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Sentimental/Romanesque
Galnichouke : Marie
 Publié le 14/07/08  -  3 commentaires  -  78403 caractères  -  15 lectures    Autres textes du même auteur

Adaptation libre et biaisée de l'Amour Lointain du troubadour Jaufré Rudel... par une plume jeune, naïve et excessive... entre Paris et Bruxelles... sur les lieux communs du désir.


Marie


Ô beauté débonnaire,

ô bonnet triste au cœur.


I


Marie est au centre de l’image, au centre de cette pittoresque cour intérieure… le Paris coquet bohémien. La peinture blanche de la façade du fond s’écaille autour de portes et de châssis épuisés et de vitres ternes oscillantes. Du lierre prospère sur le premier mètre cinquante des murets qui délimitent la largeur de la cour. Une bicyclette marine, classique et noble ; une bicyclette hollandaise, la selle en cuir rembourrée, le guidon haut et long s’enfuit dans cette tapisserie de lierre verte. Un banc blanc tout autant usé par le temps trône à droite de l’image. Il cache en partie la rigole et la jonction des tuyauteries longeantes et rampantes. Au fond, le saut d’eau et les barreaux qui mènent aux égouts. À terre, de solides pavés bombent leur torse alors que quelques mauvaises herbes parsèment leurs bords. Il y a dans cette photographie plus qu’un cliché, une place de village dans un Paris romancé. Un homme en costume gris, la quarantaine, occupe la gauche de l’image. Seul son buste rentre dans le cadre de celle-ci. C’est un homme épanoui, sain ; il a cet air rassurant, c’est un père de famille. Mais cet homme observe Marie. Il est avec elle mais au second plan, il la soutient, il la renforce. Car, ce que l’on voit de cet homme, avant tout le reste, c’est cette admiration, ce respect humble et sincère qu’il témoigne envers Marie. Et si c’est elle qui occupe le centre de l’image, lui n’en est sans doute pas étranger.


Enfin Marie, sa posture frêle et élégante, focalise l’attention. Elle est l’unique sujet de la photographie ; l’environnement alentour ne se découvre que pour elle, que par elle. De tous côtés, sur chaque pixel, c’est elle qui se présente. Pourtant, les traits de sa silhouette contrastent avec le reste de l’image. Marie a des yeux vert bleu, sous les verres et la monture rougeâtre de ses lunettes. Ses cheveux sont attachés en chignon mais quelques-uns, irrévérents, gisent, froissés, au vent. Son visage fluet respire le bonheur à cet instant précis où les traits de son sourire poli se dilatent en un rire naturel et soudain ; où la modestie s’estompe ; où sur la peau condensée de ses joues pâles point la rougeur triomphante. Marie dissimule son corps léger et délicat dans un kimono noir taillé en vêtement de ville. Les nombreux plis de son ample tissu jouent avec les reflets de la lumière. Ses avant-bras se rejoignent derrière son buste posé parfaitement de profil. Son bassin, lui, se tourne légèrement.


La photographie illustre un article d’un quotidien belge anodin. Les dates « marquantes » de la vie de Marie sont exposées dans une colonne excentrée alors que l’interview de la jeune dame constitue la majeure partie de l’article et encadre la moitié inférieure de la photographie. Il y a 26 ans, Marie naquit à Tournai. Elle emménagea à Bruxelles pour suivre des cours d’Histoire de l’Art à l’Université Libre de Bruxelles puis se spécialisa à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve en « Sciences du livre ». Après ses études, Marie émigra à Paris, et, passés quelques mois de débrouilles, elle se fit embaucher dans une grande maison d’édition. Son rôle est aujourd’hui de filtrer et de repérer les nouveaux talents littéraires. Dans l’interview, la dame se dévoile un peu plus mais l’orientation donnée à l’interview par le journaliste dénature son portrait. Et l’article se transformerait en l’apologie du volontarisme et du carriérisme si Marie n’y infusait pas quelques arômes naturels.


Une fois l’article lu, la photographie s’étoffe, se densifie, se vivifie. Elle acquiert sensualité, consistance et émotion. Ce n’est plus dès lors une image mais un agencement de passions.

Marie doit habiter en ville dans un studio encombré de caisses en carton. Marie doit bientôt déménager parce qu’elle a acquis une certaine stabilité dans sa vie professionnelle. Sa légère timidité doit, de toute évidence, montrer qu’elle est célibataire ou en tout cas qu’il n’y a pas d’homme sérieux dans sa vie. C’est pourquoi elle emménage dans un loft ou un appartement, certes mieux situé et plus élégant mais de taille relativement restreinte. C’est Paris aussi, les loyers sont chers. La cour intérieure dans laquelle Marie se laisse photographier ne doit être qu’un décor purement fictif, thématique et en aucun cas biographique. L’homme sur la photographie doit être son supérieur, le chef du service éditorial de la maison d’édition. C’est lui qui a offert le poste à Marie, il veut donc jouir des mérites de sa protégée et n’hésite pas, en homme orgueilleux, à rentrer dans le cadre de la photographie lorsqu’un journal belge choisit Marie comme exemple d’une jeunesse intellectuelle nationale pleine de vigueur. Mais il doit y avoir plus dans le regard de cet homme : c’est en lui que se lit toute l’envergure qu’a prise la carrière de Marie, toute l’attention que lui porte le monde de l’édition parisien. Il ne faut lire dans le reflet de son regard que l’admirable émancipation de Marie.


Marie prend donc son envol professionnel. Elle s’affirme aussi, s’habille singulièrement, affine sa personnalité, crée sa différence. Mais, malgré cette exaltation, à travers elle, doit rester un corps vulnérable, une femme délicate. Il doit y avoir en elle une indéfectible fragilité charnelle. Cela se déduit de sa présence, du rapport qu’elle s’accorde à la vie. La bonhomie affichée sur la pellicule n’a duré qu’un instant. Elle a été volée à la toute fin de la séance de photographie, lorsque Marie relâcha par inadvertance cette anxiété qui, diffuse en modestie, façonne toute sa personnalité.


Il doit y avoir un vide en elle. Son regard : un manque… une anankè vrombissante.


Il doit y avoir en elle une force apaisante. De ce mélange frêle et stoïque ; cette intelligence complice qui parcourt la grâce de son corps. Cette force rassurante et tranquille qui se déploie sans se modérer, qui se propage avec l’entrain, la générosité des énergies impérissables. Sur son visage, la fantaisie écarlate joue de malices sous un épiderme blafard. Et de ses joues s’affirment et se plissent des traits amples qui se courbent, des rides tendres et belles dans le creux desquelles la vie se console.


Cela doit être ainsi.


II


Florent dépose la feuille du journal sur la table en bois rustique du salon. Celle-ci est épaisse et balafrée, tachetée, imposante, usée. Elle fait face aux vitres extérieures de l’appartement qui s’étendent sur toute la largeur de la pièce et donnent une vue du boulevard, des immeubles adjacents et du parc communautaire. Derrière lui, le salon s’étend sur quelques mètres carrés. Trois matelas superposés sous un drap vétuste, une télévision ancienne posée à même le sol, Henrich Heine et un magazine sur Pollock. Une baie sépare le salon de la cuisine. Celle-ci, sale et odorante, consacre l’apanage d’ustensiles métalliques en tous genres qui n’ont d’attrait que leur « valeur d’usage ». Quelques bouteilles vides de vodka, éparses. Le salon et la cuisine constituent la première moitié de l’appartement. Le hall d’entrée, en centre, les joint par une baie et propose un couloir étroit vers l’arrière, la salle de bain et la chambre à coucher. Ces pièces sont aussi froides et abruptes que les autres. Les murs sont vides, les tentures emplies de poussières, les ampoules pendent du plafond sans abat-jour.


Florent s’assied donc, un bol de café à la main. Il cadre l’article sur Marie au milieu de la table et jette, désinvolte, le reste du journal contre le mur.

Les pensées de Florent sont diffuses ce matin ; besoin de temps pour dissiper tout cela, tout ce qui rappelle encore les rêves tumultueux de sa nuit. Il fixe le visage, les yeux de Marie, prend une gorgée de café puis dépose le bol sur la feuille de journal.


La fille au kimono lui est apparue hier soir, chez des amis. Elle, au sommet d’une pile de magazines snobs pour femmes fanées et d’insipides quotidiens, dans une caisse en osier, à terre, jouxtant la cheminée emmurée et le fauteuil douillet dans le lequel Florent s’était assoupi. La pièce était petite, fraichement repeinte en vert anglais, sombre et noble. Florent s’y était engouffré pour s’isoler quelque peu, attendre que les effets de l’alcool s’atténuent, s’épargner les regards méprisants de certains convives. Il demeura assis une demi-heure sans que personne ne vienne le chercher. Lorsqu’il se sentit plus frais, il laissa tomber sa main droite de l’accoudoir et prit un journal dans la caisse. Il l’ouvrit, lut deux, trois articles pour se persuader qu’il recouvrait ses esprits puis immobilisa son regard sur la photographie de Marie ; ce coin champêtre, cette bicyclette, l’observateur ému, Marie, son corps de soie, épanchant son intelligence avec légèreté. Florent fixa la photographie une dizaine de minutes, émerveillé parce qu’il trouvait, là, une image consistante. Tout autour, rien n’avait de sens, le brouhaha continu qui habitait le lieu n’était pas humain, les minutes claquaient sur l’horloge au rythme des secondes, son fauteuil moelleux était un lit. Était-il assis ou couché ? Marie, elle, était réelle. Florent prit le journal, le plia dans la poche de son veston et rejoignit ses amis… et les autres.

Bientôt, les verres se croisèrent, la soirée se brisa en querelles. Les copines de ses amis le prirent à partie quand il critiqua l’embourgeoisement général de leurs vies dans une de ses féroces diatribes. Florent comprit alors avec douleur que ses amis s’étaient alliés, inexorablement et sans raison, à leurs copines. Eux se croyaient neutres pourtant car ils considéraient Florent comme trop saoul pour être un interlocuteur crédible. Et cela irrita encore plus Florent qui finit par quitter les lieux vers trois heures du matin, seul.


Tels sont les souvenirs de Florent, lorsqu’il boit son café en scrutant l’horizon, les buildings alentour.


