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Sentimental/Romanesque |
Skender : Le cœur des âges |
Publié le 19/09/24 - 6 commentaires - 20138 caractères - 47 lectures Autres textes du même auteur
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Pour qui sonne le glas…
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Le cœur des âges
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L’âme un peu lasse et poussé par mes parents à accepter un poste qui leur permettrait au plus vite de ne plus tant avoir à se soucier de moi, j’avais finalement décidé de franchir le pas. Le lycée où l’on m’avait proposé d’enseigner était un de ces établissements de province, niché dans l’écrin paisible d’une ville moyenne avec ses ruelles pavées, ses clochers qui tintent majestueusement quand vient midi, avec ses artisans aux visages souriants de bonimenteurs et ses boulangères qui pour quelques pièces ajoutent au grand pain blond à peine sorti du four la chaleur d’un sourire. Je louais depuis trois semaines un petit appartement, à deux pas de la grande place et dont la position privilégiée me permettait de rejoindre chaque jour le lycée à vélo. C’était donc aujourd’hui encore une de ces journées ordinaires, passée l’agitation de la première rentrée des classes, oubliés les mains moites et les raclements de gorge lors de la rencontre initiale avec mes collègues. Un peu plus sûr de moi, je pénétrai dans la salle de classe d’une démarche légère puis commençai par saluer mes élèves.
Nous avions entrepris d’étudier les romantiques et nous abordions tour à tour les amours interdites, la nostalgie de siècles pourtant inconnus et l’ivresse réelle qui succède à celle des sentiments, sans toutefois la remplacer tout à fait. Et bien sûr, leurs héros absolus, réceptacles des passions les plus pures, ennemis intimes du compromis et de la compromission, jusqu’au-boutistes portant à bout de bras la torche flamboyante de ce romantisme écarlate, pourpre et gris à la fois. Par les fenêtres de la salle de classe, divisées en neuf carreaux parfaitement égaux, quelques nuages gonflés déjà de la fureur d’un orage à venir s’amoncelaient au-dessus de nous. La fraîche brise de septembre venait caresser le feuillage frêle des arbres de la cour, créant une ambiance adéquate. Pourtant les étudiants soupiraient, c’était une longue plainte dont la majeure partie demeurait inentendue mais qui portait en elle un subtil mélange de lassitude, d’heures de sommeil manquées et de désintérêt profond. Je posai une question à laquelle je tentai d’insuffler un certain enthousiasme, sans oser attendre une réponse cependant.
Une main se leva, répondit rapidement et d’une voix assurée, comme si elle n'eût pas dû pas attendre de confirmation de ma part, puis se baissa et la voix se tut. « C’est juste », m’entendis-je dire. Celle qui avait répondu, c’était une jeune fille prénommée Sandrine et que j’avais déjà remarquée auparavant. Elle avait la particularité de porter une grosse bague dorée surmontée d’un rubis à l’annulaire de la main gauche, si bien que l’on aurait dit une de ces alliances de jadis ayant appartenu à son arrière-grand-mère ou à une plus ancienne aïeule. Son port altier donnait davantage d’assurance encore à ses réponses fulgurantes, dont les arêtes nettes semblaient taillées dans le marbre. Tout en continuant mon cours, je la regardai furtivement. Les cheveux d’un noir éclatant s’arrêtaient au niveau des épaules tandis qu’une lourde frange retombait sur le front, au-dessus de la mince ligne des sourcils. L’expression n’était pas sévère, du moins pas pour ses dix-huit ans, mais avait quelque chose de détaché. Les yeux n’étaient pas hagards, la lèvre inférieure ne trahissait pas de dédain mais l’ensemble de ce jeune visage, sans vous regarder, semblait vous implorer d’enfin lui enseigner quelque chose qui lui était inconnu.
Le cours se termina rapidement et le reste de cette journée s’écoula également de manière paisible. Lorsque, tenant à la main ma bicyclette que je m’apprêtais à enfourcher, je vis l’ombre projetée d’une mince silhouette à côté de la mienne, je tressaillis légèrement sans le vouloir. Je reconnus les traits de la jeune Sandrine, ses pupilles d’ordinaire si noires semblaient s’illuminer légèrement à la pénombre du soir. Elle me proposa de faire une partie du chemin ensemble à vélo, arguant qu’elle devait aller dans la même direction, ce que j’acceptai. Sur le bord des routes, les ormes allongeaient leurs corps blafards un peu plus chaque instant que se rapprochait la tombée du jour. Une odeur d’herbe humide, il avait plu en début d’après-midi, se mélangeait à un tiède parfum de braises. Il faisait bon. Lorsque nous arrivâmes en ville, la nuit était déjà tombée. Sandrine devait continuer sa route pour quelques minutes de plus, elle me salua de la main puis disparut, un instant encore éclairée par les lampadaires.
