Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Policier/Noir/Thriller
Tchollos : La rage de John
 Publié le 20/04/08  -  7 commentaires  -  24455 caractères  -  87 lectures    Autres textes du même auteur

La suite de "Le gouffre de Matt" et "L'aube de Lucio".

John est un psychopathe. En tout cas, tout le monde le pense. L'idée de kidnapper un petit bourgeois des beaux quartiers le remplit d'une joie enfantine.


La rage de John


Note : Cette histoire fait écho aux textes « le Gouffre de Matt » et « l’aube de Lucio » dont la lecture vous est donc recommandée. Vous trouverez le dénouement de l’intrigue dans « le crépuscule de Mark ».


___________________________


Le père de John était un héros. Ça ne l’avait pas empêché de partir.


Tout le monde appréciait Douglas Butter - père bienveillant et travailleur, mari fidèle et dévoué. Un type old school comme on les chérissait dans le coin, parfaitement américain. Les hommes aimaient sa poignée de main, ferme et franche. Les femmes craquaient pour ses larges épaules et son sourire en coin esquissé sous une barbe virile. Un chef de famille discret - champ droit décent dans l’équipe amateur de base-ball des Bears - dont on ne connaissait aucun vice, qui ne buvait pas ou peu, qui ne se battait jamais, et qui se rendait chaque dimanche à la messe dans son unique costume gris étriqué et râpé qui ne ternissait aucunement sa belle allure. Mais personne ne l’aimait comme l’aimait son fils. À son approche, le cœur de John se mettait à battre la chamade, ses joues devenaient écarlates, ses yeux brillaient comme des cierges. Le parfum de son père, mélange de saine sueur et d’eau de Cologne bon marché, l’enivrait. Il aurait aimé s’y noyer. Parfois, quand il faisait ses devoirs, Douglas passait derrière lui et posait sur son épaule une de ses mains noueuses, solides, bronzées. John perdait alors l’équilibre, des papillons envahissaient son champ de vision et l’extase envahissait chaque cellule de sa peau.


Il avait treize ans quand le brave Butter les avait abandonnés, lui et sa mère, pour s’installer dans l’Arkansas et y mourir, deux ans plus tard, d’une balle de 22 dans la bouche. Plus rapide que l’alcool avait écrit son paternel à l’arrière d’un ticket de bus laissé sur la table de nuit. Pas un mot de plus.


***


John souriait au cow-boy. Le cow-boy souriait à John. Sous les néons jaunes et bleus, le sympathique cartoon promettait d’exaucer tous les vœux de ceux qui franchiraient la porte de son commerce. John se concentrait sur le dessin comme s’il tentait de lui insuffler la vie. « Lance-moi ton lasso, vieille branche, je vais te décoller de cette vitrine. Allons nous exercer au Colt sur des bouteilles de Whisky vides ».


Il émergea de sa rêverie avec regret - tout était tellement plus beau dans sa tête -, déplia un bout de papier, relut la petite annonce, glissa deux tic-tac dans sa bouche et pénétra dans l’immeuble.


***


- John Butter, né le 3 août 1970 à Inglewood, Californie, dit l’employée en parcourant le permis de conduire de John.


Elle retira ses gigantesques lunettes rouges qui lui couvraient le visage des pommettes à la racine des cheveux, les déposa sur son bureau avec des gestes lents de koala, puis elle dévisagea John sans sourire, aussi expressive qu’un agent de la gestapo sous somnifères.


- Vous n’avez pas de CV ?

- Non.


Voilà bien quelque chose qu’il n’avait jamais eu.


- Quelles sont vos motivations ?


C’est vrai ça ? Pourquoi était-il ici ? La dernière fois qu’il avait bossé honnêtement, il avait vingt-deux ans. Quinze jours passés au service d’une compagnie forestière. Ça s’était plutôt mal fini.


- Je crois que je pourrais faire l’affaire.

- Levez-vous pour voir, s’il vous plaît.


Il s’exécuta. Il dépassait le mètre 80, son t-shirt noir XL épousait ses muscles épais. Avec ses cheveux blonds très courts, ses traits encore juvéniles et son corps d’athlète en triangle renversé, il avait le gabarit d’un champion de natation aryen. Elle l’ausculta sans pudeur, le décortiqua comme une gamba. Un éclair de volupté illumina son visage et un frisson d’envie parcourut son corps bien charpenté de matrone.