Florent a cette dégaine, cette allure noble, ces regards inquisiteurs, ces épais sourcils qui projettent toute son intransigeance. Et cette posture, hautaine peut-être, il peut se la permettre tant il est beau. Le mètre nonante atteint par une chevelure châtaine légèrement ondulée, le regard lourd, brun noir, une peau d’homme, des pores dilatés et des poils encore épars. Sa carrure imposante s’élargit sous les épaulettes de sa veste gris-bleu, claire en laine épaisse de la Royal Air Force. Il la porte actuellement, le col relevé, le torse nu. Un caleçon blanc chiffonné et de longues jambes musclées, couvertes de poils blonds électrisés. Il a l’élégance d’un roi déchu qui, s’accrochant à son honneur, reste fier et droit, une couronne chancelante sur sa tête. Il a la démarche brusque, rouillée, les gesticulations méticuleuses, des manières surannées, la nuque rigide. Il a tout cela. Cet homme est épié, admiré, critiqué, inlassablement et il le sait, il en jouit, sous sa propre carapace dorée.


La feuille de journal est imprégnée d’une auréole de café lorsque Florent retire son bol.

Bientôt, les jours passent, les auréoles s’accumulent. Des tâches grasses, des miettes de pain. La feuille s’excentre à mesure que le temps défile. Elle s’aligne déjà à l’extrémité de la table. Des bouquins s’y empilent ; « Les classiques pour tous » de la librairie Hatier, ces incontournables du théâtre en petit format dont la couverture est à peine plus épaisse que les pages qui, elles, ne s’accumulent qu’en petite centaine. La sérigraphie unicolore de la première page de couverture – qui est aussi la page de titre – est minimaliste. Un cadre floral orne celle-ci et s’effrite passablement. À côté, il y a Charles Fourier, son regard sombre en gravure, ses joues creuses, « Vers la liberté en amour » et enfin la poésie complète de Théophile Gautier. Puis d’autres s’y ajoutent, les premiers se retirent. Marie est cachée sous les livres. On entr’aperçoit son buste puis plus rien. On devine l’homme entre deux reliures toilées, puis elle, Marie, se découvre ; son buste ; son corps se découpe sous les couvertures. De semaine en semaine, ses traits apparaissent, s’enfouissent et réapparaissent.


C’est dans les rêves de Florent que l’idéal de Marie garde consistance, attrait. Dans cette distance infranchissable, Marie du désir le plus fou peut être l’objet. Mais lorsqu’elle émerge, lorsque dans les rêves elle se concrétise, inéluctablement, Marie s’évapore.


Comme la dentelle de Mallarmé qui s’abolit

Dans le doute du Jeu suprême

À n’entrouvrir comme un blasphème

Qu’absence éternelle de lit.


C’est son éternelle absence qui charme, qui la rend, paradoxalement si présente dans le quotidien de Florent. Un amour de loin qui s’étreint sous les draps blancs de la douce et non moins terrifiante angoisse matinale. Dans la force mystique de sa présence, sa beauté toute débonnaire ose affronter les présages de l’aurore.


L’appartement de Florent est un immense dépôt de livres. Des piles jonchent régulièrement les murs du salon et la chambre à coucher est une vraie caverne aux trésors de papier.


Florent tient une petite librairie de seconde main, dans la galerie Saint-Bortier, au cœur de Bruxelles. Du mercredi au dimanche, il s’engouffre dans les veines de la ville au petit matin pour ouvrir son magasin tôt et attraper ainsi les centaines de fonctionnaires qui flânent cinq minutes avant de rejoindre le ministère sis à quelques encablures. La plupart du temps, il est assis, seul, sur la table qui fait face à l’entrée du magasin. Il fume ses petits cigares qui empestent son pull en laine, ses livres aux pages poreuses et l’atmosphère ambiante. Il bricole pour passer le temps, s’affaire à réparer les reliures des bouquins qui en valent la peine. Il copie les ornementations et illustrations quelconques sur une feuille de calque ou dessine au fusain des corps de femme.


Bien posé sur son siège, le buste droit, les épaules étendues, Florent reçoit ses clients dans une posture magistrale. Toute personne qui veut visiter le lieu - cette grotte littéraire - doit subir le jugement inquisiteur du libraire. Et cela a repoussé un bon nombre de passants curieux, de légers flâneurs ou d’impromptues connaissances. Parce que Florent est un homme impertinent, suffisant et peut paraître hautain à certaines personnes. C’est un homme approchant la trentaine, rongé par ses idées, ses convictions politiques, ses principes. Il n’assied plus sa personnalité que par eux. Il ne se retrouve et ne se définit qu’en eux. LIBERTÉ, AUTONOMIE, SPONTANÉITÉ, LIBERTINAGE, LETTRES… des principes qu’il s’était définis rigoureusement à ses vingt ans et qu’il affichait et professait sans cesse et sans les remanier. Cela impressionnait ses camarades, lorsqu’il suivait les cours de la faculté de sociologie de l’université de Bruxelles. Il bénéficiait d’une réputation houleuse, était aimé ou haï mais ne laissait personne indifférent, avec sa démarche chaloupée et son air incandescent, sa façon d’apostropher les professeurs, de citer Steiner à tout bout de champ. À l’époque, il n’avait pas de rival, menait les divers mouvements gauchistes avec une main de fer, gérait seul l’autogestion, dictait lui-même l’émancipation de ses protégés. Bref, Florent jouissait de cette aura d’autant plus fascinante qu’il laissait apercevoir dans son éclat le caractère temporaire de son règne et son inéluctable trépas. Tel un tabou omniprésent. Et dans ses gestes saccagés, son humeur impériale, sa providence ne tenaient leur force que de l’éphémère.


Un an avant la fin de ses études, il quitta la fac, travailla ci et là, attendant l’héritage qui pourrait lui permettre d’acheter une librairie. Celui-ci vint un jour et quelques mois plus tard, Florent eut son temple des mots. Durant les premières années, la librairie était envahie de jeunes sociologues, philosophes, journalistes heureux de sentir en ce lieu la nostalgie de leurs années passées à l’université. Mais bientôt, le ton toujours aussi autoritaire agaça la majeure partie de l’assistance, qui, progressivement, se réduisit à quelques irréductibles.


III


Aujourd’hui, Florent traîne son spleen dans la librairie, où qu’il aille, dans les recoins du rez-de-chaussée, à gravir les marches de l’escalier noir en coulissons, à l’étage, devant ces romans, ces écrits lents, ennuyeux, vulgairement contemplatifs, devant la cafetière posée sur l’appui de fenêtre et la vitre sale et embuée qui laisse entr’apercevoir le parlement bruxellois et la friperie Pirard.

Un CD languit en continu, les sonates pour violoncelles de Bach ronronnent leurs pensées austères. Florent rallume un mégot de ses amers petits cigares. Toujours aucun client.


Alors, lorsque tout dispose au calme, Florent sourit et s’esclaffe un bon coup. Des idées chaudes et bienveillantes ont refait surface. Autrefois, cette grimace faisait vrombir les locaux des comités étudiants car elle annonçait les nouvelles directions de sa pensée.

Aujourd’hui, Florent se remémore simplement un voyage en Tchéquie. La carte postale clouée sur le montant d’une étagère. C’était l’étranger, il en est certain mais seules des parcelles de souvenirs lui sont accessibles. Florent fixe cette carte de longues minutes durant. Non, pas une île des Baléares. Pas Florence. Pas le genre Costa del Sol. En fait, ce n’était rien ou pas grand-chose ; une ferme, mais grande, il s’en rappelle. Et blanche ! Masquée d’une ombre d’arbres, liée par un bitume de zigzag à la plus belle des contrées villageoises. Elle qui se moque de tout. La Bohémienne, toute de poussière vêtue. Elle se moquait de Florent, des passants et des guides de voyage. Son cœur abonné aux pères cinquantenaires titillant la balle sur une grande place en brique pilée, sirotant quelque breuvage dans une mécanique hors du temps. Et face aux chemins de fer qui ont voulu caresser sa côte, elle érige une gare brune et rose et y inscrit son nom. C’est Smetanova ou quelque chose comme cela. Florent tente en vain de retrouver le nom de ce bourg. Il voit dans sa tête une vieille locomotive tirant un wagonnet. Il devait y avoir un chef de gare. Il avait mieux à faire. C’est du Kusturica. La mauvaise herbe triomphe entre les rails d’un chemin qui tout au bout mène Florent voir l’horizon sifflotant d’une musique tzigane.


Il est quatorze heures. Florent cure les ongles de ses mains avec un petit clou et rumine.


Entre une jeune femme bien habillée. Elle porte un pull blanc reluisant, a une carrure sportive, une chevelure châtain clair et un teint basané. Elle s’excuse devant Florent, puis se retourne et scrute la pièce qui se scinde au loin en deux petites chambrettes. Elle hésite, s’immobilise, se retourne, sourit bêtement à Florent. D’un coup, elle adopte une conduite bien plus assurée, fait du lèche-vitrine agressif dans toute la librairie, devant ces rayons crasseux et gesticule à la manière d’une consommatrice dans un centre commercial à la veille de Noël. Florent observe, amusé, sa silhouette assombrir les couvertures de ses livres. Puis, gracieuse, la femme fait lentement pivoter son bassin et marche droit dans la direction du libraire. Florent sent son cœur s’étreindre quelque peu.


- Bonjour lui dit-elle munie d’une assurance féline indubitablement séductrice.


Son regard porte ainsi tout son désir, et Florent est ébloui, comme un écran, par cette lumière de couleurs que projettent ses pupilles.


- Bonjour, lui répond-il, en constatant, rassuré, qu’il recouvre un calme relatif. En quoi puis-je vous aider ?


La femme sourit alors, gênée et Florent peut constater avec bonhommie, alors que le regard de l’interlocutrice s’abaisse, que ses joues rougissent comme celles d’une adolescente. Ce moment ne dure qu’une à deux secondes mais Florent sent que ce geste crée une fusion, une étreinte sexuelle qui pour le reste de la rencontre devra être désavouée, mise à distance par le langage. Entreprise ô combien frustrante mais Florent s’en accommode aujourd’hui. « C’est le jeu des mots », dit-il souvent.

La femme se reprend et dit :


- Je recherche un écrivain ; je crois qu’il est Roumain, c’est ça…


La femme attend un bref instant puis, concluant devant le silence de Florent que les informations étaient insuffisantes, reprend :


- C’est un philosophe, il parle sur la vie, il est très sombre ; ce sont à chaque fois des petites phrases… euh. J’ai lu ça chez une amie, je sais qu’il est Roumain… allez, aidez-moi !


Florent attend, profite de cette situation privilégiée, puis il dit :


- Je sais qui c’est, j’ai deux livres de lui, je vous les apporte ?


La femme incline de la tête.

