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Fantastique/Merveilleux
Cyrill : Le sens du voyage
 Publié le 29/08/23  -  10 commentaires  -  12476 caractères  -  171 lectures    Autres textes du même auteur

Première de couverture.


Le sens du voyage


Sans raison apparente, la locomotive quitta les rails pour aller s’encastrer avec une violence inouïe dans la roche. Le premier wagon partit seul sur le côté, comme un cheval devenu fou. Le deuxième avait déjà perdu un peu de vitesse. Soulevé par un troisième piaffant, il fit néanmoins une ruade qui projeta les passagers vers l’avant, tels des pantins pris d’une agitation incompréhensible. Puis il s’immobilisa tête en bas, les laissant, masse chaotique, les uns mourant sur d’autres gémissant. Des bagages orphelins suivirent en bâillant. En fleurs écloses du carnage, le sang avait jailli des points d’impact pour s’en aller ruisseler au milieu des travées démantibulées, imbibant au passage la mousse que des fauteuils désertés dégueulaient par leurs bouches déchirées, grandes ouvertes à la provende. Par un sens aigu du devoir le fluide revenait alors couvrir d’un voile vermillon, comme pour les sublimer, les corps meurtris, brisés, déchiquetés. Parmi les derniers à échouer dans ce foutoir composite, je fus heureusement épargné de blessures trop sérieuses. Ma tête avait cogné contre je ne savais quoi et je restai longtemps étourdi, dans un état cotonneux mais peu éprouvé, à peine dolent de plaies légères, d’égratignures ne semblant pas me concerner.

Une lumière éblouissante vernissait cet étrange étal qui paraissait exposé pour l’achalandage en un tableau abstrait, nimbait d’irréalité le fatras de métal, de verre et d’humains, de chairs et d’os, d’objets hétéroclites envoyés valser çà et là sans distinction ni logique. Un sac à dos éventré déversait son contenu interlope dans l’abdomen échancré d’une brave femme à permanente. Une casquette à la visière translucide recouvrait de son flocage présomptueux des fesses nues et confuses. La moitié supérieure d’un baigneur en celluloïd égrena les paroles d’une chanson enfantine avant de basculer, en léger ralenti. Il termina sa culbute en posant le front dans la paume d’une main tendrement offerte. Dors, bébé. Des sacs, des sacoches, des valises, des porte-monnaie se délestaient de leurs mitrailles, chiffons, secrets. Un escarpin noir en cuir verni surmonté d’un mollet blanc écrasait sans miséricorde un visage frappé de stupeur. Des portables émettaient des sonneries diverses, des appels au néant. J’entendis aussi la plainte déchirante d’un chien, que je pris un instant pour une sonnerie incongrue. Ou bien était-ce une sonnerie incongrue ? Un lorgnon biscornu aux verres étoilés pinçait le goulot d’un thermos qui vidait dans un œil sans paupière son fond de café épaissi par le marc, à la manière d’un goutte-à-goutte en perfusion. Quelqu’un se lamenta d’un faible filet de voix qui finit par s’éteindre : je vais rater ma correspondance… ma correspondance. Encore eût-il dû songer à se renseigner auprès du contrôleur, conjecturai-je étourdiment. Par les vitres crevées, hérissées de tessons, s’engouffraient d’impétueuses bourrasques qui feuilletèrent quelques pages d’un livre ouvert sur le plancher. J’aurais voulu en connaître le titre, m’accrochais à ce désir comme s’il était de toute nécessité de le satisfaire.


Un silence prodigieux avait succédé au vacarme du choc et des cris, m’occasionnant un long vertige nauséeux. Maintenant de la musique se faisait entendre, introduction à une symphonie venue de lointains ineffables, d’abord presque inaudible puis enflant de ses cuivres, de ses cordes, jusqu’à tonitruer de ses percussions pleines d’emphase. J’eus alors le sentiment insolite de ne pas être moi. De ne pas me reconnaître en ce corps vieillissant que mon esprit habitait de mauvais gré, qu’il avait farouchement tenté de quitter en entreprenant cet énième voyage en train. Ma véritable identité ne me serait révélée, pensai-je, que si je parvenais à lire ce livre dont les feuillets hésitaient parfois à tourner, ignorant le sens dans lequel il était préférable de verser. L’un d’eux resta en suspens quelques secondes, puis alla résolument se plaquer sur sa droite, comme une gifle. On eût dit un voilier qui, se couchant dans la tempête, eût eu raison de mon équilibre déjà bien mal engagé. D’autres feuillets suivirent le mouvement par paquets entiers, accompagnant la coda conclusive. Je tâchai sans succès de reprendre possession de mon enveloppe corporelle, de me définir en détaillant les aspects de ma personnalité, toute chose qui devait assurément être imprimée en noir sur le grain du papier, être analysée, décrite, mais que de ma situation éloignée je ne pouvais déchiffrer.