- Oui, oui, très bien, chuchota-t-elle en reposant ses lunettes sur son nez.


Il se rassit.


- Pouvez-vous m’insulter ?


Il sourit. « Elle est bien bonne celle-là ».


- Vous voulez que je vous dise quoi ?

- Quelque chose de simple. Je veux entendre votre voix. Voir quel genre de conviction vous pouvez y mettre. Demandez-moi fermement de me taire par exemple.


Il secoua la tête - quel monde de barjots quand même - puis gonfla sa joue gauche en réfléchissant. La bonne femme était pendue à ses lèvres.


- Putain, mais tu vas fermer ta gueule, grosse truie, rugit-il soudain, de sa voix de baryton enduite de goudron.


Elle sursauta et posa une main sur sa poitrine, plus excitée que horrifiée à vrai dire. Elle ne lui demanda rien de plus, pas de « Avez-vous un casier judiciaire ? » ou de « Quel était votre job précédent ? ». Elle était hypnotisée par sa présence animale et son charme troublant. Elle lui fit signer un contrat d’essai de trois mois. Il toucherait cent vingt-cinq dollars par enlèvement, mais elle affirma que leur collaboration était promise à un bel avenir. Les blaireaux de Beverly Hills qui avaient les moyens de s’offrir ce genre d’expérience, qui voulaient savoir ce que ça faisait de se faire kidnapper, en auraient pour leur argent avec un type comme John, effrayant du bout des ongles aux cordes vocales. Bienvenue sur l’île fantastique.


***


La flamme de Douglas Butter s’était éteinte, lentement mais sûrement. Sa photo dans le journal n’y avait rien changé. Les sentiments avaient fui son corps. Il était devenu sec de toute passion, de tout amour, déshydraté, lyophilisé, mort en quelque sorte. Il décida de partir. John allait bientôt avoir treize ans. Sa mère n’avait pas de consistance, elle était une silhouette flottante au-dessus du sol, à peine un ectoplasme, incapable d’assumer quoi que ce soit, ne serait-ce qu’elle-même. Bientôt, il fut confié aux bons soins d’une poignée de nonnes et de fonctionnaires, dans un orphelinat où il était le seul à toujours avoir des parents, une honte. Seul parmi les siens, c’est ce qu’il ressentirait toute sa vie - saloperie d’histoire du vilain petit canard - décalé en permanence, traînant une ancre qui ne s’accrocherait jamais à rien. Et puis, il y avait eu sœur Charlotte, avec ses petites dents, avec ses petits yeux, avec ses petites mains, mais avec son énorme chevalière héritée de son père, une bague à la forme tourmentée. Sœur Charlotte qui lui avait fait mal, très mal même.


***


Dix-huit kidnappings en trois mois, soit un tous les cinq jours à peu près. John n’avait pas chômé. Pour la première fois de sa vie, il avait un boulot légal qui l’intéressait et dans lequel il excellait. Il se démarquait nettement de ses collègues qui faisaient souvent appel à son expertise. Il connaissait les mots qui faisaient mouche. Plus c’était simple et bref, plus ça foutait les jetons. On sous-estime souvent la force d’impact d’un bon « connard » et on se perd dans des insultes compliquées, sophistiquées, qui n’impressionnent que ceux qui peuvent plus ou moins les comprendre. Ses clients étaient riches mais pas très intelligents. Et puis, John jonglait avec les intonations et le rythme. Les modulations de sa voix étaient subtiles, délicates, efficaces. Il élevait l’intimidation au rang d’art et son employeur était ravi des résultats.