Florent se lève brusquement. Il monte à l’étage, fait plusieurs fois le tour de la salle, songe à cette inconnue. Elle doit être… elle doit être. Cette femme brûle de plaisirs. Entre chaos et féerie. Puissant aphrodisiaque. Elle doit être le monde, les femmes et leurs besoins, tout cet ensemble, se dit Florent. Elle doit être un océan, cette tendresse ; le monde qui s’écroule, il n’y a qu’elle, l’amour à satiété. Lui tourne en rond. Ses mains dans les poches se crispent.


Florent revient, dépose les deux livres sur le bureau mais garde la main dessus. Il ne s’assied pas, veut rester à la même hauteur que sa cliente.


- Permettez-moi d’être curieux mais pourquoi voulez-vous lire cet écrivain ? la forme est belle, splendide même, mais tout est culpabilité, défaite de la vie.

- Je trouve ça beau et c’est facile à lire, toutes ces petites phrases. Et puis, il est mélancolique, comme moi et ça me touche.

- Il y a beaucoup de choses qui pourraient vous toucher, dit Florent instinctivement.


La femme réalise ce qu’il vient de dire et se contracte.

Florent persévère pour ensevelir l’équivoque :


- Je veux dire, il y a beaucoup de bons écrivains. Lui, il vivait comme un reclus dans son petit appartement ; il fut facho, il fut coco quand la société l’exigeait. Il n’avait pas d’honneur, vous comprenez ?


Silence.

Florent reprend ce qu’il pense déjà n’être plus qu’un long monologue politique, impertinent et impérial :


- Aujourd’hui, les formes sont belles, très belles même mais le contenu s’évapore. Prenez l’exemple des médias ; toutes ces nouvelles brèves forment un beau paquet-cadeau, mais qu’est-ce qu’on en retient ? les Chinois envahissent le marché, les manifestants, le boulevard Anspasch, et quoi ? on s’en fiche, c’est la météo maintenant. Tiens, vous devriez lire « La Troisième nuit » de Walpurgis.


La femme le coupe alors, et, pensive, murmure :


- Je sais, c’est bête mais parfois je me dis qu’il faudrait qu’on recentre le discours plus proche de soi.

- Ah non, non, c’est très juste ce que vous dites, réplique Florent, décontenancé par l’à-propos de son interlocutrice.


Florent ne sait d’ailleurs plus quoi dire. Il la regarde. Elle semble si libre, naïve, étrangement lucide. Son pull touffu, son teint maghrébin, ses yeux bruns, ses cheveux clairs, tout grésille.


- Et vous vous appelez ? dit Florent, perdu.

- Neige et vous ?

- Florent. Je suis libraire, ici. Je ne bouge pas.

- Ah, eh bien moi je vais devoir y aller, mon mari m’attend. Je vais quand même prendre le livre, celui-ci. Il est à combien ?

- Euh… bon, je vous l’offre, je l’emmerde.

- Ah ? dit Neige, surprise.

- Enfin, oui, l’auteur, je l’emmerde, bien sûr. Un moraliste. Il n’y a plus que ça.


La femme salue Florent avec la même candeur qu’à son arrivée et s’éloigne.

Florent tombe sur son siège, abattu.


- Un putain de moraliste, dit-il.


Après cinq bonnes minutes à penser l’enclume, Florent se lève, monte au premier étage, verse du café moulu dans le filtre usagé de la cafetière, allume celle-ci et se tourne vers le miroir. Il scrute son visage attentivement alors que les cordes de Bach languissent encore à l’archet. Sa jeune barbe ténue et disparate, ses poils blond foncé, sa peau qui se dilate. La cicatrice sous son menton, les quelques tâches de psoriasis. Les traits qui se marquent et s’obscurcissent. Florent se regarde attentivement, captivé et distant. Il pince sa peau, la triture, la malaxe. Il s’assied en tailleur, son nez haut et fin s’immobilise à une quinzaine de centimètres de la glace. Il observe ses pupilles se rétracter légèrement, quelques fines lamelles sanguinaires sur les globes visqueux de ses yeux et les rides nombreuses et minuscules qui les cernent. Il se remémore alors étrangement celles de Marie. Comment les lignes de vieillesse pouvaient assagir son visage ; comme il devait être beau de voir certaines femmes vieillir : sans fausseté, acquiesçant aux lois de la nature sans perfidie, blottie sur l’épaule de son aimant. Affronter l’angoisse et la vaincre : la parcourir en entier.


Retentit alors vigoureusement la minuterie de sa cafetière. Florent se verse une tasse de café et descend au rez-de-chaussée. Il s’assied à son bureau, reprend sa posture magistrale, allume un nouveau cigarillo et attend.


Il est midi. Florent écrit un mot « Permettez-moi de déguster » sur un bout de papier qu’il colle ensuite à la porte d’entrée. C’est à chaque fois le même rituel, toujours trouver une formule différente, chercher en vain du nouveau là où il n’y en a plus. Florent ferme la porte à clef et s’en va, comme chaque jeudi rejoindre son ami Paul.


Mais le malaise point et s’étend, Florent se crispe, se sent enfermé dans une longue et éreintante répétition. Que va-t-il naître de sa énième rencontre avec Paul, son ami, le fidèle parmi les fidèles ? Florent le sait déjà. Paul sera sans doute le dernier à l’écouter. Paul taira ses dernières bévues professionnelles (son magasin de disques de seconde main est au bord de la faillite) pour le laisser parler, le laisser monologuer en toute quiétude, discourir dans une élégante suffisance. Parce que Paul a toujours besoin de croire en Florent, c’est avec lui qu’il a flâné à la fac, qu’il a incisé les grillages des centres fermés pour réfugiés, c’est grâce à lui qu’il s’est extirpé de sa famille petite-bourgeoise de province. Et si Florent tombe, il entraîne Paul dans sa chute. Ça, Florent le sait très bien. Il soupçonne même une attirance homosexuelle refoulée mais ne veut en quérir les preuves, se satisfaisant très bien de penser être désiré.


Florent rencontre effectivement Paul, assis comme à son habitude sur un petit muret longeant le rond-point Saint-Jean. La circulation est dense ; Florent slalome entre les véhicules en leur donnant un bon coup sur le capot alors que des skateurs le dépassent et filent à toute allure dans les ruelles plongeantes et sinueuses qui traversent le rond-point. Paul est là, assis, hagard. Il lui tend un sandwich club et un café. Florent se pose à côté et, pour une fois, il se tait. Cela surprend Paul et cela amuse Florent. Lui voudrait se taire pour de bon, ou plutôt, raconter à Paul ce qui le tracasse : cette femme superficielle, Neige, cette femme qui l’a troublé, ces rayures dans la peau, ce temps qui s’échappe. Puis il se ressaisit en entendant les insanités que professe Paul, bavard opportuniste.


- Non, Paul, dit Florent, non, non, noooon Paul. La liberté ; libre bla-bla ? de quoi parles-tu ?

- Je veux juste dire, reprend Paul avec plus de précautions, je veux juste dire que pour nous, indépendants, c’est parfois très lourd de devoir payer les cotisations. Et donc, oui, les mesures prises par le gouvernement pour inciter les indépendants à cotiser, c’est une bonne chose.

- Et ?

- Et, oui, ces versements anticipés avec bonification, cela me permet de payer plus régulièrement mes cotisations et donc ça m’enlève un poids… ça me libère un petit peu.

- La liberté, entonne Florent, magnanime, la liberté, ça n’existe pas, c’est du vent. Et tu sais cela. C’est un idéal et on n’a aucune prise sur elle. Pourtant, tous, vous n’avez que cela à la bouche. Liberté de pensée, libre circulation, mon cul ! Vieille escroquerie des Lumières. Alors que la propriété de soi, elle, est sans fantôme.

- Je sais, dit servilement Paul. Je suis « un abîme de passions, de convoitises, d’instincts, de désirs effrénés, déréglés, un chaos sans lumière et sans étoile directrice. » Max Stirner.


Florent enveloppe l’épaule de Paul de sa main amicale et lui tend un large sourire. Puis, il se projette dans cette citation et en tire quelques réflexions :


- Il faut partir de sa propre réalité, soi. Jouir de nous-mêmes. Je ne suis pas libre, je suis propriétaire de ce que je suis, de mon être, et c’est cela le point central, le point focal, la seule chose que l’on a en son pouvoir.


Après quelques dizaines de secondes d’hésitations, Florent reprend :


- Tu sais, il faut arriver à recentrer le discours plus proche de soi, sinon, on n’y arrivera pas. La liberté, de quoi tu parles ?

- Je sais, je parlais de charges sociales mais tu as tout à fait raison. La liberté est leurre, une chose que l’on ne peut commander.

- Voilà, tout à fait Paul, tout à fait. Les gens sont aliénés… pauvres gens.


Les deux jeunes hommes terminent leurs sandwichs en fixant la circulation automobile qui se condense au rond-point pour se diluer ensuite à travers les diverses rues et ruelles adjacentes. Ils digèrent en silence, critiquent l’un ou l’autre passant puis Florent soumet au vide sa réflexion :


- Je crois, enfin, j’ai un manque. C’est là, en moi. Ça s’étend…

- Quoi ? Pourquoi ? C’est vrai, Florent ?

- Euh, non, je ne sais pas. Je deviens mou, pathétique, faut que je bouge !


Tous deux se font l’accolade et rentrent chacun dans leur boutique, un gobelet de café à la main.


De retour à la librairie, Florent se dirige directement vers le rayon littérature du moyen-âge, et soustrait l’Anthologie des Troubadours de l’étagère. Florent pose le livre sur le bureau et verrouille la porte, laissant le « Permettez-moi de déguster » lui coller dessus. Puis, aigri, il s’enfonce dans son fauteuil et lit quelque lamentation amoureuse du duc de Poitiers, de Peire Vidal et de Jaufré Rudel.


Entre un homme, un passant anonyme. Florent l’accueille comme l’écrivain de renom accueille ses lecteurs dans une petite librairie de province.


- Que puis-je pour vous ?

- Ah, bonjour Monsieur, rétorque gauchement le client, mal à l’aise sur ces lattes de bois craquelantes, autour de ces étagères, de cette humide poussière, épié par ces livres dédaigneux et électifs.

Je ne lis plus beaucoup, pouvez-vous m’aider ?

- Bien volontier. Mais permettez-moi d’y inclure unilatéralement l’affinement de votre demande comme condition suspensive.

- Euh… ?

- Que désirez-vous lire exactement ? reprend Florent d’une verve triomphante.

- Oh, pas de bla-bla, je veux lire quelque chose de divertissant, pour oublier le boulot.