Je me rendis compte alors que mon voisin de siège, avec lequel je n’avais guère échangé que les politesses d’usage, était là, appuyé sur mon flanc gauche. Ses yeux étaient clos. Émanait de son corps une légère odeur de pisse encore chaude. Bien que j’en fusse peiné pour lui, cette ultime manifestation organique me le rendait plus charnel, presque vivant. Une fine rigole de sang suintait de son oreille et sinuait le long de son cou puis sur mon épaule, colorant ma chemise claire et se figeant progressivement. Je pouvais observer son profil et le trouvais émouvant dans sa fragilité. Sa joue, parcourue de vaisseaux capillaires bleutés, avait l’apparence d’une faïence dont l’émail aurait craquelé. Il me donnait l’impression d’être un ami de jeunesse oublié de longtemps, que j’aurais lâchement abandonné, méprisé sans y prendre garde, trop impatient de fuir et dilapider ma vie. Il avait l’air d’un adolescent dont le visage à présent blême, ascétique, avait fini de souffrir. Je m’en sentis infiniment soulagé : il n’aurait jamais à supporter les vicissitudes d’un voyage l’arrachant à ses souvenirs et l’acheminant péniblement vers un futur hypothétique.


J’entendis soudain les sirènes des secours s’égosiller, fébriles. Sans réfléchir, je tâtai rapidement la veste du jeune homme pour y trouver son portefeuille, que je fourrai aussitôt dans ma poche. J’ôtai délicatement sa tête de mon épaule, la fis reposer sur quelque chose de mou que j’évitai, par pudeur, d’identifier. Parvenu non sans mal à m’extraire de l’amalgame agonisant, je me faufilai à la hâte à l’extérieur du wagon par un trou béant dans le métal.


~@~


Sur la carte d’étudiant, je découvris un nom et un prénom, une adresse. Les premières habitations se profilèrent enfin. J’avais dû marcher de longues heures après le passage à niveau sur une route bordée de cultures à perte de vue ; sourire énigmatiquement à des cameramen faisant tourner leurs appareils ; témoigner de mes impressions avec dans la voix des accents prophétiques dans les micros brandis par des reporters agités, tous surgis en horde insatiable des maïs et des tournesols, avant d’apercevoir à l’horizon, comme dans un songe, une nappe brumeuse que trouait fièrement une tour péremptoire. J’avais soif. Je longeai des barres d’immeubles ternes que des fenêtres une à une, dans un ordre savant, ramenaient à la vie en s’illuminant, m’envoyant dans leur langage codé force appels complices. Des lampadaires, le long de la rue, jetaient des lueurs parcimonieuses dans le jour finissant. Puis leurs halos, plus ardents à mesure que la nuit s’intensifiait, doraient les poussières en suspension dans l’air tiède et décrivaient des cercles chatoyants sur l’asphalte. J’observais mes ombres pâles, puis sombres, tourner autour de moi, l’une grandissant puis s’évaporant dans la clarté en même temps que la suivante, courte et d’un noir pur, la remplaçait. J’étais tour à tour un petit gros, un grand maigre, un enfant, un géant. Je pouvais avoir du caractère ou n’en avoir pas, je pouvais être heureux ou malheureux, avoir un long nez ou un ventre proéminent, selon l’aspect changeant de ma silhouette. Je mesurai alors les possibilités infinies de combinaisons que la direction et la puissance de l’éclairage pourraient enfanter, comprenant que le hasard, à la manière d’un jeu de roulette, avait présidé et présiderait encore aux grands évènements de ma vie ; que mes propres décisions en avaient été réduites à peau de chagrin et pèseraient de moins en moins lourd dans le cours d’une existence que je laissais, comme étranger à moi-même, se poursuivre. Les figures de mon passé et celles de mon avenir tournoyaient indépendamment de mes désirs en une ronde exaltée, s’escamotant indéfiniment les unes les autres, se vouant aux enfers ou se protégeant mutuellement, parfois s’ignorant. Une de mes apparences, plus furtive, sournoise, était sur le point d’appliquer le canon d’un revolver sur sa tempe quand elle s’évanouit dans les ténèbres du renoncement.

