Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Policier/Noir/Thriller
staferla : Bleu nuit
 Publié le 07/12/15  -  5 commentaires  -  24854 caractères  -  131 lectures    Autres textes du même auteur

Quelque part dans une grande maison du New Jersey, un adolescent se fait envahir par la solitude et la folie. Sa vie ne sera plus jamais la même, mais avait-il déjà une vie…


Bleu nuit


La pluie tombait enfin… J’avais quinze ans et je détestais les journées ensoleillées et les gens qui se tiennent par la main. Je haïssais aussi mon quartier, mes voisins, ce monde étriqué dissimulé avec soin dans de grandes maisons luxueuses. J’habitais le New Jersey dans une baraque de ce genre, aux couloirs à la Shining, aux meubles laqués et à la moquette poilue. Tout y suintait l’ennui et l’acarien dépressif. Mon reflet dans le buffet de la salle à manger était ma seule compagnie, lui et mon Walkman qui ne me quittait jamais. Joy Division et le désespoir enragé de Ian Curtis étaient devenus mes meilleurs amis.


Mes parents bossaient dans la même boîte. Ils avaient sauté sur l’opportunité de s’expatrier, me trimballant avec eux à la manière de vacanciers qui hésitent à abandonner leur chien pour les vacances, mais qui se reprennent in extremis parce que les voisins pourraient les juger. Je parlais anglais comme un éléphant fait du skateboard. Une sérieuse phobie scolaire, et le harcèlement d’hormones anarchiques sur mon pauvre corps en mutation, avaient compromis toutes mes tentatives de vie sociale. Ma mère et mon père quant à eux appréciaient sans retenue leur nouvelle vie, et surtout l’argent qu’ils gagnaient et affichaient avec jubilation. Il ne leur avait d’ailleurs fallu que quelques semaines pour m’oublier complètement, quelque part entre la véranda et les cinquièmes toilettes de la maison.


Mes journées étaient d’une lenteur éreintante, je ne dormais presque pas car mon rythme cardiaque avait dû trop ralentir, ou alors peut-être bien qu’en fait je dormais tout le temps. J’étais devenu un étrange animal qui se terrait, étrange animal qui ne dormait plus, qui hivernait en plein été.

Ma pièce favorite dans ce silence désertique était une chambre que personne n’utilisait jamais. Sa moquette était rase, couleur bleu nuit, et sur ses murs, fixés comme autant de fenêtres sans horizons, d’immenses miroirs me reflétaient. Je m’y observais des jours entiers, allongé sur la moquette, assommé par la musique que j’écoutais en continu.


Je lisais des catalogues de vente à distance, fantasmant sans conviction sur ces filles de mon âge, toutes saines et souriantes, avec de grandes chaussettes et de tout petits shorts. Des filles qui courent sur la plage en riant et en s’interpellant, Brenda-ci ou Joan-là… Des filles qui font du poney, du roller, qui dansent sur Elton John en sirotant des smoothies vitaminés, qui font du shopping avec maman et qui rêvent d’un mari comme papa. Je passais tellement de temps à penser à ces filles. Pourquoi elles y arrivaient, elles, à vivre cet enfer, ce truc terrible de l’adolescence ? Comment elles faisaient pour ne pas être seules, pour être heureuses, pour écouter Elton John ? Ma solitude à moi me rendait fiévreux, ma léthargie me faisait pousser certains organes à l’envers. Et pendant que je passais ma vie à m’imaginer dans la peau d’un Brandon, adulé de ses copains, qui, sur un ponton en Californie, embrassait des Melissa à la peau hâlée et au goût de sel, la folie a entamé son grignotage.

Elle n’est pas arrivée comme un fracas, comme un orage, non. Petit bruit mouillé à peine audible au départ, puis goutte d’eau qui tombe dans un seau, régulière, obsédante, petit bruit qui devient tout de vous, la folie avait fait de moi son chemin. Elle a placé le revolver de mon père dans ma main moite, et alors que Ian Curtis, comme du venin, faisait battre plus fort le sang de mes tempes, je sombrais, en serrant l’acier froid de l’arme pour ne pas tomber.


