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Réalisme/Historique
plumette : Quitter Casa
 Publié le 29/09/21  -  11 commentaires  -  22557 caractères  -  94 lectures    Autres textes du même auteur

Florence, elle, n’est pas rentrée en France, elle a quitté Casa, le Maroc, la terre où elle est née, son pays.


Quitter Casa


Dans la 404 familiale chargée à bloc, Florence n’a pas desserré les dents depuis plus de deux heures. Il fait très chaud en ce tout début de septembre, un voile blanc ternit le bleu du ciel, les cinq enfants râlent à tour de rôle.

Elle a obtenu d’être côté portière, se crispe pour éviter le contact de sa cuisse droite contre celle de Clotilde qui bouge sans cesse, fait semblant d’être absorbée par le paysage qui défile.

Hervé et Jérôme se partagent la troisième banquette pliante tout à l’arrière, Vincent est à droite de Clotilde.

La mère a bien essayé de détendre l’atmosphère une fois ou deux en évoquant le nouvel appartement, dans un chouette quartier, à la fois commerçant et pas loin du parc de la Tête D’or, Florence est restée silencieuse, tout cela lui est bien égal, elle aurait voulu avoir une chambre pour elle toute seule, tu as des goûts de luxe ma fille a dit son père, n’empêche qu’ Hervé, lui, il l’a sa chambre, soi-disant parce que c’est l’aîné, comme si c’était une raison ! De toute façon y a rien qui va.

L’arrivée dans la ville est interminable, une longue route droite, avec alternance d’immeubles, et bâtiments ternes, et pavillons avec jardinets, et squares poussiéreux, et zones commerciales, et feux à répétitions, on s’arrête toutes les cinq minutes.

Florence n’aimerait pas habiter une de ces maisons grises, elles se ressemblent toutes avec leurs fenêtres à petits carreaux, leurs balcons en fer forgé et des décors de jardins en plâtre. Elle ne s’imagine pas plus dans une de ces grandes barres dont les baies cerclées d’aluminium ne protègent sûrement pas du bruit de la route.

Elle ne se voit pas non plus sur un banc dans un de ces squares miteux.


Le père sifflote puis se met à chanter avec un entrain qui sonne faux.

« Elle m’a dit d’aller siffler là-haut sur la colline

De l’attendre avec un petit bouquet d’églantines… »

Aucun écho du côté des enfants auxquels il jette un coup d’œil dans le rétroviseur, il renonce et ne tarde pas à s’énerver avec tous ces sens interdits qui transforment l’arrivée dans le quartier en cauchemar.

La mère a le regard fixe, on sent bien qu’elle se maîtrise pour ne pas en rajouter à la tension qui monte.


Devant le 92 rue de l’Annonciade, tout le monde débarque. On monte à l’appartement d’abord et on déchargera après. Va te garer dit la mère avec son ton des jours pénibles.

L’immeuble est neuf, avec un interphone, de grandes glaces dans le hall, de fausses plantes vertes sur un parterre de galets. L’ascenseur peut accueillir cinq personnes, Florence préfère attendre le second voyage avec Jérôme.

Le petit frère court dans le hall tout excité jusqu’au retour de la cabine, Florence lui montre le bouton sur lequel il faut appuyer, c’est au 3e, Jérôme est tout content d’atteindre facilement le bouton, il lui en faut peu !


Là-haut, tout est blanc, presque vide. Il manque une partie des meubles restés bloqués dans des containers à Marseille. Heureusement, il y a une cuisine intégrée, on a récupéré une table en formica vert pâle à rallonges et huit chaises assorties, les lits sont dans les chambres, pas besoin de commodes ou d’armoires, l’avantage de ces appartements modernesa dit la mère c’est qu’il y a des placards dans chaque pièce, c’est très fonctionnel.

Florence se précipite dans la chambre d’Hervé. Le veinard ! il a un bureau neuf, ensuite elle voit tout de suite que la chambre de Vincent et Jérôme est la plus grande (après celle des parents bien sûr). Elle demande pourquoi on ne lui a pas, au moins, laissé choisir sa chambre.Ils ont besoin d’espace à leur âgea justifié la mère, et puis les filles c’est plus calme, ça va bien du moment que vous avez la place de votre lit et d’un bureau. De toute façon y a rien qui va !

