


*****


Corentino marche d’un pas lent sur la plage. Ses orteils s’enfoncent tout en douceur et laissent derrière lui des pointillés sur le sable laissé humide par la marée descendante. Le soleil projette ses derniers rayons sur une mer sans vague. Il contourne la cabezota, une énorme pierre d’au moins trois mètres de haut qui reçoit les assauts incessants de la mer, et arrive à la pointe du village. Il abandonne le moelleux du sable pour s’engager sur un vieux ponton en planches vermoulues au bout duquel est amarrée l’unique barque de Milcoco : la Maria-Josefina. Elle appartient à Don Miguel, le plus têtu des pêcheurs. Depuis l’ouverture de la fabrique de papier située en amont de la rivière, le mont San Pedro n’a jamais été aussi chauve et l’eau du Rio Amaranto aussi toxique. Tous les matins, la marée montante vient déposer des corps de poissons livides sur le sable. Seul Don Miguel s’acharne, « par amour de la mer » dit-il, repoussant à chaque fois un peu plus les limites de son territoire pour ramener à peine de quoi se nourrir.

Ce soir-là, Maria-Josefina oscille légèrement sur l’eau sombre et Corentino vient s’asseoir juste à côté. Il scrute l’horizon qui se confond désormais avec la mer. Il aperçoit un amas de lumières qui glissent au loin. Il en compte cinq et pense à un paquebot, de ceux qui emmènent les cocos vers l’Europe. Il demeure ainsi quelque temps, s’imaginant à la proue d’un de ces immenses navires, les cheveux au vent, voguant vers la France…


— Qu’est-ce tu cherches, joven ?


La voix le fait sursauter et il manque de tomber à l’eau. Il se retourne et aperçoit Don Miguel qui clopine sur le ponton avec sa jambe plus courte que l’autre, son éternel chapeau de cuir et son visage rugueux. Vu comme ça, dans la lumière du couchant, il ressemble à un vieux baroudeur des mers, un pirate à la retraite.


— Je regarde les bateaux qui passent…

— Ah, ça fait rêver hein ! T’aimerais y être pas vrai ?

— Mmm.

— Un jour peut-être… mais dis-moi, si t’es sur le bateau, qui c’est qui te regardera passer ? hein ?


Corentino lève les yeux vers le vieillard qui arbore un large sourire décoré de deux dents bien solitaires. Ses yeux scintillent de malice.


— De toute façon, j’peux pas partir et laisser la famille.

— Et pourquoi ça ?

— Je suis le seul garçon…

— Ah oui ? Tu sais, moi, quand j’ai eu l’âge d’aller cueillir, j’ai refusé. J’ai dit à mon père que je voulais être pêcheur. Il m’a dit que ça servait à rien, que la coco ça rapportait plus… Je l’ai pas écouté le viejo, j’ai acheté ma barque à Don Gregorio et j’ai commencé à pêcher. Dix ans plus tard, il est venu me voir. Le regard peiné et une haleine à faire dormir un cheval. Il venait de se choper une hernie. El loco pouvait plus cueillir. Tu sais ce qu’il m’a dit ? « T’as bien fait hijo, t’avais raison, c’est pas une vie, cocotero. »


Ils demeurent un instant en silence, scrutant l’horizon et le bateau qui s’efface au loin. Le vieillard reprend :


— Ce que j’essaye de te dire, c’est que tu dois écouter ton cœur et pas trop penser à ta famille. Si tu veux partir, va-t’en ! Et si t’aimes pas ça, tu reviens. C’est pas plus compliqué ! Dans la vie, tout se pardonne… sauf les regrets !


Les jours qui suivent, Corentino grimpe aux cocotiers avec un zèle nouveau. Il y prend presque plaisir. Les paroles de Don Miguel l’habitent au quotidien. Il ne lui en avait pas fallu plus pour prendre sa décision. Au prochain convoi, il partira. En fin de semaine, il fait la fête comme il ne l’a jamais fait, il ose embrasser la voisine et danse jusqu’au petit matin.

Le lundi, en aidant son père à empiler les caisses de cocos, il prend soin d’oublier son tee-shirt dans le conteneur.

Le soir, après une rude partie de dominos, son père rentre à la maison en titubant joyeusement.


— Pa ! J’ai oublié mon tee-shirt dans la box !

