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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
Organiris
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Un parfum pour chaque humeur


- Fado, viens ici !
Le chien stoppe, se retourne, semble hésiter puis repart vers le bois.
Betty est dépitée. Elle a beau suivre toutes les recommandations de l’association, assister assidûment au cours d’éducation canine , elle a bien du mal à faire obéir le chiot turbulent.

Betty prend très au sérieux sa mission. Lorsqu’elle a postulé pour être famille d’accueil pour chien d’aveugle, elle a su se montrer convaincante. Elle a été recrutée malgré son manque total d’expérience. Elle s’est décidée sur un coup de tête , un jour de blues , à se demander ce qu’elle foutait à Angers où elle avait suivi un jules qui venait de la larguer. Elle avait besoin d’un projet, de quelque chose qui la sorte de sa morosité et lui fasse rencontrer des gens. Elle a vu un reportage à la télé, et s’est dit pourquoi pas ? Remplacer Rémy par un chien ! sa sœur s’était moquée d’elle, lui rappelant qu’elle n’était pas l’amie des bêtes, Betty avait été piquée au vif, elle allait lui montrer, leur montrer à tous ...

Au fil des semaines, elle a découvert que les volontaires bénévoles n’étaient pas nombreux et que sa candidature était arrivée à point nommé pour recueillir ce labradoodle de 6 mois rendu à l’association sous prétexte d’un déménagement, qui cachait peut-être une autre raison.

Fado est sympathique, attachant, malin mais roublard et chapardeur. Il semble tout à fait apte à comprendre les consignes puisqu’il les accomplit parfois, mais il n’en fait qu’à sa tête. Betty aime les challenges. Elle a compris qu’elle avait à faire à une forte tête , mais elle se pense plus têtue que l’animal et elle a décidé qu’il ne serait pas réformé !

En attendant, c’est du boulot et contrairement à ce qu’elle avait imaginé et il y a , certains jours, moins de plaisir que de contraintes. Pour l’instant, se dit-elle pour se rassurer. Elle a la charge de Fado depuis un mois seulement , encore presque un an pour l’éduquer , c’est-à-dire le rendre disponible , serviable et facile à vivre au quotidien. Lui faire enregistrer la vingtaine de commandes indispensables à son futur métier ne semble pas la partie la plus difficile car il montre de vraies dispositions. Puis Fado ira ensuite en centre de formation intensif et elle ne l’aura plus qu’en week-end , avant qu’il soit remis à son futur maître.
L’enjeu est de taille car la personne à laquelle Fado est destinée l’attend depuis longtemps. Si le chien est déclaré inapte au moment d’entrer au centre de formation, cette personne aura perdu 1 an.

L’éducateur de l’Assoss est sympa. C’est un papy assez rustique mais plutôt jovial qui l’a prise en affection parce qu’il a bien vu qu’elle galérait. « Bien vu » est un abus de langage car il est aveugle !
Lorsqu’elle arrive avec Fado pour le cours d’éducation canine, avant même qu’elle ne lance son « bonjour » Serge la reconnaît et l’accueille :
- Tiens voilà Betty et Fado ! Alors ma jolie, je sens qu’on va bien travailler aujourd’hui !

Avec Serge, et en sa présence, Fado donne le meilleur de lui-même. Betty repart toujours gonflée à bloc, convaincue que la mise en œuvre des conseils sera simple mais elle doit vite déchanter.
Betty a découvert plein de choses en même temps : ce que représente la charge d’un animal au quotidien mais aussi le plaisir de sentir qu’elle lui est devenue importante et réciproquement . Elle ne se moquera plus des « mémères à son chien chien » croisées dans la rue car elle s’est mise à lui parler tout naturellement, le prenant à témoin , lui faisant part de ses états d’âme. Elle adore interpréter ses regards, et ses joyeux mouvements de queue.

Avec les non-voyants qu’elle a rencontrés par l’assoss, au début, elle était pleine de compassion et de prévenance mais elle s’est vite rendu compte qu’Emma, Fanny ou David n’avaient pas besoin ni envie de cela, elle a remplacé sa gêne et son excessive prévenance par une admiration sincère.

Un jour, chez elle, elle a testé le bandeau sur les yeux pour se mettre en situation. Elle a essayé de mettre le couvert, l’expérience lui a coûté un verre et un bleu à la jambe pour s’être violemment cognée au coin de la table basse. Fado a dû trouver ça drôle, il a aboyé pour participer , a balayé de sa queue le bouquet de pivoines, et lui a apporté sa laisse sans qu’elle ne le lui demande !
Betty a finalement demandé à Serge s’ il pouvait lui accorder quelques heures sup et il lui a proposé de venir un dimanche sur deux en plus du samedi après-midi chaque semaine pendant 2 mois. Puis on verrait. Elle a dit oui sans réfléchir, réalisant après coup qu’elle se mettait un sacré fil à la patte , s’obligeant à rester à Angers tous les week-ends.
***

Fin d’hiver. Six mois ont passé. Fado s’est assagi. Il n’a plus besoin de cours de rattrapage. L’éducation s’est faite en salle pendant trois mois et aujourd’hui la séance se fera en plein air. En arrivant au centre, Betty est surprise de ne pas trouver Serge. Il y a là plusieurs tandems. Des goldens et des labradors, un berger allemand , chacun avec son maître ou sa maîtresse d’accueil, et Fado, très noir, dont l’allure frisotté étonne toujours. Betty explique
- Les frisettes c’est parce qu’il a du sang caniche. C’est un croisé labrador.
Fado sait qu’on parle de lui, il fait des pitreries, reçoit des caresses. Mais il faut bien se mettre au travail ! c’est Etienne, un nouvel instructeur , qui anime la séance. Betty se demande ce qui est arrivé à Serge, pourquoi il ne l’a pas prévenue qu’il arrêtait l’instruction. Elle manque d’entrain, Fado le sent bien et n’est pas aussi concentré que d’habitude. Elle interroge les uns et les autres
- Il arrivé quelque chose à Serge, il est malade ?
Personne ne sait. Elle est intimidée par Etienne, très pro, un ancien gendarme lui a-t-on dit , spécialiste de dressage et très pet-sec. Alors elle n’ose pas lui poser de questions.

Au retour à la maison, elle appelle David. Lui non plus n’est pas au courant. Elle obtient finalement une explication laconique d’un responsable de l’association , Serge va bien, il a dû quitter Angers précipitamment pour des raisons familiales. Betty réalise qu’elle ne sait rien de lui ! Malgré cette complicité qui s’est nouée au fil des mois, jamais ils n’ont jamais parlé d’eux. Serge n’avait pas besoin de mots pour sentir l’humeur de Betty, et il tombait juste presque à tous les coups
- Oh ! toi tu as mal dormi cette nuit
- Dis donc, tu es contrariée , il y a eu un clash au boulot ?
- On dirait bien qu’il y a du soleil dans ta vie !
Et les jours de grisaille ,
- Allez, un petit sourire ma jolie, ça te va tellement bien, tu vas voir comme on va s’amuser.
Un jour, elle lui a demandé
- Comment est-ce que tu arrives à deviner si je suis gaie , grognon ou triste ?
- Ah ! ça ! Figure-toi que je t’ai dans le nez.
Betty est interloquée. Serge se met à rire.
- Tu as un parfum pour chaque humeur ma jolie.
- Mais... non ! C’est toujours le même parfum, et je n’en mets pas tous les jours !
- Je sais bien. D’ailleurs les jours les plus sombres tu sens la nuit . Et Lorsque tu te parfumes, ton humeur transforme les effluves . Dis - moi si je me trompe : Ce parfum est un mélange de rose, de musc , d’œillets blancs , d’aubépine et de vanille. Et à chaque humeur sa tonalité dominante.
- ...?
- Contrariée, c’est l’aubépine qui ressort, joyeuse la rose domine, tristoune c’est le musc, joueuse c’est la vanille.
- Tu me fais marcher !
Ensuite, c’est devenu un petit jeu entre eux
- Aujourd’hui, c’est rose
- Ah, Vanille ! Fado, tu vas voir, on va bien s’amuser !
- Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu l’aubépine, c’est bon signe.

Elle repense à sa chaleur communicative , à l’énergie qui circulait entre eux, Fado ayant sa part. Elle voudrait lui écrire, mais à quelle adresse , et c’est idiot, il ne peut pas lire ! Tout de même ! Comment lui faire savoir qu’elle s’inquiète de lui ?
Betty est tracassée et puis, les semaines passent, elle n’oublie pas Serge mais elle y pense moins .

Fado a réussi haut la main son examen d’aptitude. Betty est fière et un peu déçue de ne pouvoir partager cette fierté avec Serge. Le chien est entré au centre de formation où il passe la semaine et ne vient chez elle qu’en week-end. Cette première étape de séparation n’a pas été facile pour la jeune femme qui avait organisé sa vie autour de l’animal.
Demain elle aura Fado pour la dernière fois. Elle déambule dans le parc en bordure du Maine et s’arrête à la guinguette Héron Carré. Songeuse, elle ne prête pas attention à la table voisine de la sienne.
- Hum, tu ne veux pas changer le musc en rose ma jolie ?

Contribution du : 11/09/2022 09:16
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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En odeur de cachalot


Des chiens et des Hommes


Après avoir traîné un double glaucome pendant dix ans le commissaire Timagre était devenu aveugle. C'était un fin limier de la PJ de Paris qui n'avait pas songé un instant à prendre sa retraite. Il n'aurait plus d'yeux, il avait un tarin. Il n'y verrait plus clair, il aurait du flair. On ne prend pas sa retraite à cinquante-cinq ans. Aussi joua-t-il des pieds et des mains avec sa hiérarchie. La police ne fourmillait-elle pas de capitaines atypiques, l'une était autiste, l'autre femme de ménage. L'un était en fauteuil roulant, l'autre... Un aveugle ne détonnerait pas dans l'affaire.

Le ministre de la justice acquiesça. Cela mettrait un peu de couleur au 63 Quai des orpailleurs. Son fidèle Janvier lui était ôté au profit de l'inspecteur Novembre, échalas à l'oeil exorbité qui serait son porte-voix sinon son sémaphore. Son bras lui servirait de canne blanche. Les bancs de Paris seraient ses havres verts

On lui laissait son grade, on changea ses dossiers. Peu importaient les affaires pourvu qu'il conservât sa pipe en bruyère, son gros par-dessus noir et son beau feutre mou et qu'il pût à loisir enfoncer les mains dans ses profondes poches qui lui servaient de moufles. C'est ainsi qu'il se retrouva à la tête de la brigade des chiens écrasés.

Or depuis quelque temps si le bâtard sans valeur proliférait à déféquer sur les trottoirs de Paris, on voyait disparaître les chiens d'aveugles, les gros toutous des Alpes aux allures de nounours et les chiens à collier doré des habitants du XVIè, de ces chiens qui valent une fortune tant leur pedigree s'allonge comme un ticket de supermarché à la sortie du bureau. Tous ces gens-là ont le bras long qui mirent bientôt la presse en émoi.
''Le Parisien'' : Il est où le gentil p'tit Youki de Gotainer ?
''Le Monde'' : On a volé le descendant du corgi du Général de Gaulle. Où est passé Rasemotte IV ?
''L'Equipe'' : Pénurie de bergers ! Que sont devenus les premiers de cordée ?
''La Croix'' : Qui en veut aux Saint Bernard ?
Jusqu'au ''New York Times'' Le staff en crise !
Le préfet s'émut et Jules Timagre flanqué de son nouvellement fidèle Tim Novembre, voix de basse et œil aux aguets, fut chargé de retrouver celui qu'on appela dès ce jour Le Chéri Bibi des canidés.

