Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Policier/Noir/Thriller
Bob : Tique tique
 Publié le 16/06/08  -  2 commentaires  -  38043 caractères  -  45 lectures    Autres textes du même auteur

Elle l'aime... très mal et sans illusion. Il ne s'en rend pas compte. Mais son épouse, elle, finit par comprendre...
Deux femmes, intelligentes et hors normes, qui vont se livrer une guerre sans merci.


Tique tique


Il était une fois un gars super sympa, vingt-cinq ans, un mètre quatre-vingt, tignasse de paille, taches de rousseur et sourire Pepsodent, un beau gars quoi… qui travaillait dans une grosse boîte d’informatique, située près de l’OTAN, à deux pas de Bruxelles.


Ce n’était pas un ingénieur. Non. Le brave Roger plaisait à tout le monde, mais tout le monde savait aussi qu’il n’était pas une lumière. Aussi l’avait-on casé dans le service comptable, où il s’occupait de l’enregistrement des factures fournisseurs, celles qu’on a toujours bien le temps d’honorer.


Face à lui, dans le local de vingt mètres carrés qui surplombe le boulevard de l’aéroport, Zoé. Un prénom ridicule pour une bonne femme à la limite du ridicule. Quatre-vingts kilos pour un mètre cinquante-sept, noiraude, style Portugaise, avec un soupçon de moustache, des poils sur le menton et une énorme paire de lunettes à monture d’écailles, dans lesquelles flottent deux yeux de hibou.


Elle, c’est une lumière. Finaude, avisée, toujours au courant de tout, mais muette comme une tombe. Le genre « boulot, boulot » à qui on a confié les factures clients, celles qu’il faut suivre de très près et doivent être payées au grand comptant.


Voilà pour les présentations. Un peu de silence dans la salle, le spectacle va commencer. Les lumières s’éteignent, un spot tout rond éclabousse la tenture rouge de la scène… pan pan pan pan pan… on finit de se moucher ou de se racler la gorge… pan (une fois), pan (deux fois), pan (trois fois)… le rideau s’ouvre.


***


Il est treize heures. Roger revient de la cantine, où il a mangé un poulet frites pour cinq euros et son portable sonne à l’instant où il s’installe devant le PC.


Ne cherchez pas, c’est sa « Carmen », sa petite Espagnole. Elle lui téléphone tous les jours, à la même heure, du salon de coiffure, quelque part du côté de Soignies, pour lui poser les mêmes questions, auxquelles il répond en roucoulant, comme un pigeon sur le bord d’une gouttière.


- … du poulet frites… non, juré, je n’ai pris qu’une seule klouche(1) de mayonnaise… avec Bruno, on a parlé de pêche… oui, il a trouvé un coin super cool le long du canal de Charleroi… Etcétéri, etcétéra.


Zoé tiquetique sur son clavier, son nez porcin pointé vers l’écran. Elle connaît tout ça par cœur et pourrait même précéder la conversation. Mais cela ne la gêne pas le moins du monde. Que du contraire.


Car Roger, pour elle, c’est… la référence, son feuilleton télé, sa vedette, son icône. Même si elle doit bien admettre qu’il est con comme un balai. Peu importe, c’est plus fort qu’elle. S’il lève la tête pour lui demander gentiment le rouleau de papier collant ou une paire de ciseaux, elle sent comme une onde de chaleur glisser le long de son échine.


Et lorsque parfois, il interrompt son travail et contemple en rêvant les nuages blancs qui se poursuivent dans le ciel, elle l’observe en coulisse et se repaît de sa joyeuse beauté, comme on regarde un enfant.


***


La porte du local est toujours ouverte. C’est comme ça dans la société. Tout le monde va et vient sans protocole, on s’appelle par son prénom et on se tutoie, à l’américaine.


Rosy, la directrice du personnel (aujourd’hui on appelle ça, les relations humaines) entre en coup de vent, une pile de dossiers sous le bras.


C’est une grande bringue, dans la quarantaine, qui se maquille comme une speakerine, n’a jamais l’ombre d’une repousse et porte invariablement un tailleur habillé sur des bas nylon et des hauts talons qui cliquetiquent dans son sillage. Un joli visage aux rides contrôlées et l’esquisse d’un double menton qu’elle efface en tenant la tête bien droite.


Zoé ne l’aime pas. Alors là, pas du tout. Car « la vieille », comme elle la surnomme mentalement, papillote des yeux quand elle croise Roger et change même sa voix qui devient rauque, presque sensuelle.


- Bonjour mon petit Roger…


Pas un mot pour la noiraude qui pianote derrière son PC et qu’elle n’a même pas remarquée.


- C’est pour ta demande de congé. Tu n’y avais plus vraiment droit, tu sais…


Elle lui fait de gros yeux.


- Mais je me suis arrangée avec le boss. C’est d’accord ! Tiens, signe ici…


Elle se penche sur son épaule et s’attarde quelques secondes, sa joue si proche de l’autre, qu’on pourrait les croire en train de danser le slow.


- Dis-moi Rosy… c’est quoi ce parfum ? intervient le beau Roger en plongeant son nez dans le cou de la Péronnelle qui glousse de plaisir… ça sent super bon !