— Hein ?

— Je peux aller le chercher ?


Un éclair de lucidité ramène le paternel à la réalité.


— OK, mais f… ferme bien !


Corentino se précipite au dehors, fait le tour de la baraque, prend un grand sac de toile dissimulé sous des branches de palmiers et l’emmène au conteneur. Il déplace quelques caisses pour se préparer un espace tout à l’avant. Il y glisse un bidon vide, un paquet d’arepas qu’il garde soigneusement depuis plusieurs jours, quelques paquets de chips, des bananes et trois bougies qu’il a chapardées à l’église. Il jauge la taille de son repère, environ quatre mètres carrés. C’est petit, mais ça devrait suffire. Rassuré, il sort du conteneur et rentre chez lui. À l’intérieur, son père ronfle déjà dans le hamac et sa mère termine les frijoles.


— Bonne nuit m’man, lui dit-il en l’embrassant longuement sur le front.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Tino ? T’as l’air bien excité !

— Nada, mama.

— Loquito !


Corentino ne ferme pas l’œil de la nuit. Lorsque les premières lueurs de l’aube éclaircissent le ciel, il se lève en prenant bien soin de ne pas réveiller ses sœurs. Ses parents sont déjà debout. Son père est assis sur un tabouret vers l’entrée, les jambes écartées, une tasse de café à la main et une arepa dans l’autre. Sa mère pétrit le maïs dans une bassine. Il inspire longuement, chasse une légère hésitation et se faufile sans bruit par la fenêtre de la chambre. Il pénètre dans le camion et se hisse au-dessus des caisses pour rejoindre sa cachette. Une fois assis, il peine à reprendre sa respiration. La peur d’être pris sur le fait, l’excitation du départ, un peu de tristesse aussi, un air précoce de nostalgie ? Les sentiments se confondent et Corentino est bien incapable de poser un mot sur ce qu’il ressent en ce moment. Quelques minutes s’écoulent, guère plus, et les pas lourds de son père se font entendre. Comme il l’avait imaginé, le paternel laisse échapper un juron en voyant la porte entrouverte.


— Dix-sept ans et pas capable de fermer une porte !


En se retrouvant plongé dans le noir, Corentino se sent soudainement envahi par les remords. Fait-il bien de laisser sa famille, ses sœurs ? Certes, il n’en reste plus que deux, les plus grandes étant déjà mariées, mais tout de même. Il imagine son père le traiter de lâche.

Le cri rauque du démarreur le libère de ses lourdes pensées. Le camion s’ébranle et se met en mouvement. Très vite, inspiré par ce grand départ vers l’inconnu, un nouveau sentiment prend place en lui, un frisson lui parcourt tout le corps pour venir terminer sur ses joues brûlantes. Il se mord la main tant l’excitation est forte. Ça y est, il est parti, sans dire au revoir, avec juste un petit bout de papier griffonné en hâte laissé sur son hamac. Un seul mot : Regresaré.


Bercé par le ronronnement du moteur, Corentino pense à Milcoco qui s’éveille doucement. Sa mère prépare ses arepas et, ne se doutant de rien, s’apprête bientôt à aller le réveiller. Le coq des voisins glousse déjà. Il se sent de nouveau coupable en songeant à ses sœurs, blotties dans leur hamac. Cette image est vite chassée par le doux visage ridé de Don Miguel et cet ordre presque chuchoté : si tu veux partir, va-t’en ! Corentino s’imagine alors l’Europe et se projette dans les rues de Paris qu’il a vues à la télévision. Il déambule le soir sous les réverbères et y rencontre l’amour. Il assiste aux matchs du P.S.G, il devient serveur dans un café situé au bord des Champs Élysées. Il porte un nœud papillon posé sur une chemise blanche recouverte d’un petit veston brodé, il se penche bien droit par-dessus les clients pour les servir…