La tactique de Timagre était celle de la patience, s'asseoir et attendre, ne pas spéculer, l'affaire se résoudrait d'elle-même. Encore fallait-il savoir où s'asseoir. C'est là que sa science des bancs publics intervenait. Il ferait systématiquement les herbages du XVIè, terrains de chasse du mystérieux prédateur. Insignifiant pour tromper sa vigilance, l'oreille en alerte pour recueillir la moindre observation, le toucher même pourrait lui être utile si un toutou impudent venait lui renifler les jambes, le goût aussi de concert avec le nez. Il pouvait détecter à plus de cent mètres quand il rentrait chez lui tantôt le pot-au-feu, tantôt la blanquette de veau ou le veau mandarin que lui concoctait sa chère Marie-Louise, championne encore de la choucroute de son Alsace natale, du cassoulet toulousain, des raviolis napolitains et du couscous marocain comme du poulet marengo. Ce qui nous reste de meilleur de nos victoires et de nos défaites militaires, c'est encore la cuisine et ses recettes.

Chaque jour de la semaine Novembre le conduisait au banc qu'il avait choisi, parc de Passy, Square Alexandre, Jardin de la Porte de Saint Cloud et Jardin d'Acclimation, où Jules Timagre semblait sommeiller trois heures de suite sur ses bancs attitrés et se fondait dans la ville, caressant le cabot qui venait lui renifler les mollets. Les chiens sont un nez, ils sont de véritables réceptacles à odeurs, des cavernes nasales, incontrôlables dès qu'un fumet puissant pour eux seuls les attire sans faillir. Timagre en était supérieurement conscient. Assis sur son banc il devait devenir un chien s'il voulait résoudre cette affaire. Mimétisme et boule de gnome !

Rentré dans son bureau après deux mois de traque, il écoutait son dictaphone. Sa voix à lui qui ponctuait et la voix de ceux qui l'abordaient. Un chien justement s'était frotté à lui, ridiculement petit, de ces chiens de manchon, gentil pékinois ou charmant bichon, qui avait tenté en vain de grimper sur ses genoux. Il avait été surpris car ces chiens-là sont propres, sentent parfois les fruits rouges, la pêche ou la vanille. Or celui-là sentait la crotte ! Etait-il allé se rouler dans le caca pour s'imprégner de l'odeur d'un autre ? Alors qu'il le grattouillait une fragrance peu commune avait chatouillé la narine de Jules. ''Fille de l'éther'' ! Corgèreus ! Un parfum coûteux, peu commun, avec des notes de fleurs blanches additionnées d'ambre qui en faisait une eau musquée aux notes de sous-bois. La femme de qui émanait cette fragrance dynamique s'assit à son côté dans un froufrou de robe qui volette.

- Vous avez fait connaissance avec Altesse, c'est un privilège ! Elle ne fait pas ami-ami avec n'importe qui. Je vous vois venir régulièrement avec un ami qui vous guide jusqu'à ce banc où vous passez l'après-midi sans en bouger. Vous ne regardez pas non plus le spectacle de la rue. Je propose des chiens aux déficients visuels. Nous pouvons nous arranger si vous le désirez, je propose des prix très avantageux. Réfléchissez-y ! Je serai dans le coin la semaine prochaine et nous verrons si nous pouvons nous arranger. Vous seriez ainsi plus indépendant.

L'amazone était partie. Jules Timagre était dans l'expectative. Il ne voulait pas de ce piège incomplet. Quelle était la méthode de la Dame au parfum pour voler tous ces chiens ? De plus quelque chose l'intriguait dans la composition de cette essence, il suivait depuis plusieurs années un parcours de compositeur-parfumeur en prévision de sa cécité future. Il avait des notions de chimie et un vrai don olfactif. L'arôme était beaucoup trop puissant pour un parfum de femme, il avait décelé des fragrances d'orange sanguine et de menthe poivrée, une senteur de cuir, ajoutées au musc cela donnait un empyreume voisin des champignons saprophytes, de sous-bois déliquescent. Cela sentait, Le policier frissonna, le pourri. Une pourriture de fougères aux relents de vomi. Propre à attirer les chiens, ceux-ci ne mangent-ils pas leur dégorgement comme leurs excréments ? Un macho aurait hésité à porter ce parfum-là.

Le commissaire débrancha son dictaphone. Demain serait un autre jour. Il ne se rendrait pas au rendez-vous de la dame au musc et de son Altesse. Il demanderait à Tim de lui lire l'actualité canine du moment. Si 'Tout chien'' ne suffisait pas, ils iraient faire un tour sur Internet. Ils chercheraient la date des concours, viviers du voleur. D'ailleurs le malfaiteur s'était fait oublier, Jules pressentait un mauvais coup. Restait à savoir où et quand. Comme à son habitude le pandore laisserait mûrir. Sans trop réfléchir.


Bras dessus bras dessous les deux compères firent les concours. Histoire de humer l'air. Un père ordinaire avec des lunettes fumées et son fils déambulant. Après le Paris Animal Show de la Porte de Versailles, ils passèrent par Compiègne où ils firent chou blanc.


La narine du commissaire Timagre palpita alors qu'ils pénétraient dans le parc des expositions à Villepinte. Paris avait obtenu l'organisation de l'Euro Dog Show pour l'édition 2022 et le Comité Français de Sélection avait décidé une répétition générale pour les éleveurs français et leurs pensionnaires. On a beau parfumer de neuf, une odeur de chien reste une odeur de chien ! Et l'odeur de crotte qui règne dans ce genre d'endroit sembla à l'enquêteur plus insistante qu'à l'habitude.

« Trouve-moi un endroit où m'asseoir et laisse-moi là » dit-il à son subordonné quand il sentit un parfum musqué taquiner ses cellules olfactives. L'aboiement joyeux d'Altesse plus crottée que jamais qui vint soudain se frotter contre ses jambes exacerba ses sens. De nouveau cette odeur d'excréments... Il en était là de ses réflexions quand il La sentit venir au nuage de musc qui l'enveloppa soudain. ''Fille de l'éther'' - toujours - renforcé par un Poca Rebanna, l'amazone s'annonçait à vingt mètres à la ronde avec cet ajout masculin ! Mais il avait autre chose... de plus puissant. C'est à cet instant précis que l'illumination lui vint : Ambre gris ! Altesse était à la fois un vecteur et un prétexte. Chien de manchon, elle permettait à la dame selon qu'elle retournât ou non une cache de plastique aménagée dans cet étui de mains de démultiplier l'odeur du vomi de baleine, ammoniac et matière fécale à laquelle aucun chien ne résiste. Instinctivement coprophages ils suivaient la dame avec avidité dès qu'elle libérait cet effluve imparable tels les rats suivant le joueur de flûte de Hamelin. Il lui suffisait d'attendre à proximité d'un de ces vastes enclos qu'un maître s'absentât pour assister à un colloque, on communiquait à cet instant sur la Covid et sa transmission aux Canidés, et déléguât son champion à un garçon de box pour que la dame pût sévir impunément avec une relative facilité ; elle avait toujours Altesse comme leurre en dernier recours.

Timagre joua l'ahuri quand elle l'aborda, prétexta des troubles de mémoire pour endormir sa méfiance, fit mine de bâiller et attendit le retour de Tim son acolyte. C'est ainsi qu'elle fut prise sur le fait alors qu'elle se dirigeait vers une fourgonnette siglée S.P.A. emmenant dans son sillage un superbe lévrier afghan suivi d'un labrador et d'un superbe caniche nain.



De retour dans son foyer, assis devant une paella où proliféraient brimborions de seiches et tronçons de calamars propres à l'ambre gris, le commissaire Jules Timagre se demandait si le goût immodéré qu'il avait pour la viande faisandée n'était pas sa part de canidé, lui qui se régalait de lièvres putréfiés qu'il laissait verdir huit jours dans les cabinets au fond de son jardin.

Marie-Louise, bon petit soldat, souriait.

Contribution du : 11/09/2022 09:18
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Train de Nuit


Marlies s’éveille, seule dans la nuit, un des ressorts du lit incrusté en bas-relief dans les lombaires et un mal de crâne carabiné. Au prix où l’on paye les voyages en wagons-lits, ils pourraient faire un effort ! grogne-t-elle en tâtonnant pour attraper son sac à main et prendre une aspirine. Il est tout usé, ce sac, la fermeture est en train de rendre l’âme et les anses ont la rugosité d’un couple de serpents en pleine mue. C’est qu’il en a vu des endroits et vécu des situations, il en a entendu des mots d’amours et des paroles amères, il en a caché des choses compromettantes et de jolis secrets. C’est certainement pour toutes ces raisons que Marlies ne s’est pas encore décidée à le remplacer. De toute façon, elle ne le voit plus depuis cinq ans, quelle importance en définitive ? Sa mémoire et ses autres sens ont pallié l’absence et elle n’oubliera jamais le galant qui lui avait offert ce sac en 1903 dans une boutique chic du Vieux-Lyon. C’était avant l’accident de cheval qui lui avait coûté la vue. Que la vie était claire en ce temps-là, les prairies étaient vertes et elle avait sa main au creux de celle d’Armand, de Georges ou de qui savait la tenir avec élégance. On peut essayer de se cacher des réalités, seulement ces réalités, elles, ne se cachent pas. Elles demeurent. Si l’âge avançant et la cécité lui avaient pris beaucoup de ce qu’elle pouvait avant, Marlies refusait ce long déclin annoncé et se forçait à ne pas capituler pour demeurer celle que le tout Paris artistique et mondain avait aimée et admirée. Oui, demeurer, c’était le maître mot, ne serait-ce que par le souvenir. C’était peut-être une forme de vanité, mais elle ne sombrerait pas sans combattre. Marlies se rallonge mais le tchonk tchonk lancinant du Paris-Cannes qui roule à vive allure ne la berce pas comme il le devrait. Elle tente une vieille litanie enfantine pour retrouver le sommeil.

La nuit, pauvres orphelins
Que faites-vous dans la brume
Lorsque les blonds chérubins
Dorment dans leurs lits de plumes?
Les petits ont répondu:
Nous n'avons pas de fortune
Notre berceau fut vendu

Ca ne vient toujours pas. Une toux discrète dans le couloir. Marlies se redresse. Ses narines palpitent tout à coup. Derrière l’odeur prégnante du tabac brun, une fragrance s’impose subtilement. Troublante. Mystérieuse. Jeu qu’elle pratique encore avec espièglerie et qui fait souvent la stupéfaction de ses partenaires du cercle de bridge de Montmartre, Marlies est capable de pouvoir reconnaître tous les parfums de femme passés et à la mode des grandes maisons ainsi que leurs composantes. Mais celui-ci lui échappe. Ca l’agace autant que ça l’intrigue. Elle dilate ses narines pour mieux renifler l’air comme le ferait un chien d’arrêt. Néroli, jasmin, musc, elle en est presque certaine. D’autres notes la font hésiter, peut-être du muguet, de la bergamote, du vétiver, voire de l’ambre gris. Elle est déconcertée. Il faut qu’elle sache. Marlies se lève et attrape son peignoir à la patère. Le temps de trouver ses mules, elle se dirige vers la porte du compartiment. Mais qu’est-elle en train de faire ? se demande-t-elle en posant la main sur la poignée de porte. La vie et la mort sont comme un échiquier, il n'y a finalement qu'un infime espace de temps où les pions que nous sommes se manifestent avec plus ou moins de lumière, d'obscurité, de grandeur ou de petitesse. Qu’ils soient noirs ou blancs et peu importe la façon dont ils se meuvent, aveugles ou voyants, tous sont capables de renverser le cours des choses, du petit pion jusqu’à la reine. Autrefois reine, aujourd’hui pion, Marlies ouvre la porte.