- Eau des Merveilles de Hermès répond-elle un peu intimidée.

- Superbe… faudra que je l’achète à ma femme !


L’autre pique un fard, ramasse ses papiers et ressort aussi sec, tandis que le grand con sourit aux anges.


***


Un ou deux jours plus tard. Treize heures. Le portable joue la Habanera du Carmen de Bizet, « l’amour est enfant de bohême » et Roger met immédiatement l’appareil à son oreille avec un Ah de satisfaction qui fait peine à voir.


- Oui ?... Des haricots princesse… non, non c’était très bon… et toi ?... super, t’es vraiment la reine des petites femmes chérie… si, si, je le pense… Ah oui ! J’ai obtenu mon congé… oui, oui, comme une lettre à la poste… Et patati et patata. La vie est faite de petits riens et pourrait continuer ainsi indéfiniment si…


Si à cet instant précis de notre histoire (mais peut-on appeler histoire, un scénario aussi terne et monotone ?), un petit quelque chose, un détail infime, un chouia de rien du tout, une parole ou même une intonation de trop… n’avait fait déborder un vase.


Car si on écoute bien et pour la première fois depuis toujours, le tiquetique de Zoé s’est interrompu.


***


Elle marche rapidement, les sourcils froncés, la lippe boudeuse, le sac à main collé contre son ventre, rapport aux pickpockets. Ses quatre-vingts kilos se forcent un passage au milieu de la piétaille qui descend en grappe vers le métro.


Si vous pouviez suivre son rythme, vous l’entendriez ruminer comme une vache. Ses prunelles sont noires, presque fixes et ses narines palpitent de colère retenue.


- Ça commence à bien faire… répète-t-elle comme un mantra… ça commence à bien faire !


Pauvre Zoé.


***


Carmen porte bien son nom. Petite et vive comme une Andalouse, toujours en mouvement et le verbe haut, elle dirige son grand dadais comme un cheval. Faut voir avec quel regard elle l’exhibe devant ses amies qui toutes, sans exception, se ruent sur leur couple (en fait sur lui) pour demander comment ils se portent ou les inviter à un prochain barbecue.


Mais attention ! On peut regarder, mais pas toucher et la petite Carmen monte la garde comme un rottweiler femelle.


Ce soir, Roger s’est rendu au comité du foot local (rien que des mecs) et elle regarde Koh-Lanta à la télé en grignotant un paquet de chips. Car la petite peut manger tout ce qu’elle veut, elle ne grossit jamais. Encore un avantage dont elle n’est pas peu fière et que les clientes du salon lui envient.


- Mais enfin, Carmen ! Comment faites-vous pour rester toujours aussi mince ?


Elle rigole in petto en se versant un deuxième verre de vin, lorsque retentit la sonnerie du téléphone, celui de l’entrée.


Qui peut bien appeler à cette heure ? Elle se lève en soupirant, traverse le salon un œil rivé sur l’écran, pour ne rien perdre du conseil en cours, et décroche enfin, la bouche encore pleine de pétales frits :


- Allo ?


Quelques secondes de silence, comme si la ligne était vide, puis une voix de femme, hésitante, qui demande :


- Roger… c’est toi ?


Son sang ne fait qu’un tour et elle enchaîne aussi vite :


- Non, Madame ou Mademoiselle, Roger n’est pas là… qui êtes-vous ?


Nouveau silence… suivi d’un déclic. On a raccroché.


***


On ne vous l’a pas encore dit, mais Zoé est « près de ses sous ». On pourrait même préciser « radine ». Sauf pour la bouffe… on en reparlera plus en détail, mais elle est plus qu’un fin gourmet, quelqu’un qui peut faire la différence entre un foie gras de canard cuit dans un bouillon de volaille et une coquille Saint-Jacques étuvée de fenouil et poivrons doux safranés.


Pour de telles assiettes, le prix ne compte plus, mais pour le reste… on peut carrément dire que ses billets sortent du portefeuille avec un élastique. Aussi est-ce avec stupéfaction qu’on la voit pénétrer ce samedi matin dans la boutique luxueuse de Paris-XL (3), son sac bien coincé contre le ventre.


Une jeune vendeuse à la jupe si courte qu’on voit sa culotte lorsqu’elle lève les yeux d’étonnement, se précipite vers elle avec un sourire commercial qui ressemble à une tirette éclair.


- Madame ? Puis-je vous aider ? Nous avons une très belle variété d’eaux de Cologne, mais également des parfums plus fleuris à base de jasmin, de muguet ou même de rose, qui conviennent très bien à des personnes de votre âge… Voulez-vous essayer ?


La grosse la regarde d’un œil torve, attend que le 45 tours ait terminé son speech, puis demande d’un ton de bouledogue.


- Eau des Merveilles.

- Eau des Merveilles ? répète la Poupée Barbie, les sourcils en guidon de vélo et la culotte rose une nouvelle fois à l’air. Vous êtes bien sûre ?

- Combien ça coûte ?

- Eh bien… voyons voir.


Elle attrape un catalogue et cherche rapidement dans la liste Hermès.


- Voilà… soixante-deux euros !

- Soixante-deux euros ?