Le camion freine brusquement. Toutes sortes de bruits retentissent autour, des klaxons, des éclats de voix, des moteurs qui toussent. Cartagena. Un vendeur de fruits crie les prix aux passants, des moteurs de minibus râlent bruyamment, un poste de radio crache une musique languissante. Cela ne dure pas longtemps, un large virage vers la droite et le vacarme de la ville faiblit. Son père baragouine quelque chose, il effectue une manœuvre et coupe le moteur. La porte de la cabine claque d’un coup sec et fait sursauter Corentino. Et si quelqu’un ouvrait pour vérifier la marchandise ? L’angoisse le saisit. Le conteneur se met à trembler, puis, lentement, s’élève et pivote pour amorcer une descente rapide et s’immobiliser de nouveau. Le silence s’installe. Est-il déjà à bord d’un paquebot ? À cette pensée, son cœur s’emballe. Il sort de son sac une horloge à pile. Ses aiguilles fluorescentes indiquent 8 h 24. Soulagé, il s’allonge sur son matelas de fortune. Mille pensées occupent son esprit mais la fatigue accumulée est plus forte, il s’endort sans peine.


Un long sifflement grave se répète trois fois. Il se redresse et cherche son réveil à tâtons. L’horloge affiche : 15 h 58. Une série de secousses s’ensuit. Il pose la main sur la paroi métallique et devine une légère vibration. L’impression de mouvement est quasi imperceptible mais dans le noir, avec ses autres sens en sommeil, il en est certain : les machines se sont mises en route ! L’image des paquebots glissant à l’horizon lui revient en tête.

La nouvelle de sa fugue s’est sûrement déjà répandue, et il s’imagine les gens de son village, agglutinés sur la plage, sous la rougeur d’un soleil couchant. Son ami Ricardo est perché sur la cime d’un cocotier et c’est lui le premier qui crie : « Barco ! ». La foule regarde au lointain en agitant les bras…

Une sonnerie aiguë le tire de sa rêverie. Les vibrations se font plus fortes. L’impression de mouvement est clairement perceptible. Une faim soudaine le saisit. Il allume une bougie qu’il coince entre deux caisses, il ôte un couvercle et prend une noix de coco. Il perce l’opercule et boit l’eau d’un trait. Avec sa machette, il fend la noix d’un coup sec. Il en récupère une fine couche de chair qu’il avale goulûment. Cet en-cas ne calme pas sa faim. Au contraire la sensation persiste, elle creuse dans son estomac, s’intensifie avec le roulement insistant du bateau. Elle est accompagnée d’un vertige qui l’oblige à s’allonger sur son lit de fortune.

La sensation de vide dans l’estomac est tenace. Il se redresse péniblement et s’empresse de sortir les arepas de son sac. Il mâchouille longuement ces crêpes molles et sans saveur jusqu’à ce que la farine de maïs se désintègre complètement dans la bouche. Un peu ragaillardi, il boit l’eau de deux noix de coco. La nausée s’est légèrement estompée, mais ça tangue toujours autant. L’air commence aussi à manquer. Il se rallonge finalement et ferme les yeux.

Ses pensées le transportent jusqu’à son arrivée. Il n’y a pas réfléchi. Son odeur ne manquera pas de le trahir et quoiqu’il se passe, quelqu’un ouvrira la porte. Si c’est la douane, c’est la prison assurée. Peut-être qu’il tombera sur des employés de DOLE… peut-être qu’il pourra s’expliquer. Alors qu’il tergiverse, les secousses se font plus violentes et la nausée le rattrape. Il sirote un peu d’eau de coco, respire longuement par le nez, cherchant dans son esprit un souvenir qui l’éloignerait de cet instant.


Réveil difficile, bouche pâteuse, muscles endoloris et la sensation agaçante de ne pas savoir s’il a les yeux ouverts ou non dans ces ténèbres. Il cherche son horloge. 22 h… du deuxième ou déjà du troisième jour ?… Combien de temps a-t-il dormi ? Le doute s’installe. Il urine dans le bidon, vide quatre noix de cocos et ouvre son paquet de chips qu’il dévore instantanément. La nausée s’est partiellement dissipée. Les yeux grands écarquillés dans le noir, il sonde une distraction quelconque, un bruit, en vain.


Presque malgré lui, une discipline s’installe. De jour comme de nuit – il n’a aucun moyen de le vérifier –, Corentino se réveille, urine, défèque dans un coin, coupe des noix de coco, boit, mange et se rallonge, paupières fermées, attentif au monde qui l’entoure. L’ennui se dissipe peu à peu, laissant place à une sorte de contemplation intérieure. Il arrive à percevoir nettement les mouvements du bateau, à deviner les vagues qui l’entraînent, parfois il a l’impression de pouvoir sonder les fonds sous-marins sous la coque. Il croit entendre le chant des baleines.

