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Fantastique/Merveilleux
Iris : L'échiquier
 Publié le 11/11/07  -  3 commentaires  -  25747 caractères  -  23 lectures    Autres textes du même auteur

Le narrateur est invité par un vieil ami à un dîner. Lorsqu'il arrive, il constate que son hôte semble très inquiet...


L'échiquier


Il n'y a guère longtemps de cela, je fus invité par mon ami, le duc d'A... Duc est un bien grand mot : pour sa part, cela s'apparente plus à un titre honorifique, qu'au sens de richesse que nous lui donnons. En effet, pas de grande diligence, pas d'armée de serviteurs, pas de couverts en argent. Simplement une petite maison engoncée dans une ruelle sombre de Londres, cette grande cité, mère de nombreux écrivains... Le duc d'A..., me conviait donc à un dîner, durant lequel il avait quelque chose d'une "extrême importance à me confier". Voici ses mots :


Lettre du 15 Août 18…


Cher ami,


J'aimerais vous voir à ma modeste table lors de la soirée du 17 août, dans deux jours. Est-ce possible ? Je dois vous dire, car je sais qu'il n'est pas dans votre caractère d'accepter de telles invitations, que j'ai quelque chose d'une extrême importance à vous confier, que je ne peux malheureusement pas vous écrire sur ce papier.


En espérant avoir piqué votre curiosité

Votre ami sincère et dévoué

Duc d'A..."


Il est vrai que je fus étonné par des propos si mystérieux de la part de mon ami, lui qui d'habitude était bavard et extraverti. Je pressentais qu'il devait réellement être très troublé par la nouvelle qu'il avait à m'apprendre. Je décidai donc de me rendre à son invitation, et je lui écrivis aussitôt une réponse favorable.


À la date donnée, je me trouvais donc chez mon ami. Je trouvai celui-ci singulièrement changé : en quelques semaines à peine, ses cheveux avaient extraordinairement blanchi, comme s'il s'était rongé les sangs chaque soir. De plus, son visage était ridé, ses pommettes saillaient sous une peau presque translucide. Il semblait qu'il avait pris plusieurs années dans l'intervalle de quelques jours où nous ne nous étions pas vus. Je fus beaucoup choqué par l'espèce de cadavre vivant auquel ressemblait mon ami. Mais celui-ci ne semblait même pas remarquer mon émotion, tant il était exalté. J'étais réellement inquiet à propos de la subite transformation de mon ami, et cette angoisse devait aisément se lire sur mon visage. Mais tout absorbé par le sujet de ses pensées, le duc d'A... ne semblait rien remarquer.


Un fait qui me marqua lorsque j'entrai dans son logis, ce fut le fabuleux chaos qui l'emplissait. Je savais l'horreur qu'éprouvait mon ami pour le désordre. Ce fait acheva de me perturber, et je ne cessai dès lors d'éprouver une sorte d'appréhension à l'idée de ce que devait m'annoncer le duc, certain qu'il devait s'agir de quelque chose de terrible.


Dans un coin, l'immense horloge en bois, qui semblait devoir résister à tout, du haut de son immense masse, venait d'égrener cinq coups assourdissants. Mon ami s'assit sur un fauteuil, juste en face de moi, et un silence pesant se fit, plus pesant encore après les cinq puissants coups de l'horloge. Seul le bruit de la course saccadée de la petite aiguille venait ponctuer notre lourd mutisme. Enfin, après une longue inspiration sifflante, le duc prit la parole :


- Comment allez-vous ? Vous n'êtes guère bavard aujourd'hui. Du moins, moi non plus. Depuis quelques jours, j'ai appris quelque chose de terriblement intrigant qui m'obsède jour et nuit, qui m'empêche de dormir, et qui peuple les quelques rares secondes de repos que je puis m'offrir... Mais installez-vous correctement, et prenez une tasse de thé. Le récit que je vais vous faire est long, mais mérite toute votre attention.


J'obtempérai, et me saisis d'une tasse, posée sur une table basse. Le thé chaud me brûla l’œsophage. Je ne comprenais pas la manie qu'avait mon ami de toujours servir cette boisson beaucoup trop chaude. Mais il commençait, et dès ses premiers mots, je savais que j'allais totalement oublier la douloureuse brûlure du thé, tant son histoire était étrange.


