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Réalisme/Historique
Maumab : Premiers jours d'exode 1/3
 Publié le 26/12/08  -  5 commentaires  -  26359 caractères  -  16 lectures    Autres textes du même auteur

Juin 1940. L'auteur, jeune Champenois, alors âgé de 10 ans se souvient de sa longue marche sur les routes de l'exode.


Premiers jours d'exode 1/3


L'avance des troupes allemandes s'accélérait. Épernay reçut l'ordre officiel d'évacuation des populations civiles. Des trains étaient prévus, des destinations plus ou moins assignées, un gîte d'accueil en principe assuré. Ma tante, Roland et Christiane rassemblèrent quelques effets dans des valises et s'acheminèrent vers la gare. Curieuse coïncidence que nous n'avons apprise qu'au retour de l'exode, c'est mon père qui conduisait leur train. Maman et moi ne savions plus rien de lui depuis une quinzaine de jours, car son service ne comportait plus de jours de repos. Nous ignorions donc tout de ses itinéraires et de ses missions.


Nous aurions pu, nous aussi, nous installer dans un train en partance, pour une destination aléatoire, mais nous étions convenus depuis longtemps avec mes grands-parents paternels que s'il fallait évacuer, nous gagnerions le Morvan où habitait la belle-famille de ma tante Suzanne Perreau. Depuis quelques semaines déjà, ma tante, dans l'attente imminente d'une quatrième naissance, avait gagné ce havre avec ses trois enfants. Ma tante Germaine et les siens avaient suivi et puis ma tante Madeleine et mon jeune oncle Michel. On souhaitait, en somme, maintenir contre vents et marées, la cohésion de la famille, comme pour mieux partager les épreuves.


Seuls mes grands-parents, encombrés des animaux de leur petit élevage, étaient demeurés jusqu'à l'heure ultime. Grand-père Paul, ancien combattant de la guerre précédente, semblait nourrir peu d'illusions sur l'opportunité de l'exode mais grand-mère Tasie clamait avec force qu'elle ne voulait pas revoir les Boches. Ma mère leur avait promis de ne pas les abandonner.


À l'aube du 9 juin, maman et moi gagnâmes à pied les Rigoblins. Déjà mes grands-parents s'affairaient aux préparatifs du départ et devant la maison, soigneusement calé, le tombereau attendait son chargement.


Cruels moments que ceux où il faut choisir, parmi les choses que l'on souhaiterait emporter, celles qui s'avèrent indispensables à la survie et où il faut aussi se résigner à abandonner celles qui ne seraient qu'embarras. Cruels moments, car ces mille petites choses qui seront inutiles à la vie du corps sont précisément celles qui ont une âme, qui constituent l'environnement quotidien, le cadre de vie, la vie elle-même ; c’est l'iconographie familiale ; ce sont les innombrables brimborions accumulés au fil du temps, ici témoignage d'un voyage, là, rappel d'un événement, là encore, souvenir d'une ancienne amitié.


Mon grand-père, à la rigueur, n'eût emporté que son quart de soldat, souvenir de la guerre précédente et unique récipient où je l'aie jamais vu boire, quel que fût le breuvage, son briquet à mèche d'amadou et la vessie de porc qui lui servait de blague à tabac. Il savait que rien ne sert de s'embarrasser de biens lorsqu'il s'agit de sauvegarder le premier d'entre eux, la vie.


En revanche, Tasie se désolait de ne pouvoir emporter tout ce qui peuplait ses armoires depuis des lustres et dont la charge affective constituait l'unique valeur. Elle ouvrait et refermait des boîtes, s'attendrissait soudain sur un ruban, s'attardait à feuilleter revues, albums, documents entassés. Abandonner tous ces trésors, n'était-ce point trahir les générations disparues qui les avaient légués ?