Puis je parvins au numéro d’immeuble que je ne cherchais plus.

Un bar occupait le rez-de-chaussée de la tour. J’y entrai, ou plutôt y fus-je aspiré, et bus coup sur coup deux cafés au comptoir en examinant mon allure dans le miroir balayé d’un néon froid. Malgré ma lassitude, je remarquai qu’une vigueur nouvelle s’était emparée de mes muscles. Ma peau était tendue sous les vêtements, j’entendais bouillonner mon sang. Je vis mon visage, glabre.


Dédaignant l’ascenseur, je gravis pourtant à grand-peine les escaliers jusqu’au cinquième étage. Je sentais peu à peu ma volonté faiblir, une couardise me retenir d’avancer, un engourdissement envahir mon être, comme si un vent puissant me repoussait vers l’arrière par les épaules. J’étais harassé. Les dernières marches me parurent d’une hauteur démesurée et exigèrent de moi un effort décuplé. Enfin sur le palier, sans reprendre mon souffle, je tambourinai à la porte en même temps que je pressai le bouton de la sonnette plusieurs fois de suite avec une impatience juvénile. Ma mère vint m’ouvrir en m’exhortant à ne pas faire tant de bruit, mon petit. Elle s’était inquiétée, il était fort tard. Où avais-je encore traîné au lieu de vite rentrer pour me mettre à mes devoirs ? La longue, anxieuse attente de mon retour avait creusé sur son visage des rides profondes, délavé ses prunelles, blanchi et clairsemé ses cheveux, voûté son corps. Ce dont je m’attristai et me rendis obscurément responsable. J’esquivai ses baisers d’une pirouette, lui mis dans la main mon bulletin de notes et, jetant mon cartable, je filai dans ma chambre dont je claquai la porte, honteux de ma conduite et humilié de mes résultats scolaires médiocres. J’aurais pu lui expliquer que ce mauvais trimestre se justifiait par la catastrophe ferroviaire et le combat qu’il m’avait fallu livrer contre de féroces morts-vivants, desquels j’étais sorti miraculeusement indemne et naturellement vainqueur, mais à quoi bon. J’attrapai le poupon nu que j’avais, depuis des années, pour secrète habitude de martyriser. De rage, je l’envoyai se fracasser contre mon bureau. Il s’immobilisa sur le dos, privé de ses jambes qui restèrent, idiotes, entre mes mains, et serina une dernière fois sa petite chanson aigrelette. Je retirai les piles, me sentis apaisé. Au pied de mon lit, un livre malmené sur la couverture duquel je pus découvrir ces mots :


Le sens du voyage


Tracés au stylo-bille en haut à droite de la page 1, les mêmes nom et prénom que ceux qui figuraient sur la carte d’étudiant que je m’étais appropriée. Je pris le parti de le lire jusqu’au point final, de m’instruire des tourments du narrateur de telle manière que j’entendisse battre son cœur dans le mien. J’y passai la nuit entière, assis sur le rebord de ma fenêtre ouverte et fumant clope sur clope, à chercher entre les lignes les signaux irréfutables qui établiraient de façon lumineuse une correspondance secrète entre ma propre destinée et celle du personnage. Je n’y vis que des approximations fortuites, de celles que je remarquais dans n’importe quel roman pour peu que je voulusse bien les traquer, inaptes de ce fait à me consoler, à infirmer l’inanité de mes illusions. Je refermai le volume au petit matin, alors qu’une lune gibbeuse pâlissait doucement dans le ciel.


Il faudrait désormais que je me risque à vivre, que je me résigne à troquer tous mes costumes poussiéreux de héros romanesque contre la peau pas même tannée d’un homme traversant des périodes indéfinies de bonheur soporifique, de profond ennui ou de petites déprimes.

Ou bien devrais-je éternellement endosser les habits usagés d’un aventurier de pacotille allant fourbu d’une odyssée à l’autre, d’un train à l’autre et toujours à l’affût, sans trop y croire, d’un évènement dont la magie imprimerait d’une encre indélébile le restant de ses jours ?