John, pourtant, n’était pas satisfait. Pour plusieurs raisons. 1 : ça ne rapportait pas beaucoup, mais, et surtout, 2 : c’était trop frustrant. John n’aimait pas faire semblant. Les clients avaient la trouille de leur vie, mais dans le fond ils jouaient eux aussi. Ils savaient que tout ça n’était que du pipeau. Ils pouvaient l’oublier un court instant - parce que John était rudement bon - mais la sensation était éphémère. Les clients et John jouaient aux cow-boys et aux indiens. À un moment, leurs mères criaient que le repas était servi et ils rentraient à la maison, heureux et fatigués de s’être tant amusés. Pour John, prendre la peau du cow-boy n’avait d’intérêt que si l’indien s’effondrait sous ses balles. Il bouillonnait d’excitation à chaque enlèvement, luttant sans cesse contre ses pulsions et le feu de la violence qui se consumait en lui. Ses désirs inassouvis le rongeaient comme un acide et il finit par se livrer à son ami Jack - pas le meilleur conseiller de la ville en terme de rationalité. Ils restèrent accoudés au bar pendant près de cinq heures. Leur conversation se nourrit de leurs fantasmes, leurs fantasmes s’abreuvèrent aux ruisseaux de leurs mauvais fonds. Kidnapper quelqu’un, c’était si facile, si… sympa. Jack connaissait un gosse de riche d’une vingtaine d’années, vachement bizarre, qui traînait parfois avec les SDF et qui filait un coup de main à droite, à gauche. Un gamin un peu maboule, méga branché sur la bible et tout ça, qui faisait sa BA puis remontait la colline, vers les beaux quartiers, pour s’endormir, rompu et léger, au fond d’un lit de satin. John bava littéralement à l’idée de tourmenter ce petit con. Des étincelles en forme de $ brillèrent au fond des yeux de Jack.


John ne renouvela pas son contrat, il avait désormais quelque chose de bien plus excitant sur le feu.


***


John avait connu Lucio en prison - aile ouest, bâtiment C, le coin des voleurs -, un chicano futé qui pouvait vous dénicher n’importe quoi. Après leurs sorties, ils avaient collaboré sur deux ou trois affaires sans importance. Le vol d’une BM et un trafic de cartes de crédit entre autres. Lucio était ponctuel, consciencieux et inoffensif. Trois qualités qui feraient de lui un parfait associé.


Le parking à l’arrière du < i>hummingbird< /i> leur servait de quartier général depuis bientôt dix ans. Les rares gugusses qui fréquentaient le bar n’étaient pas du genre curieux. Personne ne se souciait des trois costauds aux mines patibulaires coincés dans une vieille Toyota depuis une demi-heure.


- Tu as des plaques en réserve ? demanda John.

- Ouais, toujours, répondit Lucio.

- Tu pourrais m’en accrocher une à une fourgonnette ?

- Tu vas vendre des glaces ?

- Oui, et j’ai aussi besoin d’un chauffeur.

- Pour quoi faire ?


Lucio naviguait dans l’univers de la voyoucratie depuis un moment mais il n’avait jamais participé à une « affaire » d’envergure. Ce projet pouvait l’effrayer et John avait décidé de lui mettre la pression dès le départ.


- Tu te souviens que j’ai sauvé ton petit cul, dit-il sans humour.

- Euh, oui. Pourquoi tu me dis ça ?


Lucio n’avait pas besoin que John lui rappelle l’événement. Ce souvenir hantait la plupart de ses nuits. John l’avait protégé d’une poignée de détenus qui voulaient le transformer en poupée gonflable, puis lui trancher la gorge.


- Parce qu’aujourd’hui c’est l’heure de me remercier.

- O…Ok, bégaya Lucio, définitivement tendu.


Avoir une dette envers John, qu’il considérait par ailleurs comme un psychopathe, c’était comme se trimballer en permanence avec un sac rempli de dynamite. Il savait que ce jour arriverait tôt ou tard, mais il avait souvent espéré que John se ferait tuer avant.


- Ce ne sera pas dangereux, assura John. En fait, c’est carrément une broutille.


Jack était resté muet derrière le volant depuis leur arrivée, mais cette phrase provoqua en lui une irrésistible envie de rire. Il explosa en émettant des grognements de cochon et John se joint à lui dans une forme d’allégresse qui touchait à la démence.


***


Sœur Charlotte était morte dans son bureau, au dernier étage. Crise cardiaque à 48 ans, très chouette. John n’avait jamais été aussi heureux de sa vie. Pour couronner le tout, on avait trouvé des revues pornographiques dans sa chambre ainsi qu’une correspondance très indécente avec un certain Bill, dit « mon taureau ». On avait voulu étouffer l’affaire mais la rumeur était incontrôlable et sœur Charlotte fut bientôt surnommée « mère salope » par tous les gosses et même par quelques adultes.