On devait partir après les lourdes chaleurs de la méridienne et, peu à peu, le chargement du tombereau s'organisait, saloir où reposaient dans la saumure les restes du dernier cochon, ustensiles rudimentaires où l'on cuisinerait rapidement au bord des routes, linge de valeur, d'une solidité à toute épreuve et qui faisait alors la fierté des ménagères, papiers de famille dont la sauvegarde importait au premier chef et, pour couronner le tout, agencés à la manière d'une toiture et arrimés aux ridelles du tombereau, deux ou trois matelas de bonne épaisseur qui devaient absorber, le cas échéant, balles et éclats !


Au cul du tombereau, il était prévu d'assujettir un diable qui supporterait deux paniers mannequins réservés, l'un aux lapins et l'autre aux volailles pépiantes de l'élevage familial !


Les lapins surtout étaient en nombre et les tranches d'âge en étaient hétérogènes. Ma grand-mère allait les cueillir dans leur clapier, par grappes de trois ou quatre qu'elle tenait aux oreilles et déversait dans le mannequin. Je laisse à deviner piétinements et bousculades, tentatives désespérées pour s'extraire du magma vivant et échapper à l'asphyxie !

Poules, coqs et poulets, moins nombreux et hauts sur pattes étaient certes à l'étroit, mais respiraient. Toutefois je me demandais ce que deviendraient les œufs, s'il en était pondu.


La journée s'avançait et la fatigue gagnait. Grand-père Paul, Tasie et maman avaient beaucoup peiné, de même qu'une jeune fille alsacienne que mes grands-parents hébergeaient alors. Elle s'appelait Paulette et m'était inconnue. C'était une amie de ma tante Madeleine. Je crus comprendre qu'elle s'était réfugiée à Vinay parce que l'on craignait que l'Alsace redevînt allemande et qu'il s'y produisît de graves exactions. Sa blondeur roussâtre trahissait sa race, aux dires de ma grand-mère.


On ne parvenait pas à se mettre en route. C'est que Tasie n'en finissait pas de parcourir pièces et dépendances, avec des commentaires d'une émouvante naïveté, commentaires, pour moi ésotériques le plus souvent, car mon jeune âge m'interdisait une parfaite connaissance de la saga familiale. Elle s'adressait aux murs, aux salles, aux meubles, aux bibelots délaissés, comme elle l'eût fait à des êtres vivants, usant à son ordinaire du vocatif et de possessifs :


- Ô, mon cher et tendre buffet disait-elle !


Et elle gratifiait le meuble d'une caresse comme si elle eût voulu se pénétrer de sa texture.


On décida de remettre au lendemain, dès l'aurore, l'instant du départ tandis que j'éprouvais confusément la difficulté de s'arracher à ses aîtres.

Je dormis mal, songeant surtout à ces pauvres lapins qui, dans leur panier mannequin, devaient tenter désespérément d'atteindre leur part d'air nocturne. Le réveil fut cruel, en effet.


Les volailles, demeurées au complet, caquetaient et s'ébrouaient. En revanche, chez les lapins, quelle hécatombe ! Aucun survivant parmi la jeune génération et bien des victimes chez les ancêtres ! Éplorée, Tasie procéda à l'enlèvement des cadavres. Comme elle connaissait un à un tous ses lapins, dont quelques-uns provenaient de l'élevage Perreau, elle en prononçait au passage l'éloge funèbre :


- Oh ! la belle mère à ma Suzanne ! Pauvre bêêête ! Neuf petits qu'elle avait faits à sa dernière portée ! Et des beaux !


À mesure que les cadavres s'amoncelaient sur le fumier, à mesure que s'égrenaient les oraisons, je sentais ma peine première évoluer vers une folle envie de rire. Tasie, revêtue comme d'une chasuble, de son ample caraco noir, semblait devenue une grande prêtresse, préposée aux obsèques des lapins. Seul lui manquait cet objet que j'avais vu, lors d'un enterrement, entre les mains du curé et que l'on balançait au-dessus du cercueil.


On partit enfin. Nous étions le 10 juin.

Faraud, le petit alezan de trait léger qui aidait mon grand-père à cultiver terres et vignes, était attelé dans les limons du tombereau. Bandant son poitrail, il ébranla sa charge ; le diable aux mannequins suivit ; la volaille caqueta de plus belle, aux cahots du chemin.