- Du divertissement ? Je n’ai pas ça ici, désolé mon vieux, allez voir ailleurs, plus loin dans la galerie. Chez les vieux rabougris. Ça pue la merde romanesque du XXe siècle. Allez voir là-bas, mais ne revenez pas crier lorsque votre crise existentielle vous aura sauté à la gueule.


L’homme, introverti, imbibe le choc et quitte la librairie en refermant pesamment la porte d’entrée.

Florent retourne dans ses pensées, se remémore la fin de sa discussion avec Paul :


- J’ai un manque, chuchote-t-il, perplexe. Ressaisis-toi Florent, putain, ressaisis-toi.


Le temps passe.


Entre Anna. Elle regarde furtivement Florent puis se précipite dans un coin, face aux étagères. Elle feuillette deux ou trois livres d’ésotérisme un peu nerveusement et se prépare à la joute oratoire qui s’en suivra inéluctablement. Parce que les deux êtres se connaissent ; ils eurent une relation à l’université. Florent a immédiatement reconnu le visage d’Anna. Même si celle-ci a pris trois, quatre ans, elle reste une femme fière et provocante, peut-être plus fragilisée par le temps, toujours en robe chiffonnée et couverte d’un pull qui ressemble à une cotte de mailles. Anna rattache ses cheveux longs et bruns, froissés, contenant ci et là quelques mèches rousses. Elle tire l’élastique dans sa main, se gratte l’arrière du crâne puis laisse pendre ses cheveux quelques instants pour ensuite les enlacer dans son élastique. Florent observe la scène d’un air détaché, du moins en apparence, car les souvenirs acerbes qu’il garde d’Anna lui remontent progressivement à la tête. Et ce poème qui se traîne dans les décombres du passé et qu’il se ressasse invariablement :


Au fond du lac gît son idéal,

une fiole distillant son onction.

Plongé dans ses eaux magistrales,

J’y ai bu la Calice de passion.


Au bord du lac gît son corps,

Aux herbes humides à foison.

Et ses jambes nues arborent

Une robe nacrée de frissons.


Mais bientôt sans pudeur,

asphyxiant de baisers maladroits,

elle étreint ma clameur

et gémit sans émoi.


C’est son cœur sous mon cœur,

Sur mon torse elle sommeille.

Elle est là… et ailleurs,

Nuit sombre et merveilles.


………………………………


J’ai fait l’amour qui fait mal,

À une fille qui me donne,

Pour fuir sans raison.


J’ai fait l’amour qui fait mal,

Elle me dit : c’est sa fonction.


Elle et son père vagabond ;

Peut-être…


Mais moi, j’ai l’amour qui fait mal

et qui part sans raison.


Sans se retourner, Anna décide d’introduire la discussion en lisant tout haut le titre d’un bouquin :


- « Comment dialoguer avec ses anges gardiens ».


Anna ricane, elle se retourne, toujours aussi nerveuse, et marche en direction de Florent qui lui, sans le vouloir, a perdu toute posture magistrale.


- Bonjour Florent.

- Bonjour. Tu as l’air en pleine forme, Anna, réplique mécaniquement Florent sans savoir s’il est sincère.

- Je suis venue chercher un livre.

- Au rayon ésotérisme ?

- Ah, euh, non. C’est pour ma classe. Je suis prof de français à l’école Charles Janssen, tu sais ça ?

- Non Anna, ça fait si longtemps.


Florent tente vainement de trouver la bonne position sur son siège alors qu’elle semble lui avoir échappé. Anna, elle, regarde tout sauf son interlocuteur. La discussion est difficile, les mots sortent par à-coup. Anna reprend :


- « Les mémoires de Saint-Simon », c’est ça que je cherche.

- C’est dans le programme des cours ?


Silence.


- Et tu viens chez moi les chercher ?

- Ah, répond Anna qui, nerveuse perd soudainement le fil de la discussion. Et sinon, comment vas-tu ? reprend-elle.

- Bien.

- Et ta collègue ? J’ai entendu que tu avais une charmante assistante.


Florent fixe les yeux sur son bureau et, avec son vieux clou, fissure le bois de quelques lignes qui bientôt forment les traits d’une chevelure.


- Ah, reprend-il, ma petite libraire.

- Oui, dit Anna, comme pour l’encourager à poursuivre sa narration.

- Nous avions des affinités.

- Mais… ? s’interroge Anna.

- On rêvait d’alcôve, on rêvait de miel. Deux semaines après, elle s’est éteinte. Plus rien. Comme rangée dans la conformité. Elle parlait commerce, elle parlait de banalités. Nue. Sans plus d’attraits. Je la regardais ; elle était presque vulgaire. Des futilités. « Chéri », elle m’appelait comme ça, moi.

- Elle est partie ?

- Elle est partie.

- C’est dommage parce que…


Florent la coupe :


- Qu’importe, tu ne la connaissais pas. Qui t’en a parlé : Laurent ? Fred ? Silence. Qu’importe. Tu es resplendissante. Où vis-tu, que deviens-tu ?

- Je vis chez mon amoureux, dans sa maison, avec ses deux enfants. Ils sont infernaux.

- Ton amoureux ? J’adore ce mot, reprend-il sous les accents gras de l’ironie.

- Les temps changent.

- Et la maison est luxueuse, je suppose.

- Arrête !


Florent se tait, ressasse ses souvenirs puis regarde timidement Anna.


- Pourquoi m’as-tu fait l’amour, Anna ?


Anna se retourne brusquement, attendrie mais ferme :


- Je voulais te faire l’amour comme plein d’autres le voulaient, j’avais envie de toi. Tu étais un mythe à l’unif, un homme à filles. Mais je t’ai toujours dit que j’étais libre, même si je n’ai pas voulu te répondre après ce soir-là, quand on a baisé. J’étais confuse à l’époque, je voulais tout tester, toi aussi.

- Mais moi, j’ai l’amour qui fait mal et qui part sans raison, balbutie Florent.

- Oh, arrête !

- Tu me courtises, tu me fais l’amour et puis tu disparais. Je n’ai jamais compris.

- Je TE courtise, je TE fais l’amour ; et moi là-dedans ? J’ai eu ce que je voulais et puis je suis partie, je t’ai utilisé, Florent, vulgairement, parce qu’à l’époque, tu étais attirant.


Silence.

Puis, Anna emprunte les pensées apaisantes du mépris.


- Du despote politique à l’Albatros, dit-elle avec un sourire qui masque mal son émotion. Histoire et fin de Florent Quertin.


Silence.


- J’étais venue chercher Saint-Simon, dit Anna, pour dire quelque chose.

- Saint-Simon ? T’es partie avec le corps des femmes. Qu’est-ce que tu m’as fait Anna ? T’as placé le sexe aux enfers, Anna, putain, ton corps absent, ton corps vide, insignifiant, grince-t-il avec tant de nervosité.

- Pauvre Florent, on devrait te pleurer ? Pauvre romantique. On ne drague pas à coups de pitié. Les femmes n’en veulent pas.

- Les femmes ? Les femmes, depuis toi, les femmes… les femmes dé-corent.

- Écoute, Florent, tu sabotes tes relations. Je le sais, tout le monde le sait. Avec moi, t’as été pathétique mais tu l’as fait exprès. T’avais la trouille de venir me récupérer. Et t’as gémi. Tu gémis encore.


Silence.


- Bon, au revoir (elle s’approche et embrasse le front de Florent)… l’Unique.


Groggy, Florent sent tous ces mots tourbillonner, les uns s’échappent, les autres se retournent contre lui, se cognent et s’agitent, libres et fous dans sa présente solitude.


- Et Saint-Simon ?


Dans les galeries Saint-Bortier, le vieux marbre gris augure un prestigieux passé, les colonnades s’incrustent aux murs, les touristes se mélangent aux fonctionnaires qui déambulent en vain pour perdre le temps. Les échoppes gorgées de livres - ils débordent même à l’extérieur sur des estrades chancelantes - sont tenues par de vieux roublards, gros et barbus, maîtres des discussions surannées. Ils se connaissent et rivalisent, plaisantent ou se crêpent le chignon ; blasés, fatigués, ils puent l’alcool et la pipe. Et tout cela dans l’indifférence complète de la masse homogène des passants langoureux.

Florent, lui, occupe le dernier local, celui qui jouxte la petite grille de l’entrée subalterne. Il ne s’est jamais complu dans le cynisme et le détachement de ses collègues de vingt ans plus âgés ; se distanciant d’eux par cette orgueilleuse posture intellectuelle que lui seul revendique. Certes, les contacts existent mais ils se résument aux polies banalités. Florent n’a jamais pu discuter avec légèreté, recul et désinvolture. Il a par conséquent créé une zone dans la galerie où les mots parlés se font plus rares, l’atmosphère plus vide et intense. Il a créé sa propre barrière, consciemment et inconsciemment, par excès de vanité, élitisme intellectuel ou peut-être simplement par hantise des relations sociales, du dialogue et des contrastes.

Ce sont les échos d’un passé glorieux qui se chamaillent dans la tête de ce libraire atypique. Le métier laisse des plages vides où s’installe la mélancolie, les souvenirs épars, les cuites du passé et l’incessant retour de celui-ci, toujours faste mais perdu. Dans ces livres, gigote le savoir jusqu’à l’usure ; dans ses souvenirs, gît la science folle des tambours. Au présent, Florent n’est rien.

Au présent, Florent n’est rien.

Et ce constat évident n’ose s’imposer dans son esprit. Pourtant il rode, le faucon du prévisible, gangrénant l’élan de sa jeunesse.


Florent tourne la manivelle mécanique qui rabat le volet. Il est cinq heures, les lumières s’éteignent les unes après les autres, Florent ferme sa libraire comme à l’accoutumée mais ses gestes résonnent dans sa tête, ses corvées habituelles sont amères, son train-train quotidien subit les affres de la journée, la goutte de trop, le spleen, l’amertume, ce goût d’un présent dépassé qui sonne la charge. Des hordes de pulsions, ce sentiment d’abandon qui fige son esprit.


Florent repasse les travers de la ville, le cliquetis des minutes mortes, les métros triomphants, et lui, sa solitude, et lui, regardant la présence de ces femmes se dilater et fuir à l’infini. Et lui se voyant absent, absent de la scène, des désirs des autres.