Au bout de quelques jours, il commence à moins manger, il n’a plus de chips et la chair de coco le lasse. Il s’habitue à la sensation de faim et il apprend la reconnaître pour ce qu’elle est, une simple sensation de vide dans l’estomac. Il passe le plus clair de son temps allongé, sans bouger, dans une sorte de sommeil éveillé ou d’éveil ensommeillé. Tout se mélange dans sa tête. Certains jours, il oublie de se nourrir, et d’autres, il se redresse soudainement, confus, doutant de la réalité de cette situation, de lui-même, de ses propres membres qu’il n’est plus sûr de posséder, comme pris d’une étrange folie, douce, agréable et angoissante à la fois.


Un jour, le sixième, le septième, le neuvième, il n’en a aucune idée, il ouvre les yeux brusquement. Les vibrations ont changé. Le bateau est chahuté par la mer. Les vagues devenues violentes et déchaînées martèlent les flancs du paquebot inlassablement. Le roulis devient intenable. Il vomit plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien dans son ventre. Il peine à se tenir assis et tâtonne autour de lui à la recherche d’une noix de coco. Il a besoin de boire. Un coup sec le propulse violemment contre la paroi. Le temps de se redresser, il est projeté en avant et s’assomme contre une caisse.


L’obscurité si complète à laquelle il s’est habitué a disparu et tout mouvement a cessé. Une faible lueur filtre par les deux sorties d’aération. Il n’y voit quasiment rien mais retrouver ne serait-ce qu’un soupçon de soleil lui fait chaud au cœur. Il pousse les quelques cocos qui recouvrent son corps, chaque mouvement est difficile. La gravité lui semble plus forte. Il approche ses narines de la grille située juste au-dessus de sa cachette et hume l’air chaud qui y pénètre. Ça sent la cannelle grillée. Un bruit familier le surprend. Le chuchotement de la mer, les vagues qui se retirent sur la plage. Et puis d’autres sons qui se rapprochent. Des braillements, des chants d’enfants, des voix graves aussi. Le vacarme s’estompe alors que des coups violents s’abattent sur les gonds de la porte et résonnent dans tout l’habitacle. Il se bouche les oreilles et se terre dans un coin, habité par une sorte de joie craintive. Les coups de pilon stoppent et une main connaisseuse fait coulisser la poignée. La porte grince et un tonnerre de cris pénètre à l’intérieur. Corentino peine à ouvrir ses paupières devant la soudaine clarté. Quelques ombres s’avancent vers lui, une foule de gens est agglutinée à l’entrée du conteneur. Un groupe de gosses devance les autres et grimpe sur le monticule de cocos. Ils s’arrêtent subitement en le découvrant


— Benn Gan ! Benn Gan !


Péniblement, il se redresse. Les voix se sont tues, tous l’observent. Il se racle la gorge et demande :


— Europa ?


Une volée de rires lui répond, des rires joyeux et sonores qui roulent comme des tambours.


— No man, Africa !


Corentino prend un instant pour assimiler l’information et comprendre ce qu’essayent de lui dire ces visages hilares et ces regards pétillants. C’est alors qu’un son strident retentit, un bruit familier… une sonnerie qu’il reconnaît.

Les rires s’effacent, les visages aussi, et la lumière s’estompe pour laisser place à une nuit opaque. Il est à nouveau plongé dans le noir, tout transpirant, enseveli sous une pile de noix de coco.


Au prix de grands efforts, il se dégage. Une de ses côtes le fait souffrir, sa jambe gauche aussi. Une migraine intense lui dévore la tête. La sonnerie retentit à nouveau, bien réelle, dissipant le moindre doute. Le bateau est à l’arrêt mais les moteurs tournent encore. Au son des poulies et des chaînes qui grincent, Corentino comprend que l’on est en train de débarquer les conteneurs.

Le sien ne tarde pas à s’élever dans les airs, à se balancer quelques instants avant d’amorcer sa descente. Il reconnaît le bruit des attaches, le ronronnement du moteur d’un poids lourd, et cette sensation de mouvement linéaire. Il est en chemin. Mais vers où ?