Derrière, attachées au diable par un licol, trottaient, bigrement récalcitrantes, deux chèvres aussi dissemblables que mère de famille nombreuse dans la force de l'âge et jeune fille en fleur. La première portait robe où dominait le noir, avec quelques îlots de blanc. Je la connaissais bien et depuis longtemps. Elle était membre d'honneur du cheptel des Rigoblins. C’était une chèvre dévouée à ses maîtres et qui remplissait avec une belle conscience ses devoirs de chèvre prolétarienne. Elle était pourvoyeuse du lait quotidien et, par le biais de sa progéniture, pourvoyeuse de viande. Chaque année elle mettait bas de deux à trois chevreaux, merveilleux petits acrobates qui, le printemps revenu, m'enchantaient. J'aimais à jouer avec eux. Je me mettais à quatre pattes, baissais le front comme eux et ils me chargeaient à coups de tête, en gambadant autour de moi.


Quelques mois après, les chevrettes étaient vendues et les petits mâles, sacrifiés hélas ! fournissaient à mes grands-parents la rare viande qui figurât à leur table. Délicieuse viande que celle du cabri, mais, pour moi, amertume en bouche ! Délivrée de sa portée, cette chèvre noire, robuste et de belle encornure, en conservait un pis lourd aux deux mamelons généreux. Chaque jour, à son habitude, elle nous donnerait du lait en suffisance.


La seconde était en pension. Elle appartenait à l'oncle Marcel. Vierge demoiselle, elle portait robe d'une blancheur sans tache. Mais sa maigreur était rédhibitoire. On cherchait presque vainement ses cornes et ses mamelles. Seule sa barbichette attirait l'attention, mais c'était bien peu pour intéresser un bouc honnête !

En revanche, quelle vitalité ! Le licol l'importunant, elle s'arc-bouta des quatre pattes, freinant le convoi en se laissant tirer. Faraud demeura le plus fort et il fallut bien suivre.


Flanquant l'attelage que menait mon grand-père, trottaient deux chiens, aussi dissemblables que l'étaient les deux chèvres. L'un, Rip appartenait à l'oncle Lucien. C'était un jeune berger allemand de pure race, né de cette Mascotte dont les sauts et les abois féroces m'avaient si souvent terrorisé. Docile à son entourage, Rip montrait crocs à l'inconnu. L’autre, bien inconsidérément, on l’avait nommé Black, un nom que sa robe blanche et fauve lui déniait. C’était un optimiste corniaud au fouet toujours battant. Fruit d'amours vagabondes perpétrées à la sauvette dans les hameaux vinettiers, il portait dans ses gènes une soif ardente de liberté, de folles escapades et de fugues délibérées.


Et puis suivaient les piétons, Tasie, ma mère, Paulette que l'on avait priée de veiller sur la rutilante bicyclette, pratiquement neuve de ma tante Madeleine, avec interdiction formelle de la chevaucher. Moi enfin, onze ans aux prochains frimas, témoin d'événements que mon entendement ne pouvait maîtriser.


On monta la petite côte pierreuse du chemin des Rigoblins et l'on tourna, à gauche, dans la direction de Vinay, puis, par la route du cimetière, on gagna la nationale 51. Cette route du cimetière, si étroite aujourd'hui à mes yeux d'adulte, semblait fort large à l'enfant de l'exode, comme lui semblait immense l'horizon qui soudain s'offrait à lui.


La nationale 51 monte d'abord en lacets et à mi-côte, on entrevoit à droite, par une éclaircie de la forêt, le château de Brugny. C'est à ce niveau, à peine à deux kilomètres de notre point de départ, que notre caravane commença à se débander. Black se montrait d'un optimisme plus folâtre et plus exacerbé que jamais. Il courait devant le convoi, levait la patte et compissait les talus, s'arrêtait soudain, truffe au sol, flairant à droite, flairant à gauche puis reprenait de plus belle ses pattes à son cou en donnant de la voix. Des effluves, prometteurs de félicité, finirent par retenir son attention. Il huma la piste et disparut dans le sous-bois. On ne le revit plus.