John était monté en douce pour la voir une dernière fois et il avait pu l’apercevoir furtivement avant qu’un employé du croque-mort ne referme la porte. Elle était tombée près de la fenêtre, le poing serré sur une bible. Elle s’était mordu la langue et le sang séché autour de ses lèvres lui donnait l’allure d’un clown. « Je t’emmerde Bozo », avait-il chuchoté avant de courir dans les couloirs en sautillant. Le soir même pourtant, il s’était senti bizarrement triste. Dans les jours suivants, malgré les révélations, l’exaltation s’était transformée en manque, le manque en colère, la colère en désespoir. Sœur Charlotte, avec ses petites dents et ses petites mains, était le carburant de sa haine. La haine était le moteur de sa vie. Elle l’avait privé de sa vengeance, la seule chose qui donnait du sens à son existence.


Le jour de l’enterrement, les pensionnaires endimanchés avaient reçu l’ordre de garder le silence du lever au coucher, par respect. Tout manquement serait sévèrement puni. John ne parlait pas beaucoup, ça n’avait rien d’une contrainte pour lui. Il profita même de la morosité obligatoire - les enfants dégoûtés se morfondaient dans leurs chambres, les adultes gardaient la tête baissée - pour se faufiler dans le bureau de sa tortionnaire et y dérober un souvenir.


***


John hésita un moment devant le rayon des sécateurs mais se décida finalement pour une petite pince coupante assez chère dont les lames courbes faisaient penser au bec d’un perroquet. Devant lui, à la caisse, deux sexagénaires débattaient politique sans aucune discrétion, comme s’ils étaient seuls au monde.


- Les riches vivent dans la peur, les autres vivent dans la merde, dit celui qui portait un chapeau de pêcheur.

- Et moi, je suis où ? questionna l’autre.

- À ton avis.


John ajouta une boîte de Tic tac sur le tapis roulant. C’était bien la première fois qu’il les payait. Piquer les sucreries mentholées sous le nez des caissières était un de ses hobbies favoris. Mais il ne voulait pas se faire remarquer ou prendre le moindre risque. Il fit halte sur le parking ensoleillé, sans raison, juste pour profiter du moment en respirant un grand coup. Il était traversé d’émotions oubliées, celles des veillées de Noël, quand son père et sa mère formaient encore une famille, qu’ils dînaient copieusement en racontant des blagues puis qu’il se glissait dans son lit, fébrile à l’idée qu’un vieux barbu en fourrure rouge se faufilait au rez-de-chaussée. Henri Kilborn Junior était son père Noël cette année, un gamin à peine sorti de l’adolescence, plié en deux sous le poids d’une hotte gigantesque remplie de cadeaux sadiques.


***


Tout s’était déroulé comme prévu. Lucio avait montré des signes d’anxiété, mais il avait parfaitement rempli sa part du boulot. Il avait trouvé une camionnette parfaite qu’il avait conduite avec calme et précision. Jack y avait glissé plusieurs draps dégoulinant de mazout pour une raison qu’il était le seul à comprendre. Ils avaient embarqué Henri tout près du Ruppert’café, un bar à la mode que John exécrait, rempli de petits nantis auquel se mêlaient parfois de pauvres frustrés sans avenir. Le gamin avait réagi d’une manière inattendue qui plaisait énormément à John. Il s’était laissé kidnapper avec - John avait cherché le mot longtemps - désinvolture. John avait adoré voir la peur s’insinuer lentement, comme un poison. Son excitation avait grandi en parallèle. Henri ne comprit vraiment qu’au moment où l’acier froid de la tenaille effleura le revers de sa main. John maîtrisa sa fougue pour repousser aussi loin qu’il le pouvait le moment de sa jouissance. Il s’était tant approché qu’il avait senti le souffle d’Henri, saccadé, froid, fabuleux. Il avait presque eu envie de l’embrasser comme un Judas. Quand il lui coupa le petit doigt, une chaleur enivrante, orgasmique, se propagea dans tous ses muscles et il dut se concentrer pour ne pas perdre l’équilibre.


***


Douglas Butter avait épousé sa femme parce qu’il l’avait mise enceinte et que ça ne se faisait pas d’abandonner quelqu’un dans cet état. Enfin, si, ça se faisait, mais lui, ne le ferait pas. Point. Ce n’était pas dans sa nature. Il n’avait pas assez de caractère. Il était trop simple pour devenir un salaud. Il faisait partie de ces hommes qui se contentent de ce qu’ils ont, sans chercher plus loin, comme un être monocellulaire qui patauge dans la boue, qui ne se pense même pas, mais qui avance, mu par deux ou trois principes basiques.