Le parfum, jusqu’alors ténu, lui envahit pleinement le nez, cependant l’architecture de celui-ci demeure cachée ; les notes de tête, de cœur et de fond sont pourtant assez distinctes mais à la fois évasives et fuyantes, néanmoins le tout reste équilibré. Marlies se demande par quel prodige. Ce n’est pas un parfum bon marché, mais ça, elle l’avait su d’emblée. Elle est bien en peine d’attribuer un nom au grand parfumeur qui a pu concocter cette essence. Coty, Guerlain, Bourjois, Caron, Millot ? À moins que ce ne fusse un parfum étranger mais son intuition lui dit que cette audace ne pouvait être que française. Il faut qu’elle en ait le cœur net sous peine d’une frustration qu’elle refuse in petto. Hésitante et un peu brinqueballée par le train, mais décidée, Marlies se dirige vers la lente respiration qu’elle perçoit quelque part au-devant de ses pas.
— Bonsoir. Auriez-vous l’heure ?
— Oh, bien sûr. Il est trois heures vingt.
La voix est jeune et musicale. L’accent est indéfinissable.
— Merci, répond Marlies en s’accrochant à la main courante.
— Puis-je vous proposer une cigarette ?
— Sans façon, je n’ai jamais fumé. Savez-vous où nous nous trouvons ?
— Dans un train.
— Oui, ça je sais, mais à quel niveau ?
Un silence un peu plus long qu’il n’aurait dû l’être.
— Excusez-moi, je n’avais pas réalisé que vous étiez…
— Aveugle, vous pouvez le dire.
Petit rire gêné. Marlies ressent le contact d’un gant fin de velours effleurer son bras.
— Excusez-moi, mais vous aviez un moustique sur le bras.
— Satanées bestioles, c’est là qu’on réalise qu’on se rapproche du Sud !
— En effet, nous avons passé Lyon, il y a environ une demi-heure.
— Ah. Très bien. Vous aussi vous n’arrivez pas à dormir ?
— Je ne dors jamais en train. Je n’y arrive pas. Je crois que je crains toujours de rater ma gare de destination…
— C’est compréhensible. Moi j’en ai l’habitude. Je prends ce train deux fois l’an. J’ai une petite maison à Vallauris, j’y viens quelques semaines en été. Je ne peux plus voir mes fleurs ni le bleu de la méditerranée, mais je m’y repose tout de même agréablement et je rends visite à ceux qui sont encore en vie… Pardonnez-moi, je suis une intarissable pipelette. Et vous, qu’est-ce qui vous amène dans le Sud ?
— Eh bien…
— N’hésitez pas à me signifier mon indiscrétion. À mon âge, on commence à prendre des raccourcis.
— Il n’y a pas d’offense. Je suis en voyage d’affaire et c’est la première fois que je descends sur la Côte d’Azur.
— On s’y plaît. Enfin, je dis ça parce que je suis née dans la région et que j’y mourrai certainement. Vous allez prendre villégiature ?
— Je ne pense pas. En fait, je vais à Grasse pour acheter des essences de fleurs. Mais si j’ai le temps, je visiterai un peu Nice et la Riviera.
— Ce n’est plus ce que c’était mais ça reste charmant. Vous êtes herboriste ?
— Parfumeuse. Enfin, j’essaye de me lancer dans le métier. Je suis couseuse à vrai dire, un peu modiste aussi, mais je suis attirée par le monde de la parfumerie. Je trouve ça assez fascinant.
— Oh comme je vous comprends ! Justement, la curiosité me brûle de connaître le nom de votre parfum ?
— Il n’en a pas encore, c’est quelque chose de ma fabrication que je teste. Mais soudainement, je crois que grâce à vous, je viens de lui trouver un nom : Train de Nuit.
— Quelle riche idée ! Oui, Train de Nuit, c’est parfait !
— Eh bien le voici baptisé, et grâce à vous !
— Mais, dites-moi, je sais bien qu’un parfumeur ne doit pas révéler ses secrets, mais le vôtre est, comment-dirais-je, assez audacieux, nouveau, oui, voilà, nouveau.
— Je le prends comme un compliment...
— Vous le devez !
— Et comme je vous dois son nom de baptême, je vais vous révéler un de ses ingrédients. De l’essence de Citron de Menton.
— Comme c’est bête de ma part, j’aurais dû y penser !
— Je trouve que ça lui donne cette petite note de fraîcheur acidulée.
— Assurément. Je ne saurais trop vous inciter à persévérer, je sens que vous êtes sur la bonne voie pour faire un malheur auprès des femmes de goût.
— Vous êtes bien aimable. Je peux vous poser une question ?
— Bien sûr.
— Vous êtes venue jusqu’à moi parce que mon parfum vous intriguait ?
— Je l’avoue. Je déteste quand quelque chose m’échappe…
— Ce n’est pas moi qui vous en blâmerais, je suis aussi une curieuse insatiable.
— Bon. Il est temps que je retourne dans ma cabine essayer de dormir une heure ou deux. Ce fut un réel plaisir de partager quelques instants avec vous. Si d’aventure vous passiez par Vallauris, je serais très heureuse de vous recevoir, demandez Marlies Chambost, tout le monde me connait au village.
— Je n’y manquerai pas, Marlies, et je suis également enchantée d’avoir fait votre connaissance, même si ce fut bref.
— Seul l’éphémère dure… C’est ce que disait souvent mon regretté père.
Au moment de s’en retourner, Marlies s’exclame :
— Je manque vraiment de courtoisie élémentaire… Je ne vous ai même pas demandé votre nom ?
— Chasnel, Gabrielle Chasnel.

Contribution du : 11/09/2022 09:23
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Sensei Mashimoto et la jeune servante


Suite à une blessure à la tête, sensei Mashimoto avait perdu la vue alors qu’il s’était porté à la défense du Shogun. Bien qu’aveugle, il était demeuré un maître incontesté du combat à main nue. Nul samouraï ne pouvait recevoir ce titre sans l’enseignement de respect et de décence au combat du sensei Mashimoto. Il était raconté que ce maître avait inspiré et si bien transmis son enseignement qu’un jour, alors qu’il prodigua ses leçons à un jeune apprenti dans les jardins du palais, une grenouille bondit hors de l’étang et celle-ci fut si imprégnée par le respect et la décence, qu’elle attendit la fin de la leçon avant de croasser et de retourner à son étang.

Suite à plusieurs années au service du Shogun, ce dernier lui avait octroyé une rente annuelle afin d’écouler ses vieux jours en paix et loin du besoin. De plus, l’empereur avait ordonné qu’une jeune servante devait l’accompagner à sa promenade quotidienne dans les jardins impériaux. Le vieux maître habitait une humble demeure non loin du palais et comme ordonné, une servante venait le quérir à chaque lever du jour afin de le guider au travers des rues et rejoindre les jardins.

Lors d’un de ces matins, la servante qui lui était attitrée tomba soudainement malade. La toji, l’intendante des servantes du palais, anxieuse par la honte de ne pas pouvoir respecter l’ordre du Shogun, au dépourvu, lui envoya une jeune femme inexpérimentée. Haruka n’était pas la plus assidue ni la plus élégante des servantes, enclin aux sourires et aux fous rires. Sa longue chevelure noire de jais était rebelle et elle arrivait difficilement à la coiffer proprement, d’où sa fâcheuse tendance à toujours porter ses mains à sa coiffe pour y replacer les longues aiguilles tombées. Mais le plus désagréable de sa part était son défaut d’exprimer inconsciemment ses observations en susurrant, ce qui la reléguait aux tâches solitaires de moindre importance afin d’importuner les autres au minimum. Ce matin-là, Haruka arriva à la demeure du sensei à bout de souffle, le front perlé de sueur. Elle s’agenouilla près du portique principal, sur le côté du panneau à glissière, replaçant sous son genou le repli de son kimono.

— Kon’nichiwa, chikoku shite sumimasen, sensei Mashimoto-san, s’annonça-t-elle timidement (bonjour, désolé d’être en retard, maître Mashimoto).

Le panneau glissa brusquement, Haruka inclina aussitôt la tête, par révérence et par crainte de représailles dont elle récoltait si souvent. Elle n’aperçut pas le visage du sensei, à genou sur le seuil, portant encore la main au panneau ouvert. La petite voix hésitante l’avait intrigué et avait calmé sa fureur pour cet impardonnable retard. Ses sourcils restèrent froncés et pourtant, après avoir glissé le panneau, un sentiment de paix avait pris place en son cœur. Il huma à nouveau le délicat parfum qui lui rappelait le printemps et les sakuras en fleur. L’évanescence de la sueur mêlée au bouquet que portait Haruka embaumait l’espace autour d’eux. La chaleur de son corps après cette course agissait comme une pierre chaude mouillée à l’eau aromatisée d’un bain sauna. Il détecta une fragrance aérienne, d’une note florale enveloppante et fouillée d’une fine touche de boisé.

— Sutekina sakura no kaori, affirma-t-il d’une voix grave (joli parfum de sakura).
— Dömo arigatö, sensei Mashimoto-san, chuchota-t-elle (merci beaucoup, maître Mashimoto).

Surprise par cette déclaration, la jeune femme osa relever légèrement la tête afin de mieux comprendre sa situation, et par ce geste, une aiguille se délogea de sa coiffure. Lorsque celle-ci percuta la galerie, le sensei entendit la jeune femme susurrer, une courte imprécation contre cette aiguille indisciplinée, et le léger froissement du kimono pour la replacer. Il se surprit d’un rire intérieur et lui tendit alors son bras en émettant un grognement guttural d’acquiescement. Haruka s’exécuta aussitôt, se releva et s’agenouilla à ses côtés pour lui prendre délicatement le bras et se leva avec lui.

— Watashi meiyodesu, sensei Mashimoto-san, lui dit-elle faiblement en l’aidant à descendre les marches vers la rue (je suis honoré, maître Mashimoto).

Ils parcoururent ainsi la ville, d’un pas mesuré, sans empressement, en direction des jardins du palais. À plusieurs occasions, sans en avoir conscience, Haruka se susurrait en interjection et en observation : quel joli kimono d’un rouge écarlate qui rehausse ces lèvres, saluons cet homme si distingué et important, ces pommes semblent si succulentes, quel malappris avec cette charrette. Ce qui se trouvait être un désagrément pour tous permit au sensei de retrouver un certain regard, sa promenade devint une association de sons et de visions imaginaires. Chaque fois qu’elle laissait couler un petit rire, il fronçait les sourcils et Haruka se fondait en excuse en lui expliquant la raison, après quoi il acquiesçait. Haruka croyait qu’il lui reprochait ce défaut et que ses consentements signifiaient l’accumulation de points en sa défaveur. Au contraire, l’intensité de ses regards la questionnait à propos de ces élans de doux roucoulements et ses hochements de tête la remerciaient humblement de lui partager ces moments. Malgré cette méprise, exaltée par ce privilège, Haruka prit une initiative alors qu’ils cheminèrent non loin du marché. Le sensei fut surpris par ce changement à l’itinéraire habituel, mais se laissa guider par la petite voix réconfortante de la jeune femme. Elle le fit traverser une partie bruyante du marché, le maître, ayant les oreilles sensibles, regretta de l’avoir laissé aller ainsi, jusqu’au moment où ils arrivèrent à un endroit un peu plus calme, envoûté par les chants des oiseaux.

— Tori ichibadesu, lui expliqua-t-elle (c’est le marché des oiseaux).

Le maître s’arrêta et tourna plusieurs fois la tête afin de pouvoir localiser la provenance de tous ces chants. Il fit quelques pas et Haruka le suivit avec un grand sourire en observant le visage ébahi du sensei. Après plusieurs minutes à parcourir les étals, ils reprirent leur chemin vers les jardins du palais. Ils revinrent quelques heures plus tard, le sensei la laissant sur la galerie de sa demeure sans un mot, s’exprimant seulement par un grognement de satisfaction. Haruka retourna à ses tâches habituelles au palais, mais fut réprimandée par la toji pour avoir abusé de sa confiance en ayant prolongé inutilement sa promenade avec le maître.