Mon grand-père, appelons-le Paul, puisque c'était son prénom usuel, Paul donc s'était procuré, Dieu sait comment, l'itinéraire qu'assignait, soi-disant, l'état-major militaire aux populations civiles évacuées. Des routes étaient réservées aux soldats, aussi rectilignes que possible. D’autres routes qui obligeaient à de nombreux et inutiles détours, étaient à l’usage du troupeau des émigrants. On espérait de ces itinéraires résolument séparés qu’ils permettraient à nos armées de se déplacer rapidement. La route qui nous était assignée devait nous conduire d’abord à Villers-aux-Bois.


Le soleil de juin, ardent, frappait les crânes, faisait panteler les chèvres, tirer la langue au fidèle Rip, assoupissait les poules et asphyxiait les lapins. Nous marchions sans mot dire. Il n'y avait rien d'autre à faire, marcher, marcher encore, marcher toujours, vers cette terre promise, vers ce mirage, vers cette Nièvre lointaine où s'endormiraient tous nos maux.


De temps à autre, Paul qui souffrait déjà de ce mal inexorable qui devait l'emporter quatre mois plus tard à soixante-cinq ans, s'asseyait pour quelques minutes, sur le limon de gauche du tombereau, laissant pendre ses jambes et fermant les yeux.


Paulette, à qui Tasie avait confié mission de veiller sur l'exode de la bicyclette, ne respectait nullement la consigne d'interdiction. Elle se laissait souvent distancer de quelques dizaines de mètres puis, hypocritement, derrière le dos d'une Tasie, un instant sans méfiance, elle enfourchait la bécane et regagnait le peloton.


« Oh ! la sale tricheuse ! » pensais-je.


Je l'enviais, j'étais jaloux, mais il ne me vint pas à l'esprit de la dénoncer. Je continuais à marcher comme fonctionne un mécanisme et, comme dit la chanson, de la meilleure façon qui soit, c'est-à-dire en mettant un pied devant l'autre et en recommençant. Je marchais et je songeais.


Je songeais à mon père d'abord, à ce père dont l'exigeante profession me privait depuis ma plus tendre enfance, à ce père si bon, qui me serrait si fort en m'embrassant, lors de ses rares présences à la maison. Où était-il ? Vivait-il encore ? Je savais qu'en raison de son métier, il n'était pas mobilisable, ce qui, pour autant, n'assurait pas sa sécurité. Il conduisait les trains qui acheminaient la troupe, les armes lourdes et les munitions nécessaires aux combats jusque sur la ligne du front. Depuis plus de quinze jours, donc, nous ne l'avions plus revu et nous étions sans nouvelles de lui. Qui, sur cette route sans adresse, viendrait nous en donner ?


Je songeais à cette guerre dont j'avais suivi les préparatifs inexorables et l'inéluctable cheminement, depuis deux ans : l'Autriche, les Sudètes, Munich, Memel, Dantzig, la Pologne envahie à l'ouest et à l'est avec l'inattendu renversement des alliances. D'autres noms encore se pressaient, se mêlaient en mon esprit impuissant à les comprendre, la Finlande envahie par les Russes, l'hiver précédent, Narvik en Norvège, d'où Français et Anglais avaient dû fuir quelques jours à peine avant notre départ. La guerre était partout.


Oui, je songeais à cette guerre forcément injuste puisqu'elle me privait, moi, un enfant de dix ans, de mon cher papa, et me jetait sur des routes de hasard, avec ma mère, mes grands-parents, une demoiselle inconnue, un cheval, un chien, deux chèvres, des poules et des lapins qu'elle faisait mourir. Était-ce vrai tout cela ou bien était-ce que je rêvais ? Machinalement, je mettais un pied devant l'autre et recommençais.