Elle était débile mais elle était douce. Elle était dépendante et soumise mais elle était belle. Elle était invisible mais il l’aimait. Ils étaient heureux. John était la symbiose parfaite de leurs deux anatomies - il avait hérité de la beauté de sa mère et de la carrure de son père - mais toute ressemblance s’arrêtait là. Les gènes s’étaient occupés du physique puis s’étaient mis au chômage technique. John était malin - il était premier de classe dans toutes les matières -, curieux, spirituel, astucieux, débrouillard. Douglas était fier de lui. Il aimait son fils bien plus qu’il ne s’aimait lui-même. La seule chose qu’il ignorait était que la frontière entre l’intelligence et la folie était aussi fine que du papier à cigarettes, et que la plupart des vicelards avaient des QI de plus de 130. Peut-être que s’il l’avait su, il ne serait pas parti.


***


Sœur Charlotte l’attrapa par le bras.


- Tu vas bien John ?

- Oui mademoiselle.

- Tant mieux, dit-elle en souriant.


Ses dents étaient minuscules. Elle jeta un regard alentour. Le couloir était vide.


- Peux-tu me rendre service ?

- Oui mademoiselle.

- J’ai quelques cartons à transporter. Viens donc m’aider.

- D’accord.


Ils descendirent au sous-sol. Un endroit surchauffé par l’énorme chaudière qui alimentait tout l’orphelinat. Sur la gauche, une porte étroite menait à une sorte de cagibi.


- C’est là-bas susurra-t-elle.


Son ton avait des inflexions angéliques. Ses yeux espiègles avaient la taille de pépins de raisins.

Elle poussa la porte et l’invita à entrer. Elle appuya sur l’interrupteur mais la pièce resta plongée dans le noir.


- L’ampoule a rendu l’âme on dirait, dit-elle en refermant la porte.

- Où sont les cartons, mademoiselle ?


John ne voyait quasiment rien. La chaleur était insoutenable.


- Tu sais que tu es très beau garçon John, chuchota-t-elle et il se sentit soudain très gêné. Tu es presque un homme maintenant. Tu sais ce que ça veut dire ?

- Non, hésita-t-il.


Elle le gifla. Le choc était si imprévisible que le cerveau de John ne le nota pas immédiatement. La grosse chevalière de Sœur Charlotte le coupa légèrement au niveau de la pommette et ses larmes se mêlèrent bientôt au sang sur sa joue.


- Ça veut dire plein de choses, ajouta-t-elle, suave.


Elle posa sa main menue et inexplicablement glacée dans son cou et serra un peu. Les lèvres de John tremblaient. Elle laissa ses doigts redescendre et lui attrapa l’entrejambe sans douceur. Il recula mais l’endroit était exigu et il toucha rapidement le mur du fond. Il ne la vit pas saisir la matraque au bout arrondi, qu’elle avait descendue et cachée dans un coin, la veille au soir. Elle le frappa dans les côtes et le gifla encore. Elle était à peine plus grande que lui et il devait sans doute être plus fort mais il n’osa pas se défendre. Il en était incapable, paralysé par la surprise, pétrifié par son statut. Que se passerait-il pour lui s’il réagissait. Il y a deux jours encore, Sœur Charlotte était passée dans les chambres pour menacer ceux qui n’étaient pas sages. Elle parlait sans cesse de la maison de redressement de Conroy d’où, selon la rumeur, on ne ressortait que les pieds devant.


Elle l’obligea à se retourner et lui baissa le pantalon.

Cela dura presque quarante minutes.


***


Henri Junior écoutait son cœur battre. Autour de lui, dans le noir absolu, des démons infernaux tentaient de lui voler son âme. Deux étages plus haut, John, assis sur une vieille chaise de bureau, se délectait des sensations hallucinantes qui le traversaient de part en part comme des éclairs de foudre. Des sensations auxquelles se mêlaient divers souvenirs. L’un d’eux se fit plus net. John n’avait aucun mal à se rappeler de cet événement, qu’on avait même immortalisé par une photo, publiée à la une des journaux, et qui avait pour un temps fait la gloire de la famille Butter avant de les conduire à l’anéantissement. Sur le cliché en noir et blanc, le père de John, allongé sur un lit d’hôpital, le regard perdu, offrait au photographe le sourire le plus triste et le plus désespéré jamais accroché à une bouille d’humain. La chambre était remplie de fleurs et de journalistes enjoués qui félicitaient le héros en se bousculant. Au centre de ce chaos joyeux, le visage de Douglas, livide, inadapté, avait tout du masque d’un condamné.