Son estomac est rongé par la faim et la soif lui serre la gorge. Il se sent trop faible pour bouger, pour chercher sa machette, qu’il ne pourrait pas soulever de toute façon. Le moindre effort lui coûte et la nausée le reprend. Pour la première fois depuis son départ, il pense à la mort, à ses parents qui le regrettent sûrement. Il n’a aucune idée du nombre de jours qui se sont écoulés, de semaines peut-être… ni quand est-ce qu’il arrivera ou s’il verra le jour à nouveau. Il s’était cru en Afrique, au milieu des rires… mais à mesure qu’il avance vers l’inconnu, aveugle et sourd au monde qui l’entoure, il comprend que la fin ne sera pas aussi belle, que celui qui ouvrira cette porte ne sourira pas.

Le camion s’immobilise plusieurs fois et chaque arrêt voit son angoisse grandir, ses peurs prendre forme dans son esprit. Il s’envisage déjà en prison, emmené de force par la police. Mais le poids lourd repart toujours, n’effectuant que de courtes pauses. Corentino imagine la route qui glisse sous lui, les images qu’il a vues à la télévision se confondent à ses propres souvenirs. Aux forêts de cocotiers se succèdent des champs de blé jaunis, des cases en bois se glissent au milieu des grosses villes européennes, et la route noire comme de la suie trace des sillons dans cette terre rêvée. Il y revoit les sourires des siens, Don Miguel sur sa barque, ses sœurs dans la cour donnant à manger aux poules, sa mère pétrissant la pâte, discutant de choses et d’autres avec son père, affalé sur son hamac, le regard vague. Pensent-ils à lui ? L’attendent-ils ? Il se sent désolé de les avoir abandonnés comme ça, d’avoir cru que ce conteneur pouvait le transporter sain et sauf vers d’autres horizons.

Le camion continue sa folle chevauchée pendant de longues heures ou de longs jours, Corentino est incapable de dire la différence. Il ne mange rien, ne boit rien, il demeure immobile, entouré de noix de cocos, perdu dans un entre-deux qui ne ressemble pas plus à la mort qu’à la vie.


D’abord lointaine et confuse, la voix se fait plus claire, insistante même, soufflant des mots inconnus.


— Eho, tu m’entends ? Ça va ? Est-ce que tu m’entends ?


Le ton est universel, les questions se répètent. Corentino les entend sans les comprendre. Il cherche à ouvrir ses paupières en vain, ses membres ne répondent pas non plus. Son corps est soulevé, transporté par des mains qui l’empoignent fermement. Il est ballotté d’un lieu à un autre, les mots inconnus valsent autour de lui, des questions, des affirmations.

Ses yeux ne s’ouvrent pas, ses jambes et ses bras ne bougent pas. Il est transféré dans un ailleurs, installé au milieu d’autres voix qui se mélangent en une symphonie cacophonique. On lui a posé un tube dans la gorge, enfoncé des seringues dans les bras. Il a l’étrange sensation d’être en dehors de lui-même. Son imagination l’a déjà trompé une fois, est-il encore dans le conteneur ? Il s’attend à chaque moment à entendre la sonnerie aiguë du paquebot.

Le temps s’écoule dans toute son indifférence, les jours se suivent et Corentino commence à percevoir la lumière derrière ses paupières closes. Des voix résonnent autour de lui, des mains douces le touchent, leurs doigts glissent le long de ses bras. Ses veines se gonflent de liquides qui l’abreuvent et le nourrissent. Et puis un jour, sans savoir pourquoi ni comment, ses doigts répondent à son appel. Il bouge. Une femme se précipite. Elle le saisit doucement par la nuque et l’aide à se redresser. Machinalement, Corentino pose ses mains sur ses paupières. La femme ordonne quelque chose qui ressemble à « rido ». Elle insiste :


— Les rideaux ! Fermez-les !


Ses yeux s’ouvrent, péniblement, lentement, sur cette femme à la peau sombre qui, en cet instant précis, devient la chose la plus merveilleuse qu’il ait jamais vue.