Je ne l’avais pas entendu entrer. Il était sidéré, comme s’il avait compris, là, en une seconde, que le reflet qu’il voyait en face de lui était bien l’image de sa propre mort. Son sang coulait sans jamais s’arrêter sur la moquette bleu nuit. Je l’avais abattu… ce pauvre gars qui était venu voler je n’ai jamais su quoi, je l’avais abattu… Une seule balle logée en pleine tête, précision étonnante pour quelqu’un qui n’avait jamais tiré. Le plus surprenant, c’est que la folie qui s’infiltrait dans le bleu de mes veines avait disparu à la seconde où la balle avait percuté le crâne de cet homme.


À notre retour en France, mes parents ont réussi à transformer l’histoire à mon avantage, j’étais un héros, défenseur de leurs biens et tireur d’élite. Ils avaient fini par y croire, mais je suis resté non dupe. Depuis ce fameux jour, l’adolescent hébété par l’enfance qui s’éloigne n’existait plus. Tout cela avait disparu d’un coup, l’innocence, la peur, et tout espoir de ressentir quoi que ce soit d’autre qu’un vide profond. Je n’avais qu’un but, m’éloigner le plus possible de mes parents et de la mare de sang qui ne cessait de se répandre sur la moquette bleu nuit du New Jersey.


J’ai repris mes études et suis advenu au monde malgré mon indifférence à la vie. Une virilité archaïque avait pris place dans mon corps, ce corps qui en avait vidé un autre de son sang. J’étais devenu plutôt beau, fort, avec des muscles idiots et saillants que je ne cessais de faire grossir. Je baisais un tas de filles, si facilement. J’adorais les prendre, les sucer jusqu’à la moelle. Jouir était la seule sensation forte que je pouvais ressentir, et j’en étais accro. Mettre mes doigts dans leur chair chaude, clapotante, sentir quelque chose en elles vibrer ou m’enserrer, étaient les seules choses qui m’importaient.

Plus tard, je suis parti au Japon finir des études de commerce. Les filles étaient des petits écrins, des choses fragiles et maigrichonnes, avec de minuscules seins parfaits. J’en baisais tellement. Je n’avais pas d’amis, mais des potes de promo avec lesquels s’était engagée une compétition à base de testostérone et d’éjaculations hebdomadaires. Je savais bien ce qui m’avait rendu si con, par contre pour eux j’en étais moins sûr… Une sorte de bêtise crasse et naturelle semblait couler dans leurs veines en même temps que leurs anabolisants. Ces mecs n’étaient que des tissus et du muscle, le plus souvent affublés d’une petite bite, mais le monde était pourtant à leurs pieds. Fils de diplomates ou de capitaines d’industrie, richissimes, ils le resteraient toute leur vie comme l’emblème d’une lutte des classes qui ne finit jamais. J’étais comme eux pourtant, à la différence que je savais à quel point j’étais un sale con, et qu’eux n’avaient aucune idée du genre de connards qu’ils étaient.


Ma vie déroulait alors sa succession de plaisirs médiocres, et mes seuls souvenirs importants de cette époque sont liés à la bouffe et à la nuit. Les petits restos ouverts tout le temps me servaient de refuges. Solitude et anonymat y étaient de mise. On pouvait s’y laisser bercer par les effluves âcres de poisson, par la vapeur qui s’échappait de la cuisine, et le bruit de la nourriture qui transpirait dans les casseroles. J’y ressentais quelque chose de l’enfance, une impression de satiété pure. Rien que pour ces moments-là j’aimais vivre au Japon, si loin de ce que j’étais et très proche de ce que, je le savais, je ne serais plus jamais.


Je me souviens surtout de ce concert de Nick Cave dans un festival pas très loin de Tokyo. J’y étais venu avec des personnes de ma boîte. Je bossais depuis presque un an dans une grosse compagnie d’export, palpais un salaire conséquent, et me défonçais tous les week-ends. Pendant le concert, je me suis retrouvé au premier rang, seul.