- Soixante-deux euros, confirme-t-elle.

- Mais je n’ai pas besoin d’une bouteille… un petit flacon suffira, le plus petit que vous ayez !

- Soixante-deux euros… reprend le disque rayé… c’est le prix d’un petit flacon de cinquante millilitres !


Elle montre la taille avec deux doigts.


Zoé la contemple une seconde, comme si elle venait de péter, farfouille dans sa sacoche et sort le regard noir deux coupures de cinquante que la donzelle lui arrache des mains d’un air hautain. Ces deux là, ne seront jamais copines.


***


Zoé, on l’a compris, ne va jamais à la cantine. Beaucoup trop dégueulasse… Il est midi trente et elle tiquetique son heure supplémentaire sans lever la tête, son nez porcin pointé sur l’écran. Pas une âme en vue, les couloirs sont vides.


Soudain, elle se lève, ouvre son tiroir, y prend le minuscule flacon de parfum, traverse le bureau, décapsule et verse rapidement une gouttelette sous le col de la veste de son collègue.

Le temps de l’écrire, elle a déjà regagné sa place et le tiquetique du clavier reprend. On dirait le tic-tac d’une horloge murale.


***


Roseline Vanneste, dite Rosy, s’observe avec minutie dans le miroir des toilettes pour dames. Quarante ans, c’est un bel âge pour une femme essaie-t-elle de se convaincre. Il y a bien sûr les pattes-d'oie au coin des yeux et ce pli discret qui tombe aux commissures des lèvres. Mais il suffit de sourire (ce qu’elle fait à l’instant) pour découvrir une dentition parfaite et presque blanche.


Elle s’inspecte ainsi tous les matins, avant d’aller manger. Histoire de s’asseoir bien nette et pomponnée devant les cadres de l’entreprise, qui se disputent l’honneur de dîner en sa compagnie.

Rosy ne supporte pas le moindre laisser-aller. Tout doit être parfait. Non pas pour séduire ces quadragénaires un peu ventripotents et dégarnis, qui lui racontent des blagues corsées ou font semblant d’être cultivés. Mais parce qu’elle a pris goût aux compliments et que, ma foi, ils n’en sont pas avares.


Parfois, le petit Roger prend place à son côté, et elle doit bien reconnaître qu’il ne lui est pas indifférent. Quel beau gosse ! À quelques années près, elle aurait pu être sa mère… mais bon. Il n’a pas l’air de se plaindre de sa présence et elle voit bien (une femme sent ces choses) qu’il joue au petit coq et essaie de briller devant elle.


Elle examine sa coiffure, vérifie qu’aucun cheveu gris n’a échappé à la teinture, rebrosse consciencieusement cette frange qui lui donne un air jeune et déluré. Puis s’apprête à ressortir, lorsque la porte s’ouvre dans son dos.


C’est la grosse de la facturation. Celle-là, elle ne la supporte pas. Rien à redire pour son boulot, mais ce regard de fouine et cette façon de raser les murs… Heureusement, la zombie s’enferme aussitôt dans une toilette, ce qui leur épargne la peine de devoir échanger des politesses. Rosy rassemble son nécessaire à maquillage et s’esquive.


***


La porte du cabinet s’ouvre aussi vite. Zoé, qui n’a même pas relevé sa jupe, s’approche du lavabo que la responsable des relations humaines vient de quitter et inspecte longuement la cuvette de ses grosses loupes à écaille, pour trouver enfin ce qu’elle cherche.


Deux longs cheveux noirs, qu’elle enroule doucement en forme de boulette autour de son doigt et glisse dans la fente d’un vêtement qui ressemble plus à un tablier qu’à une robe.

Deux longs cheveux noirs, qui iront se loger entre l’heure de midi sous le col de la veste de Roger et dans sa poche de poitrine.


***


Laissons passer quelques jours…


Curieux. Il est treize heures quinze et le GSM de Roger n’a toujours pas chanté « l’amour est enfant de bohème ». Le pauvre n’a d’ailleurs pas l’air en forme et travaille avec application, ce qui ne lui ressemble vraiment pas.


- Votre épouse est en vacances ? interroge Zoé qui l’observe par-dessus l’écran de son ordinateur.


Il relève la tête et regarde les deux hublots aux montures d’écaille, interloqué. C’est bien la première fois qu’elle lui adresse la parole pour autre chose qu’un bic ou un dossier.


- Non, pourquoi ?

- Pour rien… conclut la grosse en re-disparaissant derrière son PC.

- Oh ! Je suppose que vous vous demandez pourquoi ma femme ne téléphone pas ? ajoute-t-il en interrompant son boulot. Je n’en sais rien. Depuis quelques jours, elle me tire la gueule et je ne sais même pas pourquoi ? Vous vous rendez compte… vous qui êtes une femme, vous comprenez ça ?

- Elle ne vous a rien dit ? résonne la voix de Zoé derrière son ordi.

- Non, pas un seul mot…


Un silence. Interruption du tiquetique. Et enfin…


- Votre épouse est une femme intelligente.


Roger regarde la bouche en cul de poule, sans comprendre, hausse les épaules, pousse un long soupir et se remet au travail.