Le père arrive avec les premières valises.


Hervé ! Hervé ! appelle le père. Viens m’aider à vider la voiture.

Dans sa famille, porter les bagages c’est un boulot d’homme, comme descendre la poubelle ou changer les ampoules. Aux filles on réserve le ménage et la cuisine. Ça énerve Florence mais pour une fois, elle ne fait pas de commentaires car elle a hâte de s’installer.


Elle a choisi le lit près de la fenêtre, et cette fois-ci ça tombe bien puisque Clotilde veut être près de la porte.


Demain, c’est la rentrée. Florence aurait voulu venir un peu avant pour voir l’appartement, repérer le trajet jusqu’au collège, mais les parents ont dit non, ils voulaient commencer à s’installer, sans avoir les enfants dans les pattes. Tu vas rester chez Mamé avec tes frères et sœurs, elle a besoin de toi pour les petits. Remplacer sa mère, c’est son rôle de fille aînée, et en plus, comme ça elle se forme pour plus tard, quand elle sera mariée et qu’elle aura des enfants, elle est flattée de la confiance qu’on lui fait mais furieuse aussi, parce que la confiance se limite trop souvent à ce qui arrange les parents.

Elle a eu beau râler et argumenter, pas moyen de se faire entendre. De toute façon, son avis ne compte pas, et elle se demande bien à partir de quel âge elle aura voix au chapitre.


Souvent, elle rêve qu’elle n’est pas vraiment de cette famille-là. Elle cherche dans son entourage des familles d’adoption, des familles dans lesquelles on écoute les enfants sans leur coller une étiquette, et où on leur fait des compliments.


***


Florence défait ses bagages, range ses affaires dans le côté droit du placard.

Cette année, au moment de quitter Casa au début de l’été, il a fallu trier et ne garder que l’essentiel.

C’est donc « l’essentiel » qui rejoint le placard qui sent encore la peinture. L’essentiel sur lequel Flo et sa mère n’ont pas le même avis. Il a fallu abandonner la quasi-totalité des vêtements qu’elle aimait et ne garder que les « basiques », ces trucs qui vont avec tout, pantalon gris, chemisier blanc et jupe bleu marine. Les tuniques colorées, les robes d’été, les espadrilles, ont été données à la fatma* Halima, pour ses filles et Flo n’a pas osé protester, elle se serait encore fait traiter d’égoïste. Mais elle a bien vu que sa mère n’avait rien donné de ses propres affaires.

Pour faire passer la pilule, la mère a promis une nouvelle garde-robe, puisqu’il fait beaucoup plus froid à Lyon qu’à Casablanca. Mais pour l’instant il faut faire avec le minimum, à peine amélioré par les affaires récupérées chez les cousines cet été, pour dépanner.


Et Demain ? C’est sûr que personne ne lui parlera dans cette classe où il n’y a que des filles.

Pour la première fois, Florence va aller dans le « public ». Elle appréhende sans trop savoir pourquoi. Elle imagine le « public » comme une jungle où les élèves ne sont pas « tenus » (ce que dit son père) et où règne la loi du plus fort. Ça l’attire, il y aura sûrement plus de liberté que chez les bonnes sœurs. Mais elle se demande si elle pourra s’intégrer, si elle sera dans les plus forts…


Par la fenêtre, Florence essaye de voir le ciel. Elle regarde vers le haut, la rue est étroite, les immeubles mangent la lumière, toutes les fenêtres d’en face ont des rideaux.

Florence a les larmes aux yeux. Elle pense à ses tortues. C’est bizarre ! Les autres années lorsqu’elle venait en France pour les deux mois d’été, elle ne pensait jamais à ses tortues : Josette la grosse et Lucette la petite, trouvées lors d’une sortie à la chasse avec son grand-père. À défaut des bécasses espérées, le chien les avait dénichées dans un bois d’eucalyptus, et le grand-père avait laissé Florence les mettre dans le coffre de la voiture, malgré les grognements de Raki. Comme ça, on ne rentrera pas bredouille !