Nick Cave, drogué, partait en couille. Il butait dans ses instruments, balbutiait. J’avais commencé à le huer avec les autres, content à l’idée de lyncher une idole. Mais PJ Harvey est arrivée sur scène. Tout en douceur elle est venue le soutenir en chantant avec lui, le ramenant petit à petit au monde. Nick Cave chialait comme un môme, il caressait les cheveux de PJ avec une tendresse incroyable, ne voyait plus qu’elle au milieu d’une foule de milliers de personnes… passion et beauté… J’ai vomi sur le mec à côté de moi, tout ce que j’avais bu et mangé, sur ses baskets à 200 dollars. Le gars n’a pas apprécié. Il n’était pas bien épais, mais j’étais tellement cuit qu’il m’a mis minable en deux secondes. J’ai fini aux urgences d’un hosto du coin, la tronche en compote, étrangement réconforté par le goût du sang dans ma bouche. Je me suis endormi comme un bébé, comme cela ne m’était plus arrivé depuis longtemps.


Un peu plus tard dans la nuit, un gars a été placé dans le lit d’à côté. Il n’arrêtait pas de pleurer, et criait des trucs en japonais. Les infirmières lui ont filé un calmant et j’ai pu repartir dans un sommeil sans fond. J’ai rêvé de choses auxquelles je ne pensais jamais, à des cerisiers en fleurs, des robes blanches, et même des enfants qui courent… puis quelque chose a déchiré la carte postale, tout s’est déformé comme un rictus. Ma poitrine partait en lambeaux et je me suis réveillé en hurlant. Le fou d’à côté était debout près de mon lit, il me fixait avec un sourire hideux, tenait un petit couteau dans la main, et avec une vivacité terrifiante, me l’a planté une nouvelle fois dans le torse. Jamais je n’ai eu aussi peur et tant crié de ma vie. J’ai eu le temps de voir les infirmières accourir et je suis tombé dans les pommes.


J’ai passé quelque temps dans le coma, puis j’ai survécu. Pas de tunnels ni de lumière blanche, un coma noir et parfaitement oublié. On m’a ensuite orienté dans un centre de convalescence. Mes parents sont venus passer quelque temps avec moi. Ils étaient aussi proches qu’un chauffeur de taxi qui parle trop, qui se permet blagues et familiarités, mais qui n’est pourtant qu’un parfait inconnu.

Personne d’autre que mes parents n’était venu me voir, aucune maîtresse que j’avais tringlée et jamais rappelée, aucun collègue de boulot ou de promo que j’avais méprisé et pris de haut, personne.


J’ai pris mon parti de cette solitude. Elle me rappelait mon adolescence et mon super don pour scruter la tapisserie jusqu’à ce qu’elle se mette à bouger. Dans cet endroit où la langue devenue barrière flottait comme un petit bruit parasite et continu, je savourais l’expérience d’avoir failli mourir, et celle de survivre pour n’être qu’un déchet.

Au bout de quelques jours, seule une jeune femme avait vraiment capté mon attention. Une Américaine. Je n’avais pas vraiment compris ce qu’elle faisait ici, car elle ne présentait aucune blessure apparente. Elle était blonde et jolie sans l’être. Elle ne parlait à personne sauf à elle-même, marmonnant des dialogues inaudibles. Une fois je l’avais vue dégrafer son soutien-gorge et le retirer par la manche de son pull. C’était un peu excitant.

Cette fille était devenue un repère, mon passe-temps pour oublier que j’avais failli mourir, pour oublier que je regrettais de ne pas être mort. Petit à petit, affrontant sa propre léthargie, elle s’est rendu compte que je la regardais tout le temps, et elle en paraissait heureuse… puis contrariée, puis complètement indifférente. Un jour, en rentrant dans ma chambre, je trouvais un papier plié, glissé sous ma porte, il y était écrit : « Je m’appelle Jane… il faudrait qu’on s’évade d’ici. »


Nous avons alors commencé à échanger de petits billets. Ça m’amusait de m’imaginer m’enfuir d’un endroit si peu clos. Elle était drôle et pas si folle, me donnait souvent rendez-vous au fond du parc ou à la machine à café. Nous ne parlions pas, passions d’étranges heures à nous regarder ou à lire l’un à côté de l’autre.

