Sous un ciel étoilé, dame Charmille et le chevalier Godard se réchauffent près d'un feu. Ils s'étaient arrêtés au dernier village du comté de Vauze en fin de l'après-midi. Mais l'auberge du village n'avait guère inspiré la dame. Bien qu'aveugle, elle avait perçu quelque chose d’étrange. Elle avait sacrifié sa vue lors de son ascension pour servir la Mamba Noire et elle pouvait maintenant percevoir le sens caché des choses. Elle avait préféré passer tout droit. Le chevalier s'était opposé à sa décision, car il n'y avait aucun autre village sur leur chemin avant la tombée de la nuit. Malgré sa colère, elle lui avait tenu tête, confiante de son présage. Il s'est incliné et s'est ingénié à trouver une place des plus acceptables pour une dame pour passer la nuit à l'extérieur.
Ils se sont arrêtés à l'écart de la route avant le coucher du soleil, attachant leurs chevaux dans une clairière et se reposant sous un grand chêne. Pendant que les chevaux broutaient et que la dame se reposait, le chevalier a rassemblé du bois pour préparer un feu. Le beau temps des derniers jours leur était favorable bien que les nuits fussent fraîches en cette fin de saison. Le bois s'est enflammé sans effort. Ils se sont partagé un peu de fromage, quelques pommes et des amandes. Un dîner léger avalé avec l'eau du petit ruisseau tout près de la route. La dame s'est étendue au pied du chêne, adossée à son énorme tronc rugueux et s’est emmitouflée dans une épaisse couverture. Le chevalier s’est étendu au sol, un peu à l'écart d'elle, près du feu pour l'entretenir. Après le long silence qui avait pris place depuis qu'ils ont quitté le village, la dame reprend la parole.
– Il y a quelques jours, vous avez affirmé apprécier mes yeux. Est-ce vrai ?
Silence. Le chevalier est surpris par sa demande.
– Chevalier, étiez-vous sincère ? – Oui, madame. – De quelle couleur sont-ils ? – Vous ne le savez donc pas, madame ?
Elle détourne le visage, visiblement gênée par sa demande.
– Pardonnez-moi, chevalier, je vous embarrasse. Nous devrions plutôt discuter des préparatifs pour demain. À quelle heure croyez-vous que nous puissions atteindre le domaine de Loth ? – Bleus. – Pardon ?
Le visage de la dame se tourne vers lui.
– Ils sont bleus comme un ciel d'été sans nuages. Parfois, comme maintenant, à la lueur des flammes, ils sont d'un bleu profond comme celui d’un océan agité. Et à votre lever le matin, comme la brume qui recouvre la lande, un fin voile les recouvre et les rend plus clairs.
Silence. Elle décline son visage vers le feu.
– Je ne savais pas qu'ils étaient si beaux. – Au milieu de l'après-midi. – Pardon ? – Si nous partons à l'aurore, nous pourrons atteindre la ville de Loth au milieu de l'après-midi. Nous arriverons alors à temps pour partager la table du duc en soirée. Et vous pourrez dormir confortablement dans une suite comme le dicte votre rang, plutôt que de dormir à la belle étoile.
Un sourire se dessine sur le visage de la dame.
– Oh, que vous êtes méchant, chevalier. Vous me croyez capricieuse à vouloir passer la nuit sous la lune. Pourtant, je vous assure que cette auberge n'avait pas bon augure. Il y avait une présence malsaine. – Si vous le dites, madame, alors c'est vrai. Je suis surtout inquiet que vous preniez froid en cette nuit fraîche. Et rien ne nous garantit qu'aucun nuage de pluie ne s'amène. Il n'est pas convenable qu'une dame aussi distinguée dorme ainsi. – Et voilà, cette vieille querelle qui revient entre nous.
Un long silence.
– Vous ne devriez pas accepter de telles franchises de ma part. – Pourquoi ? Parce que je suis trop distinguée pour vous, chevalier ?
L'homme se déplace et attise le feu à l'aide d'un bâton.
– Vous savez, chevalier, dans tous ces jeux politiques de la cour, il y a tellement d'intrigues et de déceptions, c'est chaque fois un vent de fraîcheur d'échanger avec vous. Même pendant les moments difficiles. – Vous me surprenez, madame, je ne sais quoi dire. – Compliment pour compliment. – Pardon, madame ?