Au retour à Casa après l’été, il arrivait que Florence reste plusieurs semaines sans voir ses tortues mais elle les savait là, à proximité, cachées dans le jardin, à vivre leur vie.

Désormais, elle ne les verra plus : c’est définitif.

Dé-fi-ni-tif , le mot tourne en boucle dans sa tête, il lui bouche l’horizon, comme ces immeubles d’en face qui remplacent l’étendue du ciel et les couleurs changeantes de l’océan.


Plus de dimanches avec les copains au Kon-Tiki avec sa piscine d’eau salée en bord de mer, plus de beignets huileux et fameux achetés dans la rue à la sortie de l’école, plus d’Halima, avec son accueil bourru, sa voix rauque de fumeuse, Halima toujours là pour essuyer ses pleurs, ou lui apprendre à dessiner au henné sur ses mains ou ses pieds, plus de courses au marché central, plus de montagnes d’épices odorantes, de viande exposée, offerte aux mouches tourbillonnantes. Finis le muezzin, les cris de la rue, le son de cette langue qu’elle a dans l’oreille, qu’elle aurait aimé apprendre au-delà des quelques mots qu’elle connaît grâce à Halima.


Lors de la fête organisée au Kon-Tiki pour leur départ, Flo et ses meilleures amies, Latifa et Joëlle, se sont promis qu’elles s’écriraient.

Sa mère a dit qu’on se reverrait sûrement en France parce que peu à peu tout le monde allait rentrer pour les études des enfants. Mais Flo s’est dit que Latifa n’avait pas de raison de venir en France.


– On reviendra pour les vacances hein maman ?


Sa mère a fait une petite moue en haussant les épaules, mais elle n’a rien répondu.


***


Florence recense ses affaires pour la rentrée : classeurs neufs, feuilles à petits et grands carreaux, cahiers de tailles diverses, trousse pleine. Ça reste un plaisir pour elle, ces préparatifs, comme lorsqu’elle était en primaire. Elle met tout dans une grande sacoche en toile qui lui servira de cartable.

Elle fait des essayages pour les vêtements, va se contempler dans la glace en pied derrière la porte de la salle de bain. Le pantalon écossais ou la robe chasuble ? Elle n’arrive pas à se décider. La mère intervient : Qu’est-ce que tu trafiques à t’enfermer toutes les cinq minutes dans la salle de bains ?

Florence retourne dans sa chambre, s’allonge sur son lit et allume sa petite radio branchée en permanence sur Europe 1, elle attend l’heure du dîner en rêvassant.


Elle se souvient de la première fois où elle a entendu parler d’un « retour en France ». Son père avait des soucis, il y avait des mots inquiétants, dettes, liquidation, et des conciliabules fiévreux entre les adultes.

Un dimanche ses parents s’étaient enfermés un long moment dans le bureau du père avec ses grands-parents maternels, elle avait remarqué les yeux rougis de sa grand-mère au sortir de la pièce.

Et puis la nouvelle était tombée brutalement, tout s’était accéléré, les visites pour la vente de la maison, la vente de la voiture, le tri des meubles, ce qu’on allait faire voyager par bateau jusqu’à Marseille, ce qu’on ne pourrait pas emporter. Il y avait eu un défilé d’acheteurs, parfois de simples curieux, c’était pénible, fallait toujours que les chambres soient bien rangées. On avait aussi cherché des gens pour reprendre le chien, le gardien et la fatma.

Sur le moment, Florence n’a pas complètement réalisé. Elle entendait sa mère au téléphone :


– Ça y est, cette fois-ci en on rentre en France, on va s’installer à Lyon, dans le 6e, oui, oui, Henry a déjà trouvé un appartement, c’est le quartier des Moreau et des Dejoux, on ne sera pas perdus !


Florence, elle, n’est pas rentrée en France, elle a quitté Casa, le Maroc, la terre où elle est née, son pays. Pour elle, la France n’est que le pays des mois d’été, où l’on vient en visite. Les autres années, quand on partait de Casa, on savait qu’on allait y revenir.