Un jour enfin, elle rompit le silence : « Moi je ne suis pas là pour les mêmes raisons que vous tous. Toi je sais : tu t’es fait poignarder, t’as failli mourir… Tu comprends, c’est pour ça que je suis là : pour côtoyer des rescapés de la mort. » « C’est une idée idiote qu’ont eue ma mère et mon psychiatre, celui qui bosse ici… » « En fait je collectionne les morts… Non, pas comme tu crois, n’aie pas peur… j’ai jamais tué personne, mais par contre j’arrête pas de tomber sur des gens morts : déjà morts ou qui meurent devant moi… » « Ben oui je sais, c’est pas courant, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise, c’est mon destin, la majorité des gens ne voient jamais de morts, donc il faut bien qu’une minorité en voite tout le temps. » « Je suis un peu ça : une minorité voyante ! » « J’avais une vie un peu con-con, mon boulot, mes copines, mon chat, de temps un temps un mec, rien de bien fou… dans tous les sens du terme ! Et puis ça a commencé : un gars qui fait une overdose devant moi à un arrêt de métro, un SDF mort de froid à deux pas de chez moi, une femme qui se prend un pot de fleurs sur la tronche par temps de grand vent… J’en ai plein des comme ça… » « Ça ne m’a pas perturbé plus que ça, je les prenais en photo, et je les exposais chez moi, comme un dernier hommage tu vois, ou une conjuration je sais pas trop. » « Bon… le côté morbide a inquiété toute ma famille, pour mon psy c’est un symptôme post-traumatique, parce que mon frère s’est suicidé… » « C’est vrai que j’ai commencé à partir en vrille, je m’enfermais chez moi pendant des semaines… Ma mère a flippé, on m’a envoyée ici parce que le psychiatre est un ami : l’idée c’est de me faire admettre que la survie existe ou un truc dans le genre… Mon cul ! Si tu veux mon avis c’est plutôt leur déni qui parle : tellement de gens n’acceptent pas le fait qu’on va tous mourir ! »


Je n’ai pas dit un mot, sa voix était grave et profonde, j’aurais pu l’écouter pendant des heures. Elle me touchait à un endroit que je n’aurais pas su situer, un petit recoin chaleureux bien caché depuis longtemps. Je comprenais ce qu’elle disait de cette mort, qui était aussi ma compagne, cette mort à laquelle je venais à peine d’échapper et que j’avais déjà donnée.

À l’écouter ainsi parler chaque jour, me raconter qui elle était, ses doutes, ses trouilles, sa mère hystérique, son père absent, ses amants trop raisonnables, je me rendais compte que je ne lui répondais jamais. Je ne parlais plus… mais depuis combien de temps ? Le silence s’était emparé de moi sans même que je le réalise. Je n’utilisais plus ma voix, depuis que le cri de ma peur avait résonné à mes oreilles, depuis que le fou m’avait poignardé.

Jane était devenue mon son, son timbre rassurant, ses monologues enjoués, sa vie fragile et tendre, Jane était mon bruit, mon paratonnerre du vide et du désespoir.


« Tu sais ce que je préfère le plus dans la vie, je veux dire à part me réveiller au tout petit matin, quand les autres dorment encore, ce que je préfère le plus c’est d’imaginer quels autres petits matins la vie me réserve. » « Un jour je me suis levée avant tout le monde, mon frère n’était pas dans son lit. » « Je l’ai pisté dans toute la maison, et j’ai fini par le retrouver dans le jardin. » « Mon frère était un être étrange, éternellement préoccupé par un ailleurs, la vie après la mort, les étoiles, les fonds marins, et une culpabilité qui l’a toujours bouffé et qui a fini par avoir sa peau. » « Ce matin-là, il s’était réfugié dans notre tente d’Indien, et s’était confectionné un pagne en feuilles de je ne sais quoi. » « Je l’ai trouvé assis en tailleur, en pleine méditation, il avait reproduit une cabane de sudation, et semblait sous l’effet magique d’un chamane venu exercer ses pouvoirs. » « Je suis restée longtemps, sans qu’il s’aperçoive de ma présence, je le regardais psalmodier, j’étais tellement admirative de ce monde qu’abritait mon frère, de tout cet imaginaire qu’il convoquait aussi simplement qu’un claquement de doigts. »