***


Deux semaines plus tard.


L’été se termine en quenouille (orages et pluies) et se retire sur la pointe des pieds. Les vacances sont bien terminées et dans la boîte, tout le monde se remet à courir dans tous les sens à la recherche du chiffre d’affaires. Vous n’avez pas vu le chiffre d’affaires ? Non… vous avez regardé sous la photocopieuse ?


Zoe s’approche silencieusement de la réceptionniste de l’entrée, qu’elle surprend dans la contemplation amorphe de l’écran de surveillance, où quatre images semblent figées en croix.


- Mon dieu… sursaute la fille la main sur le cœur… vous m’avez fait peur, j’ai cru que c’était Monsieur Jaquet !

- Vous n’auriez pas le portable de Madame Vanneste ? demande le hibou avec un regard neutre et poli. Je dois la contacter et elle est sortie…

- Un instant…


La standardiste farfouille dans son désordre, trouve l’annuaire et recopie le numéro sur un bout de papier.


- Merci… répond la grosse qui s’en va comme elle est venue, lourdement et sans bruit.


***


Ce midi, Roger a trouvé une place en face de Rosy et lui explique en long et en large la mauvaise passe que traverse son couple. Quand on est con, on l’est en général pour toute la vie.


Celle qui pourrait être sa mère, à quelques années près, mais a encore de très beaux restes, l’écoute avec ravissement. Car ils parlent à mi-voix, presque en intimité et que leurs genoux se touchent sous la table.


Pendant ce temps, dans le bureau désert, deux étages plus bas, Zoé recopie dans l’agenda du bel imbécile, le numéro de téléphone qu’elle a reçu à l’accueil. En choisissant un endroit discret, tout à la fin, en lettres minuscules et sans nom en regard. Juste ce qu’il faut pour intriguer. Puis elle remet le carnet dans la poche intérieure de la veste où elle l’a emprunté.


Dehors, le temps se gâte. Le ciel est sombre, menaçant et les nuages se poursuivent en s’entredéchirant.


***


Ajoutons encore quelques belles journées de septembre.


- Roger… voulez-vous m’aider s’il vous plaît ?


Le hibou est debout à côté de sa table de travail, avec la tour de l’ordinateur dans les bras.


- Le câble du réseau s’est entortillé avec celui de l’imprimante et il faudrait démêler les fils.


Le grand se lève aussitôt, toujours heureux de rendre service, et plonge à croupetons sous le bureau où on l’entend ahaner et pousser un juron discret en se cognant le crâne contre le cadre en alu.


- Les femmes de ménage ne doivent pas passer souvent ici en dessous des bureaux… commente-t-il en tripatouillant les fiches… c’est plein de peluches(2) et plus poussiéreux qu’un grenier.


Zoé attend patiemment qu’il en ait terminé et au moment où il s’extirpe enfin à reculons des profondeurs informatiques, laisse tomber l’appareil d’un seul bloc sur ses épaules.


- Aïe ! hurle-t-il en retombant sur les genoux.

- Oh, je suis désolée… s’écrie-t-elle en reprenant avec maladresse la lourde caisse métallique, vous n’êtes pas blessé ?

- Non, non, ça va... répond le brave, en se redressant avec une grimace de douleur. J’espère que ma chemise n’est pas déchirée…

- Non, mais je crois que vous allez avoir une belle griffe dans le dos…


Et chacun de retourner à son siège, l’un en se massant l’omoplate et l’autre avec sur sa bouille lunaire, un curieux sourire, plus mince qu’une lame de rasoir.


***


- Carmen…


Roger se dresse devant elle, les bras ballants, les yeux implorants.


- Dis-moi ce qu’il y a… je t’en prie. Tu ne me parles plus, tu ne rigoles plus, tu ne m’engueules plus… Mais qu'est-ce qui t’arrive ? J’ai fait quelque chose ?


Pas de réponse. Elle repasse des chemises le front baissé, une mèche rebelle dansant devant son œil noir et fixe.


- Mais réponds-moi… dis quelque chose, insiste-t-il en s’asseyant à même le sol, contre le mur. Qu'est-ce que j’ai fait, que me reproches-tu ?


Elle repose le fer d’un coup sec.


- Je ne sais pas, c’est ça le problème… je m’interroge ?


Puis comme il écarte les bras en signe d’incompréhension.


- C’est lundi, la fête à ton boulot ?

- Ben oui, comme chaque année, fin septembre…

- J’irai avec toi.

- Mais ma Puce… ça ne va pas… ça ne se fait pas… tu sais quand même que les époux et épouses ne sont pas invités ! C’est juste entre collègues… ça a toujours été comme ça !

- Comme ça ou pas comme ça, je viens avec toi… Je ne connais personne à ton travail. C’est le moment de faire connaissance… t’as qu’à inventer quelque chose !


Il la contemple bouche bée.


- Explique-leur que les coiffeuses ferment le lundi et que j’en profite pour faire mes achats professionnels à Bruxelles, ciseaux, shampoings… débrouille-toi.

- Bon, d’accord… accepte-t-il enfin en se grattant la tête. C’est pas habituel, mais… je suppose que ça passera !


