Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Réalisme/Historique
OiseauLyre : Hugo Désœuvres et la médecine
 Publié le 14/09/25  -  9869 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

Hugo Désœuvres ne parlait pas de sa blessure.


Hugo Désœuvres et la médecine


Hugo Désœuvres ne parlait pas de sa blessure. Il savait répondre par une phrase drôle et triste lorsque quelqu’un l’interrogeait. C’était dans ces seuls moments que je le trouvais amer. Je savais seulement que le coordinateur de chirurgie générale le transféra en médecine interne quelques mois après ce qui s’était passé. Je l’avais rencontré au Blouses Blanches derrière Saint-Antoine où il n’était plus membre de l’École de Chirurgie depuis longtemps. J’avais du mal à m’intégrer à cause de mon accent de Béziers qui les faisait rire, sobres et bourrés. Il savait les faire taire et en savait assez sur le vin.

Il m’avait donné rendez-vous à côté de Lariboisière et nous nous étions mis d’accord pour faire le trajet ensemble. Le métro crissait au freinage et mettait en alerte avant même d’apparaître dans son trou. J’avais chaud tout du long. Il pleuvait à la sortie, ce qui rafraîchissait l’air d’octobre.

Hugo commanda une bouteille et remplit nos verres. Je bus le premier. Le rouge était bon. Il y avait peu à dire et beaucoup de temps pour le faire. Nous étions l’un en face de l’autre contre la vitre du café. La pluie s’écrasait sur le verre et brouillait la vue. Je voyais un triangle de Seine gris et des taches sombres ruisseler sur l’ocre des façades et des ponts. Le ciel était bien plus grand que la terre et prenait tout mon champ de vision pour y placer de grandes masses noires. Je touchai les poches de ma veste, je n’avais pas de parapluie.

J’aimais boire avec Hugo parce qu’il n’utilisait pas ce moyen pour se faire valoir. Il ne me sondait pas entre deux verres pour savoir avec qui je couchais. Il s’en foutait. Il me versa mon deuxième verre d’abord puis le sien. Il me regarda ensuite avec une petite bouche joueuse. Ses yeux étaient rouges et ses joues creuses mal rasées. Il remplirait mon verre toujours en premier et je finirais par boire plus que lui, ce qui l’amusait.

À force de boire je ne sentais plus le goût du vin. Je sentais que les gorgées étaient chaudes et qu’elles mettaient de plus en plus longtemps à me traverser la gorge jusqu’à mon estomac. Hugo respira avec bruit et croisa les doigts et les coudes sur la table.


– Ils ont changé mon contrat. Je vais devoir aller péter à Louis Mourier en plus de Larib et de Saint-Antoine. Une journée complète par semaine.

– Quel genre d’activité ?

– Gérer des lits. Il va y avoir du boulot avec ces démissions de partout.

– Tu le voyais venir ?

– Non. J’avais la tête à autre chose ces derniers mois.

– Comment tu vas faire pour y aller ?

– Transports au début puis m’acheter une voiture. Je m’en étais sorti sans jusque-là, il fallait bien que ça arrive.

– Tu as négocié ?

– J’ai fermé ma bouche et j’ai signé. La seule chose que tu peux agiter avec eux c’est la démission et je ne suis pas prêt. J’ai beaucoup donné à Saint-Antoine pour l’activité et les patients.

– Et la paye ?

– Identique. Je n’aurai même pas droit à des frais de transport. J’oublie quelque chose ?

– Un emmerdement de plus ou de moins, rien d’important.


Je bus et lui aussi. Je regardai par la vitre. La pluie ne tombait plus mais la saleté du verre et la fumée des voitures gênaient encore la vue. Il frappa la table avec le poing et se redressa.


– Pourquoi on fait encore ce métier de merde que plus personne ne respecte ? On ne nous voit que comme un obstacle, les patients, la direction, tous. On nous utilise et nous place comme une pièce et on travaille à nous faire sauter. Ce qui me frappe c’est à quel point les patients sont d’accord avec les directions qui les maltraitent. Quand les prises en charge sont rognées et au rabais, c’est nous les responsables et le questionnaire de satisfaction le salut. Alors que ce sont eux qui coupent les moyens. Et puis quand tu dis à un patient que non, vous n’avez pas besoin d’antibiotiques, il se vexe et s’étouffe sur sa chaise, me parle de second avis. La confiance n’est plus parce que le discours n’est plus compris.


Il se tut. Je ne l’avais pas entendu se morfondre sur la médecine depuis longtemps. Nous n’étions plus engourdis par notre jeunesse. Je ne répondis pas.


– Je ne peux pas leur en vouloir. On leur a mis dans le crâne qu’ils sont des consommateurs de soins, que leur santé est un produit, qu’ils sont eux-mêmes un produit. Alors ils n’en ont jamais assez de la technique. Et nous sommes vus comme un système rétrograde de protectionnisme économique. Ils veulent des « professionnels de santé », des techniciens en somme, remplaçables et modulables. On ne veut de nous qu’une chose : faire tourner l’économie de la santé et fermer notre gueule. D’où les contraintes et les salaires indignes. On essaie de diluer les responsabilités mais, au final, il y aura des boucs émissaires et ce sera nous qui prendrons.