J’aurais bien aimé le connaître ce frère de Jane, j’aurais aimé avoir une sœur qui collectionne les morts pour que je reste un peu avec elle. Mais quel con d’avoir voulu la quitter, quel fou de ne pas avoir voulu se résigner à l’absurdité de l’existence. Moi je savais trop bien que ce sont nos chagrins dont la pluie se déleste en vain. En finir serait bien trop simple, et puis je devais expier. J’ai jamais cru en Dieu, mais il faut bien avouer que les petits malins qui ont inventé tout ce folklore ont repéré un truc primordial à propos de ce connard d’humain : sa propension délirante à battre sa coulpe. Que les religieux de tous bords en profitent depuis toujours me paraît être une stratégie marketing comme une autre.


Jane passait son temps à tenter de me faire parler ou sourire. Elle m’improvisait des concerts absurdes sur « Magic Piano », une application idiote de son iPhone, qui procure l’impression de jouer du Chopin comme Duchâble. Elle se donnait un mal fou pour voir un sourire sur mon visage terne. Je me sentais coupable de ne pas pouvoir lui donner plus. C’est en la voyant s’échiner à me faire revivre, que j’ai compris qu’elle était la PJ Harvey d’un Nick Cave que je ne serai jamais… Pourtant je l’aimais, mais je n’aurais jamais pu la baiser… La drogue et le sexe ne faisaient partie de ma vie que pour assurer la fermeture du cercle, sûrement pas pour l’ouvrir. Jane, son innocence et son don aveugle, je ne pouvais l’assumer… jamais une femme n’avait rendu ma bite plus molle, jamais je n’ai aimé plus que cette femme.


Et puis un soir alors que je m’endormais en espionnant la Lune pleine dans l’entrebâillement du rideau, Jane surgit dans ma chambre. Échevelée, translucide dans sa chemise de nuit blanche, elle m’a pris par la main. On a couru dans les couloirs, dans le jardin mes pieds nus s’enfonçaient dans la terre meuble et je la suivais essoufflé par son rythme de gamine folle.

Au fond du parc elle a mis ses mains sur mes yeux. Cette chair près de mon souffle me faisait penser pour la première fois à nous autrement. Entre ses jolis doigts le monde éclairé par la Lune laissait entrevoir une cabane improbable. J’avais compris son intention : me faire revivre l’expérience de son frère et de sa cabane de sudation. Elle avait tout recréé, jusqu’au pagne ridicule en feuilles de lauriers. Elle m’installa comme on place une idole, au centre d’un monde créé pour pouvoir croire.


Elle a clos ses jolis yeux bruns. Ses longs cheveux se balançaient sur ses hanches au rythme de la petite chanson qu’elle improvisait. Elle m’avait fait promettre de fermer les miens mais je ne pouvais pas, fasciné par le reflet de la Lune sur sa peau. Une transe l’habitait peu à peu, des gouttes de sueur sur son front la rendant plus désirable encore. Mon envie d’elle montait enfin, sans contrainte ni pudeur.

Mais c’était bien autre chose qu’elle me réservait, elle me fit boire un thé en récitant des mantras, sérieuse comme un moine, sensuelle comme une prêtresse inca. J’ai bu le breuvage amer d’une traite, elle avait mis « Sanvean » de Dead Can Dance en fond sonore. C’était absurde… et pourtant. Je me suis laissé prendre, la voix de Lisa Gerrard, ce thé dégoûtant. Je partais… envoûté par ses mains qui caressaient mon torse et ma cicatrice, la lumière de ses cheveux blonds se jouant de la Lune, l’érotisme brut et sans but de cette mise en scène. Ma tête chancelait, aucune drogue ne m’avait jamais fait cet effet. Des fourmillements de jouissance me parcouraient jusqu’aux racines de mes poils, et dans le secret de ma peau, la transe a commencé.