***


La grande fête du personnel se déroule invariablement de la même façon. On termine le travail à une heure, on ferme la grande porte vitrée qui donne sur la rue, on vide le show-room pour y ranger des tables et des chaises, puis on apporte les bouteilles, les sandwichs et la sono commandés par Rosy, aux frais du patron. La musique aidant, tout le monde descend par petits groupes.


Au début, c’est plutôt guindé. On parle boulot et on échange des plaisanteries très comme il faut. Puis imperceptiblement, l’ambiance monte… les verres se vident, se remplissent, se revident, les cravates se dénouent et enfin, on se met à danser. Sur place d’abord, en tenant son Martini d’une main et une cigarette dans l’autre, puis sur la piste, où les rires un peu éméchés se mettent à fuser. Bref, rien de bien particulier.


Le dikke Gert (le gros Gérard) du stock est comme d’habitude le premier bourré et fait le tour de la salle avec une bouteille de mousseux qu’il propose à tout le monde, sans oublier de donner l’exemple, une partie dans sa flûte et l’autre sur le dallage. Mieke du commercial, a déjà perdu un bouton dans l’aventure et son décolleté s’évase doucement en direction du nombril.


Le son des baffles (deux fois 200 watts) devient assourdissant et les fenêtres commencent à vibrer au rythme d’un Iglesias. Pas le père. Non. Encore pire, le fils ! Ben oui, c’est comme ça. Ici, on aime le latino.


***


Zoé est assise dans un coin, près des vitrines d’exposition et observe cette scène breughélienne d’un œil torve. Pas de danger qu’on l’invite à danser. Ça n’est jamais arrivé et à dire vrai, la plupart des employés de la boîte ignorent même son prénom. Tout le monde connaît Mademoiselle Dumortier, celle qui sait tout, la protégée de Jaquet, mais pour le reste, basta.


De temps en temps, l’un ou l’autre passe à sa portée et lance prudemment :


- Alors, ça va ?


Mais elle pourrait répondre « Oui ! » ou « Non ! » ou même « Pas très bien, j’ai un cancer au stade terminal ! » qu’il s’en irait quand même, le pouce levé, en commentant :


- Super, super… chouette ambiance, hein ?


Zoé s’en fout et attend patiemment que cette bande de minables termine son happening pour rentrer à l’appartement et se cuisiner… « Voyons voir : que pourrait-elle déguster ce soir ? » Elle hésite encore… « des boulettes à l’indienne avec… mais oui, pourquoi pas, une mousseline de pommes de terre aux brocolis… un peu de crème fraîche, un jaune d’œuf, sel, poivre…

Ou alors… » qu’avait-elle encore trouvé ce matin dans le Guide de la cuisine… « ah oui, une salade de choux aux lardons… »


***


Il y a un tel tintamarre et une telle animation dans la salle que personne n’a remarqué la porte qui s’ouvre et découvre une bonne femme, plutôt mignonne, qui s’encadre dans l’embrasure et semble chercher quelqu’un du regard. Personne, sauf Zoé qui, bien qu’étonnée, devine tout de suite de qui il s’agit. Petite, noirette, l’air décidé, yeux de braise…


« Qu’est-ce que Miss Andalousie vient faire ici ? » se demande-t-elle, soudain très excitée, au point d’en oublier ses recettes culinaires. D’ailleurs voilà le grand dadais, qui se précipite vers elle, un sourire embêté sur son beau visage.


Zoé ne perd pas une miette de la confrontation et doit même se pencher à 45 ° pour suivre leurs échanges verbaux, joue contre joue, tant la sono est tonitruante.


D’autres interviennent à leur tour, intrigués par la présence de cette étrangère, que leur copain présente avec des explications visiblement emberlificotées.


La grosse s’amuse comme une folle, car elle voit bien que Carmen n’écoute personne, répond d’un sourire distrait et scrute surtout d’un regard noir, les unes après les autres, les poufiasses qui se déhanchent sur la piste en agitant des culs de Brésiliennes et des seins de négresses.


- Marthe ! intervient Zoé en arrêtant du bras la réceptionniste qui passe devant elle avec un plateau de zakouskis. Tu as vu ?


Elle montre discrètement du menton, le petit groupe qui continue à bavarder devant l’entrée.


- Ben oui… que veux-tu que j’y fasse ? répond l’hôtesse dont le chemiser commence lui aussi à se découvrir.

- Si Jaquet apprend ça… poursuit la grosse à mi-voix… tu le connais, ça va gueuler… et comme c’est toi qui est à l’accueil !

- Mais j’y suis pour rien, moi… elle a dû entrer par le parking ?


Elle hésite une seconde désemparée…


- Tu crois que je devrais aller lui dire ? C’est pas facile… c’est quand même la femme de Roger ?

- À ta place… chuchote notre araignée, les verres de ses lunettes luisants dans la pénombre… je préviendrais Rosy. Après tout, c’est elle la responsable du personnel… elle fera ça très bien… ne t’inquiète pas, tout en diplomatie.

- T’as raison… conclut l’autre, tout heureuse d’avoir trouvé un bouc émissaire… je vais la prévenir.


***


La suite se déroule comme un ballet bien huilé.