La dame est un peu gênée et baisse le regard.
– Vous m'avez complimentée pour mes yeux, je vous retourne le compliment pour votre franchise.
Il détourne son regard.
– Merci bien, madame. – C'était sincère. – Moi aussi, madame. Je crois que vous devriez dormir, la route sera longue demain.
La dame fronce les sourcils.
– Oh! Cessez donc de me traiter comme une petite fleur fragile. – Pardonnez encore mon insolence, madame. Je sais que vous êtes forte d'esprit, mais croyez-moi, vous devez prendre soin de vous. – Votre sollicitude si bienveillante m'a rendue si colérique que j'en ai perdu le sommeil. Alors, profitez-en et dormez chevalier. Je veillerai sur vous. – Alors nous veillerons l'un sur l'autre.
Le silence s'étire. Parfois interrompu par le bois qui craque dans le feu, l'homme qui le nourrit ou la dame qui resserre sa couverture autour d'elle. Après quelque temps, l'homme tente un regard vers la dame. Avec soulagement, il remarque qu'elle s'est assoupie. Un léger sourire s'étire sur ses lèvres.
***
Le chevalier sent une douce main lui couvrir la bouche. Il se réveille surpris de s’être assoupi. Il remarque la silhouette de dame Charmille accroupie près de lui, sa main pressant son visage pour l’immobiliser. Il ne reste que la faible lueur des braises. La nuit est fraîche et nappée de silence. Aucun vent, aucun bruissement. Il entend la dame lui murmurer directement à l’oreille, tout comme si elle était collée à sa joue bien qu’elle se trouve à un bras de distance.
– Chevalier, lui dit-elle, ne dites mot. Ne faites qu’acquiescer.
Il hoche de la tête et elle retire lentement sa main.
– Prenez ma main et serrez-la une fois pour oui et deux fois pour non, poursuit-elle à son oreille. J’ai cru entendre du bruit. Je ressens indistinctement quelque chose d’horrible tout près. Tout comme au village. Vous le percevez ?
Le chevalier lui prend la main et lui répond non par geste.
Pendant un long moment, il inspecte les lieux tout autour d’eux. L’aube semble bientôt poindre à l’horizon, mais sa lumière est encore trop faible pour lui permettre de bien distinguer dans le feuillage du sous-bois. Puis il entend un léger bruissement à sa droite.
– Vous avez entendu, lui demande la dame à son oreille.
Il lui serre la main une fois.
Une brève image apparaît devant ses yeux. Une fausse représentation de la forêt, tout en ambre et ombre. Avec une sombre silhouette accroupie près d’un arbre.
– Vous avez vu l’image que je vous ai projetée ?
Un serrement de main. Puis ne sachant trop comment lui demander, il lui serre trois fois la main.
– C’est un démon, lui répond-elle ayant compris son geste. Il est à notre droite, au pied du grand saule.
Le chevalier lui serre la main puis relâche son emprise. La dame lui saisit fortement la main et il sent une petite décharge d’énergie dans sa paume.
– Soyez prudent, je vous en prie. Je n’ai pas demandé votre consentement, mais je vous ai béni. Ceci vous protégera contre une attaque mortelle du démon.
Il lui serre la main et elle désengage la sienne.
– Prudence, ce démon pourrait être rapide comme l’éclair, ajoute-t-elle.
Le chevalier se met en mouvement, près du sol, silencieusement. Lentement, il réduit l’espace qui le sépare du saule. Il rencontre une grande forme sombre étendue au sol. Un de leurs chevaux, mort. Il regarde vers le saule et ne perçoit pas le démon. Le vent se lève et fait bruire toutes les feuilles autour. Il profite de l’occasion, se lève et se projette rapidement vers le saule pour surprendre l’ennemi, dégainant son épée dans le même geste.
Une ombre s’élève rapidement, le frappe et s’enfuit devant lui. Il sent une grande brûlure au torse. Puis elle s’estompe rapidement. La bénédiction l’a protégé. Mais avec horreur, le chevalier réalise que l’ombre se dirige vers la dame. Il se précipite à sa poursuite. Une lueur orange éclate et il distingue la silhouette sauvage et dame Charmille. Le démon recule de quelques pas en criant de rage. Le chevalier s’élance à nouveau, l’épée haute. Alors que le démon saute pour attaquer la dame, le chevalier arque sa lame et le touche dans son élan.
