À cette heure d'affluence, le rond-point des Oliviers commence à s'engorger. Il est le passage obligé pour entrer dans cette petite ville du sud du Portugal. En deuxième position dans la file, j'observe le conducteur de la voiture rouge devant moi qui hésite, ce qui m'agace. Soudain, mais trop tard, il s'élance, n'ayant sans doute pas vu le cheval. D'où je suis, j'imagine déjà la collision, elle semble inévitable. Le conducteur enfin remarque la carriole qui arrive, le Tzigane, debout, tient les rênes à deux mains, les tend. Le véhicule derrière la carriole pile. Mais la voiture rouge reste une seconde de trop.
Le Tzigane agite son fouet dont la lanière passe devant le museau du cheval. Elle fait une volte dans l'air. Puis il donne du mou aux rênes en lançant un Yahh ! Le fouet cette fois caresse les oreilles de l'animal qui réagit immédiatement. La carriole passe de justesse entre la voiture obstruant le passage et le bord interne du rond-point. Alors, se sachant tiré d'affaire, le Gitan se retourne, fier, et invective le chauffeur de la voiture. Deux enfants, accoudés à la planche arrière du véhicule, se mettent aussi à lui crier dessus en riant. Une femme, assise sur le banc à côté de l'homme, sourit en le regardant.
Il est toujours debout, la chemise ouverte, et est secoué au rythme du trot du cheval. Il rit lui aussi et la famille continue son chemin, brinquebalée sur les pavés qui secouent la carriole aux roues de bois.
La voiture rouge bloque maintenant la circulation sur tout le rond-point : le conducteur a calé.
Je lâche un gros soupir. La frayeur d'une catastrophe qui m'avait semblé inéluctable s'estompe déjà. Seuls me restent à l'esprit les gestes gracieux et précis du meneur de cheval. Et sa fierté, aussi, entouré des siens et faisant fi des voitures et de ceux qui les conduisent si mal.
Je me rappelle alors un article lu il y a quelques semaines dans le journal, auquel je n'ai pas prêté grande attention sur le moment : À partir du 1er janvier 2016, les véhicules à traction animale seront interdits sur les routes du pays, toutes les routes.
Ils sont trop dangereux, dit-on.
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Le soleil de juin luit, impitoyable. Les longues herbes sèches poussant sur les talus portent une myriade de petits escargots. Ils se sont agglutinés là, comme ils le font chaque année à cette saison. Le vent doucement les balance, mais la bestiole, elle, est cramponnée par sa bave desséchée : rien ne lui fera lâcher prise. Le brin d'herbe est l'estive du gastéropode, il y restera jusqu'à ce qu'une humidité suffisante le fasse redescendre pour aller s'enterrer, passant la saison sèche à attendre la première pluie. Dès octobre peut-être.
La carriole, encore attelée, est garée à l'entrée d'un chemin. Le cheval de petit gabarit s'agite de temps à autre, agacé par des mouches voraces. Seul, un enfant dort sur le banc de bois. Le reste de la famille, dispersé le long de la route, ramasse les escargots. Chacun sait le geste à faire pour que la moitié d'entre eux ne tombe pas par terre avant que d'être jetés dans le seau. La main remonte prestement le long de la tige, la pinçant modérément entre le pouce et l'index. Décrochés, ils tombent alors dans la paume faisant office de réceptacle et une simple torsion du poignet balance la récolte dans le seau avec un petit bruit sourd s'égrenant.
Quand visiblement le coin est ratissé, la famille en change. Ou s'arrête pour boire un peu. S'il est déjà tard, c'est vers le campement que tout ce petit monde se dirige. Surtout s'il fait encore chaud. Mais le plus souvent la carriole chargée de la famille s'en va dans le centre-ville. Tant que le marché au poisson n'est pas fermé, c’est-à-dire avant treize heures, il y a des clients potentiels. Les escargots sont vendus à la mesure, ce qui n'empêche pas un âpre marchandage de la part des clientes. Elles les cuiront le lendemain pour le dîner avec de l'origan et ils seront mangés patiemment, le couvert se réduisant à une petite pique pour les attraper dans leur coquille.
Le cheval toujours trottine, transportant la famille de-ci de-là. On change d'endroit au gré des récoltes pouvant être monnayées. Chaque saison apporte son trésor. En août il y aura la caroube et l'amande, en octobre l'arbouse. Les terres agricoles délaissées offrent des opportunités.