Un, la réceptionniste se faufile entre les danseurs jusqu’à Rosy qui discute tranquillement avec le directeur technique, un grand chauve que tout le monde appelle Chirac parce qu’il parle toujours d’un air pompeux, comme s’il portait un toast dans un dîner de mariage.


Deux, les deux femmes se concertent brièvement. La responsable des relations humaines se dresse sur la pointe des pieds pour examiner le couple qui devise près de l’entrée, tire une moue de désapprobation, puis signale d’un mouvement de tête, qu’elle va s’en occuper.


Trois, Rosy traverse la salle dans l’autre sens, en essayant tant bien que mal d’éviter ses collègues qui se démènent dans un boucan pas possible, et s’avance vers Carmen, avec un sourire 52 dents, et la mine profondément désolée de quelqu’un qui doit annoncer la mort de toute une famille dans un accident de voiture.

Quatre, notre Andalouse la voit s’approcher d’un air méfiant et soudain…


La ré-vé-la-tion.


La petite examine la coiffure apprêtée de sa vis-à-vis, arque le bout de son nez, fait vibrer ses narines et ses yeux passent instantanément du sombre au noir le plus profond. Dans un dessin animé, on décrirait ça avec un éclair bleu qui crépite autour des antagonistes et un grand coup de cymbale.


À dix mètres de là, de l’autre côté de la salle, Zoé exulte et doit se contenir de toutes ses forces pour ne pas bondir… de quoi, au fait ? De joie ? D’émotion ? De rage ? Elle-même l’ignore, mais bon sang, quelle giclée d’adrénaline !


***


Passons sur les détails et l’échange glacial entre les deux femmes.

Carmen s’engouffre dans l’ascenseur « raide comme une saillie » pour reprendre l’expression de Jacques Brel. Le miroir de la cabine pourrait fondre à l’emplacement de ses yeux tant ils fulminent de rage contenue.


« Non mais ! » Se faire éconduire devant tout le monde, par la maîtresse de son mari. Faut le faire ! « Un vrai plouc celui-là…et un faux-cul ! On aurait dit qu’il cherchait un trou de souris pour se cacher… » Elle l’aurait bien giflé, mais il ne perd rien pour attendre… D’ailleurs elle l’a planté sur place, tant il avait l’air ébahi, « Nul… c’est exactement ça… nul ! »


Et cette grande bringue alors… déguisée en hôtesse de foire, avec son nid d’oiseaux sur la tête, son maquillage de pute et ses airs de ne pas avoir l’air !


Elle shoote contre la double porte du lift, qui s’ouvre comme par magie sur le hall d’accueil plongé dans la pénombre. Les néons sont éteints et seul le comptoir de la réception brille faiblement d’une lumière bleue, due au téléviseur de contrôle sur lequel bougent quatre images en croix.


La furie, qui s’apprête à rejoindre sa voiture, a déjà la main sur la porte du garage, lorsqu’une idée lui traverse l’esprit. Elle s’arrête, hésite une seconde, revient sur ses pas, s’approche lentement du bureau et prend place sur le siège à roulettes de Marthe.


Sur l’écran, trois images sont immobiles, leurs caméras étant fixées sur le trottoir devant l’entrée, le parking et un long couloir truffé de portes. La quatrième par contre ressemble a une émission de variétés, dont on aurait coupé le son, car il donne sur la salle qu’elle vient de quitter, avec les connards qui dansent en silence.


Carmen aperçoit au bas de l’appareil un petit boîtier comprenant quatre touches et deux petits curseurs cylindriques qu’elle identifie rapidement. Un plot pour visionner une caméra en plein écran et deux boutons pour la faire pivoter et zoomer.


***


Là… elle distingue Roger, environné de secrétaires (elle a l’habitude), qui explique pour la dixième fois, la mine déconfite, ce qui vient de se passer. Il a vraiment l’air de ne rien comprendre et les gonzesses semblent toutes prêtes à le prendre dans leurs bras pour le consoler (ça aussi, elle connaît).

« Mais alors, où est la pute ? »


Elle exécute un travelling circulaire et la découvre bientôt en pleine discussion avec trois cadres qui jouent au supérieur et là… nouvel étonnement. La Rosy sourit, s’esclaffe en agitant sa flute de mousseux, se dandine d’un haut talon sur l’autre, bref se conduit comme si tout se déroulait le plus normalement du monde.


Carmen fait plusieurs va-et-vient avec la caméra et doit se rendre à l’évidence : les deux amants ou prétendus amants n’ont pas l’air d’être des amants. Une femme voit ces choses… le regard qui glisse, un dos qui se redresse, un ventre qui rentre. Non. Rien. Ou ces deux-là sont les champions toutes catégories de l’hypocrisie ou il n’y a rien ! Et puis, elle connaît son mec. Au moindre mensonge ou faux-semblant, son nez s’allonge comme celui de Pinocchio !


« Mais alors ? »


Elle s’appuie des coudes sur le comptoir et se met à phosphorer, les mains jointes sur son nez.