***


Une Porsche frôla le camion de Douglas en le doublant et il jura tout haut en s’accrochant à son volant.


- Connard !


Cent mètres plus loin, le bolide allemand partait en tête à queue, quittait la route et s’encastrait dans un arbre. Le père de John était aux premières loges, rien ne lui échappa. Il appuya de toutes ses forces sur la pédale de frein et se précipita au secours du chauffard. Des fumeroles malodorantes s’échappaient par le capot tordu. Douglas ne contrôlait plus son corps. Quelque chose de plus puissant que son cerveau avait pris le commandement des opérations. Un réflexe, un instinct ou un truc comme ça. Il se regardait agir. L’arbre était à peine entaillé mais le flanc droit du véhicule ressemblait au soufflet d’un accordéon, une masse de tôle repliée qui ferait les beaux jours d’une galerie d’art contemporain. Par miracle, le véhicule ne s’était pas enroulé autour du tronc et le côté gauche était presque intact. Douglas fonçait sur la portière côté conducteur quand il aperçut le passager arrière, enfoui dans un siège minuscule, emmitouflé dans un anorak vert pomme : un gamin tétanisé. Il tenta d’ouvrir la porte mais elle était bloquée. À l’avant, une femme remuait légèrement.


- Madame, Madame, Madame ! hurla-t-il.


C’est à ce moment-là qu’il découvrit les flammes sournoises et diaboliques qui ondulaient aux pieds de la conductrice. Elle tourna vers lui un visage résigné d’une beauté à couper le souffle et leurs yeux se croisèrent un bref instant d’une intensité exceptionnelle. Elle le transperça littéralement. Le brasier s’alimenta au contact du tissu et de la chair. En moins d’une seconde, elle se transforma en torche. Sa souffrance, horriblement silencieuse, irradia comme un soleil miniature et embrasa l’âme de Douglas. Il posa les deux mains sur sa tête, bouche ouverte. Sa vie venait de basculer. Il explosa la vitre de l’enfant d’un coup de coude alors que la femme continuait de s’agiter comme un robot déglingué. Douglas savait déjà que l’odeur insoutenable de la peau grillée ne le quitterait plus jamais. Il était si près des flammes qu’il commençait à brûler vif lui aussi, mais il s’en foutait. Il tapota sur sa manche, attaquée par un premier bataillon d’éclaireurs fiévreux, puis s’attela à la ceinture du gamin. Il eut bien du mal à repérer la boucle, la fumée était dense, et quand enfin il posa la main dessus il la trouva aussi compliquée à ouvrir qu’un coffre-fort. Ses doigts glissèrent plusieurs fois - il toussait si fort que son corps tanguait de droite à gauche - mais il parvint à déloger l’enfant avant que le feu ne bondisse à l’arrière. Il le souleva par les aisselles, le serra contre son épaule et s’enfuit.


***


Douglas Butter avait tenté de donner le change pendant quelques mois mais il avait fini par perdre la lutte qu’il se livrait à lui-même. La première étape fut l’insomnie, qui le transforma en vampire. La seconde fut l’alcool, qui le transforma en zombie. Et la dernière fut la violence, qui le transforma en loup-garou. Le père bienveillant, croyant, un peu bourru se transforma en masse monstrueuse, aigrie et désenchantée. Rien, absolument rien, n’aurait pu le sortir de ce terrible engrenage. Une femme d’une beauté renversante se consumait à jamais au fond de son iris.


Et il n’avait pas été là pour protéger son fils de sœur Charlotte, ni de tous ceux qui depuis n’avaient cessé de lui faire du mal.

