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Aventure/Epopée
hersen : La noix du bancoulier
 Publié le 01/11/23  -  8 commentaires  -  9166 caractères  -  80 lectures    Autres textes du même auteur


La noix du bancoulier


L'attente glissait aussi paisiblement sur l'esprit du guerrier que l'eau dans le ruisseau. Il suivait les sons venant du faré, les imprécations et le bruit du pilon dans le mortier. Il avait su vaincre et le reste était secondaire. Assis sur un caillou, il était chez lui, il se sentait vibrer pour sa Terre, son fenua. Tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour les siens, pour être un Brave envers le peuple de sa vallée. Et pour manger. Des années de sécheresse avaient réduit les vivres. L'arbre à pain dépérissait et il fallait agrandir le territoire, s'approprier la vallée sur l'autre versant de l'île volcanique.

Ce n'est pas lui qui a ramassé les noix de bancoulier dont on tirerait l'encre, après les avoir calcinées. Il fallait des mains aux pouvoirs sacrés pour transmettre au liquide tinctorial les qualités honorant celui qui les recevrait.

La peau brune habillant des muscles colossaux frissonnait de temps à autre sous cette force mal contenue. Le guerrier revivait son combat. Il revoyait son ennemi en face, avec dans le regard la même détermination que la sienne, la même bravoure. Une seule des deux lances atteindrait son but, c'était la loi pour pouvoir rentrer au village, d’un côté ou de l’autre de la crête de la montagne, plein de gloire et apporter ainsi la promesse de nourriture pour le peuple. Il a failli tout perdre, décontenancé, à l'instant où il a entendu son frère hurlant s'élancer sur un adversaire et retomber net, le crâne fracassé. L'ombre sur la victoire. Alors il avait rugi, transmettant la douleur de la perte de son frère aimé à la pierre effilée de son arme.

Ce fut le massacre.

Les hommes, vieux, nus à l'exception d'un pagne de tapa, un tissu fait d’écorce, sortaient enfin du faré. L'un d'entre eux tenait haut un bol fait du crâne d'un animal. Leur nudité plissée étalait au grand jour leurs tatouages qui, au fil des ans, prenaient des reflets verdâtres. Leurs actes valeureux étaient inscrits là, encrés dans la peau et chacun respectait ces marques. Le guerrier se leva et les salua. Rien en cet instant n'était plus précieux sur l'île que le contenu de ce bol, une encre produite par la terre nourricière et qui avait reçu les paroles sacrées.

On fit asseoir le vainqueur nu sur un gros caillou et les sages l'entourèrent. Pendant que la teinture végétale était étalée sur la peau dorée de l'homme imposant, les voix masculines psalmodiaient et le tatoueur, le seul habilité à marquer les peaux des signes de la bravoure, commença à enfoncer une dent de requin acérée, puis encore et encore répéta son geste, patiemment. Le tatouage s'est dessiné sur la peau au fil des chants ininterrompus lentement, jusqu'à la tombée du jour. Une marque indélébile qui dira à tous combien il s'est battu pour les siens.


***


– Eh, Paul, t'as vu là-bas la cahute ? Y a un mec, il te fait des super tatouages, regarde celui que j'ai !

– Oh la vache ! Fais un selfie !


Le temps du festival, l'archipel, envahi de touristes dont la seule force est d'avoir payé leur billet d'avion, ressert, au milieu des danses et des chants, ce passé guerrier par petites touches, gravant sur des bras, des cuisses, des oreilles, des poitrines flasques des fragments de la marque de bravoure du guerrier.


Rémi muni de sa perche prend le cliché. L'arrondi de son épaule est marqué d'entrelacs à l'encre noire, un dessin compliqué et maîtrisé. Sur l'écran apparaît en outre la quasi-totalité du visage du tatoué, souriant comme un vainqueur.


Le tatouage est vraiment réussi. Son ami Paul l’observe attentivement, son œil de dessinateur y décèle un détail, mais ça l’agace de ne pouvoir formuler ce qui l’interpelle. Le dérange un peu.


Mais sur l’insistance de Rémi, qui soudain se prend pour le warrior du festival entier, ils repartent se fondre dans la foule colorée, où les paréos, grandes taches colorées, le disputent aux shorts immenses, larges, aux tissus synthétiques brillants. Il y a des spectacles qui, les uns après les autres, captivent les spectateurs, autochtones ou touristes. Il faut dire que ce festival, qui a lieu tous les quatre ans, commence à avoir un grand succès, les activités proposées étant au plus près de ce qu’une authenticité mariée au présent peut offrir.