***


Cette nuit Florence a rêvé qu’elle était avec Latifa et Joëlle sur le chemin de l’école. Elles étaient en sandalettes et robes légères, marchant au soleil. Derrière les murets blancs et bas qui bordaient la rue, il y avait les jardins avec des grenadiers en fleurs et les cascades mauves et roses des bougainvillées. Soudain Florence se retrouvait seule, perdue dans un dédale de rues grises, elle avait de la poitrine maintenant, elle tournait en rond, ne retrouvait pas son chemin, ça l’angoissait, ça durait longtemps… Alors elle s’est réveillée sans rien reconnaître autour d’elle. Il lui a fallu quelques minutes pour faire cesser la panique, puis elle a vu la forme de Clotilde dans le lit voisin du sien, elle a entendu sa respiration, son cerveau a enfin reconnecté les informations.


Le petit déjeuner a vite été avalé, Hervé est parti le premier pour son nouveau lycée, puis est venu le tour de Florence et Clotilde qui sont descendues ensemble dans l’ascenseur sous la surveillance de leur mère.

C’est bien parce que c’est le premier jour dit Florence, t’as pas intérêt à t’accrocher à mes basques. Elle fait exprès de marcher vite, obligeant Clotilde à trottiner derrière elle.

Le trajet ne prend que dix minutes, il faut traverser une grande avenue, remonter la rue Vendôme, sans aucun magasin avec ses immeubles fermés par de grosses portes en bois, dépasser une sorte de place avec un square et une église.

Arrivée au collège, prise de remords, elle cherche d’abord la 5e C pour sa petite sœur, puis trouve sa classe, la 3e A.

La journée commence par un cours de français. Florence s’installe seule au troisième rang. La prof, une petite dame bien coiffée, avec des joues rondes, fait l’appel, puis elle fait remplir une fiche de renseignements avec la profession des parents, le nombre de frères et sœurs, l’établissement fréquenté l’année d’avant.

Madame Pélissier demande aux élèves venant d’une autre ville de lever le doigt. Elles ne sont que deux dans ce cas-là.


Jocelyne Vallet a parlé la première :


– Je viens de Saint-Étienne. J’étais à « Claude Fauriel ».


Le cœur battant, Florence attend son tour. Lorsqu’elle dit qu’elle vient du carmel Saint-Joseph à Casablanca, elle sent de la curiosité dans le regard de la prof et des murmures dans son dos.


– Qui peut me dire dans quel pays se trouve Casablanca ?

– C’est au Maroc, répond Véronique toute excitée de raconter que le cousin de son père est parti là-bas pour y faire sa coopération.


À la récréation, un petit attroupement se forme autour d’elle. Chantal, une grande bringue très sûre d’elle, avec une permanente et des talons, déclenche l’interrogatoire.


– T’es restée longtemps là-bas ?

– Depuis ma naissance.

– T’es née au Maroc ? Alors t’es marocaine ? On dirait pas ! Tu parles vachement bien français, et sans accent en plus.

– Mes parents sont français. Ma mère habitait déjà là-bas avec ses parents lorsque mon père est venu pour son travail. Ils se sont rencontrés à Casa. Et puis, le travail de mon père… ça n’a plus marché…

– C’est les bicots qui vous ont chassés ?


Florence ne sait pas quoi répondre. Elle est vraiment trop conne cette nana qui répète ce qu’elle a entendu, sans doute à propos de l’Algérie. Mais quelle sale raciste ! Et qui n’y connaît rien en plus. D’abord, le Maroc, c’est pas l’Algérie, c’est comme si tu dis à un Italien qu’il est français ! Et ce mot dégoûtant, si elle savait !

Les « bicots » sont avant tout des gens qu’elle aime : Halima, qui n’est plus à la sortie du collège, Mustapha le jardinier farceur, Saïd, le boy de son grand-père qui lui a appris à cirer les chaussures. Tous ceux qu’elle a quittés ont des prénoms, un regard, une voix, des sourires, ils font partie de sa vie et ça, elle ne peut pas le partager. Elle voit bien que Chantal parade devant sa cour de bécasses et qu’elle se sent supérieure ! Puisque c’est comme ça ici, Flo ne dira plus rien à ces pimbêches qui ne sont jamais sorties de leur quartier.