 
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   Jemabi   
14/8/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Un texte d'une grande richesse et, comme tous les textes profonds, il se prête à diverses interprétations. J'y vois pour ma part le livre d'une vie dont on remonte le cours à sens inverse, un voyage de la vieillesse à l'enfance provoqué par ce monstrueux accident de train dont aucun détail ne nous est épargné et qui provoque sans doute la mort du héros. Mais en écrivant ces lignes, je me dis que d'autres interprétations sont bien sûr possibles, comme celle d'un gamin rêvant sa vie au travers d'un livre d'images. Au final, le mystère reste entier, et ça, ça me plaît. Quant à l'écriture, elle est à l'image du reste, riche et profonde.

   jeanphi   
24/8/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

J'aime beaucoup cette histoire, tout est fort bien décrit, le recule pris dans les descriptions traduit fort bien l'état de choc et le traumatisme, dont on finirait presque par douter de la véracité vu la confusion croissante du narrateur. En vous lisant, je me dis que vous traduisez fort bien ce qu'un état de confusion est pour son sujet, il semble sûr de lui, conscient de la nature délirante de son comportement, et pourtant tout à fait maître de ses moyens, il persiste.
Vous emportez le lecteur, malgré l'horreur de l'accident et de la tristesse des séquelles, j'ai passé un moment agréable en vous lisant.

   Catelena   
30/8/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
J'applaudis vivement ce ''Sens du voyage'' propice à la mise plein les mirettes de mots chics et choc.

La première partie donne lieu à une époustouflante description du chaos qui a suivi l'accident ferroviaire. C'est vivant et palpitant à souhait, et cela démontre un art certain de la mise en scène avec les mille notes d'un tableau rendu plus vrai que nature.

Ah, cette façon de rebondir d'un détail à l'autre ! On oublie le morbide pour ne retenir que la chaleur des âmes d'où s'échappe la vie.

Spectaculaire. Vraiment !

La seconde partie est plus obscure pour moi. Dans ce sens que je ne comprends pas très bien où veut m'amener le narrateur.

Bien sûr, le premier de couverture de l'exergue, me fait pencher vers un homme insatisfait de la vie qui s'imagine la revivre (d'où le titre, le sens du voyage) au travers de ses lectures de petit garçon... Mais rien n'est moins sûr.

Pour le coup, j'ai affreusement envie d'en apprendre davantage. Que l'on me mette les points sur les i afin de ne plus me débattre avec des sentiments brouillons qui ont pris tout l'espace.

Cyrill, si tu me lis... ;-)

   Eki   
30/8/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Quel voyage !
Ma première pensée a été de croire que je sauterais du train en marche...
J'avoue que je ne suis pas très motivée pour lire des nouvelles sur Oniris.

Mais, surprise !

Ma lecture était très plaisante, burlesque, énigmatique...Oui, Cyrill, vous tenez vos lecteurs en haleine jusqu'au dernier mot.

Un texte plein de fantaisie au bord de ce fol emportement. On se laisse effectivement emporter dans cette fièvre textuelle.

On rentre dans le "vif" du sujet ou des sujets si je puis dire avec fracas et hémoglobine.
Un rythme qui nous entraîne dans le tournoiement facétieux de ce voyageur à la personnalité complexe.

La lectrice, que je suis, ne vous livre que son ressenti.
Parle t-on de dédoublement de la personnalité ?
Il y a du mystère dans ce texte.
Lorsque le texte a été lu, sa trame comprise et ce titre "Le sens du voyage"...
Tout reste ouvert pour le lecteur qui peut emprunter la voie qu'il veut...Le sens du voyage, c'est d'abord une exploration...et elle peut être intérieure et extérieure...Vous décrivez très bien le détachement de ce voyageur témoin de l'horreur.
Croyez-vous que je brode ?

Eki voyageuse lunaire

   Eskisse   
30/8/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,

Voilà un récit prenant à l'écriture recherchée et surtout très intrigant mêlant fiction et réalité... ( En cela, ça m'a fait penser à Continuité des parcs de Cortazar )
J'aime bien les problématiques soulevées : celle de l'écriture notamment, celle de l'identité et celle du hasard.

Alors il faudrait encore que je fasse plusieurs lectures pour échafauder mon histoire de l'histoire...
Je vois un écrivain confronté à son incapacité à adhérer au réel. Je vois des métamorphoses de soi, des "correspondances" dans leurs polysémie, un personnage qui se délite et cet accident de train dont on ne sait s'il est réel ou fictif qui pourrait représenter une date butoir dans la vie du héros-écrivain, une sorte de "collapse" intérieur ou psychologique qui viendrait remettre en cause la validité du travail d'écriture et installer les désillusions.
En tout cas, ce récit interroge, questionne et c'est bien là l'essentiel.

Merci pour cette collision fantastique et inépuisable !