Florent ouvre la porte de son immeuble, prend l’ascenseur jusqu’au quatrième étage, ouvre la porte de son appartement, la referme, enfonce ses clefs au plus profond de sa poche, se dirige vers la cuisine. Il encercle de sa main étendue la circonférence d’une bouteille de vodka sise sur l’une des armoires, la fait pivoter et la descend jusqu’à la portée de sa bouche. Il s’enfuit alors dans le salon, sur ses matelas et déguste sa bien-aimée.

L’alcool tue ses doutes, l’alcool débonnaire, l’alcool fuit sa misère, toujours étincelant, muni des chaleurs pour un corps aimant.


IV


Florent s’éveille en pleine nuit, tendu. Un songe est aspiré par le trou de sa mémoire. Il le sent s’échapper en lui, déjà. Mais des bribes résistent. Il y avait sa cour ; ses amis jacassant sur une sorte de perron, ses dames indifférenciées en robe ornée de fleurs. Lui n’écoutait que les remarques dithyrambiques sur la fameuse Marie, princesse de Paris dont la gentillesse, l’éducation et la curiosité qui fomentèrent sa réputation, firent le tour des terres. Florent s’éprit de la dame sans même l’avoir vue - pure folie - et voulut instantanément la rejoindre. Il descendit l’estrade et marcha en direction de cet amour lointain. En chemin, il ne pensa qu’à elle, à cette première rencontre, à ce flirt qui n’attend déjà qu’à se consumer. Peut-être allait-il pouvoir loger chez elle, de quoi allaient-ils discuter ? Mais durant tout le périple, Florent dut porter sa lourde et encombrante armure de cuivre. Cela l’amenuisa progressivement et tandis qu’il aperçut Marie, l’imaginaire onirique se dilata quelque peu. Le silence durant cette brève rencontre copinait pourtant avec l’éternité tant la présence de Marie lui apparut pour la première fois si réelle. Marie resta sans mot dire, vaillante. Florent prit le temps alors de la regarder attentivement. Il aimait ses yeux, son regard, mélangeant le pétillant à l’énigmatique. Ses pupilles alarmées, perdues dans le vide de l’existence. Et lorsque Florent s’approcha de la mine légère de Marie, affranchie de tout paysage, lorsqu’il vit ses traits fins, son relief amaigri, presque décharné, son sourire enjoué, Marie, souriante sous son vaste châle noir, prit la paume de la main de son chevalier et la lui montra. Elle était froide, livide, traversée de veines mauves sous une peau blême. Florent, soudain inquiet, regarda les yeux de la princesse et en un éclair y vit le reflet de son corps mourant, bleuâtre et famélique.


L’afflux d’angoisse le réveille. Couché sur le dos, il fixe le plafond une bonne demi-heure. Son crâne est lourd, imbibé de vodka, son corps rigide. Il se rendort.



V


Le réveil sonne. 7 heures 30. Allongé sur le divan du salon, Florent mugit, se tortille, fait quelques gestes brefs et nerveux. Sa tête est lourde. Sa main gauche descend gratter ses cuisses et ses testicules étouffés par son jean moite et collant. La bouteille de vodka gît au sol, vide et inerte, coincée à quelques mètres du divan, entre une pile de livres et un plat en aluminium. Ce silence pèse, accable et pousse Florent à se lever, prendre une douche, remettre ses mêmes habits et faire bouillir de l’eau. Florent fixe alors la vieille casserole sur le poêle. Plus rien. Le silence réapparaît, insidieusement. Florent fixe cette satanée casserole et prie pour qu’y germent des bulles mais rien n’y fait, les minutes prennent une telle ampleur… La peur sans objet, le malaise. Florent s’agrippe sur le bord de sa cuisinière. Ses mains ne se desserrent que lorsqu’il entend chuchoter les premières petites capsules d’oxygène dans le fond de sa casserole en fer. Il déverse l’eau fumante dans l’entonnoir du filtre à café et retire en dessous son bol empli d’un liquide noirâtre. Alors que la chaleur du breuvage se propage dans son bras droit et qu’anticipativement déjà son cerveau s’active, Florent rejoint la fenêtre de la cuisine.

De grands arbres verts et un vent silencieux ; une lumière fébrile sous de sombres nuages grégaires. Mais lorsque plus aucun stimulus du paysage ne l’interpelle, lorsqu’après de vigoureuses gorgées le bol attiédi est abandonné sur l’appui de fenêtre, gronde alors ce même silence intérieur. Un vide ; si ce n’est l’effroi. Cette envie de disparaître, d’être ailleurs, partout, nulle part sauf ici. Et cela, paradoxalement, le paralyse. Encore un frisson – c’est plus qu’un frisson – encore un coup de canon.

Il tremble, se remémore son rêve singulier, cette rencontre et cette chute - son propre corps moribond - si peu commune qu’elle devait provenir d’ailleurs. Il marche jusqu’aux piles de livres, ces petites colonnades, qui parsèment le sol du salon. Il cherche une anthologie de la poésie française, en trouve une, feuillette le premier chapitre, la littérature médiévale et trouve entre deux épaisses pages, un vieux signet tout aplati : la photographie de Marie. Un signe, une évidence. Florent la contemple et s’assagit. Il reste assis à terre et rit étrangement. Puis il se lève, va dans sa chambre et empoche quelques affaires.


Florent claque la porte de son appartement en sortant. Il oublie sa demi-douzaine de livres qu’il prend chaque matin pour apporter du neuf quotidien au stock entreposé dans sa librairie. Il descend les escaliers vigoureusement en sautant plusieurs marches. Arrivé sur le boulevard, le vent prend la parole et vivifie son corps. Florent semble léger, sa démarche chaloupée, ses pieds bondissent presque sur les dalles du trottoir, ses yeux rivés sur l’arrêt de tram. C’est cet arrêt qu’il décide de rejoindre rapidement, en prenant la diagonale d’un carrefour immense. Une puis deux voitures passent près de lui à une trentaine de kilomètres-heure et des vociférations s’en dégagent. Lui s’achemine droit vers l’arrêt. Une dame d’une soixantaine d’années, la main fermement attachée à son caddy, observe Florent et le voit arriver vers elle et lui poser la question :


- Bonjour madame, avez-vous l’heure ?


La dame, se sentant assaillie, chipote le bouton supérieur de son imperméable gris bleu puis découvre légèrement son avant-bras et lui tend sa montre à bracelet. 8 heures 15. Puis plate, sans insistance, la dame au fichu à carreaux demande à son interlocuteur :


- Vous allez bien, Monsieur ?

- Certainement lui répond Florent, certainement.


Florent fonce vers le panneau horaire et se met à rire des colonnes multicolores et des chiffres innombrables. Il revient vers l’arrêt de tram, mime la dame à l’imper, son inertie, son indifférence. Il y renonce bientôt pour aller jouer l’équilibriste sur le rebord de la plateforme qui accueille les deux arrêts de tram opposés. Enfin, intenable, Florent se dirige vers l’orifice béant d’où surgissent les rails et s’engouffre dans cette voie ombragée. L’odeur humide et poussiéreuse le recouvre bientôt. Le tunnel se resserre, il n’y a plus de marge, plus d’interstice d’où éviter les trams qui viendraient à se croiser.


Ô beauté débonnaire ! se répète inlassablement Florent, vautré dans le fauteuil en tissu bleu du TGV. Parce que pour Paris, Florent a refusé l’habituel trajet en car, ses pauses de vingt minutes sur les aires d’autoroute, ses odeurs fétides de chaussettes et de sacs plastiques emplis de détritus en tout genre. Il s’est acheté, avec ses maigres ressources, un aller simple pour la capitale. Et le décor s’imagine progressivement.

Marie est parisienne, se convainc Florent. Elle est assistante d’édition. Elle rôde en permanence au rayon des mots essentiels, séduit l’écrivain avant le lecteur. Elle est avant, c’est cela. Marie est la femme de l’écrivain. Florent s’en persuade. Comme une larme, figée, Marie est aimante.

C’est elle qui a pris le vide ou c’était elle, le vide. Florent regarde tout autour de lui. Des hommes et femmes d’affaire, pour la plupart. Des gens seuls, préoccupés. Ceux qui sont assis à ses côtés ne le regardent même pas. Ils lisent leur journal, le tendent, le plient. Ils croisent leurs jambes, les décroisent, commandent un café, un apéritif. Florent, lui, scrute le paysage défiler en robe des champs. De vastes pâturages ondulent sans mesure. Des vaches, Florent les aperçoit beugler en troupeau.


Et soudain, il aperçoit son visage dans le reflet de la vitre. Le reflet l’inhibe, le déshabille. Il feint un instant sa pudeur puis la regarde, la subit et ose à peine l’accepter.

En oblique, un couple s’enlace pudiquement. L’homme dépose son élégante cravate sur sa hanche et se tourne vers sa femme. Elle, affairée à ne pas plisser son tailleur, gesticule niaisement pour se rapprocher de ses lèvres. Maniérés à l’extrême, ils s’embrassent deux ou trois fois puis s’affaissent, satisfaits, dans leurs fauteuils respectifs. Lui reprend son ordinateur portable, elle son magazine.

Florent regarde alors les deux hommes en face de lui. Stoïques, absents, ils n’existent pas. Florent tire de sa mallette « La Comédie de la Mort » de Théophile Gautier. Et face à ce bal humain vulgairement orchestré, il se réfugie, dédaigneux, chez Gautier, dans l’amour exclusif du Beau. Du Beau uniquement, et non de cet amour, ces mœurs bourgeoises pudibondes. Il feuillette quelques dizaines de pages de cet ouvrage qu’il connaît par cœur puis lit l’ « Horloge » et le relit, stupéfait ; y décèle une autre vérité, nouvelle, criante :


Vulnerant omnes, ultima necat

Et toutes, sans pitié, nous piquent en passant,

Pour nous tirer du cœur une perle de sang,

Jusqu’au jour d’épouvante où paraît la dernière

Avec le sablier et la noire bannière ;

Celle qu’on n’attend pas, celle qui vient toujours,

Et qui se met en marche au premier de nos jours !

Elle va droit à vous, et, d’une main trop sûre,

Vous porte dans le flanc la suprême blessure,

Et remonte à cheval, après avoir jeté

Le cadavre au néant, l’âme à l’éternité !


Florent referme son livre de poche, et, effaré, se répète la sentence à voix basse : Vulnerant omnes, ultima necat. Toutes blessent, la dernière tue… toutes blessent, la dernière tue…

Elle tue… Elle.