- Comme vous le savez, j'aime errer dans les rues de Londres. J'ai une affection toute particulière pour ces petites rues coupe-gorge, que beaucoup de gens évitent. Moi, elles me tiennent à cœur ces ruelles étranglées, sombres, où pétille néanmoins la Vie à l'état pur. Des ménagères sur de minuscules balcons, du linge tendu, des enfants jouant à des jeux brutaux, des petites filles embêtées par leur grand frère, elles qui voulaient uniquement jouer seules. Là est la véritable beauté du monde, dans cette vie sincère et tenace. Mais je m'étends, et j'oublie mon véritable sujet.


Je me promenais donc dans une de ces petites rues, quand mon regard fut attiré par une vitrine crasseuse, devanture oubliée d'un pauvre magasin en manque de clients, faute d'un endroit plus attractif pour vendre ses marchandises. Au-dessus de la glace sale, était marqué en lettres peintes délavées par le temps "Au Bazar". Cette inscription était presque illisible, et je dus faire un effort pour déchiffrer l'écriture majuscule presque totalement effacée. Je me collai donc au carreau, pour tenter de percer la lourde couche de poussière qui recouvrait la vitrine de ce commerce négligé. Malgré tous mes efforts, je ne pus rien percevoir, à part peut-être de vagues objets, des meubles peut-être. Ma curiosité avait été piquée à vif par le mystère qui semblait environner le lieu. Je décidai donc d'entrer, avec la ferme intention de savoir ce que le magasin refermait. L'endroit était très sombre, empli de ténèbres. On pouvait malgré tout deviner quelques formes imprécises, des meubles sans doute. L'atmosphère intérieure de la boutique était viciée, infecte. Elle sentait le cadavre, la puanteur de la Mort. Mais j'avançai malgré tout, poussé par une sorte de curiosité malsaine. Je voulais savoir ce qu'un tel taudis pouvait renfermer. Mais jusqu'à présent je n'avais vu personne. De toute façon, qui aurait voulu résider dans un tel lieu ? L'immeuble était presque en train de s'écrouler : on voyait de longues fissures courir sur les murs, le crépi se détachait par pans entiers, emportant avec lui la peinture des murs. La maçonnerie apparaissait dans sa noire nudité, sale de crasse, de poussière et de suie entassées.


J'entendis alors une voix caverneuse s'adresser à moi. Je sursautai, abasourdi à l'idée qu'un être vivant puisse rester en ce lieu insalubre. Je perçus alors un vague mouvement d'ombre sur ma gauche. Je plissai les yeux, et vis un vieillard qui semblait millénaire s'approcher de moi. Son visage était si marqué par le Temps, que les rides, aussi nombreuses que les sillons d'un champ lors du labour, creusaient de véritables tranchées sur sa peau. Ses mains étaient agitées, du peu que je pouvais voir, de tremblements presque convulsifs. Elles ne cessaient de s'agiter, telles deux araignées au bout d'un fil de soie. J'étais si étonné de trouver un être vivant dans un endroit aussi abject, que le vieillard fut obligé de répéter plusieurs fois sa question, avant que je comprenne enfin ce qu'il voulait. Il souhaitait savoir ce que je désirais voir de son modeste magasin. Je répondis que j'étais entré uniquement par curiosité, pour savoir ce qu'une telle boutique pouvait proposer comme objets. Après que j'eus prononcé ces paroles, le vieillard disparut dans un souffle d'air, en marmonnant quelque chose qui devait vouloir dire que le magasin était fermé depuis longtemps.


Cela me fit penser que l'âge devait avoir quelque peu détraqué son esprit. Je partais, lorsque que je sentis une présence, juste derrière moi. C'était le vieil homme. Il était revenu avec un lourd coffret en bois, incrusté de motifs étranges, arabesques incompréhensibles. Il me le tendit, en me disant qu'il était pour moi, car il avait juré au précédant propriétaire, mort de folie, de le donner à la première personne qui entrerait dans son magasin. Je ne pus refuser longtemps devant l'insistance avec laquelle il me harcela. Enfin je cédai, et cela remplit de joie le vieillard. Je vis un pâle sourire fleurir sur ses lèvres. Je partis donc, avec sous mon bras le riche présent.


Il était étonnamment lourd, étonnamment beau. Les ornements que j'avais devinés dans la boutique étaient encore plus somptueux dans la clarté blême de la rue. Les parures semblaient en or, elles brillaient d'un éclat presque fantastique. Peu à peu, je crus deviner un quadrillage parmi les figures abstraites du boîtier. Décidément stupéfait par la valeur que devait avoir ce don, je rentrai chez moi, en serrant mon précieux trésor sous mon bras.