Six mois plus tard


Samedi, Florence est invitée à une boum chez Olivia. Elle n’a rien dit aux parents, elle connaît trop bien les idées de son père. Une surprise party ? Tu n’as pas l’âge de ce genre de distractions ! Il a fallu ruser, inventer un exposé à faire à plusieurs, pour que les parents acceptent qu’elle aille dormir chez Catherine, invitée elle aussi.


Mais pour que ça passe, la mère de Catherine a dû appeler les parents pour faire une invitation officielle. Flo tremblait qu’elle fasse une gaffe à propos de la boum.

Flo n’en revient pas de la méfiance des parents. À Casa, elle passait plus de temps à l’extérieur que chez elle, décidant au dernier moment de dormir chez l’une ou l’autre de ses amies, sans que cela ne pose le moindre problème.

Ses parents disent qu’à Casa tout le monde se connaissait, qu’ici c’est différent, qu’on doit respecter certains usages, qu’il faut montrer « patte blanche » pour se faire accepter par les Lyonnais. Ils disent aussi que, maintenant, elle n’est plus une enfant et que c’est normal pour des parents de surveiller les fréquentations d’une adolescente de quatorze ans.


C’est vrai qu’à Lyon l’accueil a été froid, elle a passé des semaines à rentrer seule du collège, jusqu’à ce que madame Pélissier lui demande d’apporter ses cours et ses devoirs à Olivia malade pendant quelques jours.

Olivia habite à deux rues de chez elle et lorsqu’elle est revenue en classe, elles ont commencé à faire les trajets ensemble. Olivia est marrante, elle a du bagout dirait son père, Flo l’admire, la trouve belle, elle est déjà formée, elle est la cinquième d’une famille de huit, elle connaît des garçons et a eu le droit d’organiser une boum pour ses quinze ans. Boum de fin d’après-midi, sous « la surveillance » des sœurs aînées avec extinction des feux à vingt et une heures.


Flo sera contente de danser. Elle adore ça ! Le dimanche après-midi, elle refuse d’aller avec les autres au parc de la Tête d’Or en prétextant une dissertation ou un devoir de maths à rendre pour le lundi. Mais dès que les autres sont partis elle s’enferme dans la salle de bains avec son transistor, elle met le hit-parade à fond et danse le jerk devant la glace.

Flo est tout de même inquiète pour les slows. Elle a peur de faire tapisserie, surtout qu’il n’y aura pas beaucoup de garçons.

La boum est dans trois jours, elle ne pense qu’à ça et n’arrive plus à travailler. Il faut dire que ses notes sont en chute libre, elle a du mal à suivre en maths et en langues même si en français ça reste correct, Hervé rame aussi et les parents ont décidé de lui faire donner des cours particuliers.

Flo est contente d’avoir échappé aux répétitions de maths, n’empêche qu’elle a râlé pour le principe : seules les études des garçons sont prises au sérieux dans cette famille ! Il n’est pas question qu’Hervé redouble ou décroche, il faut absolument qu’il puisse continuer en C, pour faire une formation « valable » et avoir un bon métier puisqu’il sera un jour chef de famille, tandis que la filière A sera tout à fait suffisante pour ce qu’on attend d’elle. Flo se rebelle, elle ne veut pas d’une vie comme sa mère, tout en ne sachant pas vraiment dans quelle direction tracer son chemin.

Pour l’instant, qu’on lui fiche la paix ! C’est sa priorité finalement, même si elle se sent humiliée d’être en queue de classe après avoir été en tête pendant toutes ces années passées au soleil.


Oui, le soleil lui manque, c’est comme si le soleil rendait la vie plus facile. À Casa, elle vivait dehors. Dès le retour du collège, elle prenait ses patins et allait rejoindre les copains, il suffisait de dire à Halima « je sors ». Sa mère était au tennis ou à la plage, rarement à la maison, C’est pas comme ici où elle est sans arrêt sur son dos, à contrôler son temps de trajet au retour du collège !