   Vincente   
31/8/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Je salue la ressource imaginative de l'auteur. La lecture est passionnante à suivre, mais moins sur le plan narratif, (très chaotique) que sur le vrombissement de l'argumentaire et de ses convocations. L'imagerie est particulièrement chamarrée, presque baroque, ce qui alimente avec entrain le récit. Par contre, pas facile de faire la part des choses dans cet accidentel enchevêtrement de métal, de chair en souffrance et pensées en errance.

Pour ce qui est de la formulation, j'ai trouvé que le premier paragraphe en fait un peu trop, au sens où la coloration trop apparente, disons trop volontaire, des termes prend le pas sur l'accueil du lecteur dans la scène en question. On pourrait dire qu'il y a un certain voyeurisme, doté d'un esthétisme débordant, alors que déjà ce qui se passe et se grave durement dans l'esprit du lecteur était très fort en lui-même. Un peu de gargarisme donc ici dans l'expression…

Ensuite, tout cela se gomme et apparaissent d'abord les événements plutôt que les mots qui les relatent. Ce qui n'empêche pas à la confusion ambiante de continuer à s'incruster durement dans la tête du lecteur qui se doit de s'impliquer plus avant pour saisir le trouble du narrateur. Il n'y parviendra pas forcément, mais au moins aura-t-il été soumis à son flux puissant et perturbé.
C'est ceci qui m'a semblé "réussi" sur la plan de l'écriture, une densité dans la(es) convocation(s) qui invite à la plongée dans la logorrhée émotionnelle du locuteur.

Je suis frustré de ne pas avoir discerné plus largement ce qui se dessine dans la superposition du narrateur premier (je peux parler de celui de première conscience du début, qui évoque une sorte de rêve cauchemardesque) et celle, seconde, qui le replace dans une conscience plus réaliste, celui de sa jeunesse scolaire.
Mais il est bien question d'un même personnage avec plusieurs "costumes" ("Il faudrait désormais que je me risque à vivre, que je me résigne à troquer tous mes costumes poussiéreux de héros romanesque contre la peau pas même tannée d’un homme traversant des périodes indéfinies de bonheur soporifique, de profond ennui ou de petites déprimes.").

   AMitizix   
25/11/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
J’ai bien aimé cette nouvelle, et j’ai beaucoup, surtout, apprécié le style, notamment dans la première partie. Il me fait penser à Pennac, dans les romans de la tribu Malaussène : décalé et rêveur, à la fois poétique et pseudo-philosophique (ou philosophique tout court d'ailleurs). Cependant, il me semble qu’ici, l’auteur a eu la main un peu lourde, non pas en ce qui concerne le décalé mais dans la manière de l’introduire, notamment au niveau de la longueur des phrases. Il me semble en effet voir des compléments et des groupes venir les rallonger à l’envie, sans que cela n’apporte grand-chose à l’atmosphère dépeinte. Au contraire, j’ai l’impression que l’effet qui me semble recherché serait mieux rendu avec des phrases plus courtes. En l’état, j’ai l’impression que ce tableau par « petites touches vives et curieuses » est paradoxalement raconté dans par une voix par instant trop monotone… Pour résumer, j’aime beaucoup le parti pris de narration adopté, mais j’ai l’impression qu’il pourrait encore être travaillé pour se rapprocher de la perfection dans son genre. Pour moi, le style pourrait peut-être être plus léger dans la construction syntaxique, pour mieux se correspondre à lui-même. Malgré tout, j’aime bien cette manière de « voir » l’histoire, où le plus important n’est plus ce qu’il se passe, mais la manière dont ce qu’il se passe est transformé par l’œil du narrateur, et tout l’imaginaire, le poétique qu’il vient y ajouter. Et, de toute façon, tout le texte me semble bien écrit et fluide, même quand les phrases sont parfois un peu trop longes.