Hugo était calme. Il n’y avait pas d’emportement dans sa voix. Les vieilles douleurs étaient dans ses yeux. Il avait appris qu’il n’était pas plus protégé du sort, et que le monde n’avait pas de limites dans le pire.


– Nous ne représentons plus aucun salut. Les patients ne croient plus en nos sciences et notre raison. Nous sommes à leurs yeux des fournisseurs de technique. Mais la relation de cause à effet ne suffit pas à soigner. Lorsque nous refusons de fournir la technique, ils se vexent comme un enfant à qui tu refuses un bonbon. Les patients veulent au fond d’eux du sens, ils veulent que le mal qui les atteint fasse partie de l’univers et de leur passé comme eux en font partie. Ils veulent le réconfort de savoir que d’une manière ou d’une autre l’harmonie se rétablira, par leur guérison ou leur diabète bien équilibré. Ils vont chercher le sens ailleurs que chez nous, chez les guérisseurs, les ostéopathes, les homéopathes, les naturopathes. Nous sommes relégués dans le camp des industries et du Bisphénol. Ils veulent désespérément du sens, ce qui les rend vulnérables aux gourous et aux mythes de merde. Tu en as toujours qui s’autoproclament sauveurs et pourfendeurs de l’ordre établi et tu ne peux pas lutter contre eux car ça reviendrait à les légitimer. Regarde ce qui s’est passé à la dernière pandémie. Au fond nos patients sont perdus. Ils ont soif de spirituel, de foi. Ils veulent croire qu’il y a plus que les dures lois de la causalité et les babioles dopaminées avec lesquelles on les gave. Ils sont noyés dans une telle abondance, ce qui les appauvrit. Ils ne savent pas comment combler la distance qui les sépare de l’inaccessible et qui restera. La mort de la croyance a fait du mal à notre art qu’on veuille l’admettre ou non.


*


Je ne savais pas combien de bouteilles nous avions bu. J’avais très sommeil. Je m’affalai sur une banquette et Hugo en face. La rame s’ébranlait brutalement et nous secouait. Le monde me revenait par vagues. J’avais été sûr. Je sentais à nouveau revenir le doute avec le monde. Je bâillai et me redressai pour rester éveillé. Je le vis caresser la cicatrice sur le dos de sa main droite avec l’autre. Il la palpa avec méthode entre le pouce et l’index puis bougea ses doigts et les trois doigts raides se plièrent à peine.

Il me regarda et se pencha vers moi pour me tapoter l’épaule.


– Mon dernier patient était un SDF angolais. Il rentre avec ses sacs de part et d’autre et sa face maigre presque cachée en entier par sa barbe. Il s’assoit et me dit que tout va bien. Je lui réponds qu’il peut partir si tout va bien. Il me réclame un certificat attestant qu’il peut travailler. Je veux l’expédier avec le même langage médico-légal. Je ne suis pas médecin du travail, je lui réponds, je n’ai pas ces prérogatives. Il insiste et veut un certificat qu’il est en bonne santé. Je fais semblant de me pencher sur la question et allonge le bras pour attraper le dossier qu’il me tend. Il tombe et ses feuilles se dispersent autour de nos pieds. Je me sens cruel. Je l’aide à tout ramasser et j’essaye de plaisanter sur sa photo de passeport. Il rit, ses yeux se plissent bien et ses ongles sont impeccables. Ça me surprend. Je tombe sur son CV. Il n’a pas travaillé depuis 2017, c’est un prof de portugais formé en ébénisterie puis en carrosserie. Il me regarde le lire et sa voix devient basse. Il veut beaucoup travailler et il cherche, m’assure beaucoup chercher, m’assure faire ce qu’il peut pour chercher. Cette dernière phrase lui coupe un peu le souffle alors il se tait et se redresse. Une dernière ligne affiche : « Sensibilité pour l’art floral et le langage des fleurs. » Je te jure, je me retiens pour ne pas pleurer.


Hugo se tut, se serra les dents et se frotta la main.


– Ce type ne s’en sortira pas, en tout cas pas avant que la lame d’un toxico ou un carcinome de vessie ne le terminent. Je pensais être enfin endormi et il vient me réveiller. Il me secoue et me mord avec sa maigreur et ses couches de vestes, ce squelette. Et je suis sûr qu’il le sait, il sait son sort. Et il y avait là en face de moi un tel instinct de perdurer, un tel besoin de humer, de se débattre, de hennir qu’il était aussi mien. Pendant les quelques moments où j’avais ce papier entre les doigts, nous étions frères par-delà les continents et les décennies, par-delà les rôles qui nous avaient été attribués malgré nous, et cette blouse blanche ne valait rien.


Hugo se tut et revint à sa cicatrice.


Je m’assoupis. Un grand cri retentit. Je me réveillai en sursaut, j’écartai les jambes et redressai mes bras, prêt à faire face. Il n’y avait rien. Nous étions toujours le même bétail que tout à l’heure, dans ce même tunnel, dans cette nuit exsangue que nos visages d’ahuris ne réanimaient pas. J’en avais assez. Je me jetai dehors. Les lumières se reflétaient dans les flaques. Elles étaient rouges ou blanches, rondes. Je les voyais faiblir puis disparaître, j’eus peur. Les odeurs de combustion étaient âcres et sucrées et me réconfortèrent. Je ne pensais à rien. Je ne pensais pas à mon dégoût.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.

Oniris Copyright © 2007-2025