John se pencha en arrière, en équilibre sur deux pieds de la chaise. Une seule chose surpassait ses douleurs : la colère incandescente qui ne l’avait jamais quitté durant toutes ces années. Il serra les poings et se mit à pleurer sans bruit.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   widjet   
23/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Cet épisode, le meilleur à ce jour, est aussi le plus émouvant. Plus que jamais et comme Tchollos le disait dans un de ses posts, le père est la pierre angulaire de ces histoires qui se regroupent formidablement. Et comme je l'avais pressenti, l'intrigue, le registre "policier" (qui passe complètement dans un second plan dans cet épisode) n'est vraiment pas l'attrait principal et n'est que le support d'une histoire bien plus dense, bien plus profonde, formidablement bien racontée, un peu à la manière d'un Shyamalan dans "Signes" ou "Incassable".
Oui, l'intêret est ailleurs et c'est tant mieux. Il s'agit d'un drame humain dont le thème est le manque viscéral, l'absence intolérable (du père) avec le prix a payer : les regrets, la chute inéxorable, le passage dans le côté obscur de la délinquance et puis la rédemption impossible (voir "l'Aube de Lucio").
Le texte fourmille de détails, Tchollos ne s'est pas ménagé (un travail colossal pour donner vie à ses personnages, preuve irréfutable de son attachement à eux) mais, qu'il se rassure le retour sur investissement est fort : on y croit.
Malgré la noirceur du récit, son aspect nihiliste, il y a quelques touches d'humour (noir) bienvenus.

Je pourrai en parler encore longtemps mais je préfère laisser les veinards qui n'ont pas encore lu les 3 épisodes découvrir ces odyssées, ces morceaux d'existence (existences brisées) faits de flash back très bien orchestrés (tout est limpide, on n'est jamais perdu). A bien y réflechir il y a même quelque chose qui s'apparente aux "tragédie grecques".

Abouti, impressionnant de maîtrise, riche et bouleversant, je comprends mieux l'engouement de Tchollos à l'idée de nous montrer ses "bébés".

Du bon travail en somme.

Widjet

   nico84   
27/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bravo, bravo, bravo ! J'admire cette structure, cet esprit que tu as de construire tes histoires, tes intrigues en mélant des émotions, des liens et des personalités aussi fortes.

C'est fort, j'adore, les trois premiers épisodes et j'attends la fin avec impatience.

   Anonyme   
11/6/2008
c'est très bon à tous les niveaux. Une seule chose "il se rassit" m'a un peu dérangé, j'aurais dit "il se mit sur son séant à nouveau" je sais pas un truc comme ça...mais ce n'est que chipoterie

   Anonyme   
31/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Avant de continuer dans le vrai commentaire, pour ne pas oublier de le mentionner, je ne trouve pas la suite Le crépuscule de Mark dans les textes de l'auteur... Tchollos, l'aurais tu supprimé? Si oui : je fais comment moi maintenant????

Hmm, je ne vais que m'aligner derrière Widjet et son commentaire qui reflète bien mon ressenti.

Une maitrise, les détails dévoilés au compte goutte, toujours ce souci de lier les histoires...

J'adore, du coup je reste sur ma faim... j'aimerai lire la suite et fin.
Merci.

   marogne   
2/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Quant au style, je ferais un peu la même critique que pour « l’aube de Lucio », malgré l’insistance sur le QI de John, je ne l’ai pas trouvé adapté à la psychopathie du personnage. Par contre la construction, hachée, allant d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre, me semble tout à fait adaptée, et permet, en peu de pages, de se faire une idée du personnage, de le comprendre un petit peu.

Et la boucle qui se referme à la fin….. un peu artificiel, mais ça marche, même si ça fait un peu roman à l’eau de rose, à la mode « Misery »….

Mais quand même !!! nous donner trois épisodes sur quatre, même si on sait, depuis le premier épisode que Matt va s’en sortir, c’est sadique !!! Tchollos serait-il ce John ??

   victhis0   
24/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
toujours aussi bien...Pas trouvé le 4ème bout. Pas grave car c'est tout de même excellent alors...
Je crois que c'est la première fois que je m'envoie autant de caractères d'un coup sur un écran ! bravo
petite chipotaille : briser une vitre de voiture d'un coup de coude (ça m'avait déjà gêné dans le 1er), je te déconseille d'essayer !
Salutations et dévoterie

   Menvussa   
15/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L'auteur n'aime pas laisser le hasard n'en faire qu'à sa tête. Tout s'imbrique, tout doit avoir une raison quelque part et finalement cette histoire est une histoire de famille, des personnage proches sans vraiment se connaître, chacun trouvant une justification de ses actes dans le passé de l'autre. les retours en arrière sont un peux nombreux, cassent un peu le rythme, le drame devient : psychologique.

Hâte de lire le dénouement de cette histoire. Où l'on découvrira peut-être un commanditaire peu banal... qui sait.


Oniris Copyright © 2007-2023