J’avais vingt-quatre ans et après avoir profité autant que faire se peut de la bonté parentale, j’avais été chassé du nid sans ménagement. Plus encore que l’inquiétude face à l’idée de devoir vivre seul – je m’étais assez rapidement adapté à ma nouvelle indépendance – c’est la réalisation d’être devenu un fardeau pour mes parents qui m’avait désarçonné. Persuadé – était-ce lié à ma condition de fils unique ? – que je quitterais le foyer de ma propre initiative et après l’avoir décidé, je fus profondément attristé de constater que mes parents m’aient incité à m’en aller et j’en éprouvais encore une certaine douleur. Depuis mon arrivée dans cette paisible bourgade, je n’avais ainsi pas pris contact avec ma famille, pas plus qu’ils n’avaient cherché à me joindre. Cette solitude n’était pourtant pas pour me déplaire et j’en profitais même parfois tel un célibataire endurci, déposant un vinyle de mon choix sur la plaquette du tourne-disque tout en sirotant délicatement un vin succulent. Jusque sur les coups de trois heures du matin, les doux accords s’envolaient dans l’air.
Je donnai mon dernier cours de la semaine ce vendredi après-midi et celui-ci se déroula une fois de plus dans l’indifférence générale, les élèves étant déjà tout occupés à organiser les activités de leurs deux jours de repos. J’effaçai le grand tableau noir puis rangeais soigneusement mes affaires lorsque j’aperçus devant la porte de la salle de classe la jeune Sandrine qui se tenait debout, les mains jointes. Je soupçonnais qu’elle désirât à nouveau faire le chemin du retour à vélo avec moi, comme cela avait été le cas à plusieurs reprises ces dernières semaines, ce qu’elle me confirma en souriant. Elle portait une délicate robe de satin couleur de miel, boutonnée sur l’encolure. Nos promenades à bicyclette se déroulaient d’ordinaire sans un mot. C’était une convention tacite établie entre nous et ce silence nous permettait à tous deux de profiter du spectacle tranquille que la nature offrait à la lueur moirée du crépuscule. Ce silence pourtant, Sandrine le brisa cette fois-ci.
– Il y a une exposition demain en ville, d’un artiste que j’apprécie beaucoup.
Elle s’arrêta, comme hésitante.
– Ça vous dirait d’y aller avec moi ?
La question avait été posée avec une innocence et une fraîcheur remarquables, malgré le temps d’arrêt qui l’avait entrecoupée. Sans y penser vraiment, je répondis.
– Pourquoi pas ? C’est une bonne idée.
Elle esquissa de nouveau un léger sourire. Ce visage, qui semblait à première vue ne pas être fait pour sourire, s’illuminait comme nul autre à chacun d’entre eux et l’éclat magnétique des pupilles paraissait alors encore plus fort.
Le lendemain, à dix heures précises, je me tenais devant la porte du musée. C’était un de ces petits musées des villes modestes et anciennes, dont rien ne trahissait la fonction depuis l’extérieur. Chaque pierre composant la façade était à peu de chose près la même que celles des maisons voisines, toutes liées entre elles par un mortier grossier. Sandrine arriva derrière moi en criant : « Monsieur ! » Je me retournai d’un bloc puis, passée la surprise, je ressentis confusément un contentement me saisir et une tiédeur confortable se diffuser dans mon corps. L’exposition rassemblait les toiles et les sculptures d’un artiste galicien ayant vécu dans ce paisible village quelques décennies auparavant. Les œuvres qu’il avait léguées à la ville faisaient désormais partie de la collection permanente du musée alors que d’autres avaient été empruntées le temps de cette exposition. Le silence régnait dans les grands halls blancs dont chaque mur était illuminé d’une toile du maître. La tendresse y côtoyait souvent une sorte de cruauté dont on peinait à saisir pleinement l’essence. Là, une femme tenait par les épaules le corps chancelant de son amant, dont on devinait la mort imminente. Ici, deux autres femmes échangeaient un secret d’un air espiègle tandis qu’en arrière-plan un vieil homme agonisait sur son grabat. Sandrine s’arrêta devant l’une des sculptures. Elle représentait un jeune garçon, pas encore tout à fait un homme, qui tenait par la taille une femme bien plus âgée mais dont le regard illuminé par le feu d’une passion ardente ne laissait guère de doute sur la nature de leur relation.