Mais lorsque je tentai de l'ouvrir, je défaillis : il fallait résoudre une énigme pour savoir ce que contenait le coffre. Voilà ce qui m'obsède depuis des jours. Voilà ce qui me fait perdre le sommeil. C'est cette énigme. J'ai beau chercher, chercher, chercher encore, je n'arrive pas à trouver. Ce maudit point d'interrogation me tourmente, tant je suis obsédé à l'idée de savoir ce que contient le coffre. Aussi je me suis dit que vous auriez peut-être une idée...


Il se leva, et revint avec un objet qui avait l'air assez lourd. Il le déposa pesamment sur la table basse, et je pus dès lors admirer toute la beauté de cette mystérieuse boîte. Elle était en effet, comme aux dires de mon ami, très belle, et très bien ouvragée. Les inscriptions fines sur les côtés semblaient inscrites dans une langue inconnue tant elles étaient enluminées, recouvertes de spirales et de formes étranges. Mais en y regardant de plus près, je parvins à déceler quelques mots de français :


- Je me trouve au tout début de la Nuit, en plein milieu de la Lune...

- ... Et à la toute fin du Matin, acheva le duc d'A... Qu'est-ce ? Je n'en puis plus de ces mots qui me tourmentent. J'ai l'impression qu'ils me poursuivent, qu'ils me traquent. Je les vois partout, dans la peinture du mur, dans le vol d'une abeille, dans les lignes des livres. J'en ai assez. Réfléchissez, je vous en prie. Vous êtes ma dernière chance de ne pas sombrer dans la folie...


Ce discours faillit me faire penser que je ne pouvais déjà plus faire grand-chose pour la santé mentale de mon ami. Mais je décidai de mettre de côté mes inquiétudes, intrigué autant que lui par l'étrangeté de l'énigme. "Au début de la Nuit". Que peut-on trouver au début de la Nuit ? La pénombre ? Le crépuscule ? En plein milieu de la Lune. Des cratères ? Et à la fin du Matin... Tous ces mots semblaient se contredire, comme s'il était impossible de trouver une solution. Cette énigme était décidément bien complexe, et je désespérais de ne jamais trouver la réponse, lorsque soudain, je compris. Sous ses airs mystérieux, l'énigme était d'une effrayante simplicité. Un enfant en bas âge aurait été plus rapide que moi ! J'éclatai de rire, l'énigme qui avait tant tourmenté mon ami ne pouvait raisonnablement pas être si simple ! Intrigué par mon éclat de rire, mon ami m'adressa la parole d'un air inquiet :


- Avez-vous trouvé ?

- Le sens n'a pas d'importance, répondis-je énigmatiquement.

- Comment ? Je vous en prie... C'est très important. Avez-vous trouvé ?

- Oui !

- Vous connaissez la réponse ? Quelle est-elle ? Dites-le moi, je vous en supplie.

- Le "N". La lettre "N" ! Il se trouve au début du mot Nuit, au milieu de la Lune, et à la fin du Matin. N'est-ce pas enfantin ?


À cette réponse, le visage de mon ami rayonna. En effet, il trouvait cela enfantin, et était un peu vexé de n'avoir trouvé seul la solution. Malgré tout, cette réponse ne nous indiquait pas clairement comment ouvrir la boîte. Aussi, nous nous replongeâmes dans son examen, dans l'espoir de déceler un autre indice, qui nous permettrait d'ouvrir la boîte. Nous eûmes beau la tourner dans tous les sens, nous ne découvrîmes rien qui pouvait avoir rapport à la réponse de l'énigme précédente. J'entendis soudain un éclat de rire, et je devinai que mon ami avait à son tour trouvé la solution. Les arabesques que nous avions prises pour de simples décorations étaient en fait la clé. Elles convergeaient toutes vers le centre, et formaient une sorte de masse informe. Mais en y regardant de plus près, nous vîmes apparaître un "N" enluminé. Au centre exact d'un rond parfait. Le duc d'A... eut juste à exercer une faible pression sur le cercle, et nous pûmes dès lors accéder au mystère renfermé par la boîte.