La famille vit en symbiose, un monde clos. On ne lit pas, on ne vote pas, on ne discute jamais de ce qui ne concerne pas le quotidien. Seul compte le groupe – et son bien-être – rassemblé autour du feu. Quelquefois, dans certaines familles, la mère et ses filles font des dentelles ou des broderies qu'elles vendent dans les villages ou alors aux touristes. Certains hommes savent tresser des paniers, ils cueillent un jonc souple, une matière offerte au bord des routes dans certains lieux un peu humides.
Un style de vie inapprochable pour celui qui serait étranger à l'ethnie. Il faudrait non seulement en percer les rouages, voire les secrets, mais ensuite, surtout, les accepter pour ce qu'ils sont : la façon de fonctionner de la communauté.
Tant que le sabot du cheval claque sur les pavés, la famille subvient à ses besoins.
On est habitué, dans les villages, à voir les familles s'installer pour quelques jours sur des terrains vacants, le temps de faire leur tournée de récupération de ferraille tout en vendant dentelles et paniers. Puis ils repartiront. Et reviendront dans quelques mois.
Mais du jour où l'autoroute est en projet, une ombre passe sur ces familles. Qui ne la voient pas. Une menace pour un style de vie devenant indéfendable dans une société qui, se modernisant, exclut ce qui empêche d'aller de l'avant. Le projet va bon train, l'enquête d'utilité publique, après quelques remous de la part de propriétaires expropriés, est jugée favorable.
Le petit cheval alors doit changer sa route, des chemins ancestraux disparaissent. Le Gitan cependant ne s'avoue pas vaincu sur son propre réseau, il chemine sur cette autoroute ; mal lui en prend, il n'en a pas le droit. La communauté apprend alors vite à déchiffrer le pictogramme à la charrette barrée de rouge à l'entrée de cette voie démoniaque. Tant pis, on change de chemin, après tout, ne sont-ils pas tous bordés d'herbe porteuse d'escargots ? Et l'on continue à camper, à cueillir au bord des routes.
Une communauté, à quelque niveau que ce soit, travaille toujours à son bien-être. C'est ainsi que le groupe gérant l'autoroute, une bien grosse affaire, décide que le Gitan doit faire un plus grand détour encore, qu'il ne doit pas s'approcher de ce qui représente pour lui-même, laisse-t-on entendre, un gros danger. Pour compenser, on vote des fonds pour venir en aide à ces familles qui, il n'y a pas si longtemps encore, ne demandaient rien. Ainsi, on leur alloue des subsides. Il arrive, bien sûr, que quelques millions, sans doute dépassant du compte qui aurait dû être plus rond, atterrissent dans une grande poche encravatée, ou bien dans une autre. Un peu comme un objet oublié là.
Mais décidément, la vie n'allant que dans un sens, le meilleur pour tous, organisé et segmenté, les lois se durcissent. La carriole et son cheval sont accusés de devenir non pas trop dangereux pour la circulation, mais pour leurs propres occupants. Est-ce bien bon pour la santé des enfants hirsutes et riants d'être ballottés ainsi ? Les défenseurs d'animaux aussi jugent que ce pauvre équidé doit travailler bien dur pour trimballer une famille vivant aux crochets de la société, la leur, pour laquelle ils payent tant d'impôts. Ce moyen de transport finit donc par être jugé cruel.
Il est rassurant dans notre monde de laisser faire ceux qui savent répondre à tout. Ainsi, en haut lieu, on vote tout bonnement « la Loi de la carriole » qui dit en substance que le transport hippomobile devient interdit sur toute route goudronnée. La grosse machine ayant pris soin d'augmenter encore son réseau routier pour se déplacer plus vite et renforcer la manne provenant des péages, il ne reste guère de chemins de terre.
Le Gitan alors a des besoins. Il demande des fonds pour acheter un véhicule à moteur. Il devient impensable de ramasser des escargots pour payer un plein de gas-oil, au regard de la valeur de l'un et de l'autre. Il demande plus de fonds, qu'il obtient après que quelques millions tombent en chemin de-ci de-là, décidément les cahots sont partout en ce monde sans doute. Mais les fonds sont avant tout un concept. Un concept régulé. Il ne s'agit pas de gaspiller l'argent public. Alors le Gitan n'a plus qu'à trouver une autre solution pour son gas-oil quand il touche le fond de ses subsides, autrement dit quand il ne touche plus de fonds.
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Le verdict tombe. Le juge déclare l'homme coupable du vol dans la station-service. L'histoire s'est mal passée et le simple vol se teinta de rouge.
Le lien ténu, séculaire, qui tisse la toile humaine, vient de céder un peu plus.
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