Les heures s'égrenaient. On s'arrêta, au bord de route, à l'ombre d'un petit bois, pour manger, boire, se reposer. Il y avait là, étendus sur des couvertures, des soldats barbus, hâves et hagards, soldats fantômes d'une armée fantôme. Quelques camions, des canons étaient éparpillés. Des chevaux broutaient l'herbe du sous-bois. Les pauvres soldats, visiblement exténués et qui s'assoupissaient dans la chaleur torpide, ne donnaient pas l'image d'une armée triomphante. On entendait, par intervalles, des grondements sourds, un vrombissement d'avion isolé, quelques claquements secs d'origine inconnue. Tout cela me paraissait irréel et comme entré dans ma vie par une étrange effraction.


Tasie engagea la conversation avec sa familiarité coutumière :


- D'où venez-vous les gars ? Ça ne va guère, on dirait !

- Ah ! la grand-mère, on vient d'un coin où ça pétait fort, du chemin des Dames.


Le chemin des Dames ! Cette voie de la rive droite de l'Aisne où, lors de la Première Guerre mondiale s'étaient déjà déroulés, en 1916, de sanglants et inutiles combats, ordonnés par le général Nivelle, à ce que m’expliquait ce pauvre Paul !


- Alors tout est fichu ? La France est foutue ?


Les soldats ne répondaient pas, vaincus par la fatigue et comme écrasés d'impuissance. Mutisme lourd de signification !


On voyait encore peu de monde sur la route. Seul un équipage, semblable au nôtre, avec sa toiture de matelas, apparaissait de temps à autre puis s'éloignait, au pas lent de son cheval.


On repartit. Les noms des villages successivement traversés ou entrevus, à droite ou à gauche de la route, commençaient à se fixer en ma mémoire qu’ils ne quitteraient jamais plus. Vinay, Brugny, Villers-aux-Bois, Soulières, Étrechy, ce fut tout pour ce premier jour, étape de mise en jambes. Ce fut tout, mais ce fut beaucoup, pour moi, qui n'avais pas encore acquis la force indispensable aux performances, pour Paul, mon pauvre grand-père qui l'avait perdue et sans doute aussi pour les trois femmes…


À Étrechy, que nous atteignîmes, pour autant qu'il m'en souvienne, vers six heures du soir, il fallut se mettre en quête d'un logis pour la nuit. Les villageois déchargeaient, çà et là, de lourdes charretées de foin, comme s'ils ne devaient jamais partir. Beaucoup ne s'y résignaient pas et certains s'y refusèrent, bien décidés à attendre le Boche, comme ils disaient, sans crainte apparente et quoiqu'il pût leur en coûter. Aussi considéraient-ils notre équipée d'un œil où se mêlaient l'étonnement, une pitié vague et même, bien perceptible cette fois, une suspicion un peu injurieuse.


Après quelques recherches et plusieurs refus, une famille Courty nous autorisa à passer la nuit en sa grange. La défunte mère de Paul, par conséquent mon arrière-grand-mère, avait été, en son jeune âge, une demoiselle Hermance Courty. Il n'en fallut pas plus à Tasie pour lier connaissance et se livrer à des investigations. Mais nos hôtes, de toute évidence, se souciaient de généalogie comme de l’an quarante, ce qui était le cas de le dire et Tasie n'obtint que des réponses évasives et réticentes. Du moins avait-elle pu délier une langue qu'elle avait en général fort bien pendue, lorsque son humeur du moment la disposait à la conversation. Paul, silencieux, soignait son cheval. D'une poignée de foin, il le bouchonna puis il lui donna son avoine et le mena boire longuement. L'animal qui n'était plus de première jeunesse appréciait ces soins, plus attentifs que d'ordinaire. Paul lui baisait le chanfrein, flattait ses flancs d'une caresse affectueuse. On sentait chez l'homme et chez l'animal, toute une complicité de dur labeur et d'instants partagés. Aucun de nous n'avait part en cette amitié. Le grand œil noir du cheval en était comme illuminé et son hennissement en paraissait plus joyeux. Allons, la nuit de Faraud serait bonne. Il y avait pour lui place à l'écurie. Nos hôtes lui avaient fait meilleur accueil qu'à nous autres, les humains.