Le clocher de l’église sonna midi. Nous déjeunâmes dans l’enceinte du musée dont le réfectoire, situé dans une salle aux hautes fenêtres, recevait les derniers rayons du soleil d’octobre. Sandrine me demanda mon avis sur l’exposition puis se moqua gentiment de mon absence de réaction devant la plupart des œuvres. Je tentai d’expliquer celle-ci par le déroulement légitime d’une réflexion intérieure mais je ne parvins pas à être convaincant. Le déjeuner terminé et alors que je m’apprêtais à rentrer, Sandrine suggéra que nous allions chez elle. Confus, je ne posai cependant pas de questions mais entrepris de suivre la jeune fille dans le ballet des ruelles qui s’entrecroisaient. La robe bleue qu’elle portait ondulait comme une flamme parmi cette foule de passants mornes et gris et j’étais à quelques pas derrière elle, haletant pour maintenir le rythme que sa démarche virevoltante imposait. Lorsque je la vis sur le parvis de sa maison, amusée par ma lenteur, je m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle. C’était comme si tout mon sang venait en un instant d’affluer vers mon cou et mes tempes battaient un rythme infernal. Hésitant, je retirai mes chaussures dans l’entrée lorsque j’entendis la voix d’une autre femme.
Mon sang, qui bouillonnait encore du précédent effort, se figea d’un seul coup. Se pouvait-il qu’il s’agît de sa mère ? L’idée semblait à la fois plausible et parfaitement stupide. La voix laissa la place à une silhouette élancée, quoique de taille modeste, puis les traits du visage apparurent nettement. Même à première vue, la filiation semblait irréfutable, ne fut-ce que dans la froideur bienveillante de ce regard d’un autre âge. Sans me laisser le temps de m’exprimer, Sandrine me présenta comme son professeur de lettres et ce le plus naturellement au monde. La mère me dévisagea un instant mais ne dit mot. Finalement, après avoir disposé méticuleusement un service à café sur la table basse du salon, elle m’invita à m’asseoir. Elle parla beaucoup, comme quelqu’un qui ne souhaitait ni ne s’attendait à recevoir de réponse. On eût dit qu’une assemblée d’esprits vaporeux se tenait devant elle, lui faisant office d’audience et qu’encouragée par eux, elle remuait le monceau de cendres grises de ses souvenirs. Parmi ceux-ci, elle évoqua son autre fille, dont je compris qu’elle était la grande sœur de Sandrine. Cette sœur, humiliée par un mari trompeur et bafouée dans son honneur, avait décidé de se retirer dans un couvent, mettant ainsi terme à toute relation avec sa famille. Comme si elle ne semblait plus prêter attention à notre présence, l’austère et noble mère se leva finalement puis prit congé de nous.
Je ressentis également une fatigue soudaine et dis à ma jeune hôte que je devais m’en aller. Arrivé chez moi, je m’endormis profondément pendant de longues heures et ne fus réveillé que par le bruit de coups frappés à ma porte. Il était huit heures du soir. Je me levai, enfilai une chemise et ouvris. Sandrine se tenait là. Elle portait une nouvelle robe, d’un blanc éclatant et avait retroussé ses cheveux sur le front, abandonnant son habituelle frange. Comme elle l’avait fait plus tôt dans la journée, elle m’entraîna à nouveau dans le dédale des ruelles où une foule innombrable de passants affluait désormais. Nous allâmes ici et là, buvant un verre de vin à la terrasse d’un bar puis nous installant dans la salle obscure d’un club de jazz situé au sous-sol, parmi les volutes de fumée âcre et la sueur ruisselante des musiciens. Les cuivres sifflaient de concert tandis que la batterie et la contrebasse imbriquaient leurs rythmes complexes et chaloupés dans un ballet virtuose. Au milieu des visages anonymes, je ne distinguai soudain plus que celui de Sandrine. Cette face juvénile mais tellement sévère, étincelante et pourtant si froide, ces yeux langoureux et tristes où la flamme d’une passion d’un autre temps semblait prête à tout consumer autour d’elle.