Plusieurs jours s’écoulent pendant lesquels il fait connaissance avec d’autres aventuriers intrépides venus du Togo, de l’Algérie ou du Sénégal. Il y a aussi un Bolivien et deux Péruviens qui se chargent de lui expliquer la situation. Ils sont en France, dans un centre de détention, en attente, avant d’être renvoyés dans leurs pays. Quand on vient voir Corentino pour lui demander son lieu de naissance et ce qui s’est passé, il raconte son histoire sans mentir. Il parle de Milcoco, de la traversée, du conteneur qui s’est échoué, des sourires radieux… On ne l’écoute qu’à moitié, et sur son dossier, des mots sont marqués : malnutrition, rapatriement urgent, problèmes psychologiques.


Il est rapatrié un jeudi. Dans l’avion, son visage reste collé au hublot, il regarde les nuages et l’océan en dessous. Ça va trop vite.

Une semaine plus tard, il pose pied à Milcoco. On lui fait une fête, sa mère et ses sœurs pleurent de joie et son père boit jusqu’à ne plus en pouvoir. Une nouvelle histoire s’ajoute aux légendes du village. Corentino ne sait pas trop ce qu’il ressent, il peine à trouver les mots pour conter son aventure, expliquer ce qui lui est arrivé. Il se contente d’être là, au milieu de ce monde qu’il connaît tant, mais qui ne le lasse plus. Ces gens joyeux et familiers, les sourires qui l’entourent, les cocotiers qui se balancent doucement sous la brise du soir, la mer, tout près, qui murmure.

En fin de soirée, il s’avance sur le ponton. Don Miguel y est, les pieds dans l’eau, assis à côté de sa Maria-Josefina. Il l’accueille avec son large sourire édenté et lui demande :


— Alors ? C’était comment la France ?


Corentino s’assoit à son tour et répète ce qu’il a dit à tant de gens depuis son retour :


— Je ne sais pas, je n’ai pas vu grand-chose.


 
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   Anonyme   
30/1/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour Neojamin

Assez déçu par la fin. Je m'attendais à autre chose. Le début est excellent. Ca se gâte (pour moi) pendant la traversée. Manque de clarté en ce qui concerne le voyage. Bien rendu sinon, puisque le fugitif est dans les vapes. J'étais parti sur un texte qui dénoncerait et non qui raconterait. Du coup quelque chose me manque. Au début le héro a la gnaque. Il sait ce qu'il ne veut pas. Et après… rien ne permet de penser qu'il recommencera, que cette aventure avortée ne lui a pas coupé les ailes. Je ne sais pas s'il est heureux d'être là ou seulement heureux de s'en être sorti. Je pense que le personnage principal manque de consistance.
Sinon l'écriture est très agréable.
Merci

   plumette   
30/1/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Neojamin,

on est en Colombie, j'aime vraiment bien l'ambiance du début, ce rêve assez vague d'un ailleurs qui est encouragé par les paroles de Don Miguel.

je me suis demandée à quelle époque se déroule cette aventure, ce qui m'a un peu perdue, c'est l'évocation d'Edith Piaf en parallèle avec le rêve de devenir footballeur qui est beaucoup plus contemporain. Ce n'est pas fondamental cependant!

l'organisation du départ est très bien rendue, avec un certain suspens. Corentino croit tellement à son rêve qu'il n'a pas beaucoup préparé son voyage, ni réfléchi aux risques : la faim, la soif, le manque d'air, le mal de mer, l'impossibilité d'évaluer le temps, la possibilité d'être pris, il découvre tout cela au fil du temps.

j'ai un perdu mes repères durant ce voyage, je me suis dis que c'état bien en phase avec l'histoire, ça tangue beaucoup! mais cela m'a tout de même gênée, je n'ai pas bien compris l'épisode "africain", pourquoi le contener est ouvert puis refermé...

Le retour à la case départ est un moindre mal, semble-t-il mais cette issue m'a un peu décontenancée. Tout ça pour ça?

le texte est bien écrit, je crois qu'il pourrait être resserré dans la partie voyage qui me semble un peu répétitive. Je regrette aussi de ne pas avoir un peu plus senti qui était Corentino.

j'ai aimé le mélange des langues, ou plutôt l'incursion de quelques mots espagnols dans le récit.

C'est du bon travail! même si j'ai quelques réserves.

A vous relire sûrement

plumette

   senglar   
31/1/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Neojamin,

Le texte séduit d'emblée par son style agréable.

J'aime que ce soit celui qui vagabonde entre les cocotiers qui est qualifié d'imprudent par les jeunes funambules ascensionnels.