Tu sortais à quatre heures aujourd’hui, tu aurais dû être là à quatre heures et quart, tu as encore traîné dans la rue avec Catherine et Olivia ? Ce qu’elle a gagné avec ses interrogatoires, c’est que Flo s’est mise à mentir pour avoir la paix.


Là-bas, le soleil éclairait tout, y compris l’avenir qui ne l’angoissait pas. Ici, dans cette ville baignée par deux fleuves, dont les façades grises l’oppressent, le brouillard et l’humidité s’invitent presque chaque semaine. Elle doit s’habituer à porter des pulls de laine et des collants, sa peau la démange, elle déteste voir son teint pâle dans la glace, sans parler des boutons qui décorent son front.


L’ambiance à la maison n’est pas drôle, sa mère est sur les nerfs, elle ne supporte plus le silence d’Hervé qui ne sort pas de sa chambre les week-ends. Flo, elle, se fait souvent engueuler, un jour parce qu’elle n’aide pas assez, le lendemain parce qu’elle a laissé du bazar à la cuisine après avoir préparé le dîner, ou encore parce que Jérôme s’excite lorsqu’elle joue avec lui.


Heureusement qu’il y a Olivia et Catherine. Florence écoute leurs confidences mais ne se livre pas. « Les garçons » occupent presque toutes leurs conversations. Elles passent des heures à décortiquer un regard, une parole, interprètent telle ou telle attitude. Plus d’une fois, Flo a accepté d’accompagner Olivia pour faire les cent pas sur le cours Vitton, passant et repassant devant l’entrée de l’immeuble de Gilles, l’élu de son cœur, rêvant et redoutant tout à la fois de « tomber » sur lui. Parfois Flo trouve que tout ça est nul, ces histoires avec les garçons n’attirent que des ennuis, et pourtant l’exaltation d’Olivia lui fait envie.


Sa vie a une tonalité grise, comme cette ville qu’elle ne se décide pas à habiter vraiment. Flo passe du temps à se bercer de chansons mélancoliques, la voix suave de Françoise Hardy chantant « L’Amitié » accompagne ses déambulations rêveuses, elle se remémore l’année de ses douze ans, son duo avec Thierry, lors du concert de la chorale, leurs voix mêlées dans les deux premiers couplets puis s’alternant dans les deux derniers, comme dans un dialogue : spontanément, ils s’étaient pris la main tout en chantant sans se quitter des yeux. Les applaudissements avaient rompu le charme du moment, l’été était déjà là qui les avaient séparés trop vite, les retrouvailles au Kon-Tiki à la mi-septembre avaient été un peu « gênées », et surtout la mue de Thierry l’avait éloigné de la chorale.

Elle fredonne le dernier couplet :


Comme l’on ne sait pas ce que la vie nous donne

Il se peut qu’à mon tour je ne sois plus personne

S’il me reste un ami qui vraiment me comprenne

J’oublierai à la fois mes larmes et mes peines


Flo sent monter ses larmes, Clotilde la traiterait de maso d’écouter en boucle les chansons de cette nana dépressive, mais elle s’en fout, ça lui fait du bien !




* Fatma : terme utilisé par les colons au Maghreb pour désigner une domestique, souvent logée chez ses patrons, accomplissant toutes les tâches ménagères.


 
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   Anonyme   
1/9/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je me suis demandé à quelle époque se passait l'histoire ; pas au moment de la décolonisation, l'exode de la famille ne correspond pas à un mouvement général mais à des circonstances particulières. Le coup des filières "A" et "C" au lycée me fait penser aux années '70, les idées très arrêtées des parents sur l'éducation et les rôles futurs des filles et des garçons me semble confirmer.

Le personnage de Florence m'a paru fort crédible, les autres aussi d'ailleurs (mais plus esquissés que croqués ; le récit est vraiment centré sur la jeune fille). Son déchirement en demi-teinte mais qui certainement la marquera longtemps, finement observé. Bien que le sujet à la base ne m'intéresse pas plus que ça, j'ai lu avec plaisir, sans lassitude : je voulais savoir ce que deviendrait Florence, comment elle allait s'acclimater, quelles perspectives d'avenir elle développerait. Bref, de mon point de vue vous avez réussi à faire vivre une héroïne touchante.