En ce qui concerne l’intrigue de la nouvelle, elle est assez morcelée, farfelue. Ici, je trouve que c’est plutôt bien écrit, donc fluide et agréable. On peut se demander, finalement, quelle est l’histoire qu’on nous raconte. Celle d’un voyageur rêveur qui divague pendant un accident ? Celle d’un écolier qui imagine des aventures fabuleuses en rentrant de l’école ? Finalement, voici l’interprétation que je « choisis » comme étant la bonne – puisque l’auteur me semble se faire complice de mon désarroi pour laisser mon imagination rassembler les morceaux de la toile qu’il peint. Pour moi, cette nouvelle parle tout simplement de la vie « banale » d’un Auteur, le narrateur, qui cherche à s’évader dans le livre qu’il écrit, dont la première partie est tout simplement un extrait, qui dépeint, peut-être de manière métaphorique, un évènement qui l’a beaucoup marqué, ou tout simplement une scène extraordinaire de la vie fantastique qu’il voudrait vivre et imagine. Et « ce livre dont les feuillets hésitaient parfois à tourner », c’est, non pas le livre qu’écrit le narrateur, mais le livre « parfait » qui dévoile la vérité sur l’homme qu’est l’Auteur – celui qu’il cherche à écrire et rendre vrai. La « carte d’étudiant » c’est son « l’identité littéraire », à la fois son pseudonyme et son personnage, c’est-à-dire ses rêves.
La scène avec la mère, finalement, c’est alors un condensé de toutes ces années où l’Auteur ne parvient jamais à vivre cette vie incroyable qu’elle ambitionne pour lui (ou qu’il ambitionne pour elle d’ailleurs). Et la mère vieillit pendant que le narrateur a toujours l’impression de lui rendre un bulletin « médiocre », qui n’est jamais celui qu’il imagine dans son livre.
Finalement, quand l’Auteur lit son livre, il découvre que le personnage dans lequel il tente de se fondre (« battre son cœur dans le mien ») ne lui ressemble pas assez, qu’il n’est pas, en fait, celui qu’il a fantasmé. Il semble alors renoncé à ses différents « costumes romanesques » (apparemment, cette mésaventure avec le train n’est pas la première tentative de l’auteur d’échapper à son morne quotidien), pour se « risquer » à vivre « vraiment », sans réussir à s’arracher totalement à ses propensions à la rêverie, d’où l’incertitude qui plane quant à l’avenir de cet écrivain nostalgique.
Pourquoi pas ?

Pour signaler quelques points qui m’ont particulièrement marqué, j’ai beaucoup aimé la première partie, qui me rappelle, comme je le disais tout à l’heure, le style de Pennac, que je lis avec beaucoup de plaisir. Toujours dans la même veine, j’ai bien aimé la réflexion sur les ombres et les lampadaires : à nouveau quelque chose de rêveur et futile qui devient tendre et touchant dans la vision du narrateur, et qui est bien lié, englobé dans la vision des personnages multiples qui le tourmentent. Puis j’ai beaucoup aimé le « foutoir composite » aussi…

En général, je n’apprécie généralement pas le fait de « couper » une nouvelle en deux, sans que les liens ne soient clairs d’une partie à l’autre, mais, ici, cela ne m’a pas trop perdu : le style si particulier m’a donné envie de continuer ma lecture, et les correspondances, même obscures, d’une partie à l’autre du texte m’ont finalement permis de poursuivre sans être gêné ou ennuyé. Une petite question tout de même sur la psychologie du personnage : alors que toute la vie du texte réside dans le fait de le faire très proche du lecteur (puisque le lecteur voit le monde à travers le regard si poétique et marqué du narrateur), son comportement reste parfois assez incongru, sans que, je crois, l’on ne perçoive assez de liant dans ses actions : ainsi, sa colère et la destruction de la poupée restent mystérieuses et inexpliquées : est-ce simplement pour souligner son côté enfantin et rêveur, malgré les « clopes » qui nous indiquent l’adulte ?

En tout cas, une nouvelle que je trouve réussie et agréable à lire : merci à l’auteur (le vrai) !

   Louis   
5/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Le texte commence par un voyage – le train en est une figure – mais un voyage dévoyé, détourné du parcours prévu, déjà tout tracé, pour s’interrompre brutalement dans la confusion et la folie. Le train, en effet, sort de ses rails, sort de sa voie ; le train déraille, et le narrateur avec lui.

Dans ce train "de ligne", le narrateur se trouve sur une ligne de fuite, il cherche à s’échapper de lui-même, il cherche à se « quitter » : « ce corps vieillissant que mon esprit habitait de mauvais gré, qu’il avait farouchement tenté de quitter en entreprenant cet énième voyage en train. ».
Or la ligne s’est brisée. Ligne coupée, qui provoque une perte du «sens », comme orientation, et comme signification dans l’histoire d’une vie, celle du narrateur, avec son discours et sa narration, vie comme parcours d’un « voyage ». Celle-ci en effet, pour lui, est essentiellement discursive ; elle se ramène à ce qui peut se raconter, à ce qui se trame dans les mots, d’où l’importance du « livre » dans cette nouvelle, qui en porte le titre.

Le dévoiement est une « folie », que la comparaison confirme : « Le premier wagon partit seul sur le côté, comme un cheval devenu fou ».
Il s’avère une "déraison" : « Sans raison apparente, la locomotive quitta les rails…. » et par là aussi une manifestation du « hasard ».
En conséquence, le voyage a perdu son sens ; pire : il se produit une perte générale de sens, un brouillage généralisé du monde. Le texte insiste sur l’insensé, la désorientation, le désordre qui résultent du déraillement.

