Ce texte est une participation au concours n°29 : Histoire de tombes et poésie de poussière... (informations sur ce concours).
La fille riait aux plaisanteries de son interlocuteur d’une façon un peu trop enthousiaste. Elle avait attaché ses cheveux blond cendré en deux grosses nattes qui descendaient sur ses épaules. Son débardeur trop décolleté, son maquillage exagéré et ses gestes vifs donnaient l’impression qu’elle attendait manifestement beaucoup du rendez-vous. Thomas eut un léger sourire.
Tu n’as plus vingt ans, Estelle, tu n’aurais pas dû t’habiller comme une lycéenne, c’est malvenu, décalé, le type sait déjà que c’est dans la poche, qu’il n’a plus qu’à persévérer encore une heure avec quelques blagues pas vraiment drôles pour te ramener chez lui. Où l’as-tu repéré cette fois-ci ? Sur un site internet, une appli mobile, une terrasse du centre-ville ? Il présente bien, chemisette blanche, peut-être pour affirmer la pureté des ses intentions, cet enfoiré, un jean noir un peu trop slim pour son âge. Il a mis le paquet pour les pompes, des Carmina probablement, je suis un peu trop loin pour être sûr, trop loin également pour capter la fragrance de son eau de toilette. Que lui veux-tu ? Il a la tête d’un homme marié, il s’inquiète parfois quand un groupe passe sur le trottoir, il doit se dire que l’endroit n’est pas assez discret. Que sur les quais des Chartrons, il risque de croiser son n+1 ou un directeur de service. Il bosse dans la com. Ou dans l’informatique. Un emploi de service à coup sûr, il a l’apparence, les expressions et la gestuelle des médiocres qui réussissent dans le tertiaire. Toi, tu as gardé ton regard, ce regard que nous nous bousculions tous pour recevoir, à l’époque, ta grande époque…
– Je peux vous encaisser, monsieur ?
Thomas ne put dissimiler un rictus d’agacement, se leva et posa un billet de dix euros sur la table.
– Oui, vous pouvez. Vous pouvez même garder la monnaie. – Merci, monsieur… Je vous souhaite une bonne soirée.
Tu ne crois pas si bien dire. Elle va être longue, la soirée. Et elle aura le goût du sang.
***
Pierre était ce que les gens appellent un naïf. Un rêveur, un évaporé, un innocent. Le genre de type dont on use et abuse au quotidien. Aussi bien dans la sphère privée, amoureuse ou professionnelle. Il acceptait d’obéir aux ordres des médiocres avec le sourire. Tout le monde savait qu’il avait du talent. On lui volait. Le directeur informatique de sa sordide start-up digitale savait toujours reprendre ses développements pour son propre compte. Pour se faire mousser auprès du patron en générant plus de leads que le service marketing. Et toi, tu laissais faire. J’admire le fait que tu sois resté un innocent jusqu’au bout. La plupart des gens ne comprendront pas. Tu t’es laissé dépouiller toute ta vie en pleine conscience et sans jamais concevoir la moindre rancœur. Ça n’aurait peut-être pas été si grave si tu n’avais pas rencontré Estelle. Elle savait et c’est bien ce que je lui reproche. Elle savait qu’elle allait t’exterminer. Détruire ta personnalité et ton patrimoine. Elle savait tout et ça ne l’a pas découragée. À aucun moment ta gentillesse ne lui a tordu le cœur, à aucun moment elle n’a hésité, aucune barrière morale ne s’est dressée entre elle et ta destruction. Et c’est pour toutes ces raisons que je l’aurai crevée avant l’aube.