J'ai eu par ailleurs l'impression que ce texte faisait partie d'un ensemble plus vaste. Après tout, à l'heure où je commente Florence n'est pas encore allée à la boum d'Olivia et je parie qu'il va s'y passer des choses !

   Robot   
29/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Plus qu'un dépaysement, c'est une acculturation qui a du mal à fonctionner, une déculturation même. En fait Florence n'a pas quitté Casa, sa ville, son pays d'enfance. Elle est à la fois victime de la perte de son passé et de la culture de son milieu familial, et en butte aux idées toutes faites des gens qui ont un avis sans rien connaître.

Le récit en petites touches progressives nous rend bien le désarroi.
On reste toujours imprégné du pays ou l'on est né. C'est plus compliqué pour certains que pour d'autres.

   Anonyme   
30/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'aime bien la double connotation du titre ; Casa, diminutif de la ville quittée, casa : la maison, en espagnol. L'histoire s'annonce en fanfare. Enfin, la chronique s'annonce en fanfare.

Cette chronique, où l'on suit l'arrivée, puis les affres du déracinement de Florence, bien observés ma foi, me laisse cependant sur ma faim.

Je m'attendais à une histoire plus étoffée de chair, où je serais entrée de plain-pied dans la vie de cette famille, plutôt qu'une chronologie de faits qui ne suffit qu'à me mettre l'eau à la bouche, avec des sentiments éprouvés qui se devinent plus qu'ils ne se donnent.
Par exemple, cette surprise party où je m'attendais à être entraînée...

Tu as bien rendu l'atmosphère des 70's. Déco et mœurs de l'époque sont au goût du jour, notamment cette façon détestable des colons de traiter les autochtones en larbins, avec ce racisme qui colle encore à certaines castes d'individus de la société d'aujourd'hui. Particulièrement dans cet extrait « C'est les bicots qui vous ont chassés ? » et Florence qui s'offusque de cette réflexion raciste, trouvant normale son enfance bercée par le ''boy'' de son grand-père, le ''jardinier'' de la maison et ''La Fatma'' corvéable à souhait, comme tous ces gens du cru que personne ne s'est gêné pour exploiter en toute bonne foi.

Conclusion : une excellente entrée en matière, à laquelle il manquerait le plat de résistance du même niveau pour que je puisse me délecter complètement de l'histoire proposée, car elle mériterait que l'on se penche davantage sur la vie de cette famille.

Merci pour le partage, Plumette

   Pepito   
30/9/2021
Bonjour Plumette,

Difficile de dater ce texte, m'a semblé un poil mélangé par endroits. J'avoue que je l'ai trouvé longuet, aussi. Pas très passionné par les petits malheurs de jeune fille de l’héroïne. On n’entre pas vraiment dans le dur.

- « On avait aussi cherché des gens pour reprendre le chien, le gardien et la fatma. »… Je me pose des questions sur cette phrase : un trait d’humour ? Elle explique à elle seule l’envie de se débarrasser de tant de gens pourtant natifs du lieu. (même si cela ne semble pas être la cause ici)
- « La journée commence par un cours de français. »… hmmm, le jour de la rentrée ? Pas de remplissage de dossier et autres informations ?
- « – C’est les bicots qui vous ont chassés ? » … « bicots » dans le vocabulaire d’une patos ? Je sais plus… ça fait longtemps. ^^

Bon, ça peut pas fonctionner à tous les coups. ;=) Merci pour la lecture (et le souvenir) !

Pepito

   Myo   
30/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Une transition de l'enfance à l'adolescence marquée par un changement radical d'environnement.
Le décor des années 60 est bien rendu comme quelques différents aspects de la vie de l'époque ( la place de la femme, la famille nombreuse, l'école des filles..)

Certes, il n'y a rien d'extraordinaire dans les états d'âme de cette adolescente mais ses questionnements sont de ceux que nous avons tous connus et de ce fait, on se glisse aisément dans le récit.

Un texte qui met la priorité sur la difficulté du déracinement et de la reconstruction dans un nouvel environnement.