Le coup lui est fatal. L’huile bénite couvrant la lame lui déchire les entrailles. Mais le démon dans son élan tombe sur la dame et la bascule au sol. Le chevalier se précipite et retire le démon inerte écrasant la dame.
– Chevalier ! Vite ! lui réclame-t-elle vivement. Passez votre lame sur ma blessure. – Où êtes-vous blessée ? lui demande-t-il avec inquiétude en s’agenouillant à ses côtés, n’apercevant rien dans la faible lueur.
Une image apparaît en ocre et noir, l’épaule gauche de la dame, recouverte d’une grande tache sombre.
– Vite, sinon le poison… lui dit-elle faiblement sans pouvoir terminer.
Le démon lui a déchiré la peau profondément avant de mourir. Sans plus attendre, le chevalier glisse sa lame sur la blessure, comprenant que l’huile bénite qui la couvre pourrait stopper le poison. Puis, il la soutient dans ses bras, allongée au sol.
– Votre promptitude m’a sauvé la vie, chevalier, entend-il la dame lui murmurer magiquement à l’oreille. Mais mon esprit s’égare. Loth, la régente. Elle saura. Chevalier, je vous en prie. Je… Je suis si fatiguée… Vous… Loth…
Elle s’évanouit dans ses bras.
***
Assis sur une chaise dans le couloir, il attend, rongé par l’inquiétude, affalé sur le siège par fatigue. Il patiente là, à l’entrée du couvent de Loth. Les sœurs les avaient accueillis avec grandes désolations. Déchargeant la dame de ses bras et l’emportant à l’intérieur du couvent à grands cris d’instructions pour prendre soin d’elle. Elles l’ont laissé seul.
Après plusieurs heures, une des sœurs vient à sa rencontre. Il se lève difficilement et se tient debout, un peu chancelant.
– C’est vous qui avez amené dame Charmille ? lui demande-t-elle sèchement. – Chevalier Godard, pour vous servir. Comment se porte la dame ? – Vous avez vraiment couru depuis le village de la Veillette jusqu’ici avec la dame dans vos bras ? – Non, pas exactement, environ à mi-chemin. S’il vous plaît, dites-moi comment se porte ma dame Charmille ? – Votre dame, chevalier ? demande-t-elle levant les sourcils. – Dame Charmille… – Quel exploit ! s’exclame-t-elle en lui coupant la parole. Toute cette course pour la vie de dame Charmille. La Mamba Noire vous en sera des plus reconnaissantes. – Oui, mais dame Charmille ? – Allons, allons, chevalier, elle est entre bonnes mains. Elle sera bientôt sur pied. Grâce à vous, mais ne vous enflez pas la tête. Allez plutôt prendre un repas et vous reposer.
Sans faire de bruit, une autre sœur s’était avancée à ses côtés pendant leur discussion.
– Novice Camille, reprend la première, veuillez montrer le chemin à ce brave homme pour un repas et une chambre d’invité. Il mérite le meilleur de notre accueil. – Bien régente, répond la jeune fille.
Sur quoi, la régente se retourne sans façon et les quitte. La jeune fille lui fait signe de l’accompagner. Il la suit d’un pas lent de fatigue. La fille règle sa vitesse à la sienne et lui décoche quelques regards brillants.
– Permettez-moi de vous demander, chevalier, lui dit-elle alors toute pétillante. C’est bien vrai que vous vous êtes battu pour la dame Charmille ? poursuit-elle sans attendre sa réponse. Oh, quelle bravoure ! Quelle aventure ! J’aimerais bien avoir un chevalier moi aussi. Mais je n’ai pas eu mon ascension encore. Que croyez-vous qu’il soit plus important chez un chevalier ? Sa bravoure ou son intégrité ? Oh ! Vous devez me trouver bien sotte, les deux bien sûr.
La jeune fille continue de lui parler alors qu’ils marchent vers la salle des repas. Il l’écoute d’une oreille distraite, son esprit est en paix. Dame Charmille est saine et sauve.
|