Le lendemain, la servante habituelle se portait mieux et fut envoyée au sensei pour le guider. Celui-ci glissa le panneau de la galerie et le referma aussitôt après un grondement de déception. La toji s’alarma et lui envoya trois autres servantes, tout aussi belles, élégantes et éduquées à divertir. Rien n’y fit, le sensei les refusa toutes. Croulant de désespoir et de déshonneur, la toji se résolut à y envoyer Haruka. Cette dernière s’y présenta sans grande conviction puisqu’elle n’était pas aussi élégante que ses consœurs et qu’on l’avait réprimandé. Comme pour les autres servantes, le maître glissa le panneau, il huma l’air et lui tendit son bras en grognant son acquiescement. Enthousiasmée par cet honneur, la jeune femme les fit prendre le même parcours, passant un peu plus de temps au marché à écouter les ventes à la criée.

Les années s’écoulèrent et Haruka fut toujours celle qui accompagna le sensei pour ses promenades, lui faisant emprunter parfois des itinéraires différents, mais à chaque fois, ils passèrent par le marché des oiseaux et les jardins du palais. Un matin, il lui offrit quelques rares broches occidentales, acquises à fort prix auprès d’un marchand portugais. Elles retenaient si bien sa coiffure que son statut d’élégance s’accrut de façon immédiate pour son apparence soignée et son allure distinguée. Au fil du temps, Haruka apprit à reconnaître les moindres expressions faciales et corporelles de cet homme silencieux et rigoureux, elles devinrent pour elle un langage.

Arriva un jour où le sensei fut si vieux qu’il ne pouvait plus marcher et quotidiennement, Haruka lui rendait tout de même visite. Alors qu’il resta couché sur son tatami, elle lui raconta avec sa petite voix timide le trajet de leur promenade, y ajoutant à l’occasion un brin de folie, une poursuite d’un zenko et d’un yako créant la zizanie dans le marché, deux esprits incarnés en renard, l’un bienveillant et l’autre malicieux. Le sensei appréciait grandement ces visites et ces histoires, mais ne se contentait que d’acquiescer de la tête avec un léger sourire; ce parfum et cette voix venaient embaumer son univers austère, l’envahissant d’une joie immense. Cette jeune femme lui avait appris une autre facette du respect et de la décence.

Au dernier matin qui les réunit, le vieux sensei lui prit soudainement la main.

— Sayanora sutekina sakura no kaori, lui soupira-t-il dans son dernier souffle (au revoir joli parfum de sakura).
— Irani no chikaku de mata aimashou, lui répondit-elle lorsque sa main devint flasque (auprès d’Irani nous nous retrouverons).

Contribution du : 11/09/2022 09:27
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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L'épaulard sanglant





Le claquement silencieux de milliers de voiles solaires faisait onduler le ciel-océan au dessus du Tricorne noir de Rhakum.

Un rictus fendit sa mâchoire mal rasée encadrée d'énormes rouflaquettes blanche qui lui faisaient comme une crinière. L'empereur-pirate des sept océans d'éther, aussi appelé " l'épaulard sanglant " à cause de son sonar et de sa cruauté, grattait machinalement la peau irrémédiablement à vif et irritée autour du rectangle métallique situé au dessus de l'arête de son nez, là où auraient dû se trouver ses yeux.

Deux armada se faisaient face dans l'immensité violette au dessus du désert de roche constitué d'énormes aigues-marines translucides. Rhakum observait, ou plutôt percevait, les contours de son ennemie sur le bord opposé du canyon qui les séparait.
La seule femme qu’il ait jamais aimée, même si cela n’avait duré qu’une seule nuit.

- MAEEEEEEEEEEEV !

Vingt ans de haine pure se déchargèrent dans chaque atome d'éther expiré.

Surpris, le perroquet bionique perché sur son épaule fit bruisser ses ailes fines et métalliques pour reprendre son équilibre.

Alors que le sonar de Rhakum lançait par vague les ondes qui peignaient dans son esprit la silhouette fièrement campée dans une posture de défi, il se rappela cette fameuse nuit où ils s’étaient rencontrés, dans une auberge, son teint ambré, les fragrances de cannelle qui l’enivrèrent quand elle lova sa tête au creux de son épaule, son chignon qu'elle détacha en enlevant nonchalamment les deux aiguilles de bois dont elle se servit, sans qu’il eut le temps de réagir, pour lui ôter la vue à jamais. Tandis qu'il se débattait elle avait hurlé qu'il était un monstre, un tyran sanguinaire, qu'il avait exécuté toute sa famille sans aucun remords et qu'il allait enfin payer pour ses crimes. Il n'avait dû son salut que grâce à son fidèle perroquet et deux membres de son équipage qui passaient dans le couloir.
Elle avait fuit par la fenêtre ce jour là, et, pendant presque vingt ans, elle avait rassemblé ses nombreux ennemis sous une seule et même bannière.

- LE FLEUVE DE SANG QUE TU AS VERSÉ DANS L’ESPACE ÉTHÉRÉ RÉCLAME VENGEANCE, RHAKUM !

Les paroles de Mæv vinrent s'échouer contre lui comme les vagues sur une falaise.

Rhakum leva haut l'une de ses rapières plasmiques. La seconde d'après, les vaisseaux-balistes de sa flotte, suspendus dans le ciel-océan violacé, libérèrent une pluie de carreaux radioactifs. Des centaines de lignes verdâtres s'entrecroisèrent alors que l'ennemi répliquait.

- VIENS À MOI, ZEON ! Hurla l'empereur, le visage rubicond, les muscles du cou tendu comme les cordes d'un voilier prêts à rompre dans la tempête. Son perroquet s'envola alors qu'une pieuvre titanesque en armure s'approchait en faisant trembler le désert sur plusieurs centaines de mètres à la ronde. Plusieurs pitons cristallins trop fragiles se brisèrent, s'ajoutant au fracas des vaisseaux percutés de plein fouet par les projectiles infâmes.

L'extrémité fine d'un gigantesque tentacule annelé s'enroula autour du torse de Rhakum et il s'éleva dans les airs jusqu'au poste de pilotage situé sur le crâne du monstre.

Dès qu'il fut assis et harnaché, il eu tout juste le temps d'éviter une attaque verticale en jouant d'habileté sur les deux leviers de commandes. Une queue métallique démesurée avait creusé une faille de plusieurs dizaines de mètres de large en frappant l'endroit où le poulpe se trouvait une seconde plus tôt.

Mæv le toisait du haut d'un Mosasorus bionique qui se mit à lancer un hurlement puissant et profond en découvrant plusieurs rangées de dents bien huilées chacune de la taille d’un homme.

Aussi loin que pouvait se porter le regard, une pluie de débris de bois consumés par des flammes vertes projetait le spectacle halluciné de milliers de flambeaux funestes.

Les deux pilotes se jaugèrent un instant, puis un combat terrible s'amorça.
Des tentacules sectionnés, des écailles démesurées percutèrent le sol translucide créant une multitude d'impacts étoilés.

Dans le ciel, les vaisseaux s’éperonnaient, les sabres s'entrechoquaient, les mousquets crachaient des billes de lumière condensée. Au sol, les deux monstres continuaient de s'écharper, faisant cliqueter le désert, les nageoires et tentacules immenses ciselant la matière précieuse.

La bête de Mæv sembla prendre le dessus un instant alors qu'elle avait réussi à saisir la tête du poulpe entre ses dents, mais tandis que sa mâchoire puissante faisait plier l'armature du crâne et que Rhakum s'extirpait du poste de pilotage, des tentacules vrillés avaient pénétré ses entrailles et saccageaient ses organes et mécanismes internes.

- TON RÈGNE DE TERREUR S’ACHÈVE ICI ! Éructa Mæv.

Les deux adversaires se tenaient chacun sur les flancs encore tressaillants de leurs machines respectives.

En un éclair, Mæv dégaina son pistolet. Rhakum effectua une feinte rapide derrière un énorme circuit imprimé noirci et fumant tandis qu’un flash colorait l’éther d’un blanc aveuglant.

Rhakum eut un rire gras et la railla.
- TU VEUX PEUT-ÊTRE QUE JE TE PRÊTE MON SONAR POUR RÉUSSIR TON PROCHAIN TIR ? ".

S'il avait pu voir avec précision le visage de Mæv, il aurait pu y déceler un petit sourire satisfait. Un instant plus tard, une masse s’écrasait à un jet de pierre du capitaine. Le corps du perroquet de Rhakum. Un trou cylindrique parfait et encore rougeoyant en travers du corps.

- En voilà un qui ne se mettra plus en travers de ma route, murmura Mæv en baissant son arme tandis qu'elle fixait Rhakum, une lueur presque fanatique dans les yeux.

Ce dernier rugit, activa sa ceinture de semi-gravité et effectua un bond prodigieux pour rejoindre Mæv sur le flanc de son monstre écailleux. Celle-ci activa sa ceinture à son tour et s'ensuivit un ballet d'éclairs lumineux.

Une épée plasmique dans une main et son pistolet photonique dans l'autre, Mæv effectuait des sauts de plusieurs dizaines de mètres et s'aidait d'un petit pisto-grappin fixé sur son avant-bras pour modifier sa trajectoire prévisible en s’accrochant aux éléments du décor. Rhakum compensait son manque de finesse par l'amplitude et la puissance de ses coups de rapières flamboyantes télescopiques qu'il allongeait où rétrécissait au besoin, son sonar reproduisant dans son esprit avec fidélité chaque contours du terrain lui permettant même de voir derrière les obstacles.

C'est alors qu'un tir ajusté de Mæv fit tomber une arête en aigue-marine qui les surplombait, ce qui obligea Rhakum à effectuer un bond sur le côté.
Emporté par le manque de gravité généré par sa ceinture, il flotta quelques secondes avant de toucher terre, ce qui donna à son ennemie le temps d'ajuster un autre tir qui le toucha de plein fouet à la tête.

Il hurla de douleur. La barre de métal sertie dans son crâne avait été arrachée par la bille de lumière.
Défiguré, titubant, aveugle de ce nouveau sens qu'il avait mis tant d'années à maîtriser, il effectuait des moulinets désespérés avec ses rapières, tranchant comme du beurre les rochers scintillants qui se dressaient sur son passage, s'approchant imperceptiblement du bord escarpé du canyon insondable.

Une minute s’écoula. Une minute qui sembla une éternité pour le tyran qui se tournait frénétiquement dans tous les sens, au supplice, s'attendant chaque seconde à recevoir un coup fatal qu'il ne pouvait voir.

Il se figea. Un sentiment de déjà-vu s’immisça dans son esprit. Il perçut quelque chose de familier, doux et épicé à la fois, parmi les volutes âcres qui s'élevaient des morceaux de blocs d'aigue-marine qui fumaient alentour. Il se rappela tout à coup la chambre de l’auberge, le visage ambré de Mæv et son parfum de cannelle.
Pris de panique, il tituba sur plusieurs mètres en raclant le sol jonché de débris avec ses bottes.
Il se retourna et éteignit ses deux rapières sifflante de plasma pour mieux percevoir le bruit des pas de celle qui le traquait.
Le sang tiède et abondant qui lui coulait sur le menton commença à former une petite flaque entre ses bottes sur le sol vitreux et lisse.
À l'instant où il perçut à nouveau la fragrance douceâtre de cannelle, il ralluma ses rapières et se pencha vers l'avant pour charger, mais son pied glissa sur la flaque de sang et il bascula en arrière.
Son estomac se souleva. Rien ne vint amortir sa chute.
- NOOOOOOOOOOOOOooooooo........ !

Alors que Rhakum disparaissait dans l'ombre sans fond du canyon, Mæv, sur une arête qui dominait l'abîme, s'écria.
- Ainsi disparaît Rhakum, l'épaulard sanglant, empereur-pirate des sept océans d'éther, qui trouva son destin funeste en rejoignant le royaume des ombres auquel il appartient.

Contribution du : 11/09/2022 09:34
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Une touche de bergamote



- Je te quitte, Max !

Il se passe toujours des trucs incroyables durant les team buildings de notre entreprise, mais cette année, c'est le pompon !

Nous sommes une entreprise familiale active dans la traduction de livres et manuels scolaires en braille.