Ainsi, les voyageurs deviennent des : « … pantins pris d’une agitation incompréhensible ». Incapables d’actes sensés, par suite de l’accident. Le sens, à la fois comme signification et comme orientation, se dérobe, ou s’annule. Le mouvement humain devient « agitation » et non plus élaboration d’actes orientés vers une finalité, comme arrangements de moyens vers une fin.

S’installe donc une confusion générale ; l’arrangement, l’ordre des choses en est bouleversé : tout est un « fatras de métal, de verres et d’humains, de chairs et d’os, d’objets hétéroclites… ». Un chaos règne « sans distinction ni logique ». Plus rien n’est à sa place. Le monde du train, après l’accident, offre l’image d’un « tableau abstrait », mais aussi surréaliste.
« Abstrait », parce que l’on ne voit plus à quoi les choses et les êtres correspondent, ce que les débris représentent, en perte donc du sens comme signification liée à la représentation ; surréaliste parce que des associations d’objets insolites se sont constituées, à l’exemple de la « casquette à visière translucide » qui « recouvrait de son flocage présomptueux des fesses nues et confuses »
Tout est déplacé, dérangé, et le narrateur lui-même éprouve en lui un "dérangement".

L’accident ferroviaire est un moment de "crise" pour le narrateur, dans lequel tous les repères de son monde s’effondrent, où tout se brouille dans une grande confusion.
À la fois crise identitaire personnelle et crise existentielle.
Lui-même ne se sent plus à sa place : « J’eus alors le sentiment insolite de ne pas être moi ». Comme si un ‘autre’ avait pris sa place. Comme si son corps n’était pas le sien, mais celui d’un autre : « De ne pas me reconnaître en ce corps vieillissant… ».
Il se sent « étranger à lui-même », subissant au sens propre une "aliénation", qui fait ausside lui un "aliéné" au sens pathologique, en ce qu’il serait atteint d’une légère "folie".

Son identité qui faisait déjà problème se trouve perturbée dans cette crise violente.
Le choc, la secousse l’ont tout à fait déboussolé.

Dans l’immense capharnaüm du wagon accidenté, un objet attire plus particulièrement l’attention du narrateur : un livre.

Le livre contiendrait la vérité sur son identité : « Ma véritable identité ne me serait révélée, pensai-je, que si je parvenais à lire ce livre… »
Si les pages s’ouvrent au hasard, dans le désordre, soulevées par le vent, le livre demeure un ensemble de mots bien arrangés, bien ordonnés, l’accident n’a pas fait varier le contenu du livre, et son sens, et sa signification ; de même que la destinée de ses personnages n’a pas varié. Il apparaît donc un îlot de sens dans cet océan insensé, provoqué par le choc ; un îlot d’ordre, dans le désordre et la confusion engendrés par le dévoiement.
L’écrit serait donc le lieu de son identité, et du sens de son existence.
Le narrateur ne perçoit pourtant ni le contenu, ni le titre, ni le nom de l’auteur du livre. Il ne peut le lire. Mais il a cette impression de l’habiter.
Seul un livre peut contenir son histoire personnelle, croit-il. Il se vit, il se pense, en effet, comme le personnage d’un roman. Son identité résulte de l’identification à des personnages romanesques. Dans un moment de lucidité retrouvée, il semble évoquer ces processus d’identification : « mes costumes poussiéreux de héros romanesque ».

Nouveau Don Quichotte, le narrateur est une sorte de chevalier errant ; il erre non sur un cheval, mais dans son équivalent contemporain : le train ; et la première comparaison du texte est celle d’un wagon avec un cheval devenu fou.

Comme Don Quichotte, il est un « double », sa vie répète un écrit qui le précède, il redouble ces figures de héros au destin bien tracé.
Il ne vit que par les livres où il puise son inspiration existentielle, et toute sa mythomanie.
Il incarne le nom du héros romanesque, ne différencie plus le mot de la chose, le langage des faits, le sens de la référence.
Le narrateur n’écrit pas ce qu’il vit ; il vit ce qui est déjà écrit.