L’assiette en plastique blanc côtoie la feuille de bananier, recevant l’une comme l’autre les mets à la saveur si particulière, un sucré constant, un gras réjouissant, un fruité apaisé dans les diverses préparations concoctées sur l’île ou les îles voisines, dans la plus pure tradition du lait de coco, des papayes, du fruit à pain qui accompagnent le poisson ou le cochon sauvage.


Paul et Rémi naviguent dans cette foule, excités autant par les tambours, les filles, les couleurs, la langue qu’ils ne comprennent pas, les danses, les costumes. Ils sont oublieux de tout ce qu’ils ont laissé derrière eux pour ce voyage. Ils parlent fort, s’amusent, mangent…

Jusqu’à ce qu’ils soient devant un conteur. Il y a un petit cercle autour de lui, mais sa langue natale, incompréhensible par les touristes, met une barrière entre lui et la foule. Le conteur est droit, altier, dans un costume tout en tapa d’arbre à pain – coloré au jaune vif du curcuma – qui lui couvre le bas du corps. Il porte une coiffe faite de plumes d’oiseau et de graines rouge vif et un collier enrichi de divers colifichets, des cailloux et des petits os, ainsi que des morceaux de bois, chaque pièce étant minutieusement sculptée. Il tient dans sa main un bâton surmonté d’un bouquet de fleurs, de plumes et de feuilles mélangées. Il termine une phrase, chuchotant, et soudain, dans un cri, brandit son bâton. Rémi est tétanisé. Il ne peut faire un mouvement, seuls ses yeux et ses oreilles reçoivent ce moment intense. Le conteur alors le regarde dans les yeux et se lance dans un monologue haletant, aux sons à la fois cassants et gutturaux de sa langue, les adoucissant par moment, les crachant à d’autres. Rémi cherche son compagnon, et s’aperçoit alors qu’il est seul en face de ce vieil homme. Même si le spectacle est haut en couleur, rester à écouter de l’incompréhensible n’est pas aussi séduisant que ça et il part à la recherche de Paul. Ou le voudrait. Car il ne peut s’arracher les pieds du sol, ne peut faire un pas. Il tourne la tête, et en retour, c’est le monde qui tourne.


Il n’y a plus personne. Rémi est seul face au vieillard qui s’est approché, qui lui parle, l’exhorte à quelque chose, le menace de son bâton. La confusion envahit l’esprit de Rémi, jusqu’à ce qu’il sente une brûlure à l’épaule, celle où il est tatoué. Il recule, et plus il recule plus le feu sur sa peau est intense. Il se retourne encore, pour chercher son ami, mais il est seul face à ce vieillard, même les cabanes de bambou et de feuilles de cocotier ont disparu. Il n’y a plus que des rochers noirs, un faré et un ruisseau qui coule, tranquille, vers la mer. Il entend des tam-tams et des psalmodies lancinantes. Il a peur. Jamais il n’a eu si peur de sa vie, son ventre ne demande qu’à lâcher. Il s’écroule sur le sol lorsque la main du conteur se pose sur lui, le terrassant. Il veut se relever, mais la main insiste, pèse, ce qui surprend de la part d’un vieillard à l’apparence si frêle. Rémi a maintenant le front collé au sol rougeâtre, une force l’y maintient tandis que dans sa tête défilent des images. Des images de sa vie, pas les plus belles. Le défilement lui semble sans fin, il est pris d’un hoquet de répulsion à certaines scènes ; il n’a pas pleinement conscience qu’il en a été l’auteur, il voit un être malsain volant de l’argent à son ami Paul, il voit une fille harcelée, il voit des parents insultés, il voit ce qu’il avait oublié depuis longtemps, des détails.

La force petit à petit se réduit et Rémi, les yeux exorbités, lève la tête et regarde autour de lui. Le vieillard est assis par terre, tout proche.


Un long moment se passe, s’éternise, lorsque le vieillard s’adresse de nouveau à Rémi. Il lui parle en français, dans une structure propre à sa langue et Rémi, dans un premier temps encore tétanisé, ne comprend pas qu’on lui parle en français. C’est au cri « debout ! », impérieux, qu’il comprend qu’on s’adresse à lui. Le vieillard, qui maintenant semble fatigué, s’évanouit soudain. Rémi se retrouve sous un soleil de plomb, le faré a disparu et les festivaliers font un détour à son approche. Les autochtones parlent bas et se détournent.


Rémi est enfin un warrior et il est soudain tellement épuisé qu’il s’endort. Il s’enfonce dans des rêves de victoires et de sang, de combats et de cris auxquels se mêle la vision de tous ceux qu’il aime, de tous ceux qui ne veulent rien d’autre qu’une vie, la leur.


Paul ne dit rien. Il vient de comprendre ce qui le dérangeait dans ce tatouage lorsqu’il l’a vu pour la première fois. L’encre. Elle a une teinte de noir particulière, un noir comme fuyant, un noir que se transformera au fil du temps. Il le sait car la couleur, en quelques heures, a déjà évolué. Il comprend que ça n’a rien à voir avec le séchage. Cette encre vient d’une substance qu’il ne connaît pas.