Mon frère aîné, Maxime est aveugle de naissance. Nos parents étaient convaincus qu’il pouvait parfaitement suivre un enseignement classique de qualité si on lui mettait à disposition des transcriptions parfaites des manuels scolaires utilisés dans notre école communale, en braille. Proposition qui fut bien entendu balayée du bras par le conseil d’administration et par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui le cadre.

Une semaine plus tard, notre père s’était procuré les manuels de primaire et avait entrepris de les traduire, un à un, rapidement rejoint par une équipe de dactylos, lui-même dépassé par la tâche.

Maxime put intégrer l’école traditionnelle. Un assesseur bilingue assistait aux examens et corrigeait ses épreuves, avec l’aval du ministère de l’éducation.

Notre père a pris des contacts, multiplié les traductions pour fonder une société pérenne au bout de quelques années à peine, et se forger une réputation de dur à cuire inébranlable.

Papa a pris sa retraite l’année dernière, laissant Max aux commandes. J’ai pour ma part hérité de l’aile créative : les relations publiques et le marketing. Ensemble, on entretient l’esprit familial, au fil de notre croissance. Aujourd’hui, nous sommes vingt, tous natifs de la région, tous plus ou moins liés d’une manière ou d’une autre en dehors du boulot.

Cette semaine, comme chaque année un mois après l’annonce des chiffres annuels, nous avons organisé un long week-end au vert pour remercier nos collaborateurs des efforts fournis. Entre présentations pro, lunchs arrosés et jeux censés nous rapprocher, l’ambiance est bon enfant, et les conditions réunies pour nous offrir un bêtisier qui nous divertira jusqu’à l’année suivante.

Je ne sais plus qui a eu l’idée de la soirée coquine lors du brainstorming, je me souviens d’Eva, la femme de Max, chargée de la communication interne qui s’offusque mais trouve l’idée intéressante si elle ne va pas trop loin. Je suis certaine que c’est Tamara qui m’a donné les liens vers des sites proposant des activités pour pimenter les soirées entre collègues sans que ça ne dérape. Et je sais que Max m’a demandé de ne pas le mettre mal à l’aise. Visiblement, là, je n’ai pas assuré.

On a passé la matinée à réviser les chiffres, par département, et à remettre des prix aux collaborateurs s’étant particulièrement illustrés. L’atmosphère était détendue, les mimosas et le champagne aidant. À midi, un coach en nutrition nous a proposé un barbecue de poissons et crustacés accompagnés de légumes grillés et de pâtes, suivi d’un gâteau au fromage blanc léger et onctueux. Là encore, tout allait bien. Suivant le thème du bien-être nous avons ensuite participé à des épreuves sportives et des challenges collectifs pour obtenir des indices sur la soirée.

Max aime les soirées à thème. Il dit qu’il aime imaginer les décors et les gens déambuler dans des tenues excentriques. Nous avons donc organisé une « soirée froufrous et dentelles », avec des animations et des défis à réaliser individuellement et en équipe pour remporter le trophée annuel. Mon frère tire une grande fierté de ceux qu’il a gagnés. Sa cécité l’a rendu excessivement compétitif, exigeant, et fier. Peu de gens savent qu’il est non voyant, car il connaît son environnement, limite ses interlocuteurs, et refuse de se munir d’une canne ou d’un Labrador.

À un moment, après le spectacle des Chippend’Hal – un groupe de strip-teasers originaires du brabant flamand - un présentateur a pris la scène pour appeler l’hôte de la soirée à le rejoindre. Ce dernier n’étant pas très sociable s’arme de courage et monte néanmoins sous un tonnerre d’applaudissements et de sifflets joyeux.

- Monsieur Avert, permettez-moi de lever le rideau sur votre épreuve !

Joignant le geste à la parole, il fait monter doucement le rideau sous les hourras, presqu’aussitôt transformés en rires gras ou gênés.

- Comme vous pouvez vous en apercevoir, devant vos yeux ébahis, sept présentoirs, d’où dépassent sept aisselles. Bravo messieurs dames pour votre fraîcheur.

Les collaborateurs rient de bon coeur devant l’air contrit de Max qui ne pourrait pas se sentir plus mal à l’aise. Du moins, le pense-t-il.

- Monsieur Avert, vous avez l’insigne privilège de devoir reconnaître, à leur seule aisselle, sept de vos collaborateurs. Vous pouvez les regarder, les sentir, les toucher, les goûter. Vous ne pouvez en aucun cas adresser la parole aux personnes derrière les aisselles. Vous comprenez bien les règles de votre épreuve ?

- Ou… Oui, bredouille malgré lui le chef d’entreprise, pour une fois peu sûr de lui.

Lentement, précautionneusement, Max s’approche du présentoir. Il est cocasse dans son costume hors de prix, devant une brochette de dessous de bras.

Le premier est velu, et à son approche, vu la tête de Max, tout le monde sait qu’il s’agit de Corey, le coursier du premier, dont la sudation excessive en cas de stress en a fait fuir plus d’un à l’odorat moins affûté que celui de mon aîné.

- Corey, en un.

Fou rire dans l’assemblée, quelques blagues fusent.

Le deuxième est épilé, pourtant, sans l’ombre d’une hésitation, Max affirme :

- David en deux. Je reconnaîtrai son déodorant à la goyave les yeux fermés.

À nouveau, la pointe d’humour fait mouche.

La troisième aisselle semble lui poser plus de problèmes. Il s’en approche, la touche, ce qui fait sursauter l’aisselle de manière comique, sursaut accompagné d’un gloussement inoubliable pour qui l’avait un jour entendu.

- Je vais dire Tamara en trois, pour le gloussement.

Gloussement qui trouve un écho plus violent cette fois, derrière l’aisselle.

La quatrième est épilée également, et comme devant David avant, Max ne réfléchit pas une seconde.

- Liane en quatre.

Il propose Tom en cinq, Serena en six et Mo en sept, sans plus de conviction, après avoir dû s’y reprendre à plusieurs fois pour se décider. Nous sommes tous impatients de savoir s’il s’est trompé quand le présentateur revient.

- Monsieur Avert, bravo. Vous avez joué le jeu, et nous allons savoir dans quelques instants si vous avez le septuplé gagnant ! Je peux d’ores et déjà vous dire que c’est pas mal… Nous allons laisser nos gentilles aisselles se couvrir et nous nous retrouvons, le temps de raccompagner notre participant à sa place, sous vos applaudissements !

Max attend que le bruit ne le dérange plus pour se mouvoir. Il avance à petits pas assurés, jusqu’à sa chaise. À côté de lui, Eva semble songeuse, elle scrute le visage de son mari, crispée.

Sur scène, le panneau a été rebouché et le présentateur se tient solennel, droit comme un piquet, le bras tendu vers ce dernier.

- Il est temps de révéler quels collaborateurs se cachent derrière les aisselles, et de voir si monsieur Avert a tout bon ! Pour le numéro un, comme tout le monde s’en doute, il s’agit bien de Corey. En deux, et bravo à monsieur, nous avons David et sa goyave enivrante ! En trois, Tamara et son gloussement infernal. Un sans faute jusque là. La magnifique Liane en quatre. Vous tenez le bon bout ! Tom n’est pas le numéro cinq, il s’agit de Rodrigo. Serena n’était pas non plus une des aisselles, c’est Jasmine. Et en sept nous avons Mo, bravo quand même. Vous repartez avec le prix de consolation !

Un craquement retentit et la salle est inondée de confettis et de tortillons, la musique emplit la salle et les gens commencent à se lever pour discuter, danser, sortir fumer ou se servir au buffet à volonté. Pour ma part, je rejoins mon frère et sa femme pour le féliciter.

- Mais comment tu as fait pour reconnaître Liane et Mo ?

- Je me posais la même question !

- Mo sent toujours un peu le monoi, à cause de son gel pour les mains.

- Ah, oui tiens !

- Et Liane ?

- C’est plus subtil, mais elle porte un médaillon avec des boules parfumées, à base de bergamote.

Eva blêmit, les poings tellement serrés que le sang ruisselle le long de ses doigts. Avant que je n’aie le temps de réagir elle nous plante là, sans dire un mot pour le bar où Liane boit un cocktail en compagnie du département commercial. Elle s’approche de la jeune assistante commerciale, semblant la renifler à plein nez avant de la gifler violemment, laissant des traces de sang issues des sillons sur ses paumes, sur sa joue meurtrie.

- Vous pouvez dégager immédiatement, et pas la peine de revenir lundi, vous êtes virée !

L’assemblée, ébahie, retient son souffle.

Pourquoi la bergamote me rappelle quelque chose ?

Soudain, ça me revient. Le team building de l’an dernier, de l’autre côté de la frontière, la balade en tandem à laquelle Max avait refusé de participer à cause d’une migraine.

Nous étions revenus trempés, surpris par un orage assez commun dans la région, et nous avions filé nous changer. Nos chambres étaient mitoyennes et ne laissaient que peu de place à l’intimité. J’entendis donc Eva se plaindre de l’odeur entêtante en rentrant, et aérer avant d’en chercher l’origine, taquinant Max sur l’effet sur sa migraine. Liane qui avait prétexté ne pas savoir faire de vélo.

Eva, la tête haute, se dirige vers nous d’un pas décidé.

Max a entendu ce qui s’est passé, il attend l’air grave qu’elle ne se décide à le frapper aussi.

Au lieu de ça elle le toise, sachant pertinemment que l’intéressé ne la voit pas, plus pour la foule que pour lui. Avec un regard de profond dégoût, elle siffle plutôt qu’elle ne dit :

- Tu aurais peut-être mieux fait de perdre ce stupide défi ! Je te quitte, Max !

Joignant l’acte à la parole, elle tourne les talons vers la sortie, sous un silence embarrassé, le temps que le responsable de l’animation ne remette la musique.

Max reste planté là, penaud.

Quant à moi, je résiste à l’envie de me préparer un Earl Grey uniquement parce que l’heure est plutôt au digestif.

Contribution du : 11/09/2022 09:55
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Bœuf bourguignon



Alors c'est ça vieillir,
Vivre plus longtemps,
Et perdre chaque jour,
Une dette à payer,
Gifle des années qui passent,
Le temps emporte nos atouts,
Étalant nos faiblesses.

- C'est décidé, je sors ! Fini de me morfondre !

Tout a commencé sournoisement... Certains détails qui finissent par devenir flous... Le relief du carrelage, la surépaisseur des tapis, la netteté de mon reflet dans le miroir qui s'estompaient lentement. Rien de très grave en soi... Personne ne remarquait vraiment ce qui m'arrivait. Je trompais mon entourage, feintant la bonne vue... L'esprit de l'aigle indien m'habitait, mais plus pour très longtemps.
Cela a vraiment dégénéré lorsque je n'ai plus réussi à éviter les obstacles de mon appartement. Esquiver les meubles, les tables et les chaises se transforma en véritable parcours du combattant. Mon corps meurtri par les chocs répétitifs me faisait souffrir le martyr. Cacher ma cécité ne fonctionna évidemment plus. Mon entourage se rendit bien vite compte que je perdais l'usage de la vue, mes cris de douleurs les alertant quotidiennement. Un vrai colvert sans permis de naviguer en eaux troubles.

Tout fut ensuite étudié pour minimiser les contusions à répétitions. L'appartement se métamorphosa alors en promenade de santé, finit les embûches à chaque coin de porte, plus rien ne traînait dans le chemin. Les espaces séparant le salon des autres pièces de vie se muèrent en terrain de détente pour bébé. Grâce à ce tour de passe-passe, je finis par oublier mon handicap un certain temps. Cet aménagement me complaisait dans cette nouvelle vie qui s'offrait à moi et au final, je ne m’en sortais pas si mal.