Les heures de la nuit s’écoulaient d’une manière aussi distordue que passe le temps dans les rêves. Un instant il me semblait que nous n’avions été ensemble que depuis quelques minutes, l’autre que nous avions vécu en un soir une ou peut-être deux vies. Lorsque la foule se dissipa enfin et que mes sens commencèrent à me revenir, je m’aperçus que nous étions dans la ruelle qui menait à mon studio. Derrière moi, j’entendis les pas de Sandrine se précipiter sur le pavé et c’est alors qu’elle me saisit par la taille, enlaçant mon dos. Nous montâmes, elle n’alluma pas. Avec des gestes lents et méticuleux, elle me déshabilla puis ôta à son tour ses vêtements. Mes yeux n’étaient pas encore accoutumés à l’obscurité et mon ouïe seule saisissait le froissement du tissu et les hoquets sourds de mon cœur, ou peut-être du sien. Elle déposa un baiser sur ma poitrine et il semblait que ses lèvres enflammées y aient laissé la marque permanente d’une brûlure. Nous chavirâmes sur le lit et dans la noirceur où l’on ne distinguait rien il n’y avait que le grain de sa peau qui se déroulait sous mes paumes, que le feu de son souffle embrasant mon cou, que ses pupilles plus noires encore que le noir de la nuit. Il n’y avait que les soupirs de volupté et de douleur car la volupté et la douleur étaient ce soir-là les deux faces d’une même pièce, que la sueur qui perlait à mon front et au bout de ses doigts, il y avait ses ongles qui tailladaient doucement ma chair.
Je ne sus jamais comment le matin arriva. Elle n’était plus dans le studio. Après m’être extirpé à grand peine de ma torpeur, j’entrepris de m’habiller et allai m’aventurer du côté de sa maison. Une fois arrivé dans la ruelle, je me surpris à hésiter. Et si sa mère était là ? Un professeur qui passait le samedi et le dimanche avec son élève, ce n’était pas chose commune. Mais il y avait en moi une ardente envie de revoir son visage, ne fut-ce qu’un instant. J’appuyai longuement sur la sonnette. Après un silence de quelques secondes, une fenêtre s’ouvrit au premier étage et Sandrine y passa la tête. Elle me salua avec un large sourire et me dit qu’elle me rejoindrait dans quelques minutes. Nous passâmes l’après-midi ainsi, à déambuler sans un mot à travers le village, nous tenant par le bras comme un couple de vieux amants. Cela continua pendant plusieurs semaines, dans une répétition sublime de balades en vélo, de promenades dominicales et de nuits d’ardent amour. Dans un cycle qui confinait à une forme de béatitude.
Mais qu’est-ce que la béatitude, sinon le bonheur des fous ? Lorsqu’un mardi je pénétrai dans la salle de classe pour y livrer mon cours comme à l’accoutumée, je fus accueilli par une imperceptible rumeur. Les élèves chuchotaient et pendant l’appel, les regards de la plupart d’entre eux fuyaient le mien. Sandrine n’était pas là, j’interrogeai la salle. Trente secondes d’un lourd silence me répondirent puis une autre élève me dit qu’elle s’était fait porter malade depuis la veille. Je ne me rendis compte de rien et terminai mon cours, notant seulement que le léger murmure ne s’était pas dissipé mais qu’il avait perduré pendant l’intégralité de la leçon, telle une musique de fond. Je déjeunais d’ordinaire seul, aussi je ne fus pas surpris qu’aucun de mes collègues ne me proposât de l’accompagner au réfectoire. En début d’après-midi, lors d’une heure creuse pendant laquelle je corrigeai des copies, le principal vint me trouver et me pria de le suivre dans son bureau.
C’était un homme très grand et très maigre aux longs doigts fins et rectilignes. Son regard semblait toujours trouble et il portait des lunettes aux verres particulièrement épais. Il m’arrivait parfois de penser que dès l’instant où il les retirerait, il ne serait même pas capable de distinguer ses propres mains afin de les reposer sur son nez. Il avait une voix ténue, presque éteinte et de laquelle ne se dégageait aucune émotion de sorte que les expressions de son visage étaient le seul moyen de comprendre dans quelles dispositions il se trouvait. Ses sourcils se rejoignaient et sa lèvre supérieure était retroussée dans un rictus sévère. Il parla ainsi :
– Désolé de vous soustraire à votre travail mais il y a quelque chose d’urgent dont je dois vous parler.