Merci pour ce dépaysement.

   hersen   
30/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour plumette.
J'ai pas mal aimé cette nouvelle et son héroïne qui a du mal à trouver sa place dans un autre monde, un autre cercle.
Ce que j'ai le plus aimé est la description de sa vie sociale à casa comparée à celle de Lyon. Tout lui semblait si facile, alors qu'elle doit maintenant tout reconstruire.
Les parents et leurs problèmes sont en filigrane, c'est une bonne idée de ne pas les avoir oubliés dans ce déracinement, d'autant qu'ils doivent, eux, se reconstruire une vie professionnelle.
Le ton résolument ado de l'histoire peut-être nous empêche de voir plus loin, et du coup, là-dessus, je ne sais pas trop quoi dire, mais le chien, le gardien et la fatma, disons que je tique un peu. Mais je n'i pas vécu ce genre de déracinement, et je ne veux surtout pas donner un rôle à cette ado qu'elle n'aurait pas eu.
peut-être est-ce cela que je regrette, un texte un peu plus engagé.

Merci pour la lecture !

   maria   
1/10/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Plumette,

Ta nouvelle m'a beaucoup intéressée parce que le déracinement, la 404 familiale "chargée à bloc" et anecdotiquement l'enfant "adopté" dans une fratrie de cinq, ça me parle. Sans parler du soleil qu'on a laissé là-bas !

Un bémol sur le personnage de l'adolescente :
il me semble qu à 14 ans (et même avant) on est concerné par la vie matérielle, par la situation financière et par la position sociale de sa famille.
Or Florence a trouvé la période "pénible" que parce "qu'il fallait toujours que les chambres soient bien rangées" et qu'il fallut trouver acquéreur du chien et du petit personnel, jusque là très utile à la famille puisque sa mère "était au tennis ou à la plage, rarement à la maison"

Rien est dit sur les changements dans le train de vie.
"Là-bas le soleil éclairait tout y compris l'avenir qui ne l'angoissait pas".
L'argent ne comptait donc pas ?

Peut-être que dans le milieu de Florence on tenait les enfants à l'écart des considérations économiques et/ou que, comme l'a ressenti socque, ce texte fait partie d'un ensemble plus vaste et qu'ici tout n'est pas traité.
D'ailleurs Florence m'a fait penser à Gabrielle de "Vivante", que je viens de relire. La musique, la danse et le besoin de partage les réconfortent et les accompagnent, l'une comme l'autre, dans leur quête d'une "juste place".

Bonne continuation dans tes écrits et merci d'avoir partagé celui-ci.

   placebo   
2/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Récit bien écrit. J'ai eu l'impression de voir l'époque du film "la boum".
Comme il est triste ce Lyon 6ème, comparé à Casa. Tout les oppose, le froid et le soleil, la tristesse et la joie, le contrôle et la liberté.
Le déracinement est une expérience quasi-universelle aujourd'hui, et on se demande quelles influences il va continuer à mener sur la vie de Florence après.
Merci,
placebo

   Luz   
2/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour plumette,

J’ai bien aimé. Le récit est prenant : je me demandais constamment en lisant ce qui se passerait à la fin. En fait, il ne se passe rien, et c’est bien ainsi. On attend la boum, on pressent que Florence ne tardera pas à s’adapter à la vie lyonnaise. On dirait le début d’un livre… Vivement le prochain chapitre !
Merci.

Luz

   plumette   
4/10/2021

   Anonyme   
14/3/2022
 a aimé ce texte 
Bien
Lu avec beaucoup d'intérêt. J'apprécie la construction de l'ensemble, l'aspect psychologique qui est très bien développé, le respect avec lequel est traité le thème. Le style est simple et permet de suivre l'histoire sans que l'esprit se perde à analyser des images et des rapports complexes. Il me semble que la force de cette écriture reside dans la capacité à décrire simplement, se faisant oublier pour laisser place au récit ( je ne sais pas si c'est clair, désolée).

Je regrette qu'il n'y ait pas de chute ou d'événement fort pour clôturer le récit, qui du coup me donne l'impression d'être un extrait de roman plutôt qu'une nouvelle.


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