Je tremblais de tout mon corps, mes yeux devaient être révulsés. Je ne voyais plus que des couleurs vives. Jane s’est approchée, et a chuchoté des mots à mon oreille. Je n’en comprenais pas le sens, ou j’en comprenais tout, ils étaient images pures, des lacs de montagne placides, des journées orageuses au bord de l’océan, des villes désertes et sublimes.

J’ai d’abord perçu sa main, encodée comme un vieux parchemin, des lignes sinueuses dessinant ses paumes. Je n’avais jamais vu une main plus vieille. Il était là au-dessus de moi, me dominant de sa vie vécue mille fois. Je n’ai pas osé le regarder de suite, pas son visage en tout cas. J’ai remonté le chemin de son corps, mains, bras interminables comme autant de croisées des destins, jusqu’à ses yeux, me fixant comme on fixe l’éternité, droit devant sans y croire. Jane avait disparu, ou je ne la voyais plus, il ne restait que lui, ce vieillard de contes horrifiques qui me tendait la main. Il me redressa fermement, et me poussa hors de la cabane.

La nuit était d’un noir massif, ténèbres denses seulement agitées par des bruits terribles, ça bruissait, hululait, sifflait, et se crispait, rien alors n’était familier. Sauvage : voilà où j’étais, j’étais dans le sauvage du monde, celui qu’on a refoulé, qui nous ramène à l’instinct grégaire et à la terreur nue. Je ne voyais rien mais tout me voyait. Je me suis mis à pleurer comme un petit garçon, à peine rassuré par le sel des larmes qui coulait dans ma bouche. Je me suis effondré dans l’herbe au milieu de nulle part, incapable de bouger. J’ai alors senti la folie, cette vieille amie, ramper doucement jusqu’à moi. Elle a humé l’air vicié par ma présence, passé sa langue sur sa bouche trop sèche, pris son temps avant d’attaquer, oscillant sur sa base, hypnotique, et avec certitude a entamé son œuvre. Elle s’est faufilée jusqu’à mon oreille, chuchotant ses mantras diaboliques, emprisonnant mon âme dans ses recoins les plus sombres. En quelques secondes j’avais disparu, seule l’angoisse était restée, parcourant tout mon corps comme un frisson chaud et poisseux.

Puis j’ai senti la pression d’une main sur la mienne, j’ai entendu sa voix assurée : mon vieillard luttait avec moi. Il récitait quelque chose, de plus en plus fort. Il combattait comme un exorciste, sa main sur mon front pour me libérer.

Il avait vaincu et je reprenais corps. Il m’emmena alors dans la nuit claire, si claire après les ténèbres, avec des milliers d’étoiles pour nous guider vers là où je n’aurais jamais imaginé pouvoir me rendre.

Mes pas dans les siens, ma main agrippée à ses doigts effilés, nous pénétrions frontalement la végétation. Nous avons marché longtemps, sans un mot, la chair lacérée par les branchages. Il s’est arrêté net. Un arbre immense de plus de cinquante mètres de haut nous faisait face. Je n’ai pas de suite identifié ce qu’il avait d’étrange, alors qu’il scintillait comme la glace sous l’effet du soleil. Son tronc était creux et mon guide y avait pénétré. À peine entré je ressentais l’effet de la beauté sidérante qui m’entourait. L’intérieur de l’arbre semblait être une cathédrale naturelle, dont on ne voyait pas le sommet. Une lueur violette irradiait tout l’espace, et le son qui se répercutait, surnaturel, était d’une pureté sans nom. Je commençais à gravir l’intérieur de l’arbre en suivant les reliefs de l’écorce. Ce n’était pas accidentel, mais conçu à propos, un escalier en colimaçon menant à la canopée, à la cime de cet arbre fantastique. Une vue à couper le souffle m’accueillit, l’air était doux et parfumé et tout autour de moi s’étendait une forêt phosphorescente. Sans bien savoir comment, je me penchais vers le vide, et prenais mon envol.