Il fit une pause.
– Il y a depuis hier des bruits qui circulent parmi les camarades d’une de vos élèves… Cela fait d’ailleurs plusieurs jours qu’elle s’est fait porter malade. – Sandrine ? demandai-je alors. – C’est cela. Loin de moi l’idée de vous juger sur de simples rumeurs mais vous comprenez bien que… Si la majorité vient à croire que cela est vrai, c’est la réputation de notre lycée qui est en danger. Quant à vous, il faut également que vous pensiez à votre carrière.
Je n’écoutais déjà plus.
– Voilà, je n’ai rien à ajouter pour le moment mais je m’attends à ce que vous éclaircissiez les choses de manière formelle. Je peux compter sur vous ? – Oui, répondis-je.
Nous n’avions pas fait suffisamment attention. Dans la confusion béate et l’ivresse de notre amour, nous avions oublié de nous soustraire aux yeux des autres. Quelqu’un nous avait vus et rapporté aux oreilles de tous la nouvelle de cette idylle contre nature. Je maudissais non seulement mon manque de précautions mais aussi mon absence auprès de Sandrine durant ces dernières heures. Qui sait où elle pouvait se trouver désormais ? Je quittai immédiatement le lycée pour me diriger vers le cœur du village. Ma bicyclette renversée sur les pavés, je tambourinai fiévreusement sur sa porte. Sa mère ouvrit et m’informa que Sandrine était sortie après le déjeuner sans lui indiquer où elle allait. Je déambulai sans but à travers le village des heures durant, revisitant presque inconsciemment tous les lieux où nous avions passé du temps ensemble. Elle n’était nulle part. La nuit descendit bientôt et le clocher de la grande église sonna dix-huit heures. Des sueurs froides ruisselaient à mes tempes et la buée qui s’échappait à travers mon souffle court aurait aussi bien pu être mon âme, prête à quitter mon corps. J’entrai dans l’église et gravis une à une les marches de la tour, avec la stupide idée que je pourrais scruter l’intégralité du village une fois en haut.
Au bout des dernières marches, j’arrivai devant la grande cloche de fonte entourée de quatre fenêtres identiques. Furtivement, je crus voir danser les plis d’un tissu écarlate et fis deux pas en avant. Elle était là, assise sur le rebord du vide. Penchée en avant, elle avait posé sa tête sur ses mains mais me dévisageait en silence. Ses yeux rougis semblaient avoir pleuré et son teint était d’une cruelle pâleur, accentuée davantage encore par le carmin ardent de sa robe. Elle sourit presque imperceptiblement. Je fis un autre pas et c’est alors qu’elle releva la tête et dévoila la lame courte d’un couteau posé contre son cou. Je me sentis gémir. Aucun d’entre nous ne fut capable de prononcer un mot mais mon regard disait : « Je suis la cause de ce tourment mais nous pouvons en revenir, il n’y a rien d’irrémédiable. » Son regard disait : « Je ne veux pas d’un amour clandestin, je t’ai aimé et il me convient de mourir pour l’avoir fait. » Un mince filet de sang coulait déjà sur sa poitrine et au moment où je m’élançai pour la saisir, la lame fendit doucement la chair blanche. Son visage souriait et son corps était dans mes bras.