Le couvercle s'ouvrit, et dévoila le trésor contenu dans la cassette. Il s'agissait d'un échiquier, d'un sublime échiquier. Je ne pourrais vous décrire avec précision la beauté de l'objet. Il était tout simplement magnifique. Les cases noires et blanches étaient toutes délicatement ourlées d'or. Elles semblaient avoir été colorées avec de l'ivoire ou de la suie, tant leur couleur était intense. Quant aux pièces, c'étaient de véritables joyaux. On eut dit qu'elles avaient été sculptées par un artiste particulièrement doué. Elles semblaient presque vivantes, tant elles étaient précises dans les détails. C'était une véritable œuvre d'art, réalisée par un maître d'un talent inouï.


Mais la beauté d'un tel échiquier soulevait une terrible interrogation : pourquoi le vieillard avait-il voulu se débarrasser d'un tel objet ? N'avait-il pas quelque passé honteux ? Une promesse faite à un défunt ne justifiait pas totalement son acte, il aurait toujours pu le garder pour lui seul, ou le revendre une petite fortune. J'essayais de ne pas trop m'inquiéter.


Je n'osais faire part de mes craintes à mon ami, car il semblait dans un état de grâce, et j'avais peur que tout contrecoup à son extase le fasse sombrer dans la folie. On lisait aisément sur son visage la joie qu'il éprouvait à découvrir ce que contenait la mystérieuse boîte. Il était béat devant l'échiquier ; et comme un enfant au pied d'un arbre de noël, les étoiles d'un bonheur pur pétillaient dans ses yeux.
Soudain, il me fit une proposition qui me sembla bien étrange, sur le moment :


- Voulez-vous faire une partie ?


Sur le moment, la question de mon ami me sembla très... déplacée. Mais après quelques réflexions, l'échiquier était fait pour jouer. Alors ? Pourquoi se passer du plaisir d'avoir de telles pièces entre ses mains ? J'acceptai donc avec empressement la proposition du duc.


À présent, je le sais, jamais nous n'aurions dû disposer ces pièces maudites sur l'immensité aride du plateau. En les disposant dans leur position de départ, c'était comme si nous avions nous-mêmes scellé nos destins.


Le duc d'A... fit une ouverture classique en e4 (je l'avais laissé prendre les blancs). Puis s'ensuivit une partie qui dura plus d'une heure, et dont je vous passe les détails techniques. Après avoir broyé son armée grâce à une tactique presque "irréprochable", je finis par acculer son roi dans un coin, et à le mater avec mon cavalier.


Nous avions l'habitude de ces parties endiablées, pleines de rebondissement. Le duc d'A... et moi-même étions de bons joueurs d'échec, ou, du moins, nous n'en étions pas à notre première partie. Aussi, nous avions coutume, après ces parties, de les commenter, autour d'un verre de whisky pur malt. L'alcool nous brûlait l'estomac, mais c'était notre rituel, une sorte de tradition. Or, ce jour-là après avoir remis en position l'échiquier, nous ne parlâmes guère de la partie. Elle semblait s'effacer progressivement dans mon esprit. J'aurais dû être intrigué par cette subite perte de mémoire. Je ne parvenais même plus à déterminer clairement qui était le vainqueur ! Au bout d'un certain temps, je me décidai à quitter du regard l'échiquier, pour examiner mon ami. Son visage était entièrement convulsionné par les violents efforts qu'il faisait pour se souvenir. De quoi ? De la partie probablement. Je devinai quelques instants plus tard que nous avions totalement oublié les coups de la partie, jusqu'à son ouverture.


Assez décontenancé, je pris congé. Je revins le lendemain, et le duc d'A... me proposa de nouveau une partie. Nous jouâmes donc, après que j'aie gracieusement laissé à mon ami le privilège de manier les blancs. Je mis fin à la partie en une cinquantaine de coups. Après avoir acculé le roi couleur de nacre dans un coin, je l'achevai avec mon cavalier. Mais aussitôt après le dernier coup, la partie se dissipa de nouveau dans notre esprit. Et bientôt, nous ne pûmes même plus dire quelle couleur nous avions prise.


Et bientôt, tous les soirs nous jouions aux échecs sur cet échiquier endiablé, et tous les soirs nous oubliions tous les détails de la partie immédiatement après l'avoir terminée. Nous étions tous les deux obsédés par cette idée fixe : connaître le déroulement de la partie. Nous mettions de la rage, de l'acharnement dans ces batailles. Mais cela ne nous empêchait pas de tout oublier...