Terminus, gare Paris Nord. Florent déchire son ticket simple et éparpille méticuleusement les morceaux dans une des poubelles du wagon. Les portes s’ouvrent, les passagers pressés descendent du train, se fondent dans la foule hétérogène du quai puis de l’immense verrerie métallique qui chapeaute le lieu. Paris, gare du Nord. À la sortie, sous la façade, Florent se démène pour trouver le chemin le plus court vers la Seine. « Droite gauche gauche droite » dit un passant, « lààààà » dit l’autre. Lorsque les traits de son itinéraire se figent quelque peu, il accélère le pas. Boulevard Saint-Martin traversé, place de la République contournée, tours et détours dans le onzième, Florent se perd. Excédé, il se précipite dans la première banque qu’il voit et débite l’entièreté du solde de son compte courant, 355 euros. Il s’arrête ensuite à la brasserie qui occupe le coin opposé et y commande un steak tartare, un café. Assis, il observe la rue, les passants. Les branches les plus souples des hêtres gémissent au zéphyr, les couvertures de journaux exposées sur les devantures des kiosques ondulent dans un rythme que reprennent les feuilles mortes en dansant à leurs pieds. L’automne rugit.


Florent sort du café la panse bien remplie. Il digère et déambule avec le vent, aperçoit un superbe pull en laine gris chiné, derrière la vitrine d’un magasin huppé. Il entre, trouve le modèle à sa taille, fonce dans une cabine d’essayage, jette son training et son t-shirt à terre. Il enfile le pull à même la peau, l’étire quelque peu et se regarde, satisfait, dans le miroir. Il déchire l’étiquette, paie et s’en va, laissant ses vieux vêtements se chiffonner à terre, dans une boutique qu’il ne reverra plus.


Florent se promène encore, perdu, sans autre dessein que de trouver la Seine. Paradoxalement, son esprit tout entier est imprégné de cette quête, cette Marie qu’il amplifie à mesure qu’il se rapproche de son but. Il y a quelque chose d’inexorable dans sa démarche, de définitif dans sa rencontre. Au-delà, rien ne s’envisage. Florent semble se diriger mécaniquement, au travers de ses flâneries - tel un suicidaire - vers son dernier désir.


Arrivé sur les bords de la Seine, près de Notre Dame, Florent traverse le fleuve et converge vers l’ouest et Saint-Germain. Il s’assied un instant pour reprendre des forces et tire de sa poche quelques chants de troubadours qu’il fredonne à voix basse. Puis, revigoré par ces récits chevaleresques, il reprend chemin.


Florent aperçoit au loin un vaste immeuble haussmannien, imposant. Sur la façade, accrochés au sommet du rez-de-chaussée, des néons bordeaux en lettres classiques forment GALON, le nom de cette maison d’édition parisienne, le nom de l’industrie ès lettres, le symbole d’une culture française fière et dominante. Cet éditeur mêle élégance, prestige et vigueur économique, attise le respect et la crainte des écrivains, voire de tout le microcosme littéraire. Il est, de fait, le baromètre d’une culture, d’une identité française ; le gardien, le passeur et le créateur d’un savoir national propre… et d’une certaine image que la France se crée. Du policier à la littérature étrangère, des sciences humaines aux belles lettres, des livres jeunesse aux magasines littéraires, la maison s’étend largement et abrite en son sein des noms d’écrivains que l’on site aux quatre coins. Au moment de passer les portes de verre coulissantes, de sentir la fraîcheur de l’air conditionnée, l’aura de cette maison submerge Florent, ses principes et toute considération libertaire. L’atmosphère et le prestige des lieux l’émeuvent. Un hall d’entrée vaste, couvert de marbre gris et brun, et tout au fond, au-delà des gens qui circulent et s’affairent, un bureau de réception. La force du lieu rejaillit sur Florent qui, se sentant guidé par une pulsion irrésistible, perd toute appréhension. Il se dirige vers la réception, se signale à la demoiselle en costume d’hôtesse et demande à voir Marie Dutelle. L’interlocutrice lui demande d’épeler le nom, puis ne trouve rien dans sa base de données informatique. Elle demande à Florent s’il a rendez-vous. Lui, charmé par le mot, l’idée d’un rendez-vous, répond ensuite d’une manière évasive :


- Elle est assistante d’édition.

- Vraiment ? répond la réceptionniste, non sans ironie.


Florent sourit et se retourne, aperçoit le large miroir d’un recoin pour lequel deux rangées de trois ascenseurs se font face. Il prend cette direction tout en pensant qu’on la lui interdira bientôt. Pourtant, ce moment n’arrive pas et Florent plonge dans la première cage d’ascenseur qui s’ouvre, appuie sur un bouton, n’importe lequel, et jubile.

Florent parvient au quatrième étage, intercepte les passants, leur demandant s’ils connaissent une Marie Dutelle. Florent répète la scène au cinquième puis au sixième, sans succès.

Enfin, à peine arrivé au septième, à l’entrée d’un couloir étroit, alors que tout est beige, c’est Marie qu’il aperçoit, dans son kimono noir, arriver en sens inverse. Elle s’approche de lui, inexorablement. Florent ne sait trop quoi faire. Il peut voir ses joues, ses tendres lèvres et son sourire ; son doux regard le pétrifier sous l’éphémère.

Il se plaque alors contre le mur du couloir pour la laisser passer, disparaître.


- Bonjour, euh, excusez-moi mademoiselle.


Marie se retourne d'un mouvement prompt mais voluptueux qui étend son buste, le courbe et le met en valeur, à la manière d'une gymnaste lorsqu’elle salue la foule. Cela contraste avec ses traits timides et cérébraux, son minutieux intellect qui maquille son visage pâle sous les montures vermeilles de ses lunettes.

Elle ne dit rien, attend que Florent s'explique.


- Je désire vous parler.

- Je vous écoute.

- Pas ici, belle dame, pas ici, réplique l'effronté en dévisageant les collègues de Marie, regroupés au bout du couloir.

- Venez ! susurre brusquement Florent à l'oreille de Marie, d'un ton décidé.


En lui prenant l'avant-bras, il lui demande :


- Où se trouve votre bureau ?

- Là, deuxième à droite, réplique Marie, tout étonnée d'être ainsi enlevée à son quotidien. Florent entre dans le bureau et referme la porte derrière Marie.


Celle-ci feint d'être en colère :


- Mais enfin, qu'est-ce que vous me voulez ?


... pour ensuite laisser transparaître dans ses pupilles les éclats de l'exaltation.


- Amour m’a frappé de son dard. Je souffre et pourtant aucune médecine ne pourrait me guérir. Seule la dame gaie et courtoise a remède à mon mal. Et celle que je chéris, je dois ici, au risque de déplaire, lui crier pitié.


Marie, quelque peu troublée par l’ardeur du discours tenu, lui répond :


- Eh bien, quel programme. Vous voulez publier un manuscrit, c’est cela ? Parce que moi, je ne suis qu’assistante, vous savez ? Mais je vous connais, tous pareils, prêts à tout pour pouvoir être publiés.

- Euh… ?

- Suivez-moi, dit-elle.


Florent, tout étonné d’avoir perdu l’initiative, obéit au commandement.

Marie ouvre une porte et se glisse dans cette salle obscure que les longues étagères en fer cisellent en d’étroits et profonds couloirs sur la longueur de la pièce. Empilés sur les planches rouillées, d’innombrables tas de feuilles jaunissent, pincés par des fardes beiges cartonnées que de larges rubans rouges enserrent. Florent suit la silhouette noire de Marie, les caresses perpétuelles de son kimono sur son corps frêle, sa démarche chaloupée dans ces couloirs qui s'alignent et feignent leur dédale. Marie s'interroge :


- Cela ne vous fait pas peur ?

- Quoi ça ?

- Traverser ces couloirs, ces catacombes. Le dépotoir des lettres, c’est ici. Là, vous voyez ? Ce sont mes anciens prétendants…


Marie, vaniteuse, reprend :


- Tous, ou presque, des écrivains morts nés.

- Vous êtes une sage-femme, vous donnez la vie.

- Aussi, oui.


Tout en parlant, Marie continue son chemin et, amusée, contemplant son antre, regarde peu son interlocuteur :


- Voyez ces manuscrits. Tous ces gens qui écrivent n’importe quoi, tout ce qu’ils veulent c’est de la reconnaissance… dommage qu’ils n’aient assez de caractère pour s’empêcher d’écrire.

- Karl Kraus.

- Exact. Voulez-vous toujours écrire, Monsieur le troubadour ?

- Vous chanter mes plaies d’amour, oui ! et les écrire aussi, vulgairement. Ainsi, manuscrit refusé, vous y serez capturé, entre mes mots, entre mes pages, ici et pour l’éternité.


« Pas moi » articule-t-elle sans émettre de son mais en glaçant Florent du regard. Puis elle ouvre une porte qui contenait la lumière et en entrant dans la nouvelle pièce, Marie change de ton, recouvre sa relative timidité. Elle laisse même poindre la culpabilité lorsqu’elle dit à Florent :


- Vous me trouvez arrogante ?

- Non.

- Après tout, tout le monde sélectionne, tout le temps, non ? C’est la loi.


L’homme sur la photographie, le père de famille orgueilleux qui couvait Marie du regard, est là, dans la pièce. Il dévisage froidement Florent, souffle quelques mots à Marie et s’en va.


- Bon ! dit Marie, soudain impatiente.

- Laissez-moi me présenter ?

- Je n’ai pas le temps.

- Je vous attendrai.

- Je termine dans trois ou quatre heures.

- Je serai là. Florent se retourne et quitte la salle par la grande porte coulissante qui mène au couloir.


Marie le regarde sortir ; ses épaules surélevées, ses mèches indomptées qui parcourent son cou. Cette audace, cette outrecuidance, cet univers qu’il transporte, qu’il diffuse et qui agresse. Marie n’en veut pas, elle en veut bien.


VI


Marie sort de l’immeuble GALON, songeuse, pâlie par la journée de labeur. Florent, les fesses appuyées contre la vitre d’une voiture, accoste la jeune femme.


- Encore vous ? dit-elle.

-Je voudrais vous parler d’amour.


Marie continue son chemin.


- Écoutez un instant. Cet amour sans droit ni raison, cet amour qui suit son unique volonté. Fi des préjugés et consonances de classes ; il court trop vite, vous savez ?


Marie marche toujours d’un bon train mais écoute tout de même le conteur qui gesticule, grimace, tourne autour de son public, le surprend d’un ton enjoué, sévère et folâtre, vérace.