Bravo pour la poésie chantante de "Corentino... cocotero" (Il y aura foule de sonorités harmonieusement assorties tout au long du récit).

Belle entrée en matière donc. On a envie de ne pas lire vite, de savourer. Et comme il y a 23513 caractères on met les orteils en éventail et on ouvre le parasol car les plus belles aventures se font en rêvant. Or ici tout est propice.

Je pose mon clavier donc... et je lis.
A tout à l'heure.
Après tout ça n'est pas moi l'écrivain.


Bon me revoilà.
L'histoire a suivi son cours au long cours de l'océan. Avec beaucoup de bonheurs de langage et de situations (cf du bateau et des regards... etc... etc...), l'auteur est un poète mais cela je l'ai déjà dit.
Le voyage de Corentino est un délire entre imagination et réalité, et toutes ses péripéties. Je ne le révèle pas, je laisse aux autres lecteurs leur partie déambulatoire sur la vague immobile et clapotante, incertaine, sombre voire obscure, étouffante et noire mais rose d'espoir...


Le retour à la réalité aurait pu être difficile, il aurait pu être un retour sur la terre dure, mais c'est un retour sur le sable moelleux et le post adolescent qu'est Corentino devient un héros. De sa pérégrination naît une odyssée.
Je le vois tel quelque Ulysse...
Heureux finalement.
Candide posé ainsi que le fut en fin de compte le héros mythologique.

Bravo l'auteur !


Senglar

   Pepito   
31/1/2019
Hello Neojamin,

Forme : bonne quelques mili bugs que j'ai eu la flemme de noter.

Fond : une histoire assez invraisemblable, peu de chance que le même container parte de la plantation pour arriver directement en France. Grossiste, revendeur, tri, reconditionnement, douanes...
Pas compris l'ouverture intermédiaire et les enfants "africa".
Mais le texte, avec la très bonne discussion sur le ponton, se tiens jusqu'au matin du départ.

   Malitorne   
1/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien
C'est original de choisir un migrant d'Amérique du Sud plutôt que d'Afrique. L'histoire est plaisante même si, en effet, le voyage reste un peu confus. Vous avez voulu faire quelque chose de léger, sans drame, avec une fin heureuse, et ça fonctionne plutôt bien.
Rien à dire de particulier sur une écriture efficace.

   hersen   
1/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Une histoire à deux volets, dont je ne sais trop quoi retirer;
J'aime beaucoup la première partie, et l'échange avec le pêcheur.

La fin est en résonance avec cet échange, mais je regrette ce voyage un peu confus. Je m'y perds un peu, même si je comprends que c'est pour illustrer ce par quoi il faut passer pour tenter de vivre ses rêves ?

L'endroit que Corentino quitte s'appelle milcoco. y a-t-il un message derrière ce choix de nom ? comme pour dire par exemple que c'est un endroit avec une certaine richesse ? Ou alors que c'est la certitude de passer sa vie à être cocotero, sans espoir d'une évolution en restant sur la terre des ses ancêtres ?

Une petite question annexe : les cocos sont des cocos verts ? je ne pensais pas que cela s'exportait dans le monde...Je croyais que seul des cocos secs étaient exportés, surtout si loin, ou alors l'huile de coco;

merci pour cette lecture !

   Anonyme   
2/2/2019
J'ai attendu un jour ou deux que l'inspiration me vienne pour commenter ce texte, mais rien ne me vient vraiment.

Ce n'est pas mal écrit, j'ai cru à ce voyage dans le conteneur... disons jusqu'à l'ouverture... où ça ?... en Afrique ? C'est devenu confus pour moi. Et à la fin, je ne sais pas trop quoi en retirer.
On a un peu l'impression que rien ne justifiait vraiment que Corentino s'en aille. Peut-être que le pêcheur le poussait à suivre son instinct pour qu'il se rende compte que l'herbe n'est pas forcément plus verte ailleurs et que sa place est parmi les siens ? Je ne sais pas. En même temps, Corentino n'a pas eu l'occasion de voir l'herbe de France, bonne ou mauvaise.

S'il devait me rester quelque chose, finalement, ce serait cette impression que Corentino à cédé à un caprice et qu'il en guérit en retrouvant sa terre. Je crains que ce ne soit pas une situation partagée par la majorité des migrants.
Pardon, je n'ai peut-être pas bien compris.