Or, un soir, le duc d'A... eut une idée. Il disparut après avoir mis en place les pièces, et revint avec un bout de papier. Je compris. Il était aussi intrigué que moi par ces parties dont nous n'avions absolument aucun souvenir, pas même du vainqueur, comme si nous nous étions plongés dans les eaux du Léthé après avoir terminé nos parties. Nous jouâmes donc, et notâmes chacun de nos déplacements sur la feuille. Mon cavalier, après de multiples prises, finit par achever la partie en mettant échec et mat le duc d'A...


Puis, nous nous jetâmes sur les coups, hantés par l'envie de connaître le déroulement de la partie. En effet, la partie s'était déjà envolée de notre mémoire vers les nimbes de l'Oubli, comme après un rêve. Peu à peu, les coups se dessinèrent dans mon esprit. Ouverture classique de mon ami en e4, réplique immédiate de ma part avec un gambit, bref, la partie entière était marquée sur ce misérable brouillon, plus résistant que notre défaillante mémoire.


Soudain, le voile se leva dans mon esprit. Je me souvins brusquement de toutes les parties jouées sur cet échiquier. Je compris avec horreur que depuis le début, nous avions joué exactement la même partie sur cet échiquier. Les pièces semblaient avoir agi selon leur propre volonté, et nous, misérables humains n'étions que des instruments. Comment était-ce possible ?


La même partie depuis le début. Les mêmes déplacements depuis le début. La même ouverture depuis le début. Le même mat depuis le début. Chose impossible, irréalisable, fantastique. J'étais effrayé de n'avoir pas su me remémorer les parties, et surtout inquiet d'avoir répété les mêmes mouvements depuis le début. Depuis le début, c'était mon cavalier noir qui achevait le roi blanc, sans que celui-ci puisse rien y faire. Je levai les yeux sur mon ami, et vis à la sueur blanche qui coulait de son front que lui aussi avait compris. Il avait compris toute la vérité, l'effrayante vérité.


J'avais la vague impression que le fait que cette partie se répète sans cesse, et se termine irrémédiablement par la défaite du roi blanc, était un funeste présage. Il me semblait que l'échiquier était l'émissaire des arrêts du Destin.


Je ne parvins pas à articuler un seul mot. J'étais bien trop stupéfié devant l'inexplicable phénomène. Il me semblait que l'échiquier s'était joué de nous, et de notre libre arbitre. Nous croyions choisir, mais nous ne choisissions pas. Je repartis très troublé.


Je revins néanmoins le lendemain. C'était une journée pluvieuse, l'orage grondait dans le ciel, et menaçait à tout instant d'éclater. Je pris une diligence, qui me mena directement à la porte de mon ami. Je toquai comme un possédé, détrempé par l'averse battante, qui avait débuté lorsque j'étais dans le fiacre. Après un instant d'attente qui me parut une éternité, le duc d'A... ouvrit la porte. J'aurais de loin préféré qu'il ne le fît jamais. Toute vie semblait avoir définitivement quitté son visage, qui était devenu d'une pâleur de mort. Je le reconnaissais de moins en moins. Vraisemblablement, cet échiquier damné avait une sinistre influence sur mon ami.


Il s'effaça de l'entrée comme une ombre, dans un souffle, sans un bruit. Son visage, d'une blancheur cadavérique, exprimait la plus vive inquiétude. Il était littéralement rongé par l'angoisse la plus profonde, cela se voyait au premier coup d’œil. Ses traits étaient encore plus tirés, ses mains étaient encore plus tremblantes, et il avait des cernes titanesques sous les yeux, de véritables abîmes noirâtres, qui contrastaient énormément avec la couleur laiteuse de sa peau. Il me fit signe de m'asseoir, d'un geste strictement identique à celui qu’il avait fait, le soir où toute cette sordide aventure avait commencé. Lorsque je me fus installé, il m'adressa la parole, d'une voix tremblante.


- Mon ami. Mon très cher et seul ami... Je crains que mes jours ne soient comptés. Jamais nous n'aurions dû résoudre cette énigme. Car depuis hier, le voile s'est levé, et je sais tout. L'échiquier. Jamais nous n'aurions dû jouer avec. On ne joue pas avec le destin. Oui, il est l'instrument du Destin. Tout ce qui se déroule sur ses cases blanches et noires se déroule à l'identique dans la réalité. J'en ai maintenant la preuve formelle. Tenez.