- Amour frappe si précisément. Ses flèches d’or vous transpercent et son dard de plomb ensuite s’immerge en vous. Nul ne peut y échapper, pas même vous. Né de l’union de la grâce et de la joie, quand il blesse, quand il fait mal, il semble que ce soit un bien. Il a un palais, c’est là qu’il se repose. Quand on y entre, il y a cinq portes. Les deux premières s’ouvrent difficilement mais les dernières pas. Et au sein du palais, quand on a la chance d’y rester, il y a de la joie. Encore faut-il gravir les paliers : l’honneur, la discrétion, le service, la patience. Les discourtois n’y ont pas accès, ils glissent sur les parois et rejoignent les malappris et les menteurs, au sol, dans les faubourgs avoisinants.

Écoutez, écoutez, reprend Florent, affecté. Amour s’assoit aussi dehors, près du perron. Il y a là un jeu de mille pions mais les discourtois ne peuvent l’approcher car les pions sont des miroirs et si on en brise un seul, on perd tout ce qu’on a. C’est l’amour inférieur disent certains, pourtant, c’est l’amour souverain, il s’élève au-dessus des rangs, il s’élève au-dessus du ciel.


Marie s’arrête un instant et devant le sérieux de son interlocuteur, dévoile son sourire naturel pour la première fois. Elle dit :


- Pourquoi moi ?

- Je préfèrerais mourir par vous que d’obtenir nulle joie de toute autre.


Et Marie décide alors de se prendre au jeu :


- Vous êtes impérieux. Il faut aborder l’Amour courtois avec ironie. Il y a plein d’ironie chez les troubadours, vous savez ?

- Non, non, mes dires sont francs et sincères.

- Je vous assure, c’est à lire au second degré. Les troubadours n’étaient pas aussi solennels que vous. Ils cultivaient l’autodérision. Cela ne vous ferait pas de mal.

- Sachez que je n’ai jamais vu de jeune fille plus friponne que vous ni d’un cœur plus perfide.

- Arrêtez !

- Laissez-moi vous inviter à dîner ?


Marie sourit et rougit, regarde à gauche puis à droite, voit cet homme robuste et séduisant, fragile, énigmatique qui lui ronge son être d’un regard sombre et pénétrant.


- D’accord, chuchote-t-elle. Mais arrêtez ce petit jeu, cette courtoisie. Que leur trouvez-vous à ces troubadours ?

- Mais, voyons, les troubadours, dans le fin fond du Moyen Âge ont inventé l’amour, ce n’est pas rien.

- Non, ce n’est pas l’amour qui naît mais le discours sur la femme. Vous saisissez la nuance ? La femme du troubadour n’est qu’un objet, un objet que les hommes découvrent à peine.


Florent peine à accepter ce point de vue, ces invectives de Marie qui, tout aussi précises qu’un dard, ébranlent Florent, son jeu, en ses fondements. Mais le couple résiste, les dialogues passionnés sur la littérature s’engagent. Les deux jeunes gens s’affirment progressivement, se charrient, s’engagent respectivement dans de grands monologues affublés de gestes, de regards, de malices, de sourires. Florent recouvre une once de spontanéité, Marie, elle, est bien plus frivole. Tous deux s’en vont rejoindre la soirée parisienne.


Ils dînent sur une petite table couverte d’une nappe blanche immaculée. Cuisine française, petits pains et bouteille de vin rouge à la fenêtre d’un restaurant renommé. Ils en sortent vers dix heures. Florent a payé l’addition avec ses derniers euros. Il ne sait même plus acheter son billet de retour. Dehors, Marie batifole sur la ruelle déserte. Le vin produit sa chaleur, le couple se promène, tout de candeur vêtu. Bientôt, Florent aperçoit une bicyclette hollandaise, bleu marine, haute et digne, comme celle de la photographie. Il court, il l’approche, l’observe, le contourne puis s’en convainc : c’est elle. Il se retourne. Marie se tient à la clef enfoncée dans la serrure d’une porte d’un immeuble résidentiel et fait reposer le poids de son corps sur sa jambe gauche. Elle y puise toute sa force et toute sa fragilité. Elle gigote, le corps mouvant, le regard qui fixe furtivement Florent pour ensuite se perdre ailleurs et enfin revenir sur lui. Ce regard qui fond dans l’absence, le sourire complice. Marie voit ce feu la brûler au milieu. Elle se sent déjà prise par cet inconnu, dirigée, piégée ; son corps connecté à Florent lui répond sans cesse.


Florent s’approche alors et pose ses lèvres sur celles de Marie, inspire et embrasse sa lèvre supérieure.


- Tu veux rentrer, dit Marie, grelottante.


Florent fait un signe de la tête. Marie tourne la clef dans la serrure, ouvre la porte, la ferme derrière lui. Tous deux s’immobilisent dans l’obscurité du hall d’entrée et se sourient bêtement. Marie reprend :


- C’est au deuxième, et se dirige vers la première volée d’escaliers. Elle enjambe les marches gracieusement, en se tenant à la rampe dont la peinture blanchâtre pèle quelque peu. Ses pas font craquer les vieilles lattes en bois de la cage d’escalier. Florent est à deux mètres. Il voit le corps de la dame se dandiner légèrement sous la jupe flottante de son kimono. Florent l’accompagne, fixe sa silhouette gravir les marches et sent son corps dirigé par celui de sa ballerine.

Arrivés sur le palier exigu du deuxième étage, Marie sourit une fois de plus, avec cette même fébrilité qui trahit mal son désir. Elle ouvre la porte de son appartement, dépose les clefs sur la commande et se dirige nerveusement vers la cuisine. Florent prend un temps pour observer le lieu : petit logis charmant, couleur d’ocre, empli de dizaines d’objets merveilleux, de décorations murales africaines, de plusieurs plantes verdoyantes… et Marie dans sa cuisine.


- Tu veux boire quelque chose, dit-elle ?


Florent se tourne alors vers Marie, entre dans la cuisine et lui fait face. Elle pose la théière sur le plateau à travail de la cuisine tandis que lui enlève délicatement la monture vermeille de ses lunettes. Un instant perdu, son regard l’esquive et fuit. Florent remonte le menton de la dame avec l’index de sa main droite. Leurs regards se croisent à nouveau. Il glisse son bras autour de la cambrure du dos de Marie, et avance son corps. Elle, accoudée à la table de travail et acculée par son homme mystérieux l’embrasse soudainement. Tous deux s’enlacent et se cognent aux diverses extrémités de la salle en s’embrassant. Le couple s’immobilise ensuite et Marie fait voir à Florent ses pommettes écarlates qu’il avait aperçues sur la fameuse photographie du journal belge. Il y lit un signe d’intimité. Elle, elle lui prend la main et le guide dans sa chambre. Le cœur de Florent s’accélère et à la douce chaleur de l’alcool vient, en zizanie, se mêler les désirs de la chair.

Le couple passe la porte de la chambre. Florent s’assied sur le sommier double qui occupe la majeure partie de l’espace. Marie reste là, inhibe péniblement son corps devenu plus félin. Elle, retenue, se dénude alors de toute sa pudeur et vient s’asseoir sur les hanches de Florent. Puis elle se crispe légèrement, gênée par son entrain, sa posture explicite, ses cuisses écartées sous le voile noir du kimono qui recouvre les jambes de son invité. Alors Florent l’embrasse et laisse glisser ses doigts sur les joues de sa dame. Il s’arrête et la contemple. Elle inspire, elle expire. Rassurée, elle l’embrasse à son tour. S’en suit une succession de caresses, d’arguments susurrés, de volatiles baisers. Et Marie s’enorgueillit, convaincue, victorieuse, possédante.


Marie se soulève d’un coup.


- Attends, dit-elle, emplie d’une joie presque infantile. Elle tourne le dos à Florent et s’insère dans le coin droit de la chambre, derrière un vieux paravent beige à rayures bordeaux.


Florent, toujours assis sur le devant du lit, cherche à mieux se tenir et finit par poser ses bras tendus sur le matelas. Il reprend quelque peu ses esprits, s’aperçoit qu’il bande, sourit. Il scrute le décor, les photos pincées au mur, les grappes de fleurs blanches asséchées de l’arbuste au feuillage épais et persistant posé dans le coin gauche, la porte entr’ouverte plein centre et Marie, à droite, qui gesticule derrière son paravent, son dernier habit.


- Éteins la lumière, dit-elle, anxieuse.


Florent reste immobile, respire son bonheur puis d’un bond, se redresse, marche en direction du paravent et surgit. Elle, stupéfaite, son corps nu se glace. Elle serre de toutes ses forces la culotte qu’elle tenait dans sa main, pivote instinctivement son bassin, recouvre légèrement sa jambe droite avec sa jambe gauche et ainsi dérobe son sexe au regard indiscret. Confuse et alarmée, elle tient son regard sur celui de Florent. Lui est hébété, choqué par ce corps qu’il découvre et qu’il n’avait jamais pensé. Sa petite carrure, ses seins qui remontent timidement, cette peau pâle et ce corps maigre, tendu. Rien de cela ne paraissait dans la photographie. Il observe Marie, son teint quasi blême. Son être devient étrange, étranger. Marie, elle, voyant que son vis-à-vis partage sa confusion, décide de l’approcher, de l’embrasser et ainsi de recouvrir son corps des bras de son hôte, et d’y cacher sa gêne. Florent sent la chaleur des lèvres de Marie, et l’entend lui dire :


- Enlève le pic de mes cheveux.


Ce qu’il fait mécaniquement. Le chignon de Marie se désagrège et mille cheveux se déplient et descendent couvrir le cou, les épaules et une partie du visage de la dame. Celui-ci se déforme aux yeux de Florent. Il n’y voit plus ses oreilles mais une chevelure brune, grêle et froissée. Marie tient la main de Florent et l’emmène près du lit. Elle s’y couche gauchement. Florent, toujours habillé, la regarde sans expression. Elle est là, allongée dans ses draps, les mains sur le ventre, les jambes recroquevillées en l’air. Elle l’attend. Son corps est maigre, difforme et sans rondeur. Ses seins sans volume s’aplatissent sur sa poitrine et ses mamelons rosés s’exhibent grossièrement. Florent se couche à ses côtés et démêle ses longs cheveux puis, avec le pic en bois qu’il avait gardé dans sa main, essaye de refaire le chignon de sa partenaire. Marie, décontenancée par le comportement de son compagnon, dégage sa tête des mains malhabiles de Florent et se recouche sur son ventre tout en gardant le contact visuel avec Florent. Elle demande :


- Qu’y a-t-il beau troubadour ? ça ne va pas ? Tu ne te sens pas prêt ?

- Je voudrais juste remettre ton chignon, reprend Florent, de plus en plus excédé par la situation.