***
Une berline, modèle récent, marque allemande, toutes options. Je vois l’homme ouvrir la portière à Estelle, dans un geste d’une galanterie surannée, d’un manque de sincérité absolu. Une fois au volant, il recula précautionneusement pour ne pas risquer de rayer la peinture de sa belle voiture à 20 000 euros et démarra en direction du Jardin public. Thomas avait rejoint son scooter au petit trot et mis tranquillement son casque. Il n’aurait aucun mal à les suivre discrètement. Et en effet quelques secondes suffirent à lui faire retrouver sa proie : la voiture tournait en direction de Gambetta. Rien d’étonnant. Le type devait habiter un des quartiers bourgeois des boulevards, Caudéran peut-être. Doublant un fourgon par la droite, Thomas fut un peu surpris de voir la berline plonger vers le cours d’Albret pour rejoindre la Victoire. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien aller foutre dans les quartiers populaires ? Le type tourna aux Capucins et s’enfonça vers Saint-Michel. De plus en plus étrange. Thomas comprit enfin quand le type se gara dans une des petites rues qui descendaient vers le fleuve : une réservation au Chapon Vert, un des restos les plus prisés de la ville, dissimulé dans les petites rues. Le mec avait l’air vraiment motivé, la soirée allait lui coûter bonbon… Estelle, splendide et souriante, sortit de la voiture avec une élégance calculée. Elle parlait vite et beaucoup mais Thomas était trop loin pour entendre les banalités qu’elle débitait à son chevalier servant. Ils s’éloignèrent lentement vers Sainte-Croix, marchant côte à côte et Thomas vit le type tenter de saisir la main d’Estelle. Il se ravisa pendant l’exécution de son geste et les paumes ne firent que se frôler. Trop tôt, il vient de se découvrir complètement, il aurait dû attendre la sortie du resto, proposer une promenade dans les petites rues pittoresques pour rejoindre la voiture, l’instant aurait été plus propice à un premier rapprochement physique…
À présent, elle sait qu’elle te tient dans sa main, pauvre petit bonhomme à hauts revenus, et que les jours prochains lui apporteront les bénéfices qu’elle recherche. Elle est habile, très psychologue, intuitive et dénuée de scrupules. Elle sait déjà que tu ne fais vraiment pas le poids. Tu as de la chance, vraiment, que je vous aie suivis. Que j’aie décidé de passer à l’action après des mois de patience. Tu n’imagines pas encore la grâce que je vais te faire.
***
Estelle n’avait quasiment pas changé depuis l’époque du lycée. Avenante, les yeux perdus dans un bleu insondable et ce même sourire surnaturel. Un peintre aurait hésité des heures entières devant ce sourire, désemparé devant toutes les émotions subtiles qu’il contenait, et il aurait peut-être renoncé à en faire le tableau. Installé à cinquante mètres du Chapon Vert, à une bruyante terrasse de bar à bobos, Thomas arborait un regard absent. La vision d’Estelle faisait s’entrechoquer les souvenirs dans son esprit. Ils étaient restés ensemble quelques années après le lycée, une période pendant laquelle ils avaient imaginé un projet de vie, le succès, le bonheur pourquoi pas. Et puis tout était subitement parti de travers. C’était arrivé précisément trois ans après le début de leur relation, un soir de novembre, un soir de premières pluies. Elle était rentrée ce soir-là avec une nouvelle émotion dans le sourire, une émotion atroce et désespérée, une émotion que Thomas n’avait jamais vue. Elle n’avait répondu à aucune de ses questions. Les gestes lents, le visage désabusé, elle avait préparé méticuleusement un petit sac à dos, après avoir pris une douche qui avait semblé à Thomas une éternité. Sa main s’était posée sur la sienne quand elle avait agrippé la poignée de la porte, il se rappelait la scène comme dans un film, les lèvres d’Estelle qui tremblaient à chaque question sans y répondre, les yeux bleus défaits, au bord des larmes, et cette rage qui s’était soudain emparée d’elle, le discours confus, les reproches… Il avait cherché à retenir sa main et elle avait eu un sursaut de défense. En reculant vivement, elle l’avait giflé, portant un coup au hasard dans un geste désespéré.
Tu n’as pas été là pour moi.
Quelques secondes après le départ d’Estelle, Thomas avait vu les appels manqués sur son téléphone. Et à la lecture des sms, il s’était écroulé sur une chaise. Le portable était allé se fracasser contre le mur et il avait dévalé les escaliers, espérant pouvoir encore la rejoindre. Il avait vu sa petite voiture disparaître au coin de la rue. Ses cris s’étaient perdus dans la nuit.