J'avais l'impression que mon ami disait tout haut ce que je n'osais penser, même tout bas.
En disant ces mots, il sortit une mince feuille de papier, très semblable à celle qui nous avait servi à nous rappeler la partie que nous jouions.


- Ceci, continua-t-il, ceci est la preuve de ce que j'avance. Il y a sur cette feuille une partie autre que la nôtre. C'est la partie du précédent propriétaire. Je l'ai jouée, dans ma solitude du soir. Le roi blanc a été mis à mort par un fou ! Ne voyez-vous pas le parallèle ? Le vieil homme qui m'a remis l'échiquier prétendait que le précédent propriétaire était mort de folie ! Mais je crois que je fabule, que j'imagine. Je vous en prie... Dites-moi que je suis fou, dites-moi que ce n'est pas vrai. Dites-moi que je ne vais pas mourir. Dites le moi !


Il avait hurlé. Puis, il s'effondra sur un fauteuil, juste en face du mien, et éclata en sanglots. C'était profondément pathétique de voir des larmes rouler le long de ce visage blême. Je fus si ému, que moi aussi, je faillis pleurer. J'étais tant troublé, que j'oubliai de le rassurer. Jamais je n'aurais dû oublier quelque chose d'aussi vital. Le duc prit mon silence comme un acquiescement. La folie s'empara presque aussitôt de son âme, il devint véritablement possédé. Il me montra l'échiquier, dont les pièces étaient restées dans leur position d'origine, et prétendit que notre partie se répétait une fois de plus, sous ses yeux. « Les pièces vivent ! » hurlait-il. J'avais beau lui répéter qu'une telle chose n'était pas possible, il ne voulait rien entendre. Il ne tentait même plus de réfléchir rationnellement tant sa peur et sa déraison étaient immenses. Malgré tous mes efforts, je ne parvins à le calmer. Ce dernier évènement acheva de me convaincre que mon ami avait décidément perdu la raison. Tout cela à cause de cet échiquier. Jamais je n'aurais dû lui donner la solution de l'énigme. Mais je devais m'occuper de mon ami, qui était dans un état pitoyable. J'avais peur qu'il ne fasse quelque sottise en mon absence. De plus, j'étais persuadé qu'il était fou à lier. Je décidai donc de l'emmener à l'asile de G... tout proche. Pour son propre bien, me murmurai-je, comme pour apaiser ma conscience. J'eus beaucoup de mal à le convaincre de sortir, mais après d'immenses palabres, qui me semblèrent interminables, il osa faire quelques pas dehors, à contrecœur.


La pluie avait cessé, aussi brusquement qu'elle avait commencé. Mais les nuages noirs n'avaient pas quitté le ciel, au contraire, ils s'étaient accumulés au-dessus de nos têtes, en un sombre augure. Prendre l'air fit beaucoup de bien au duc d'A... Son visage sembla reprendre quelques couleurs. Je le conduisis alors vers l'asile. Il se laissait conduire comme un enfant, sa terreur totale semblait avoir laissé place à une sorte d'indifférence, qui ne me rassurait guère plus. Cependant, au fur et à mesure que nous nous approchions de l'asile, il recommençait à être de plus en plus agité. Lorsque nous fûmes entrés dans la cour, et que nous fûmes entourés par des cas de folie terrifiants, mon ami comprit. Il se mit à hurler que non, il n'était pas fou, les pièces bougeaient, il le jurait. Il se mit à ruer, cogner, taper, mais je le tenais fortement, j'avais trop peur pour lui. Les gardiens accoururent vite me prêter main-forte. Ce fut une terrible épreuve de les voir emmener mon ami dans les blanches profondeurs de cet asile de fous. Le dernier regard qu'il me lança me troubla profondément. Je murmurai, comme pour moi-même :


- C'est pour ton bien...


Puis, je rentrai, lentement, tête baissée. Les jours suivants je n'osai rendre visite à mon ami. C'est pourquoi je fus très étonné lorsque je reçus une lettre écrite de sa main :


Lettre du 25 Août 18…


Cher ami,


Vous aviez raison. Mon séjour en ce lieu terrible entre tous m'a permis de réfléchir. J'admets que j'ai déraisonné. Mais à présent je me porte mieux, et je vous le dois. Les docteurs m'ont permis de sortir. Je vous convie donc à mon dîner. Nous pourrons reparler de toute cette étrange histoire.


Amicalement

En vous assurant que toute folie a quitté mon esprit

Le duc d'A...