Malheureusement pour moi, le temps de l'acclimatation s'évapora. Je me rendis compte rapidement que je ne pourrais plus sortir seul dehors. Cette tare me coupait de ma vie sociale : fini les agréables senteurs du monde extérieur qui enivraient mes narines, terminé la douce chaleur du soleil qui réchauffait mon corps, au revoir la caresse du vent sur ma belle chevelure ondulante, adieu les rencontres improbables aux coins des rues animées. Malgré ma force de caractère, une certaine lassitude s'empara de moi. Mes membres s'engourdirent peu à peu, mon cerveau se mit en mode veille et ma soif de rencontrer des gens disparut quelque part au fond de ma petite personne.
Ma vie se résuma alors en trois tâches routinières : manger, boire et me déplacer tant bien que mal de mon canapé moelleux à ma couette fatiguée. Je me surpris même à ne plus trouver l'envie de décoller de mon divan. La dépression s'emparait de moi. Je culminais malgré tout au sommet de la dépendance...

Mon meilleur ami tenta de me réconforter du mieux qu'il le pouvait, m'invitant le plus souvent possible à sortir en sa compagnie, me laissant sous-entendre qu'en remuant mes petites fesses, ça ne pourrait qu'aller mieux. Il mettait en place toutes sortes de stratagèmes dignes d'un général confédéré. Mais, ma mélancolie chronique déjouait chacun d'entre eux. Imaginez-vous ne plus rien voir, comment surmonter ce handicap ?

Une nuit de sommeil agitée dont j'ai le secret depuis un âge avancé me remémora une chose merveilleuse que j'avais oubliée depuis le début de ma vie de non-voyant. Une femme à la chevelure pourpre attirait depuis quelque temps mon attention. Elle résidait non loin de la boucherie située dans une rue parallèle à celle où je vivais. Cette jolie rouquine était désormais devenue une ombre fugace pour moi.
Aimable et très gentille, elle avait fini par prendre le temps de faire un bout de chemin en ma compagnie. La belle s’appelait Kiara. Ma mémoire fort heureusement ne flanchait pas. On ne peut quand même pas tout cumuler non plus. Imaginez un peu le travail ! Un poisson rouge aveugle oubliant de nager dans son bocal. Ce sentiment de manque éveilla en moi l'envie de quitter à nouveau mon cinq pièces. Mes membres recouvrirent peu à peu leurs vigueurs d’antan et quelques neurones de mon cerveau se reconnectèrent, créant l'alchimie parfaite qui me permettrait de retrouver un peu de courage.

Lorsque mon ami me proposa une nouvelle fois la porte de sortie, je bondis sur-le-champ tel un chat retombant sur ses pattes après une chute vertigineuse. Le besoin de revoir la belle Kiara me donna des ailes. La surprise de mon camarade m'arracha même une petite larme, comme celle que l'on peut voir couler le long d'une joue devant les films d'amour qui passent à la période de Noël sur les écrans de télévision.

- C'est bon, j'y vais !

Descendre les trente-neuf marches qui me conduiraient dehors ne fut pas simple. Mes jambes hésitaient à chaque dénivelé. Ce n'est qu'au bout de la vingtième marche que mes pas prirent de l'assurance, ne calculant plus la hauteur et la distance séparant chacune de mes enjambées.
Je me retrouvais enfin sur le plancher des vaches pour ma première sortie depuis des semaines.
La porte s'ouvrit alors sur un monde que je n'apercevais plus, un univers familier que je ne pouvais désormais que me remémorer.

Mes sens en alertes attendaient les instructions de mon meilleur ami. Il avait suivi des cours de conduite dans une école spécialisée durant ma convalescence forcée. Comment déplacer un aveugle en espace ouvert, voire carrément hostile ? La laisse faisait désormais partie intégrante de la promenade. Il suffisait de se concentrer sur les tensions du filin qui nous liait pour être guidé. Tel un alpiniste chevronné, mon meilleur ami assurait mes pas, évitant le piège de la crevasse d'un glacier millénaire qui vous engloutissait pour vous vomir des siècles plus tard.
Les odeurs étaient toujours présentes. Mon nez ne me trahissait pas. Je dirais même qu'il s'était légèrement affiné. Chaque élément autour de moi possédait un goût particulier .
Les bruits de la rue très confus au début se firent rapidement plus distincts. Un nouveau filtre optimisait mes tympans. Dans un vrombissement assourdissant, un camion de poubelle dévorait un vide-ordures. Une trottinette électrique au moteur à peine audible me frôla les fesses sans prévenir, me faisant légèrement sursauter. Un enfant accompagné de sa chère maman nous gratifia d'un rire malicieux. J'ai toujours aimé les bambins, ils sont très câlins et généralement gentils. Je percevais même le son d'une chanson familière au loin : Le renard des Bérurier noir. La mélodie venait très certainement du troquet situé au coin de la rue, sa terrasse était toujours bondée en été et j'adorais m'y prélasser.

Je n'y voyais plus rien, mais j'imaginais les scènes qui se jouaient devant nous. Cela commençait à devenir amusant. Les souvenirs se matérialisaient en rêves éveillés.

La quête à proprement parler débuta lorsque mon ami commença à se déplacer, remontant le courant qu'empruntaient les riverains qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Je le suivais fébrilement. La peur de buter contre un obstacle paralysait presque à nouveau chacun de mes membres. L'envie de faire demi-tour s'empara un instant de mon esprit encore fébrile. Le confort de mon loft aménagé me manquait soudainement.

Je mordais cependant sur ma corde et démarrait l’ascension du mont Canigou.
Une légère tension sur la droite me faisait deviner que nous allions tourner à l'est. Une faible contrainte sur la gauche m’avertissait que nous allions nous diriger vers l'ouest. Enfin, un arrêt brusque me prévenait d'une quelconque embûche : une voiture, un vélo ou autre piétons à esquiver.
En fin de compte, je finis par me déplacer comme avant, la confiance guidant chacun de mes pas. Mon fidèle compagnon assurait le reste du travail.
Mon sens de l'orientation m'intima que nous nous rapprochions de la belle flammèche pourpre. Cette braise qui m'avait donné à nouveau le goût de sortir. Serait-elle au rendez-vous ? Et surtout, se souviendrait-elle de ma vieille personne ?

- On y est ! Ouaf ! Ouaf !

Les doux effluves de la boucherie enivrèrent alors ma truffe. Un fumet particulier se dégageait de cet endroit au combien merveilleux : la viande fumée au bois de sapin, quel délice ! Nous arrivions au bon endroit., plus de doute maintenant.
Mon maître s'immobilisa un instant pour me caresser le dessus de la tête en signe de satisfaction. Je pense honnêtement qu'il était fier de moi, content de retrouver son fidèle compagnon de balade.

Ma truffe ne me trompait pas, la jolie Kiara se trouvait assise devant moi. Je ne pouvais plus la voir avec mes yeux voilés, mais je pouvais la deviner. Son appétissant parfum de bœuf en sauce mijoté aux petits légumes était inimitable. Je compris alors que même sans la vue, je prendrais chaque jour le chemin qui me conduirait à elle, tant que mes pattes me porteraient.
Tandis que Yannik entamait la conversation avec la tenancière de la boucherie, je commençais à renifler le museau de cette savoureuse Kiara, remuant la queue comme un chiot heureux de retrouver sa mère.

Contribution du : 11/09/2022 09:58
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Wasabi


Je suis aveugle de naissance et cela ne m’a pas empêché de jouir de la vie.
Je découvre aussi que je suis vieux !
Le Plan Général de Nettoyage préconise de se débarrasser des vieux, improductifs, au-delà de l’âge de soixante-dix-huit ans. C’était mon anniversaire il y a huit jours. Jour très gai s’il en fut.
Depuis cette date anniversaire, une personne vient me voir chaque jour, pour me convaincre de « déguerpir », puisque au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit : déguerpir, comme si ma vie ne pouvait générer autre chose que de la honte.
Cette personne sent le raifort, j’ai toujours eu horreur du raifort.
Les vieux avec une déficience, quelle qu’elle soit, sont les premiers visés. Tel que le Plan est conçu, il n’y aura pas pour eux de ristourne temporelle.
Elle sent aussi autre chose, c’est plus complexe que le raifort.
Elle me tarabuste, car je commence à encombrer sa liste, je suis un partant désigné qui ne veut pas partir. Elle me parle de plus en plus sèchement. Elle m’a même dit hier, avec son manque d’empathie habituel, Mon temps est compté, monsieur, on doit avancer sur ce dossier.
Dit comme ça...
J’étais jusque-là tranquille, ma vie de toucher et de son me convenait parfaitement. Dans mon quartier, j’ai toujours eu le respect des gens, que je les connaisse ou non. Et puis, des leçons de musique, je serais bien incapable de dire combien j’en ai données ! Certains élèves même ont accédé à une carrière prestigieuse.
Parfois, certains m’envoient un petit enregistrement, pour me dire merci. Comprennent-t-ils qu’il n’y a pas de merci à donner ? Que ce sont eux qui ont travaillé d’arrache-pied ? Je leur réponds toujours. Il faut être encouragé dans la vie, ce sont des pépites que l’on ressort de la boîte quand on a un coup de mou.
Je le sais.
Les coups de mou, je connais, avec ce satané Plan.
Ah, un coup de sonnette !
C’est madame Raifort et des traces d’autre chose qui m’ouvre.
Elle me parle du Plan, du délai qui approche, et elle me propose, puisque je suis encore réticent, de me faire accompagner d’un jeune. Une personne en réinsertion, qui a dérapé d’une façon ou d’une autre, pour que l’on s’aide mutuellement : moi à me décider rapidement, lui à avoir le sentiment d’être utile.
En gros, un jeune dans la galère va devoir me convaincre que ma vie de vieil aveugle, c’est fini, je ne sers plus à rien, et moi je vais lui démontrer que puisqu’il m’a convaincu d’accepter ce Plan funeste, il aura fait quelque chose d’utile à la société. Ce qui est censé lui remettre le pied à l’étrier du cheval société.
J’avoue que là je craque. Ce harcèlement de madame Raifort, qui sent de plus en plus fort et ça me raconte tout un paysage pitoyable, commence à me saper sérieusement.
Dans un moment d’égarement, je dis oui à la venue d’un jeune aidant.
Je l’entends soupirer. Enfin ! doit-elle se dire, je l’ai eu.
Le jeune homme viendra demain matin.

J’ai mal dormi. Des monstres sans nez m’ont assailli toute la nuit, ils m’aplatissaient puis repartaient, mais ce n’était que pour revenir aussitôt. La sonnette m’a réveillé. Il y a à ma porte Raifort et une autre odeur que je n’arrive pas à identifier.
C’est celle du jeune gars, censément devant moi, et je voudrais que Raifort se taise pour que j’entende sa voix à lui.

Nous sommes tous les trois assis dans le salon.
Un ange passe. Je sens de l’énervement du côté de Raifort, et de l’hésitation du côté du jeune. Il est mal à l’aise, et je ne peux guère lui en vouloir. Il se tortille dans son fauteuil. Et puisque de toute façon pour aider la société on m’a proposé le suicide, je n’ai plus vraiment de gants à prendre. Alors sentant de plus en plus le jeune, dont la sueur à l’odeur acide doit lui inonder le dos, je me tourne vers madame Raifort, et là, on ne saura jamais comment arrivent les choses, mais enfin elles arrivent, je lui lance, madame Wasab… oups, pardon madame, et je me suis tu, incapable de pousser plus loin. Le wasabi, voilà ce qu’elle sent vraiment ! Mais elle doit s’en asperger pour que l’odeur la suive partout !
Je réalise qu’en fait, je ne connais pas son nom, ni celui du jeune homme. Je lui en fais part, histoire de me raccrocher aux branches après ma bévue, et la réponse est cruelle, comme le Plan, Non, monsieur, l’objectif est votre fin de cycle, il n’est pas opportun que vous fassiez connaissance de façon approfondie.

Un silence épais obscurcit l’air, c’est comme ça que je le vois, ni plus ni moins.