   FANTIN   
3/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une histoire prenante, bien racontée. On suit facilement Corentino tout au long de son périple grâce aux nombreux détails, descriptions et pensées qui aident à imaginer et rendent situation et personnage très proches.
Le problème de l'immigration, souvent ramené à des statistiques, des discours abstraits ou des images-choc, prend corps ici, prend âme aussi. On le vit de l'intérieur.
On peut déplorer quelques invraisemblances et regretter que le dénouement soit un retour à la case départ, restent le voyage, la tentative, l'épreuve initiatique en quelque sorte qui fait de cet adolescent un homme.
Partira? Restera? Que ce soit l'un ou l'autre, le héros choisira désormais en connaissance de cause.

   Donaldo75   
11/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Neojamin,

Cette histoire est vraiment bien racontée; le lecteur comprend les motivations de Corentino, Don Miguel représente une forme de pensée alternative qui légitime le geste du jeune homme, le contexte social est bien observé. Bref, c'est crédible du début à la fin. Le voyage lui-même est réaliste, jusqu'à son issue qui aurait pu être fatale, ce que Corentino comprend bien.

J'aime bien la fin également. Don Miguel revient sur la scène et c'est assez savoureux.

Merci pour le partage.

Donaldo

   inlove   
18/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

Votre texte m'a tout de suite plongé dans cette aventure que Corentino a vécu. Je m'imagine très bien Milcoco, le sommets des cocotiers avec les autres garçons, l'espoir d'un jour échapper à son destin ou bien la solitude et le désespoir qu'il ressent au fond du paquebot qui l’emmène vers cette chimère.

J'aime le passage où Don Miguel lui raconte son histoire et lui dit de suivre son cœur et la manière dont vous décrivez le personnage (un vieux pirate à la retraite qui clopine sur le ponton avec une jambe plus courte que l'autre, je trouve ça super cool !) J'aime aussi lorsqu'il fantasme sur Paris et la vie douce qu'il pourrai mener là-bas en tant que simple garçon de café.

J'ai été un peu déçut cependant par la fin que je trouve trop simple, même si on est ravit de retrouver la sympathique famille et le village sain et sauf. La fin qui semble dire que le bonheur était déjà là, à Milcoco, et qu'il se contentera probablement d'être un "cocotejo" comme les autres. Finalement, comme il le dit lui même, il n'aura pas vu grand chose au cours de son triste voyage et je trouve ça dommage.

Mis à part ça, je trouve votre style très agréable je n'ai eu aucun mal à terminer la lecture de ce texte.

Merci pour votre partage et au plaisir de vous relire.

   Cairote   
5/6/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Une belle histoire, bien racontée en général, surtout la première partie. Le saupoudrage bien dosé de mots et expressions en espagnol est une bonne idée qui aide à l’ambiance, très bien rendue. J’ai bien aimé les deux dents « bien solitaires », et « tout se pardonne… sauf les regrets ».
La partie dans le conteneur est un peu plus faible, mais il fallait bien montrer que c’était long, ennuyeux, et que Corentino ne savait ni où il était ni où il allait. L’épisode « africain » pourrait être un peu plus clair ; mon interprétation est qu’il s’agit de débardeurs (d’origine africaine) au port français qui lui lancent cela à la blague. De mon temps (d’avant l’ère des conteneurs) les débardeurs ne se privaient pas de jeter un œil (ou une main) dans la marchandise, mais je serais porté à croire que les conteneurs sont scellés.
Le réalisme de la conclusion me plait assez, mais elle aurait pu être amenée de façon moins abrupte. Le manque d’équilibre entre les trois parties (avant, pendant et après le voyage) est ce qui m’apparaît comme la seule vraie faiblesse du texte.
J’ai tout de même pris bien du plaisir à la lecture.

   cherbiacuespe   
10/8/2019
 a aimé ce texte 
Bien
C'est très bien écrit, tout se tient, le déroulement de l'histoire est cohérente.

Pourtant il manque quelque chose, une réflexion sur l'échec de cette "évasion" peut-être. Attention, je ne remet pas en cause la fin de la nouvelle, qu'au contraire je trouve pertinente. Mais avant cela, j'aurais aimé une sorte de morale, une critique de cette aventure. Et c'est bien le seul bémol dont je puisse faire part.


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