- Pourquoi ?

- Je ne te sens plus, Marie. Ce n’est plus toi.

- Merci, ironise-t-elle, offusquée et de moins en moins à l’aise. Mon corps ne te plaît pas ?

- Ce n’est pas ça, Marie. Il est froid, étranger.


Marie tente de caresser l’épaule de Florent mais celui-ci retire vigoureusement cette avance.


- Ce n’est pas toi, je ne comprends pas Marie… tu me dégoûtes.


Alors que Marie fait mine de sortir du lit, Florent retient le haut de ses bras et l’immobilise.


- Remets ce chignon, putain !

- Arrête, tu me fais mal, clame Marie, effrayée.


Sans relâcher sa proie, Florent bascule son corps sur celui de Marie et, les yeux vides, le souffle brutal, glisse ses mains sur les épaules puis le cou de la jeune femme et serre de plus en plus fort. Marie gesticule, se débat, repousse son agresseur, sort du lit et s’enferme dans la pièce adjacente en prenant dans sa course son téléphone portable.


Florent entend une porte se fermer à clef. Il se roule et tombe à la droite du lit. Il pose son dos sur le mur, replie ses jambes et les tient dans ses bras. L’arrière de sa tête frappe deux, trois fois le mur puis tout le haut de son corps entreprend de légers balancements, à la manière d’un autiste, pour recouvrer les vestiges d’une paix enfouie.


- Allo, police ? Oui… oui. Marie Dutelle, rue des Carmes, numéro 36, boîte 4… un voleur… il est seul… oui… il est là… je me suis enfermée dans la salle de bain. Merci.


Les minutes passent. Dix, quinze, vingt. Florent reste dans son coin, silencieux, berçant lentement sa tête.


Enfin, la porte de la salle de bain se déverrouille et timidement, Marie vient jeter un coup d’œil dans la chambre à coucher. Elle voit l’homme replié sur lui-même, si faible. Cela la surprend et l’apaise quelque peu. Elle s’assied dans le coin opposé à celui de Florent, et s’abaissant, prend la même posture que lui.


D’autres minutes s’écoulent.


- La police ? dit-il, les yeux embués rivés sur ses chaussures.

- Ils ne viendront pas. Je n’avais pas composé le numéro… je pensais que t’allais partir.

- Ah ?

- Ah ! reprend Florent, toujours pétrifié. Je vais partir.


Tous deux restent là sans bouger.


- Ce n’est pas toi. Tu n’es plus là, susurre-t-il.

- Moi, je suis là.

- Non, ce n’est plus toi.

- Si !

- Non !

- Si !

- Je devrais être mort moi.

- Je suis là.

- Je me sens vide.

- Je suis là.

- Je fais quoi ?


Marie se tait et sourit.


Silence de velours.


- Je vais partir, dit Florent.


Il se lève, se cramponne à l’étagère pour ne pas perdre l’équilibre et croise Marie et des vertiges alentour. Elle ressent un spasme à l’approche de Florent et lui dit :


- Que vas-tu faire ? Où vas-tu aller ce soir ? il est passé une heure.


Lui la regarde, fébrile et fiévreux :


- Je m’excuse Marie. Excuse-moi. J’ai honte, putain. Honte !


Et sur ces mots, il quitte l’appartement, redescend la cage d’escalier en tremblant, une main appuyée sur le mur, l’autre agrippant la rampe. Dehors, l’encre sombre imbibe le ciel et l’air frais se chahute quelque peu. Au milieu de la rue, Florent, la démarche d’alcoolique, claque le bitume avec toute la force du vide qui l’habite et s’enfonce, rive gauche. Les émotions primaires produites par cette désunion s’estompent après une dizaine de minutes. Florent en profite pour rire un peu, sarcastique, dans ce calme relatif, à l’aune de ce qu’il pressent être sa peine, son tourment. Car ce léger interlude s’accompagne du bruissement des ondulations du vent qui serpente les rues adjacentes. Florent reconnaît cette présence, cette chape, cette oppression. Ce mistral qui se gausse et ricane en coulisse. Sulfurant, sifflotant sur les carrosseries, les auvents. Jonchant le sol, le courant s’intensifie, encercle Florent qui, arrêté, tourne en rond pour ne pas se découvrir face à l’ennemi. Le blizzard de l’inquisition tournoie, tournoie et feint la risée. Puis une rafale noire attaque Florent sur son flanc gauche. Une autre derrière le pousse et le griffe. Florent, alarmé, en plein milieu de la rue, en plein milieu de la nuit, ne semble trouver aucune parade, aucune issue. Les rafales se multiplient, s’aggravent et Florent subit ces gifles sans trouver la parade. Le vent exulte, balafre Florent qui pose les genoux à terre. Le vent tourne et les coups se perdent. Au loin, dans la rue, le mistral expire, les yeux fixés sur sa proie, comme un taureau avant sa course. Le torero est aux abois. Le tourbillon gémit et atteste du retour incessant de la violente escorte du désir.


VII


Florent se réveille au chant des oiseaux, étendu sur un banc public. Le souvenir d’un enfer passé qui a laissé des traces authentiques sur sa peau, ses vêtements. Rien d’inventé. Ou peut-être. Que s’est-il passé ? Florent ne veut pas le savoir tant dans sa conscience gisent des bribes d’un souvenir refoulé péniblement qui menace en permanence de réapparaître.


Florent n’a cure du passé qui gronde encore. Il se rafraîchit à la fontaine du square et palpe son corps pour vérifier que tout y est. Paris s’éveille doucement. Les premiers travailleurs sortent timidement de leur tanière. Florent, lui, reprend chemin. Les lumières de l’aurore brisent l’obscurité par l’effroi. À l’heure où l’humanité dans toutes ses singularités constate sa vacuité. Où nul divertissement, nulle diversion ne sont tolérés. À l’heure où chaque condamné à mort entr’aperçoit son destin avec le plus de clarté. Cette aurore, cet abysse, cette douce et cruelle vérité qui enraye pour quelques minutes les pérégrinations du spectacle quotidien. Ce temps, cette brise accompagne Florent qui, soudainement se rappelle la serveuse métisse du café qu’il avait fréquenté hier midi. Une femme féline aux formes splendides, sous les bas, la jupe noire, la chemise blanche immaculée et le tablier marine des serveuses de bonheur. Ses cheveux plaqués en arrière, son teint brunâtre et ses lèvres africaines grumeleuses. Son bagout. Sa façon d’apostropher Florent, cet inconnu. Qu’avait-elle à annoncer ? Elle qui disait à Florent : « Vous, vous n’êtes pas Français. » ou « Excusez-moi, vous sembliez pensif », « Ils sont à vous ces livres ? » ou enfin « nous servons uniquement les petits déjeuners et les déjeuners. La brasserie ouvre à sept heures trente. Tout est fait maison, les croissants, les jus » et Florent de remarquer la main de la serveuse appuyée contre sa table. Ce devait être un signe de timidité, ce devait être plus que des paroles en l’air. Le ton débonnaire, les cuisses rondes et légères. Ce doit être un appel, une femme à laquelle Florent doit s’offrir.

Cela doit être ainsi.


Songeur, Florent délaisse petit à petit sa démarche rouillée et saccadée pour un train souple et vigoureux, un buste droit, un regard qui se fixe. Florent reprend possession de son corps. Il marche vers le XIe, vers la brasserie. La serveuse y cuit les croissants. Florent les déguste déjà. Son pull gris chiné est entaillé, il n’a pas un franc.



FIN


 
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   studyvox   
17/7/2008
J'ai trouvé ce texte "bien", mais avec des nuances pour mon appréciation.
Le début est assez bien écrit, avec des allusions à des auteurs comme T.Gauthier ou Malarmé, et le style est assez soigné.
Il ne se passepas grand chose, mais le personnage principal est bien campé, et l'on pense que cet ancien étudiant en sociologie, plein d'idéal nous réservera par la suite, une histoire digne des bons auteurs du XIX ème siècle!
Malheureusement, la suite du roman se dégrade dans le style, en même temps que l'action se renforce, et la fin, qui se veut un peu réaliste, n'a pas réussi à me convaincre et m'émouvoir.

   xuanvincent   
17/7/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Comme studyvox, bien qu'il ne se passe pas grand chose, le début du texte a retenu mon attention. J'ai apprécié la description de la photo, de cette Marie dont on sent l'amour naissant de Florent pour cette belle jeune femme. La répétition, quasi-systématiques, des "doit", m'a interrogée, sans soute traduit-elle les attentes de Florent concernant Marie, ce qu'il suppose d'elle, avant même de l'avoir vu ? Cette répétition du terme "doit" m'a, un instant fait pensé au roman "Les Choses" de Georges Pérec (un texte qui ne m'a pas laissée indifférente).

Par la suite, je reconnais avoir lu un peu vite l'histoire (notamment le passage sur Anna, je ne m'attendais pas à un texte de cette longueur)... je ne m'attarderai donc pas sur le style. Les personnages m'ont paru bien campés et plutôt humains, avec leurs défauts autant que leurs qualités.

J'ai apprécié le décalage entre le rêve (de Florent, au moment où il regarde la photo de Marie) et la réalité, décevante et qui menace de tourner au drame, de sa rencontre avec la personne, de la femme réelle.

La fin, contrastant avec le début du texte, sombrant dans un quotidien terne, me paraît assez réaliste et rend plus humain le personnage masculin.

PS: Le texte aurait peut-être pu s'intituler plutôt "Florent" ? En effet il me semble que, passé les premiers paragraphes, il se centre davantage sur ce personnage masculin.

   minna   
18/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Comment vous dire? Vous m'avez émue. Non. boulversée. J'ai rarement lu un texte de cette qualité sur la toile. Poétique, par ses raccourcis qui cognent au coeur des choses; intelligent et étayé dans ses références....
Je suis un peu perdue, là, ne trouve plus mes mots; alors, permettez que je cite quelques uns des vôtres: "qu’il laissait apercevoir dans son éclat le caractère temporaire de son règne et son inéluctable trépas"...Hélas, la fonction "copier-coller de ma souris n'a pas de mémoire de stockage....Je ne peux citer toutes les merveilles qui m'ont atteintes...
Quant à l'histoire, j'aime énormément ce personnage...Ses fêlures, ses espoirs et désespoirs...Il est l'homme tel que je me le représente: idéaliste mais pas idéal; intellectuel; cynique et gauche; triomphant et décomposé...Ahhh. Cette histoire m'a remuée, vraiment, et il faut que je vous quitte pour la savourer à mon aise.
Merci...


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