Et soudain, je suis fatigué, si fatigué, que je prends l’initiative, qu’on en finisse. Jeune homme, vous pouvez partir vers un air plus respirable, je ne m’oppose plus à madame, au Plan, car finalement, s’accrocher à un monde invivable, est-ce bien raisonnable ? Je pianote sur la table du salon, et je perçois un froissement, le jeune homme s’en va, mon aide-à-mourir s’en va vivre. Une idée me traverse, et lorsque la porte s’est refermée sur lui, tandis que madame Wasabi se lance dans un discours m’expliquant la marche à suivre pour mon suicide, je l’interromps, Madame, avant de mourir, je peux vous poser une question ? Je sens l’hésitation à un léger bruit des lèvres, mais elle doit être contente au fond d’elle-même que je me sois décidé, c’est certainement un fardeau qui s’évanouit de ses épaules. Je me demande même si elle est payée à la tête ?

J’entends qu’elle ne sait quoi répondre. Elle connaît mon esprit tortueux, avec le temps qu’elle a passé à me convaincre. Mais, comme un fond d’humanité qui vous resterait quand vous êtes bourreau, elle eut une voix moins sèche pour me dire oui.

Voilà, je me demande, madame, pourquoi vous sentez si fort le wasabi ?

Il y a des qualités de silence qui marquent la stupéfaction. Comme celui qui a suivi ma question.

Enfin, un bafouillement, mais, mais, mais enfin monsieur, je ne vous autoris… Si si, madame, vous m’autorisez, je l’entends à votre voix. Il y a quelque chose de spécial chez vous avec le wasabi, n’est-ce pas ? Quelque chose d’important. Je vais mourir sous peu, madame, éjecté de cette société car je suis trop vieux, je plomberais le PIB si je restais vivant. Alors, c’est ma seule question avant de mourir, madame, pourquoi cette odeur de wasabi ?

Madame Wasabi la bien-nommée se tasse sur les coussins, j’entends le canapé gémir. Et puis elle pleure, tout doucement. Mes doigts courent sur le haut du canapé, pour toucher son épaule. Elle a un sursaut.

Alors, ce wasabi ? C’est mon marché pour signer, madame, et n’essayez pas de tricher, je l’entendrais à d’infimes vibrations qui vous échapperaient. Elle se lève brusquement et marche dans la pièce, principalement autour du canapé et de la table, le salon est petit, c’est pour que je m’y retrouve dans mon nombre de pas. Elle parle, sa voix est différente, les glaçons qui lui coinçaient la gorge ont fondu et elle est humaine, enfin, n’est plus liée pour un instant à ce Plan Général de Nettoyage, elle n’a plus de façade.

Voilà, mon père est vieux. Je dois l’aider à manger. Il raffole du wasabi, et il ne mange plus très proprement. Il a la maladie de Parkinson. Je ne savais pas que je sentais à ce point-là.

Et puis d’une voix à peine audible même pour moi, elle ajoute, il aura soixante-dix-huit ans dans deux mois.

Je ne peux pas partir comme ça, laisser l’humanité qui m’a octroyé une vie mourir en même temps que moi. Je dois laisser quelque chose. Comme une sorte d’espoir, une révélation de la cruauté humaine.

Peut-être avez-vous le choix, madame. N’a-t-on pas toujours le choix, aussi noirs que soient les nuages ?

Le silence est long. Mais il est de qualité, il ne s’effiloche pas, ne se débroutille pas dans des considérations misérables. Il construit un recul sur la vie de Wasabi, il l’aide à reconsidérer son asservissement à cette société assassine. À douter. Le silence est d’or.

Je ne sais pas, dit-elle enfin comme un aveu.

Contribution du : 11/09/2022 10:02
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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Braque


— Je ne crois pas vous connaître. Qui êtes-vous ?
— Carla, votre nouvelle aide de vie.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? J’ai déjà une aide. Où est-elle ?
— Si vous parlez de Valentine, elle ne reviendra pas. Elle ne veut plus s’occuper de vous.
— Pourquoi ?
— Vous l’avez insultée.
— Bien sûr que non.
— Bien sûr que si. Vous lui avez dit qu’elle sentait mauvais.
— N’importe quoi. Je lui ai dit qu’elle amenait avec elle une odeur de graillon.
— Une odeur de quoi ?
— Vous ne savez pas ce que ça veut dire ? Elle non plus d’ailleurs : elle m’a fait des yeux de lémurien pris dans les phares.
— Vous n’avez pas pu voir la tête qu’elle faisait.
— J’ai beaucoup d’imagination. C’est un peu pour ça que je suis devenu écrivain, vous savez. Et c’est peut-être parce que je suis écrivain que je connais des mots comme « graillon ».
— Dites, vous nous prenez pour qui ? Vous croyez que parce qu’on est payées à faire votre ménage et vos courses on est analphabètes ?
— Ce que je sais c’est qu’il fallait toujours lui répéter trente-six fois les choses quand je lui dictais la liste de courses. Heureusement que je n’ai plus mes yeux pour voir comment c’était écrit.
— Et c’est pour ça que vous l’avez insultée ?
— Je ne l’ai pas insultée.
— En tout cas, même sans connaître votre grillon...
— GRAILLON !
— Oui, bon, bref. Elle a bien compris que vous ne pouvez pas la sentir... Pourquoi vous souriez ?
— Ce que vous venez de dire. Ce serait encore plus drôle si c’était volontaire.
— Je ne comprends pas. Quoi qu’il en soit, Valentine ne veut plus mettre les pieds chez vous.
— Qu’elle aille au diable. Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Valentine m’a prévenue que vous n’arrêtiez pas de l’envoyer au diable. Elle m’a demandé de vous répondre qu’elle ira bien volontiers si elle peut vous emmener avec elle.
— La chamelle !
— Vous recommencez à l’insulter !
— Écoutez, si elle revient, je lui présenterai mes excuses les plus plates et les plus abjectes. Avec un joli bouquet de fleurs. À genoux, la corde au cou, en chemise, avec des cendres sur la tronche et tout et tout.
— Vous êtes en train de vous payer ma tête !
— À partir des fleurs, j’avoue que oui. Mais pour les excuses je suis sincère. Sérieusement.
— Laissez tomber. Valentine ne veut plus entendre parler de vous.
— Mais il faut qu’elle revienne ! Vous êtes là depuis cinq minutes et je ne peux déjà plus vous supporter.
— Mon bon monsieur il va falloir prendre sur vous parce que je suis là jusqu’à ce soir. Et dites-vous bien que je vais faire, moi, un gros effort pour vous supporter.
— Allez au diable !
— Je vous dis la même chose que Valentine. Faisons une entorse à la galanterie : je vous laisse passer le premier. L’âge avant la beauté.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— J’ai dit que je vous laisse partir au diable...
— Non, non ! Après ?
— Après ? L’âge avant la beauté.
— Vous avez vu Un singe en hiver ?
— De quoi vous parlez ? Quel singe ?
— Mais le film, bon Dieu ! Le film de Verneuil, avec Gabin et Belmondo... Le quartier-maître Quentin, le Yang-Tsé-Kiang, le feu d’artifice sur la plage, la corrida avec les bagnoles... « L’âge avant la beauté » c’est une réplique du film. Vous n’avez pas pu l’inventer.
— Maintenant que vous le dites... J’ai dû le voir à la télé. Un film en noir et blanc ? Un vieux, vieux film ?
— Vieux, vieux... il est sorti l’année de ma naissance.
— Si c’est du noir et blanc c’est forcément vieux. Donc vous êtes vieux. Si, si, vous êtes vieux. Vieux, mal embouché, intolérant, alcoolique...
— Comment ça, alcoolique ?
— Il ne vous faut pas votre litre de bière à douze degrés tous les soirs à six heures pétantes ? Je parie que vous allez me faire mettre ça sur la liste des courses. Rassurez-vous, je sais écrire « bière » sans faute d’orthographe.
— Je suis alcoolique, selon vous ?
— Vous n’êtes pas un modèle de sobriété, en tout cas. Et dans votre état...
— Qu’est-ce qu’il a, mon état ?
— Mon bon monsieur...
— Arrêtez de m’appeler « mon bon monsieur » !
— Mon mauvais monsieur, vous êtes aveugle depuis cinq ans, vous vivez dans cet appartement depuis dix ans et vous trouvez encore le moyen de vous cogner dans les meubles et dans les murs. Qu’est-ce que ça doit être quand vous avez chargé la mule. Heureusement que je ne suis pas censée vous aider à vous laver, vous devez être couvert de bleus, quelle horreur !
— Maintenant c’est vous qui vous payez ma tête.
— Qui veut du respect s’en procure, cher monsieur.
— Je suppose que c’est Valentine qui vous a mise au parfum ?
— Pardon ?
— C’est Valentine qui vous a renseignée ?
— Pour la bière ?
— Pour les collisions avec certains obstacles.
— Elle est très observatrice.
— Elle est très indiscrète, oui.
— Passons. Dans votre bibliothèque, là, derrière vous, il y a tous les bouquins que vous avez écrits. Exact ?
— Oui. Et alors ?
— Alors Valentine les a empruntés sans vous le dire, un par un, et elle les a tous lus.
— Et ce n’est pas de l’indiscrétion ?
— Non, c’est de la curiosité.
— Sans me demander la permission, c’est pire que de la curiosité ou de l’indiscrétion, c’est de l’indélicatesse. Enfin, peu importe. Ça prouve au moins qu’elle sait lire.
— Vous ferez moins le malin quand je vous aurai dit ce qu’elle pense de vos chefs- d’œuvre.
— Des chefs-d’œuvre ? Vous voulez rire ? Ce ne sont que des polars sans prétention.
— Oui, eh bien avec ou sans prétention, dans l’ensemble elle a été déçue.
— Déçue ?
— Oui, déçue. C’est tout ce que ça vous fait ? Vous haussez les épaules ?
— Moi c’est le genre humain qui m’a déçu et je n’en fais pas une opérette. Mais vous, vous les avez lus ?
— Vos polars ? Certainement pas. Je lis des trucs sérieux, moi.
— Sérieux comme quoi ? Harry Potter ? Harlequin ?
— Cessez de ricaner, et ne soyez pas méprisant !
— Ma petite fille, quand vous aurez mon âge vous comprendrez que le mépris c’est comme les coups de pied au cul : c’est plus facile à donner qu’à recevoir.
— Si vous le dites… Bon, et si on faisait la liste de courses ? Au fait, pourquoi vous ne vous faites pas livrer ? La supérette est juste en bas de chez vous.
— J’ai essayé. Pas probant.
— Pourquoi ?
— Leur livreur.
— Qu’est-ce qu’il a, le livreur ?
— Il schlingue. La sueur. Même en hiver. Ce garçon doit souffrir d’un dérèglement des glandes sudoripares.
— Vous êtes sérieux ?
— Comme un cancer. Vous avez sûrement entendu parler de ce qui se passe quand on perd l’usage d’un sens. Parfois il y en a un ou plusieurs autres qui se développent. Chez les aveugles, c’est souvent l’ouïe ou le toucher. Chez moi c’est l’odorat. À présent j’ai un flair de Braque de Weimar. C’est un chien de chasse, au cas où vous ne connaîtriez pas…
— Ouais… En fait de braque, c’est vous qui m’avez l’air d’en être un, et un fameux. Votre nez ultra développé vous sert de prétexte pour décréter que tout le monde pue. Si vous y voyiez encore, je parie que vous trouveriez à redire à ma couleur de peau.
— Je sais déjà que vous êtes métisse, Carla. J’ai l’air d’avoir un problème avec ça ?
— Comment le savez-vous ?
— Par Valentine.
— Elle vous a parlé de moi ?
— Quand je vous disais qu’elle est indiscrète. Et bavarde. La plupart du temps je n’écoute pas ce qu’elle raconte. Alors je ne sais plus comment vous êtes venue dans la conversation. Ni pourquoi je me suis souvenu de vous.
— Mais tout à l’heure quand je suis arrivée, vous m’avez reconnue ?
— Non, pas tout de suite. J’ai d’abord été dérouté parce qu’il n’y avait pas cette odeur de…
— Graillon, oui, bon, et après ? Votre odorat de clébard a détecté sur moi une puanteur particulière ? Charogne de mulot ? Crotte de lama ?
— Pas du tout. Au contraire. C’est de la sauge.
— Pardon ?
— De la sauge. S-A-U-G-E. Il y a de la sauge dans votre parfum.
— Je ne sais pas quoi vous dire. Je n’en savais rien. Contrairement à vous, je n’ai pas beaucoup de nez. C’est un parfum très quelconque, acheté en grande surface.
— Peu importe. J’aime. Vous direz à Valentine que je lui présente mes excuses. Je comprends qu’elle ne veuille plus me voir. Je suis effectivement… tout ce que vous avez dit. Alors si vous voulez m’envoyer paître vous aussi…
— Ne me faites pas le numéro du pauvre infirme repentant. Je reviendrai demain avec Valentine et vous vous expliquerez avec elle. Si elle n’accepte toujours pas de vous reprendre, je verrai ce que je peux faire. Mais à une condition : cessez de picoler.
— Vous êtes dure ! Maintenant, tout de suite ?
— Je vous laisse jusqu’à demain. On est d’accord ?
— Oui, mais en échange je ne vous demande qu’une chose. Chaque fois que je vous ouvrirai la porte, je veux prendre de la sauge plein les narines.
— Marché conclu.
— Maintenant, soyez un ange et allez me chercher ma bière, s’il vous plaît.
— Vous croyez que les anges sentent la sauge ?
— Allez au diable.
— Après vous.