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Cyrill
10/9/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
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L’idée du texte étant de faire converger le sujet d’étude en cours, le romantisme, avec la réalité de ce qui est vécu par les protagonistes, il aurait été intéressant de ne pas rester dans le général dans ce passage : « Je posai une question à laquelle je tentai d’insuffler un certain enthousiasme, sans oser attendre une réponse cependant. Une main se leva, répondit rapidement et d’une voix assurée, comme si elle ne dût pas attendre de confirmation de ma part, puis se baissa et la voix se tut.« C’est juste», m’entendis-je dire. » On ne sait rien ni de la question ni de la réponse. Ça assoirait pourtant la narration et donnerait du corps aux personnages si question et réponse étaient données en dialogue. Ma curiosité n’est pas satisfaite ici, mais un peu plus loin le narrateur dessine les grandes lignes de cette période artistique. Ça ne remplace pas toutefois la force d’un dialogue. Je lis ensuite un portrait du protagoniste brossé dans les grandes lignes. Pourquoi ? Sa situation permettra-t-elle plus facilement de comprendre le "piège affectif" dans lequel il tombe ? La relation de cause à effet ne me paraît pas évidente. De bons passages descriptifs et introspectifs à propos de la visite de l’exposition dont l’esprit des œuvres semble corroborer le vécu des personnages. Comme en négatif, la différence d’âge entre le jeune homme et la femme mûre dans ses bras agira comme un précurseur a posteriori de la scène finale. De même, le style et le choix du vocabulaire s’adapte à la période du genre littéraire, littéralement mis en scène et même en application par la "jeune fille", actrice de l’évènement, et l’homme, victime consentante de la mystification. Car il s’agit peut-être d’une autre mystification par dessus la première, mais cette fois-ci à l'intention du lecteur : l’aventure apparaît finalement comme fantasmée pour la littérature tant elle adhère aux codes du romantisme. Je veux dire par là que je n'y crois pas. Qu’il s’agit probablement d’un rêve, auquel il manque un peu de logique et d’adéquation dans le déroulement des faits. À ce titre, le personnage de la mère et l’évocation de la sœur n’apportent rien de substantiel au récit. Si le climat passionnel est bien rendu, le dénouement me paraît tout de même tiré par les cheveux, sans autre but que de remplir le contrat romantique signé avec le Diable, si je puis dire. Un thème éternel dont je regrette l’exploitation un peu hasardeuse, malgré des qualités d’écriture.
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Cox
11/9/2024
trouve l'écriture
convenable
et
n'aime pas
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Bonjour,
Je m'abstiens en général de commenter les histoires d'amour qui ne sont pas vraiment ma tasse de thé, mais j'ai trouvé dans ce texte des problèmes qui dépassent, je pense, ce goût subjectif et j'espère que les partager avec l'auteur pourra être bénéfique. Pour ce qui est de l’écriture, je ferai assez court ; elle n’est pas mauvaise dans l’ensemble, et on sent une certaine expérience, mais elle me paraît un peu trop précieuse et habitée de clichés pour mon goût (le vent dans les feuilles frêles, les robes légères qui flottent, etc, etc…)
Pour le reste : Si on peut être soulagé que le personnage principal ne corresponde pas à l'archétype de mâle dominateur abusant de sa position de supériorité pour séduire une fille plus jeune, j'ai assez vite regretté qu'il tombe dans l'excès inverse. J’ai eu du mal à m’intéresser à l’infinie naïveté du protagoniste avec son côté Tanguy inexpérimenté. Pusillanime, il m’a semblé ne jamais rien comprendre à ce qui se passait, perpétuellement confus et déboussolé devant les intentions limpides de Sandrine, ce que j’ai trouvé assez vite lassant. Le déroulé de l’histoire d’amour m’a paru relativement générique et ne m’a pas passionné, mais je reconnais tout à fait que je ne suis pas le bon public, et je tâche d’en faire abstraction. Je n’ai pas vraiment compris au cours du texte que l’auteur comptait dépeindre une passion profonde et puissante : pour moi ça ressemblait plus à un flirt d'ado rebelle du style "je couche avec mon professeur et je m'en fous". Mais encore une fois, ça peut tout à fait être de ma faute, je ne suis pas un bon lecteur en sentimental. En revanche, rendu à la chute, j’ai vraiment trouvé que tout le texte s’effondrait sous ce dénouement qui verse dans l’excès et le cliché romantique mal amené. Pour être tout à fait honnête, cette fin superlative m’a parue comique et je n’ai pas réussi à prendre la mise en scène au sérieux. Il m’a semblé qu’on donnait à cette relation de « quelques semaines » des proportions incompréhensibles pour moi. L’auteur rejoint une longue tradition de littérature sentimentale avec un suicide amoureux à la Roméo et Juliette, mais je n’ai pas ressenti entre les deux protagonistes une profondeur de sentiment qui pourrait justifier cette folie passionnée (le narrateur, par exemple, ne semble s’éveiller explicitement qu’assez tard aux charmes de Sandrine, sous l’influence de l’alcool et juste avant de coucher avec elle). D’autre part, les motifs du suicide me semblent résolument improbables. Roméo se tue lorsqu'il croit Juliette morte, mais Sandrine se tue parce que leur amour est vaguement difficile à assumer en public. Ça me dérange parce que, en dehors d’une ambiance hyperbolique qui ne me convainc pas, il me semble que Sandrine ne se suicide pas véritablement par amour : elle ne fait que choisir la solution de facilité pour éviter un regard social désapprobateur. Parce que finalement, qu’est-ce qui empêche les amants de continuer leur idylle en disant qu'ils s'en foutent, s'ils sont vraiment si passionnés ? Aucune loi ne l’interdit, la famille de Sandrine a l’air tout à fait indifférente : il n’y a pas ici de véritable dilemme, ingrédient rebattu mais indispensable des histoires d’amours impossibles. Le seul problème notable pour eux c’est que le narrateur perdra sans doute son job, et qu'il y aura des ragots; mais on ne s’arrête pas à ça quand on est prêt à mourir d’amour... Ce sont des considérations purement sociales/pratiques qui lui font rejeter cette possibilité et préférer la mort? C’est l’essence du problème pour moi : non seulement ce geste parait franchement un peu ridicule et incohérent à mon cœur de pierre, mais encore il ne semble pas être authentiquement romantique en soi, mais plutôt motivé par des raisons assez superficielles de perception sociale.