Rémi est maintenant un warrior. Il en fera ce qu’il voudra.



 
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   Marite   
20/10/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Ce récit m'a happée dès les premières lignes. Ce n'est pas seulement la forme, l'écriture se faisant oublier au profit du fond ... L'expérience de Rémi est particulière : la rencontre avec le monde invisible auquel, sous nos latitudes occidentales, nous n'accordons que peu d'intérêt car le visible accapare tous nos sens et nous entraîne à penser que, l'Univers même, obéit à nos bons vouloirs. Seule l'expérience peut nous permettre de comprendre ...

   jeanphi   
24/10/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Rite initiatique maquillé en festival autochtone, le seul point dérangeant à mon sens est le peu de crédibilité de cette histoire. La description du guerrier est superbe. J'ai le sentiment que votre plume pourrait facilement assumer une écriture plus étoffée, mais c'est une question de préférences et d'approche.
Et enfin, le choix du terme warrior n'est-il pas hors contexte ?
Je soulève ces trois points car j'ai le sentiment que cette nouvelle pourrait encore meilleur, plus parlant, et délivrer plus en profondeur ce message de dépassement de soi.
Merci pour cette lecture

   Eskisse   
1/11/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour hersen

Beaucoup aimé... ce récit tahitien : la sagesse des anciens, la culture, la mise en parallèle du récit ancestral avec le récit contemporain ,la transmission, tout y est.
Il y a un avant et un après pour Rémi..
J'ai compris qu'il n'avait pas pour coutume d'agir pour le bien à l'inverse de ce guerrier initial .
J'ai été moi aussi happée au moment du conteur et de l'initiation, je voulais connaître la suite... Happée comme si nous étions, nous lecteurs, l'objet de ce rite.
Et on ne peut que supposer que Rémi gagnera en sagesse et ira vers le bien, l'altruisme. L'enseignement ne nous est pas imposé mais se devine par l'histoire.

   Joy   
1/11/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonsoir Hersen,

Merci pour cette histoire dépaysante !
J'ai vraiment apprécié le contraste et le lien entre le passé guerrier et le présent, plus moderne. Je trouve toute la première partie d'une belle précision, les descriptions sont superbes, vous nous donnez à voir, à vivre et c'est réjouissant.

Je dois avouer que si la transition entre les deux époques est très claire et pertinente, je trouve que le passage dans la sorte de "transe" avec le vieillard est plus abrupte. Cette partie est fort précipitée. J'ai eu un peu de mal à suivre, mais heureusement, on retombe sur ses pattes à la fin. (C'était peut-être même fait exprès).
Vous pourriez vraiment prendre davantage de temps pour nous décrire la scène, les décors et l'ambiance dans le festival... On en veut encore !

Je rejoins (je pense que c'est Eskisse) quant à l'utilisation du mot "warrior", pas très joli et très "décalé" par rapport à l'univers de votre texte.

L'essentiel à retenir, c'est que l'histoire est vraiment enivrante, une belle nouvelle, merci !

   Geigei   
2/11/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Le propos est essentiellement documentaire.
C'est une projection diapo au retour d'un séjour touristique.
Mais je suis passé à côté de l'histoire, s'il y en a une.

Le fait que la couleur des tatouages passe avec le temps préoccupe la narratrice. C'est ce que j'ai retenu.

J'ai quand même été mis en appétit par :
"L’assiette en plastique blanc côtoie la feuille de bananier, recevant l’une comme l’autre les mets à la saveur si particulière, un sucré constant, un gras réjouissant, un fruité apaisé dans les diverses préparations concoctées sur l’île ou les îles voisines, dans la plus pure tradition du lait de coco, des papayes, du fruit à pain qui accompagnent le poisson ou le cochon sauvage."

Merci pour cette carte postale colorée.

   hersen   
2/11/2023

   Cornelius   
6/11/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Merci pour cette nouvelle et pour la description de ces rites anciens pratiqués à l'autre bout du monde. J'ai surtout apprécié la première partie au détriment de la partie plus touristique et appris grâce à vous un peu de vocabulaire local comme fenua ou faré dans cette culture tahitienne que je ne connaissais pas.
Pour le reste j'aurais préféré plus de place pour les autochtones et un peu moins pour les touristes mais ce texte demeure dans l'ensemble agréable à lire.

   Jay5   
4/12/2023
Bonjour, Je pense que cette nouvelle est une belle réussite. Elle est à la fois émouvante et instructive. Elle nous invite à réfléchir à notre place dans le monde et à la nécessité de respecter les traditions ancestrales.


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