Je planais dans l’air tiède, au-dessous de moi, des milliers de poissons lumineux se laissaient aller dans le courant tranquille en entamant une sorte de danse fascinante, l’éclat de leurs écailles brillantes et colorées persistant par-delà l’eau placide. Je m’éloignais encore et encore, glissant dans le vent qui me soupirait les secrets du temps, que j’écoutais concentré, comme une langue oubliée. On me chuchotait des histoires, celles des fantômes de nos anciens, celles des joies et des peines, celles des arbres et des animaux, des rochers et des rivières. Les contes qui se transmettent depuis toujours auprès du feu. J’étais au cœur du vivant, l’Histoire de l’humanité se déroulait sous moi, en moi. Des dieux anciens tentant de me dévier de ma route, des temples barbares, des guerres, des femmes se lamentant, et des visages défaits, le feu, les flammes et la colère… Ma forêt n’était plus belle, elle devenait noire et abritait mille hurlements stridents. Je ne pouvais plus voler, et tombais comme une pierre, fracassant mon corps sur un sol étranger.


Je me relevais sans mal. Autour de moi tout était aseptisé, murs tapissés, bibelots époussetés. Je déambulais, déboussolé, parachuté dans la naphtaline. Mes pas dans la moquette me rappelaient pourtant un chemin, une errance familière. Il n’y avait pas de bruit ici, pas de lumière, si ce n’était au loin un ronron mécanique ou l’écho feutrée d’une chanson. Un Walkman peut-être…

Il m’avait fallu longtemps avant de l’apercevoir. Il était pourtant là étendu par terre, disloqué par l’ennui et l’angoisse, gratouillant mollement les poils ras de la moquette bleu nuit. Il fixait le plafond comme si une réponse à son mal aurait pu en surgir.

Il m’effrayait… ce jeune garçon… il m’effrayait d’autant plus que je savais très bien ce qu’il s’apprêtait à faire. Pourtant je ne pouvais pas reculer devant cette porte mi-close. Je la poussais avec un sourire sincère et avec le soulagement immense du coureur en fin de course. Je ne fus pas sidéré, non, je ne fus pas étonné quand la balle percuta mon crâne et pénétra ma plus grande intimité, celle de mon cerveau malade.


Je ne fus pas étonné de me tuer moi-même.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Pascal31   
23/11/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai plutôt bien aimé la lecture de ce récit sombre, qui se laisse lire facilement. Un gros défaut, tout de même : cette accumulation de malheurs qui frise l'overdose. Et pourtant, la fin nous révèle que tout ce qui se passe n'a pas forcément eu lieu. Si je comprends bien, le gosse, avant de se mettre une balle, s'est "inventé" une vie. En cela, la boucle est plutôt bien fichue (même si un peu tordue et mâtinée de fantastique, lorsqu'on pige que l'homme qui vient voler un truc, au début, n'est en fait que son double adulte).
En résumé, c'est un récit bien fichu, un peu barré dans sa construction (mais c'est assez bien fait) qui aurait gagné, à mon sens, à être plus digeste dans sa noirceur (là, c'est limite écœurant).
Au niveau du style, rien à dire (si ce n'est quelques fautes et coquilles d'étourderie), même les étranges monologues entre guillemets qui se succèdent sans retour à la ligne apportent une originalité que je salue.

   vendularge   
7/12/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

J’aime bien ce texte, d’abord l’écriture est pleine, riche et donne l’envie de continuer à lire, le rythme est presque incantatoire comme des psaumes, ce qui nous rapproche du sujet. Quant à l’histoire, il y a peut-être quelques longues secondes de distorsion juste avant un passage à l’acte, c'est cette dérive que j'ai pensé lire.

Merci du partage

   Pepito   
7/12/2015
Bonjour Staferla,

Forme : très bonne écriture. Pour finasser,
"un adolescent se fait envahir par la solitude" se "laisse" peut-être
"hi"b"erner en plein été", v > b non ?
"la folie avait fait de moi son chemin" hmm ? "en" moi, non ?
"J’ai vomi sur le mec à côté de moi" je préfère "J’ai vomi sur le mec d'à côté" mais je ne sais pourquoi...
"en voite tout le temps" ousp ! ;=)
"Moi je savais trop bien que ce sont nos chagrins dont la pluie se déleste en vain." hmm ? La pluie nous déleste de ou ...