Contribution du : 11/09/2022 10:23
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Re : Défi de nouvelles No 8 : Parfum de femme
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La vie en noir


Ernest se reposait, assis sur la racine-siège du chêne centenaire qui semblait monter la garde devant sa ferme. Il humait, au soir, l’air doux du mois de mai. Son regard s’attardait vers le bas de la combe où s’incurvait la route de Delbech. Il tourna brusquement la tête — mouvement machinal et fréquent chez lui — en direction d’une haie de jeunes hêtres derrière laquelle il venait d’entendre un frémissement de pas dans les joncs et les herbes rêches. Il reconnut la marche rapide, dansante presque, de la fille Verviale. Elle va sans doute rendre visite à son vieil oncle, « l’ermite de l’étang roux », peut-être lui apporter du pain, pensa-t-il. Le regard usé d’Ernest s’éclaira lorsqu’elle dépassa la source : le vent d’ouest venait de déposer sur ses narines cette odeur naturelle qu’il avait souvent remarquée chez elle, semblable à un parfum d’aubépines.

– Bonsoir demoiselle Francine ! Où donc es-tu partie au soleil couchant ? lança-t-il, alors qu’elle était encore distante de plus de vingt pas.
– Ah ça ! Vous m’avez reconnue, père Lagardy. Mais comment faites-vous donc ?
– C’est pas compliqué, quand même, il suffit de tourner la tête vers les jolies filles.
– Et comment savez-vous que je suis jolie, vous ne m’avez jamais vu ?
– Et si, je te vois à ton pas léger, à ton parfum de printemps, aux oiseaux qui me chantent ton nom…
– Arrêtez donc vos grandes phrases ! Par hasard, ça serait pas le Henri, votre petit fils, qui vous aurez dit qu’il me trouvait jolie ?
– Oh, tu sais bien que tu es la plus belle fille du pays, va, ne fais pas de manières…
– Je raconterai tout à la Lucette : elle vous parlera du pays, aussi, et pas qu’un peu.
– Oh…, mais je plaisantais, Francine.
– Bien sûr, père Lagardy ! Alors bonne soirée, et arrêtez donc de toujours regarder les filles…


Le caporal Erich Müller s’était levé tôt, en ce début d’automne. Le soleil bas réchauffait ses épaules et sa nuque. Dans l’air délavé par les averses de la nuit, le vent disséminait des fumerolles de poudre et de brume. Le sol tremblait de temps à autre, mais cela ne dérangeait nullement Erich tant il était concentré, faisant corps avec la terre et son fusil, un Mauser Gew.98 surmonté d’une lunette Zeiss de haute précision réglée à sa vue. Grâce à elle, il lui semblait presque vivre dans la tranchée ennemie, distante d’une cinquantaine de mètres. Il attendait qu’une cible, sous la forme d’un casque, se présentât face à lui, dans l’interstice de deux parapets ; de la même façon qu’autrefois, il guettait le cerf, le chevreuil ou le sanglier dans sa Forêt-Noire natale.
Il vit hésiter, puis filer trois casques successivement. Un quatrième marqua un temps d’arrêt, découvrant une partie du front et les yeux d’un soldat. Ajustant quasi instantanément son tir, tout en coupant sa respiration, son index écrasa d’un coup net la gâchette. Sans un cri, Ernest Lagardy s’effondra tout au creux de la tranchée, le quatorze octobre 1915, en Artois. Le caporal Erich Müller venait d’ajouter une unité de plus à son « palmarès », le portant à 48 victimes.
Pourtant, ce tir n’aurait pas dû être « homologué ». Ernest avait tourné brusquement sa tête, une fraction de seconde avant le coup de feu. La balle avait traversé son crâne d’une tempe à l’autre, déchirant son nerf optique. Allongé au sol, Ernest n’était pas mort, mais définitivement aveugle.
Sous le terrifiant hasard des « orages d’acier », la balle d’Erich avait préservé la vie d’Ernest. En effet, les douze jours suivants, la quasi-totalité de sa section fut décimée lors d’assauts obstinés, ordonnés par des généraux imbéciles et inhumains. Erich Müller, paysan et chasseur tout comme Ernest Lagardy, n’eut pas le loisir de traquer d’autres cibles. L’éclair d’une baïonnette lui déchira le ventre le lendemain de ce dernier tir. Ni Ernest ni Erich n’avaient demandé à participer à cette boucherie, ils avaient simplement essayé de survivre, chacun à sa façon, s’imaginant déjà enterrés dans leur tranchée.

Dès les premières heures où il reprit contact avec le monde après sa blessure, encore dans une tranchée, mais à l’arrière, ses autres sens se mirent instinctivement à l’œuvre pour tenter de pallier l’absence de sa vue. Il se tenait à l’écoute des sons, des vibrations, des voix, du moindre courant d’air. Son odorat se retrouva extrêmement sollicité : le café, la soupe, la pourriture des rats ou autre chair, les latrines, le sang, la poudre… Dès qu’il put marcher, il se déplaça à tâtons, d’obstacle en obstacle. Plus en retrait du front, le chant des oiseaux, les cris et les rires des enfants l’émurent jusqu’aux larmes. Elles roulaient sous ses yeux immobiles.
L’évacuation d’Ernest vers différents hôpitaux, en compagnie d’autres blessés, s’opéra progressivement, souvent en camion, mais parfois à pied. Les mutilés des yeux, par balles, éclats d’obus, projections diverses ou brûlures, ensembles rassemblés, avançaient dans le noir, une main posée sur l’épaule d’un camarade — longue file avec à sa tête un soignant guidant le groupe. Enfin, il fut admis dans une maison de convalescence, rue de Reuilly, à Paris.
Toute sa vie, il se souvint d’Éliette, l’infirmière qui avait pris soin de lui le matin de son arrivée. Il la distinguait entre toutes, les jours suivants. Il l’entendait venir vers lui, semblait véritablement la voir à son pas mesuré et affairé, à son odeur de lilas que les substances médicamenteuses ne parvenaient pas à estomper. Il l’imaginait gentille et souriante, portant une égale attention à chaque mutilé des yeux.
Ernest resta six semaines en convalescence rue de Reuilly, puis, un matin, le médecin-chef lui remit son livret militaire avec l’inscription finale : « Renvoyé dans ses foyers. » Le soir, il demanda timidement à Éliette la permission de lui serrer la main quelques secondes.

– Par amitié et reconnaissance : ainsi je vous aurais vraiment vu et ne vous oublierai jamais.

Éliette accepta, habituée sans doute à de tels souhaits au moment des départs.

– Rentrez bien chez vous, dans votre famille. Ce ne sera pas facile tous les jours, mais vous êtes courageux, vous vous adapterez rapidement à votre handicap. Vous savez…, j’aimais bien quand vous me racontiez votre vie à la campagne.


Il quitta Paris le lendemain, quelques jours avant Noël. Il avait glissé dans une pochette de son sac la brochure d’une association : « Le retour à la terre du soldat aveugle. » Son fils pourrait toujours la lui lire, mais il se demandait bien quelle pouvait être l’utilité de ce bréviaire…

Ernest voyagea en train jusqu’à Guéret où son fils, Edmond, âgé de dix-sept ans, vint le chercher avec le vieil âne Flagnou et sa carriole. Edmond aida son père à descendre du wagon et ils tombèrent dans les bras l’un l’autre sur le quai — longues minutes durant lesquelles ils se dirent l’essentiel sans prononcer un seul mot.

– Va, c’est fini maintenant, tu restes au pays, papa, articula enfin Edmond d’une voix étranglée, prenant son bras pour le conduire vers le parvis de la gare.
– Et toi de même, fils, je te garde à La Vaury. Je te laisserai pas partir vers l’enfer, crois-moi !

L’âne Flagnou, lui aussi, accueillit Ernest, se mettant à braire à fendre l’âme et le ciel. Des larmes coulaient sous ses yeux de velours.

Lucette avait attendu Ernest depuis des heures dans la cour de la ferme, sous le grand cerisier noir et sous des nuages également noirs. Elle entendit enfin, vers midi, le gai trottinement de Flagnou dans la montée du Breuil. Mari et femme rirent et pleurèrent toute l’émotion de leur cœur et leur corps, la souffrance et l’amour. Ernest respirait la chaleur, le parfum de Lucette, de la vie qu’il avait choisi, avec elle, vingt ans plus tôt. Il savait qu’il surmonterait sa peine.

Le vieux chien de berger était mort au printemps. Broussaille, une chienne moitié labri, moitié bâtarde, le remplaçait. Edmond était allé la chercher à la ferme de La Brousse à la fin des moissons. Cet animal représenta pour Ernest un réel réconfort, en plus, évidemment, de toute l’attention que lui prodiguaient Lucette et Edmond. Il se prit d’affection pour cette gentille chienne d’à peine deux ans, et ce fut réciproque. Ils ne se quittaient pas, allant par les chemins, les bois et les prés. Broussaille le guidait du bout de sa laisse. Ernest la détachait, parfois, afin d’explorer seul, avec un bâton, un secteur particulier, puis la rappeler pour s’orienter de nouveau. Il réapprit, peu à peu, toute l’étendue et les moindres détails de leur petite ferme, sans la voir ; il la cartographiait dans des trames de son cerveau. Il avait de la sorte mémorisé de nombreux repères : le baquet et la mare, le ruisseau de la Prade, les clôtures, les chênes solitaires frémissant au vent, les haies, le mur du moulin, les courbures des chemins…
Lucette et Edmond continuaient à gérer la ferme comme ils en avaient l’habitude depuis plus d’une année. Ernest aidait de son mieux pour des taches qui n’impliquaient pas de trop longs déplacements. Il put ainsi rapidement prendre en charge à lui seul les travaux dans l’étable : évacuer le fumier de la nuit, remettre de la paille, donner du foin aux vaches, les traire le matin et le soir. Edmond ou Lucette s’occupait, au début, d’amener les bêtes paître aux prés ou boire au baquet, mais, au bout de quelques semaines, Ernest put également assurer ces tâches.

Les saisons défilèrent sans qu’Ernest pût en apprécier les couleurs changeantes, mais il s’habitua à cela aussi. Une année et demie plus tard, il devint évident pour tous les habitants de la commune qu’il était devenu quasi autonome. Il priait pour que la guerre s’achève au plus vite, car il n’aurait pas supporté qu’Edmond soit incorporé. Il fut exhaussé alors que son fils allait avoir vingt ans : le onze novembre, en fin de matinée, les cloches des églises résonnèrent à toute volée dans son cœur et ses entrailles, ses yeux pleurèrent de joie, et d’espoir enfin.

Contribution du : 11/09/2022 10:34
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