« Il y en a une autre ? »


Elle retourne à son écran et entreprend de zoomer sur toutes les bonnes femmes de la salle, en essayant d’en repérer une qui fixe son homme ou paraît s’y intéresser. Effectivement, il y en a une… une petite grosse avec des lunettes de plongée, assise près des vitrines d’exposition. Un vrai thon, dont le regard ne quitte pas une seconde son homme.


« Zoé… » devine-t-elle. « C’est la seule qui connaît suffisamment Roger pour comprendre ce qui s’est passé… elle doit savoir… je suis sûre qu’elle est au courant ! »


***


Zoé fonce vers la bouche de métro, son sac coincé contre le ventre rapport aux pickpockets et aux voleurs à la tire. Elle rumine de sombres pensées, tout en pestant contre ces syndicalistes à la con qui organisent cette fête ridicule.


La vérité, c’est qu’elle est désemparée. La rencontre entre Carmen et Rosy s’est déroulée de façon inattendue, plus tôt que prévu, mais exactement comme elle l’avait prévu et ça… ça flatte son intelligence. Mais elle n’éprouve aucun plaisir. Au contraire…

Elle revoit le visage perdu et catastrophé de son « grand enfant » devant la punaise qui lui sert de femme.


Il était au bord des larmes et elle-même, derrière ses hublots humides, avait toutes les peines du monde à cacher son émotion. Heureusement que personne ne la regardait. De ce côté-là, elle est tranquille. Personne ne la regarde jamais…


***


Son immeuble n’a pas d’ascenseur, mais il est stylé et sa cage d’escalier une pure merveille, qui vaut donc la peine d’être gravie à pied. Zoé monte lentement, en laissant glisser une main boudinée le long de la rampe en fer forgé et énumère déjà dans sa tête la liste des ingrédients nécessaires à son prochain souper.


« Oui, normalement j’ai tout… » se dit-elle en atteignant son palier plongé dans la pénombre. « Il me reste quelques échalotes roses et deux ou trois rondelles de citron pour décorer… »


C’est au moment où elle introduit sa clé dans la serrure de la haute porte ouvragée qu’elle entend la voix.


- Bonsoir Zoé !


Elle sursaute à peine et distingue une forme sombre, assise sur les marches qui mènent à l’étage supérieur. Elle a déjà compris. C’est Carmen.


- Je suis désolée de vous déranger comme ça… mais je devais absolument vous voir… et je crois que vous en connaissez la raison ?


Zoé la regarde un instant sans un mot, puis pénètre dans l’appartement en laissant le battant ouvert. Signe que l’autre peut entrer.


- Il fait superbe chez vous… enchaîne la punaise en se glissant discrètement derrière elle dans un vaste salon au plafond ouvragé, où pend un lustre de cristal. Superbe !


La grosse se débarrasse de son sac qu’elle laisse tomber sur un canapé de style Louis quelque chose, enlève son imper puis traverse la pièce en direction de la cuisine, comme si sa visiteuse n’existait pas.


- Écoutez-moi Zoé… poursuit la petite en la suivant à la trace, si quelqu’un connaît mon Roger, c’est bien vous… rien ne vous échappe, il me l’a répété cent fois… il me faut un nom, un seul… un nom et je repars tellement vite que vous aurez l’impression de ne pas m’avoir vue ?


Zoé ouvre son frigo et s’attarde songeuse devant les victuailles soigneusement alignées sur les rayons transparents… Lorsque la petite furie saute sur son dos et applique avec force sur son nez porcin un tampon à forte odeur pharmaceutique.


***


Et arriva ce qui devait arriver.


***


Combien de temps est-elle restée dans les vapes ? Une bonne demi-heure pense-t-elle. Pour autant qu’elle soit encore en mesure de mettre deux idées l’une devant l’autre. Elle veut relever la tête mais une douleur stridente lui traverse le crâne. « Attends, ma fille… calme… garde les yeux fermés et attend quelques secondes ! »


Du chloroforme ! Cette peste a employé du Chloroforme et ça marche. La preuve. Elle entend vaguement du bruit autour d’elle (quelqu’un qui va et vient), puis se rend compte, qu’elle est immobilisée, les mains entravées dans le dos contre le dossier d’un fauteuil. Idem pour les jambes, fermement liées contre les pieds en bois.


Elle soulève enfin les paupières et découvre une scène bien étrange. Carmen a déplié la planche à repasser et vérifie la température du fer, une manne de linge posée sur une chaise.


- Ha, on se réveille ! Ça va ? Pas trop mal à la tête ?


Ses prunelles noires plus fines que des têtes d’épingle la traversent de part en part.


- Oui… quand je suis très énervée, il n’y a que ça qui me calme : le repassage !


« Elle est folle » songe la grosse, plus intéressée qu’inquiète. « Cette fille est folle, aussi cinglée que moi… »


- J’ai vidé ton séchoir. Oh, il n’y avait pas grand-chose, mais ça m’aide à passer le temps !


Elle déploie une blouse mauve avec de petits boutons argentés (vingt-trois euros chez « Mirabelle ») et l’étend délicatement sur la housse molletonnée.


- Oui… j’ai un peu fouillé pendant ton absence, tu ne m’en veux pas ?


« Que sait-elle exactement ? » se demande Zoé en agitant ses doigts engourdis par le lien, un rouleau de scotch qui se trouvait dans le tiroir de la cuisine.