Je ne peux vous dire combien cette lettre me rassura. Dès sa réception, je décidai de me rendre immédiatement chez mon ami. J'enfilai prestement mon manteau, et partis. Mais, arrivé chez le duc d'A..., j'eus beau frapper à sa porte, personne ne répondait. Une vague peur commença à m'envahir. Cette peur flottante devant l'inconnu ne tarda pas à se changer en véritable terreur. Quelque chose n'allait pas. Quelque chose de terrible avait dû se passer. J'interpellai une voisine pour savoir si elle pouvait me renseigner.


- Savez-vous où est le duc d'A... ?

- N'êtes-vous pas au courant ? Il a été renversé par un cavalier, presque sous mes yeux. Le cheval et l'homme étaient entièrement noirs. Ils ne portaient pas une seule trace de couleur. L’homme portait même un masque grimaçant. Des envoyés du Diable, j'en suis sûre...


 
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   victhis0   
16/11/2007
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Un sujet original quoique ces ingredients restent assez usités (j'ai quand même une impression de déjà vu: le coffre mystérieux, la boutique obscure...) Le style, très 19ème siecle est pluôt réussi malgré quelques ratés (on ne par le pade Docteurs mais de médecins, surtout dans les hautes sphères, on ne commence jamais jamais une lettre par "je" et quelques autres inexactitudes. (on cherche un texte en Français alors que nous sommes à Londres : pourquoi ??).
"Mon ami" toutes les deux phrases c'est trop !!!!!! Trouver autre chose pour varier les plaisirs.

   Togna   
7/1/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Certes, il y a encore quelques maladresses dans ce texte, mais il y a aussi de la recherche et du travail, et je ne me suis pas ennuyé un instant à sa lecture.
Il ne manque pas grand-chose à Iris pour que ses nouvelles prennent une autre dimension. Eviter les répétitions, quelques lourdeurs de style, étoffer les descriptions en utilisant les perceptions sensorielles…
Bravo, Iris, je trouve qu’il y a dans ton écriture, un progrès depuis « volepetitpapillon, vole »

   Pat   
7/11/2010
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Ce récit m'avait beaucoup plu quand il avait été publié et je n'avais jamais trouvé le temps de le commenter. Je tiens à la faire sortir de son anonymat, car il le mérite, comme pas mal de vieux textes d'Oniris boudés au profit des nouveautés.
Le fait d'avoir gardé un bon souvenir de ce texte, trois ans après, me donne à penser qu'il y a là quelque chose de vraiment intéressant. Et le relire confirme cet intérêt. Ce récit entre dans un genre fantastique que j'ai souvent lu. En cela, il peut paraître peu original. Toutefois, comme tous les bons récits, peu importe qu'on ait déjà rencontré un scénario similaire. Celui-ci semble tout à fait entrer dans une certaine tradition comme les récits de Zweig, d'Ambrose Bierce ou d'Edgar Poe. Il en a le côté désuet, mais intemporel à la fois.
Personnellement, j'adore être plongée dans ce type d'univers fantastique et mystérieux qui semble, malgré le genre, réaliste. C'est là tout l'intérêt et le talent de ces histoires : on y croit. Comme si elles nous permettaient de soulever un voile sur une réalité que nous soupçonnons mais dont les preuves résitent. Sans doute parce que nous avons envie de croire qu'il existe encore des mystères irrésolus, qu'il y a encore dans notre monde de plus en plus pragmatique et réaliste des endroits cachés dont seul certains auraient la clef.
Peu importe finalement que tout ça ne relève que de l'imaginaire touffu de certains auteurs. Ils relatent ces événements comme s'ils étaient les témoins de ces mystères (ou de leurs effets).
En cela, le point de vue énonciatif est tout à fait conforme à ce qu'on attend de ce genre de récit : il met en scène un narrateur qui essaye de garder les pieds sur terre, mais témoigne de ce qu'il a observé. C'est sans doute pour ça que ça marche. On est obligé de lui faire confiance parce qu'il semble ne pas prendre pour argent comptant ce qu'il voit, qu'il doute, qu'il essaye de trouver des raisons rationnelles à une situation extraordinaire. Mais le mystère demeure entier, il dépasse l'entendement. C'est peut-être pour ça qu'on peut continuer à aimer ce genre d'histoire. Parce qu'on ne parvient jamais à en avoir une explication qui lèverait définitivement le voile, mais qu'on espère toujours... C'est le moteur même du désir. Pour ma part, je ne me lasse pas de ces histoires. Surtout quand elle sont aussi bien racontées.