Il ne se sent pas en conséquence auteur de sa vie, ni de l’écriture de son histoire.
Il ne domine pas le cours de son existence, il a l’impression de ne pas être le maître de sa vie, mais d’être soumis au hasard :
« Comprenant que le hasard, à la manière d’un jeu de roulette, avait présidé et présiderait encore aux grands événements de ma vie ».
Dans ce qui s’écrit de sa vie, il n’a pas eu "son mot à dire".
N’est-ce pas aussi « par hasard » qu’il découvre « le livre » ?
Le désordre du hasard engendre aussi des parts d’ordre d’un destin écrit, toujours déjà écrit.

La crise, ligne brisée, a provoqué une en lui une dissociation, a accentué son côté schizophrène, et cette "schize", cette coupure l’entraîne plus encore dans le processus du "double".
Le texte lui-même, dans sa construction, procède par un effet d’anacoluthe, figure qui, en rhétorique, désigne une rupture de construction et une rupture de sens.
Rupture et continuité, dans un passage du monde brouillé, figuré par le wagon et le train sens dessus dessous, à celui de la vie intérieure du narrateur.

Ainsi celui-ci en vient-il à se dédoubler avec un passager, son voisin dans le train, un jeune homme. Il s’identifie à lui.
Il se dédouble : lui et l’autre ramené au même, mais plus jeune.
Il se dédouble, et redouble un écrit qui pourrait être celui de J.L.Borges, dans un livre, Le livre de sable, recueil de nouvelles, dans lequel la première d’entre elles, intitulée L’autre, fait le récit d’une rencontre sur un banc entre Borges jeune et Borges âgé ; Borges en deux temps différents, résidant en deux lieux différents, mais qui se rencontrent sur une même banc.

Le narrateur « dérobe » au jeune homme son identité ; se projette jeune en lui.
De mille chemins possibles d’existence, un chemin le mène au jeune homme, le mène à lui-même dans un autre.
Cet "autre" est associé au Livre.
Le Livre est celui qu’il lisait.

Le narrateur poursuit son « voyage », malgré l’accident, mais non plus sur une ligne spatiale, mais temporelle. Il voyage dans sa vie. Dans sa vie qui est « voyage ».

Il découvre que le « voyage » ne se fait pas vers une altérité, celle de l’autre ou celle de l’ailleurs ; mais se fait vers soi-même.
Il rejette l’odyssée au pluriel, « d’une odyssée à l’autre », mais implicitement reconnaît que son parcours est celui d’une odyssée, au sens homérique de ce qui ramène le héros, Ulysse, chez lui ; au sens du voyage comme retour vers soi-même, après de multiples identifications aux héros romanesques.
Là se trouve le sens du voyage, semble-t-il comprendre.

La lecture du livre du jeune homme se fait dans un gain de lucidité. Il ne se reconnaît pas dans la « destinée » du personnage.
La vérité n’est pas dans le livre.
Elle est à vivre, et à vivre dans l’acceptation de soi, dans la vie telle qu’elle est, avec ses bassesses ( « bonheur soporifique, profond ennui, petites déprimes » ) comme dans ses grandeurs ; à vivre malgré sa médiocrité, mais à la vivre vraiment, plutôt qu’à la rêver, dans l'illusion et l'aliénation ; à la vivre sans verser dans un bovarysme schizophrène.

Merci Cyrill pour ce texte intéressant tant dans sa construction que dans son contenu.

   Cyrill   
11/9/2023

   Zultabix   
13/10/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,

Coup d'essai, coup de maître ? Il fallait oser décrire avec autant de réalisme poétique une catastrophe ferroviaire. Chapeau bas, c'est une somptueuse réussite ! Pas le temps de dire "où suis-je ?", vous tamponnez tout de go le système limbique du lecteur. On est immédiatement secoué par ce déferlement de sensations du survivant qui, bien que s'étendant sur plusieurs longues phrases saturées de pointillisme, donne cette impression de ralenti raffiné, d'acuité d'une finesse extrême, pour ne pas dire d'une sorte de bilocation quasi surnaturelle du regard. C'est un choc maousse que reçoit le lecteur en pleine poire. Cependant, l'on est bien, on se laisse dorloter par ce don offert par l'auteur, comme tombé soudain du ciel : l'omniprésence, proche des étonnements d'une sortie astrale ! Après tout, ce n'est pas si terrible que ça un accident de train, semble susurrer à l'esprit nos endorphines ! L'horreur peint par Vermeer aurait sans doute été d'une vénusté ineffable.
Il va sans dire que j'ai également adoré la conclusion, le parfum et la beauté de son mystère. Je l'ai comprise sans vraiment la comprendre, me laissant dans une suspension émotionnelle qui me va très bien !

Bravo encore !

Bien à vous !


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