- 613… ça te dit quelque chose ? poursuit Carmen en attaquant le col satiné.


Le numéro du bureau traduit la grosse en silence, le visage renfrogné. Sixième étage, local 13.


Et la furie de lui expliquer en détail, presque gaiement, l’histoire des écrans de surveillance et du zoom final sur Zoe le regard fixé sur son homme.


- J’ai d’abord pensé que tu savais que mon connard de Roger me trompait et que tu t’inquiétais pour lui… Ça ne pouvait pas être toi. Il suffit de voir ta tronche… on dirait une truie à lunettes !


Elle projette un jet de vapeur, puis se met à repasser une manche.


- Alors, je me suis dit comme ça… et si on profitait qu’ils sont tous en bas à déconner, pour faire une petite visite au bureau ! Je savais que c’était le 613, puisque c’est ainsi que mon grand dadais commence sa semaine… Elle l’imite : En avant toute… cap sur le 613 !


Elle retourne posément la blouse, l’étend délicatement du plat de la main et reprend son travail.


- Oh, je n’ai pas dû chercher longtemps… tu sais ce que j’ai trouvé dans ton bordel, Miss Peggy ?


Elle va jusqu’à la table du salon et revient avec un objet qu’elle brandit devant les loupes atones de la grosse, qui ne bronche toujours pas, comme absente.


- Ça ! Un flacon d’Eau des Merveilles… et puis encore… ceci… une enveloppe de carte de visite avec des cheveux roulés en boule ! Et des tonnes de magazines de cuisine !


Elle se penche vers elle. Si près que ses cheveux mi-longs caressent la joue de la prisonnière qui baisse la tête, comme quelqu’un qui boude.


- La cuisine… la bouffe… on dirait que ça te botte, petite truie gourmande. Ton frigo est plein à ras bord. Et pas des trucs de chez Aldi… non, non, du super frais de chez Rob ! Dis-moi ça doit coûter un max tout ça ?

Je vais te dire… je parie que le soir tu te goinfres en silence… tout comme tu baves devant mon mec en faisant semblant de tiquetiquer sur ton clavier !


« Bien vu », se dit le hibou, ses grosses lèvres moustachues serrées comme une paire de fesses. « Cette peste est maligne comme une guenon… bien fait pour ma pomme. À force de me savoir supérieure aux autres, je suis tombée sur un alter ego ! »


La petite se redresse soudain, avec une lueur délirante dans le regard. Une pince à sucre… il me faut une pince à sucre ! Elle retourne à la cuisine où on l’entend farfouiller dans les tiroirs et réapparaît bientôt avec l’objet à bout de bras.


- Un instant, petit groin à jumelles… puisque tu n’as rien à dire, pas un mot, pas un commentaire, même pas une excuse, Maman va te faire passer le goût des choses…


Elle tire la planche à repasser devant la trogne bourrue de Zoe qu’elle attrape par le chignon et coince contre la table de travail, lui écarte la bouche avec son outil, lui attrape la langue qu’elle tire comme une vulgaire languette, lève son fer dont elle essaie d’un coup le spray vapeur et dépose la semelle bouillante sur la muqueuse humide dont elle brûle aussi vite toutes les papilles.


***


Cela va vous paraître bizarre, mais Zoé n’a rien dit. Pas un mot.


Elle est revenue un mois plus tard à la boîte en inventant un accident qui n’intéressait personne. Bien sûr, on ne comprend plus rien de ce qu’elle bredouille, mais comme de toute façon elle ne disait jamais rien, Jaquet a décrété que cela n’avait aucune importance.


Autre chose. Roger est parti. Carmen lui a trouvé un boulot de plombier chez son oncle et il paraît qu’il est très content.


Le bureau fait vide, quand on passe devant. Il faut vraiment s’arrêter pour apercevoir dans le coin près de la fenêtre, la touffe de cheveux gris de Zoé qui dépasse derrière l’écran de la comptabilité.


Tiquetique tic tic tique tique…



FIN


____________________________________


(1) cuillerée

(2) flocon de poussière

(3) Parfumerie célèbre de Bruxelles



 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Anonyme   
18/6/2008
 a aimé ce texte 
Bien
j'aime bien, malgré le style parlé qui n'est pas mon préféré...

Il y a beaucoup d'humour (noir).
Par contre j'ai moins aimé les mots* (expressions bien d'chez nous) et les scènes parfois un peu cliché.
Mais j'ai trouvé Zoé/Carmen la scène finale géniale (je pense même que tu aurais pu t'arrêter là).

Premier récit del'auteur que je lis, et je suis agréablement surprise, bien que selon moi il pourrait être amélioé.

merci

   Cyberalx   
6/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Mince ! Je suis allé au bout s'en m'en rendre compte.
Je trouve que cette nouvelle est très bien construite, elle est drôle, et les quelques (trop rares) réflexions sur la façon dont fonctionne l'entreprise et son microcosme montrent un sens de l'observation accru, un poil de cruauté en plus ne m'aurait pas déplu, mais c'est vraiment pour chipoter.

Bravo.


Oniris Copyright © 2007-2023