Le suspense est très bien maîtrisé (la temporalité du récit y est sans doute pour beaucoup et permet d'annoncer ce qui va suivre sans le dire vraiment, comme ici, par ex : « À présent, je le sais, jamais nous n'aurions dû disposer ces pièces maudites sur l'immensité aride du plateau. ».
Le contexte en harmonie avec le récit. Mettre ces événements à l'époque du XIXe est sans doute pour beaucoup dans le fait que j'adhère à celui-ci, parce qu'il entre bien dans la tradition dont je parlais plus haut. Les descriptions sont bien rendues (très visuelles et riches d'un point de vue lexical). Le fait de nommer le protagoniste avec son initiale donne bien cette impression de « témoignage réel » sur ces événements, tout comme les émotions, les sentiments évoqués (du narrateur et de ce qu'il perçoit du personnage décrit, au niveau de leur relation (on sent bien l'affection du narrateur pour le Duc, sa culpabilité), de même que les réactions du narrateur.

Je trouve de nombreuses qualités à ce texte. Mais... il mériterait quand même quelques retouches. C'est plutôt bien écrit, mais non dénué de maladresses à certains endroits.
L'auteur devrait relire et éliminer certains passages inutiles qui alourdissent plus le récit qu'ils n'apportent d'éléments nécessaires à la narration (vu l'ancienneté du texte, ça devrait aider à voir ce qui cloche). Par exemple :

« Il me semblait que l'échiquier était l'émissaire des arrêts du Destin. » (phrase de trop ou mal formulée. Mettre une question à la place ? )

Les répétitions comme « mon ami » au départ du récit qui sont vraiment trop abondantes.
« J'étais tant troublé, que j'oubliai de le rassurer. Jamais je n'aurais dû oublier quelque chose d'aussi vital. » (répétition de « oublier »)

Certaines expressions qui mériteraient d'être allégées comme ici : « Ce discours faillit me faire penser que je ne pouvais déjà plus faire grand-chose pour la santé mentale de mon ami. » (ne garder que la fin en reformulant, par exemple).

Quelques soucis dans l'emploi des temps : « Il avait hurlé. Puis, il s'effondra sur un fauteuil, juste en face du mien, et éclata en sanglots. »
« Mais, arrivé chez le duc d'A..., j'eus beau frapper à sa porte, personne ne répondait. (le passé simple aurait mieux convenu) »

Bien vérifier le vocabulaire : « Mais lorsque je tentai de l'ouvrir, je défaillis : il fallait résoudre une énigme pour savoir ce que contenait le coffre. » (le terme « défaillis » ne me paraît pas très juste.)

Au niveau du fond, il y aurait également quelques passages à revoir. Notamment :

« En disant ces mots, il sortit une mince feuille de papier, très semblable à celle qui nous avait servi à nous rappeler la partie que nous jouions.

- Ceci, continua-t-il, ceci est la preuve de ce que j'avance. Il y a sur cette feuille une partie autre que la nôtre. C'est la partie du précédent propriétaire. » (on imagine que c'est une feuille qui a appartenu à l'ancien propriétaire. Mais je trouve que l'artifice destiné à expliquer le mystère est maladroit. Il aurait fallu, à mon avis, que ce ne soit pas si facile à trouver, ou alors, supprimer cette explication (un peu « téléphonée ») pour se centrer sur l'entrée dans la folie du personnage sans chercher à y trouver des raisons rationnelles. Ce qui aurait rajouté un peu d'épaisseur à l'aspect fantastique du récit. Après tout, l'intérêt est justement que restent des éléments inexpliqués !).

Et un défaut plus embêtant : la fin. Elle me paraît un peu trop « expédiée » et demanderait à être réécrite. Le fait d'envoyer le Duc à l'asile n'est pas forcément une mauvaise idée. Mais ça ne colle pas vraiment aux sentiments du narrateur. La décision est trop rapide, de même que le traitement (là, ça ne fait pas très crédible). Il aurait presque mieux valu faire intervenir un tiers qui aurait pris cette décision ou un événement qui aurait rendu l'internement inévitable.
Par ailleurs, la description de l'accident faite par la voisine est trop précise, trop rapide, trop en lien avec les conclusions du mystère.

Donc, de très bonnes choses dans ce texte, mais il serait intéressant d'en reprendre quelques éléments pour l'améliorer.


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