Bref, je suis désolé mais je n’ai pas accroché au déroulé du récit qui me paraît un peu trop classique, mais surtout le texte a perdu toute crédibilité pour moi avec sa chute. J’espère que ces remarques, sans doute désagréables à lire mais honnêtes, pourront apporter des points de réflexion constructifs pour l’auteur !
Cox
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Yakamoz
20/9/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
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Une élève qui tombe amoureuse de son professeur, c'est un grand classique et on devine rapidement que la jeune Sandrine va arriver à ses fins.
J'ai bien ressenti l'ambiance de cette petite ville de province où il ne se passe pas grand chose et où la vie s'écoule paisiblement, on n'est jamais loin de l'ennui. C'est peut-être cette ambiance qui pousse la sage Sandrine à tenter une aventure interdite ? Je n'ai pas compris ce qu'apporte le fait que les parents semblent se débarrasser de leur fils, ce qui provoque chez lui une « certaine douleur ». C'est mentionné dès la première phrase et cela fait l'objet plus tard d'un paragraphe complet, donc cela doit être important dans la construction, mais quel est le rapport avec l'histoire, j'avoue que je n'ai pas saisi. Le suicide ne me semble pas réaliste par rapport à une situation somme toute banale et pas si dramatique de rumeurs qui courent sur un amour caché. J'aurais développé plus la partie où ils sont devenus amants pour faire apparaître des événements, des contraintes, des menaces qui pourraient mieux justifier cette fin tragique.
La scène finale qui se passe au sommet du clocher d'une église, « Des sueurs froides ruisselaient à mes tempes », référence à Vertigo ?
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Cornelius
20/9/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
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Bonjour, Une histoire d'amour classique et romantique qui se déroule d'une façon qui fleure bon le 19ème siècle. Cette nouvelle aurait mérité un peu plus d'originalité. Il me semble que cette histoire manque un peu de passion et on a du mal à croire à la naïveté de l'enseignant. Cette histoire n'est pas sans rappeler l'affaire Gabrielle Russier qui défraya la chronique en 1969 et qui s'est terminée dramatiquement par un procès et par le suicide de l'enseignante.
Cependant malgré quelques réserves cette nouvelle est bien écrite et se lit sans déplaisir.
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Dameer
20/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
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Hello Skender,
J’ai lu d’une traite ce récit, car avec une telle situation, ma foi assez classique, celle d’un enseignant(e) qui s’éprend pour un(e) de ses élèves, ou vice-versa, je souhaitais en connaître le dénouement. Celui-ci me semble trop mélodramatique, surjoué, peu dans le caractère de Sandrine. A part la fin que j’ai peu appréciée, cette histoire est menée avec conviction et brio.
Tout d’abord ce titre assez énigmatique "Le cœur des âges" semble renvoyer à une morale ancestrale, à ne pas franchir : professeur et élève/étudiant ne doivent pas "s’aimer". On accepte volontiers que des collègues de travail puissent se fréquenter, tomber amoureux, avoir des relations sexuelles. Que des étudiants fassent de même sur les bancs de la faculté. Mais la relation prof/élève est marquée d’un tabou : malheur à qui transgresse l’interdit.