***
– Eh bien moi, ce que je pense, c’est que tu es jaloux… – Pierre… – Ça t’emmerde profondément que je sorte avec une de tes ex… Ça t’emmerde au plus haut point. Estelle, tu t’en fous, tu l’as quittée, c’est ton orgueil qui parle… – C’est elle qui m’a quitté, Pierre. – J’ai du mal à te croire vraiment… – Parce que tu préfères la croire elle…
Pauvre petit Pierre. C’est bien la seule fois de ma vie où je t’ai vu sortir de tes gonds, te rebeller contre la réalité. Pourquoi faut-il que j’aie gardé ce souvenir, le souvenir de la rancœur sur ton visage… J’ai voulu te mettre en garde et tu ne m’as pas écouté. Elle avait changé. Elle n’était plus celle que nous connaissions. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi elle s’en était prise à toi. Pour me punir moi sans doute. Elle ne pensait pas que tu la prendrais au sérieux. Elle te connaissait mal. Je n’ai pas su te convaincre ce soir-là, je n’ai pas su te raisonner et je ne me le pardonnerai jamais. Tu n’as plus décroché mes appels, tu ne m’as plus ouvert ta porte. Et trois semaines plus tard, est venu cet appel atroce au milieu de la nuit. Le médecin emmerdé qui ne sait pas comment présenter ce qu’il doit pourtant dire. Il s’est jeté à la Garonne. Je me rappelle les jours qui ont suivi la chambre funéraire, mes parents en pleurs, la cérémonie pesante pendant laquelle j’ai eu envie de tuer le prêtre qui bavardait sur ta vie. De quoi parles-tu ? Qui es-tu pour venir répandre ta morale surannée sur la mémoire de gens que tu ne connaissais pas ? Et c’est à partir de ce jour que j’ai voulu ta mort, Estelle. Concrètement et très froidement. Et j’ai voulu te la procurer la plus cruelle possible. Le suicide de Thomas t’a surprise autant que moi. Oh, tu as bien essayé de me joindre mais je n’ai jamais décroché. Alors, une petite porte inconnue s’est ouverte dans ton esprit, une porte si séduisante et si facile. Tu l’as tué en toute innocence, par hasard, presque sans faire exprès. Tu aurais presque voulu présenter des excuses. Mais tu as également pris conscience de ta force et la haine t’a investie dans ton entier, pleinement. Tu les ferais payer. Tous. Faute de pouvoir retrouver celui qui t’avait poursuivie dans ce parking sordide, ce jour où je n’ai pas été là. Depuis dix ans, tu frappes au hasard, tu repères les plus blaireaux, les plus abjects, les plus dégueulasses. Tu envoies des photos aux femmes de tes proies dès le lendemain. C’est très moral, ton affaire, je ne critique pas. Mais moi, je regarde les choses avec distance et pragmatisme. Tu peux bien t’en prendre à qui tu veux et la tête de con qui t’accompagne ce soir en tête de gondole. Tu sais bien que rien ne se rachète jamais vraiment. Et qu’il faudra bien payer pour Pierre.
***
Le couple sortit du restaurant vers 23 heures et la berline se dirigea vers la gare. Un hôtel quatre étoiles, le type ne lésinait pas, Thomas imaginait le sourire sur les lèvres d’Estelle. Il allait payer plus cher qu’il ne pensait. Le réceptionniste était absent et Thomas dut attendre dix bonnes minutes, puis sortit sa carte d’identité, sa carte bleue… Et quoi encore? Donne-moi vite la clef, que je monte me préparer.
***
Je les vois. Je n’y suis pas encore mais je les vois déjà. Le type tourne un regard effrayé quand j’enfonce la porte, je me contente de lui indiquer le fond de la chambre de l’index. Il voudrait crier mais aucun son n’arrive à sortir de sa gorge. Il est tétanisé, il a vu le couteau. Oui, j’ai décidé de faire ça salement. Estelle a bondi vers la salle de bains, je la rattrape facilement et la saisis par les cheveux. Elle crie. Je suis obligé de la faire taire d’un coup de poing. Elle glisse sur les carreaux, sa tête cogne vers la baignoire, c’est fini, elle le sait, c’est seulement par réflexe que son avant-bras se replie dans un geste de défense dérisoire. Je ne compte pas mes coups, j’en mets vraiment partout, j’ai perdu la notion du temps mais je sens que c’est allé très vite. Je manque de me vautrer en me relevant et je retourne dans la chambre. Le type me regarde avec un regard halluciné et puis il commence à gémir, il a vu la lame dans ma main, la lame maculée du sang d’Estelle. Je jette le couteau sur le lit, il ne comprend pas, il m’énerve, alors je le frappe au visage, violemment et je le projette sur le lit. Ça va être pour toi, mec. Dans quelques minutes, tu expliqueras aux flics et accessoirement à ta femme ce que tu fous dans une chambre d’hôtel avec une fille baignant dans son sang dans la salle de bains. C’est ça, tu as compris, tu fais non de la tête mais tu as compris. Et tu es tellement lâche qu’il ne te viendrait même pas à l’idée d’utiliser le couteau contre moi, ce couteau que je te contrains à ramasser. Je change tranquillement de t-shirt devant toi et j’entends quelque chose comme « pitié ». Ça me fait sourire. Il vaut mieux que ce soit toi, mec, Estelle aurait préféré. Tu as pile poil le profil des connards qu’elle vidait de leur pognon depuis des années. C’est presque justice que tu ailles en taule à ma place.
|