Puis du bien goûteux :
"scruter la tapisserie jusqu’à ce qu’elle se mette à bouger" excellent
"l’ennui et l’acarien dépressif" ;=)
"qui font du shopping avec maman et qui rêvent d’un mari comme papa"
"je détestais...les gens qui se tiennent par la main" une pensée salutaire pour Reiser ;=)
"en serrant l’acier froid de l’arme pour ne pas tomber." ouha !

Fond : cela rebondit à tout va, époque, age, lieu,... tout est bien en phase avec l'écriture.
"ce truc terrible de l’adolescence" a-t-on conscience d'etre adoclecent quand on est adolescent ? mhhhh...
"Elle m’installa comme on place une idole, au centre d’un monde créé pour pouvoir croire." très bon
La partie "vieillard de contes horrifiques etc" m'a lassé, j'ai survolé... je préfère une folie "terre à terre".
"côtoyer des rescapés de la mort." m'a fait penser à Fight Club

Un final bien barré avec un auto-tuage (j'avais peur d'un insignifiant réveil post rêve).
Un texte intéressant, merci pour la lecture.

Pepito

   hersen   
10/12/2015
Je n'aime jamais le dire car ce n'est pas à mon honneur, mais je n'ai pas lu "Bleu nuit" jusqu'au bout.

Au début, ça démarre bien et on se demande ce qui va arriver à cet adolescent.

Mais ensuite, entre l'avalanche de malheurs et le vide abyssal de sa vie malgré les baises et le fait qu'il se sente moins con que ses congénères, j'ai été complètement désorientée. On est en balade mais on ne sait pas où on va. En plus, la balade est sinistre.

Si j'ai plus ou moins compris en lisant les commentaires, ça n'a cependant pas été suffisant pour que ma curiosité soit éveillée.

Je suis donc restée oisive au bout des lignes.

Mais je serai cependant au rendez-vous pour votre prochain texte car l'écriture est plutôt bonne.

Un peu trop compact, le texte ?

A une prochaine lecture.

   carbona   
10/12/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Le premier mot qui me vient à l'esprit est "dommage". Eh oui dommage l'écriture est très bonne, les ambiances sont bien installées, j'ai vraiment aimé les 3/4 du texte mais le délire de la fin à partir de "J’ai d’abord perçu sa main, encodée comme un vieux parchemin, " m'a fait complètement décrocher, je n'ai pas du tout aimé.

Grr, j'enrage car j'étais pourtant séduite par votre style. J'aime beaucoup le début dans la maison aux USA, ça m'a vraiment fait penser à une ambiance cinématographique. Le côté décalé, fou était bien retranscrit avec le gamin couché sur la moquette.

Il y a beaucoup de choses dans cette nouvelle, beaucoup de péripéties, trop ? je ne pense pas, je crois que si la fin m'avait plu j'aurais accepté sans rechigner le meurtre, l'agression à l'hôpital, la rencontre... C'est dommage d'avoir bouclé la boucle ainsi. J'avais envie qu'on parte en vrille mais pas de cette manière-là, la transe sous la tente indienne dans le jardin de l'HP, bof.

Du coup, je suis partagée entre une très bonne qualité sur les 3
/4 du texte et un décrochage complet sur le quart restant. J'ai hâte de vous lire à nouveau. Les 3/4 l'emportent alors je mets bien.

Merci !

Quelques remarques :


- "Un jour, en rentrant dans ma chambre, je trouvais un papier plié," < je trouvai la passé simple me semble davantage convenir

- "qu’une minorité en voite tout le temps." < en voie, mini coquille

- "J’aurais bien aimé le connaître ce frère de Jane.. Que les religieux de tous bords en profitent depuis toujours me paraît être une stratégie marketing comme une autre. < pas aimé ce paragraphe, déjà j'avais pas compris que le narrateur avait voulu se suicider, je ne le voyais pas comme ça et puis la dernière phrase me semble en trop, elle sonne comme un message forcé de l'auteur

- "jamais je n’ai aimé plus que cette femme." < je comprends ce que vous voulez dire mais c'est équivoque, on peut comprendre que cette femme aime plus que lui...


Oniris Copyright © 2007-2023