Pour en revenir à l’histoire de ce jeune professeur, je suis surpris de sa grande naïveté : il semble tombé du nid (de ses parents) brutalement à 24 ans. Que n’a-t-il fait des études supérieures auparavant, qui ont dû le préparer à cette séparation ? Et n’a-t-il pas eu quelque aventure amoureuse, heureuse ou malheureuse ? Il manque singulièrement d’épaisseur, il paraît vierge de tout passé. L’insistance qu’il met à parler de l’abandon de ses parents (début du texte et 5ème paragraphe) est pathétique, tout comme le sont ses occupations : "cette solitude n’était pas pour me déplaire et j’en profitais même parfois tel un célibataire endurci, déposant un vinyle de mon choix sur la plaquette du tourne-disque tout en sirotant délicatement un vin succulent. Jusque sur les coups de trois heures du matin les doux accords s’envolaient dans l’air."
Si c’est là l’usage qu’il fait de sa naissante liberté !
Par chance, il y a Sandrine, qui va le sortir de sa virginité : c’est elle qui fait les avances, proposent des sorties, prend l’initiative amoureuse. Le jeune homme marche dans ses pas tête baissée, ignorant toute prudence : ils se tiennent par le bras dans tout le village, aux yeux de tous !
On ne lui a donc jamais rien appris ?
C’est vrai qu’à ses propres yeux, la jeune fille ayant 18 ans (si elle en avait 17, il s’attirerait les foudres) il ne fait rien de répréhensible. Mais voilà, il est son professeur, il a un ascendant moral, et ça-ne-se-fait-pas.
Comment se résolvent ces histoires dans la vie réelle quand les coupables se font prendre ? La plupart du temps, on étouffe l’affaire, le rectorat change l’individu d’académie, affaire classée.
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Cleamolettre
23/9/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
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Bonjour,
Je crois avoir compris l'objectif de ce texte d'aborder le romantisme, la passion destructrice, l'amour fou contrarié par la société, ses codes et ses interdits, mais j'avoue que je ne suis pas convaincue par le résultat.
D'une part car je n'ai pas senti cette passion mortelle entre les personnages, même si je dois souligner qu'il y a un crescendo bien fait, entre l'intervention en classe, la ballade à vélo, le musée, et les visites, on sent l’intérêt curieux, l'attachement, puis le désir, etc. Mais à part quelques ongles dans la peau et des regards ardents, les relations entre eux semblent plutôt tranquilles, à flâner dans un village paisiblement. Mais surtout, cette passion n'est pas contrariée, du moins pas assez tôt : l'élément déclencheur de la fin arrive trop tard, un peu comme un cheveu sur la soupe et ne justifie pas, pour moi, ce suicide final. Alors quoi ? A la moindre difficulté on se tue sans en parler ? Ce n'est pas crédible pour moi, il aurait fallu plus fort, des humiliations publiques, un harcèlement, des menaces, une séparation, que sais-je encore.
D'autre part parce que j'aurai aimé que ce romantisme soit modernisé, alors que tout le texte me rappelle de vieux écrits. D'ailleurs, je me suis demandé à quelle époque cela se passait, mais certainement pas à notre époque où je pense que peu de femmes trompées prendraient le voile (la soeur de Sandrine) et où peu de lycéennes amoureuses de leur prof se tueraient juste parce qu'on a découvert la liaison. On est là clairement dans une société où la femme ne s'est pas encore émancipée, enfin j'ose le croire, sinon j'ai mal à mon féminisme :) Et pourtant, le jeune homme peine à voler de ses propres ailes, chassé de chez lui par ses parents, ce qui suggère plutôt une situation actuelle, je crois bien qu'au siècle dernier les enfants quittaient le nid d'eux-même bien plus tôt. Je suis donc perdue sur la temporalité de l'histoire ce qui ne m'aide pas à entrer dedans.
Et enfin, même si le style colle parfaitement à l'époque ancienne probable de la narration et à une vieille tradition d'histoires romanesques, je crois qu'il m'a empêchée de m'attacher aux personnages, car je le trouve un peu chargé et suranné à mon goût. On sent une aisance rédactionnelle, du vocabulaire, de belles tournures de phrase, mais à mon sens, pour faire ressortir les émotions et mettre les lecteurs en empathie avec les personnages, il faut une écriture plus dépouillée qui fait la part belle aux sentiments plus qu'aux mots et descriptions.
Malgré tout, je trouve courageux d'oser cet exercice et ce style, je ne m'y serai pas frottée, et je pense que c'est compliqué et complexe, donc bravo pour ça !
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