On dîna frugalement. Le pis généreux de la Noiraude nous avait pourvus de bon lait crémeux. À la boulangerie et à l'épicerie encore ouvertes, ma mère avait trouvé quelques provisions et, prévoyante, avait acheté du pain en quantité. Toutefois l'épicerie manquait de sucre. Tant pis, il faudrait s'en passer. À la guerre, comme à la guerre ! Et puis on se coucha. Dans la paille, chacun chercha son trou, enroulé dans une couverture. La toilette du soir, à l'eau courante et froide, avait lavé la sueur, rafraîchi les visages et les corps, mais la fatigue, elle, demeurait. Bien vite on s'assoupit.


Le 11 juin, tôt le matin, après un sommeil trop peu réparateur à mon gré, je dus me remettre en mémoire une situation que la nuit m’avait fait oublier. C’était la guerre. La France était envahie. Les Allemands étaient à nos trousses. Il était temps de reprendre sans tarder la route du sud qui, par Coligny, Aulnizeux et Bannes nous conduirait le soir à l’étape de Broussy-le-Grand...


Les clochers des villages défilent, les kilomètres font de même, mais lentement, trop lentement, au tempo de Faraud, brave animal qui tire inlassablement sa charge.


Nous traversons les marais de Saint-Gond et grand-père Paul m'apprend alors, qu'en 1914, dans cette région que drainent les sources du Petit Morin, se déroula une bataille sanglante, au cours de laquelle l'armée du général Foch contraignit les Allemands de Bülow à la retraite, jusqu'au nord de Reims.


Le soleil est toujours aussi ardent et l'ombre se fait rare, une ombre que dispensent seulement quelques arbres clairsemés.

Dans notre dos, la canonnade qui gronde toujours semble se rapprocher et quelques avions volant bas nous incitent, de temps à autre, à plonger dans le fossé, parmi les herbes folles, les grandes angéliques et les orties abominables, pour y chercher abri.


De ces plongeons qui n'allaient pas tarder à se multiplier, j'ai conservé un souvenir cuisant et particulièrement vivace.

C'est que ma mère avait regroupé tous nos trésors en une minuscule valise qu'elle me contraignait à poser sur ma tête dès que j'étais allongé au fossé. Ainsi, titres de propriété et sans doute livrets de famille et de caisse d'épargne, paperasses diverses me tenaient lieu de casque. J'éprouvai, pour la première fois, le sentiment du dérisoire quelques jours plus tard, à considérer cette aléatoire protection.


Les événements se précipitaient. De plus en plus hétéroclite, la caravane des pauvres émigrés que l'on désignait aussi sous les noms de réfugiés ou d'évacués, grossissait à chaque carrefour. Au début de notre triste voyage, il avait été aisé de mesurer le statut social des familles, d'y établir des comparaisons et de se situer, par rapport aux uns et aux autres. Des attelages de trois forts chevaux avaient doublé sans peine le courageux Faraud. À présent, dans la file qui s'allongeait à perte de vue, force était de reconnaître que l'aisance des uns, face au dénuement des autres, ne servait à rien. L'attelage du riche, eût-il six chevaux, n'allait pas plus vite que le nôtre et les matelas des nantis s'éventreraient sous la mitraille, tout comme ceux des humbles.


La confusion fut bientôt la règle. Des soldats qui refluaient se mêlaient à nous, en dépit des itinéraires établis, d'autres constituaient le flux montant de la relève, intermittent, apparemment mal organisé. Et sur cette foule hybride, un stuka tout à coup plongeait, faisant mugir sa sirène et crépiter sa mitrailleuse avant de disparaître.


Au cours de cette journée, un personnage étrange fit son apparition. C'était un civil qui, tantôt chevauchait une bicyclette et tantôt en descendait pour marcher, allant d'attelage en attelage et devisant avec les uns et avec les autres. Il interrogeait. D'où venait-on ? Où allait-on ? Quelle route avait-on suivie ? Avait-on croisé beaucoup de soldats ? En avait-on vu, errant çà et là, demeurés sans chefs ? Gardait-on le moral ? Et puis il remontait sur sa bicyclette et disparaissait. On le revoyait une heure après et le manège recommençait.


Je vis bien que le personnage était suspect. Autour de moi, on ne parlait plus que de lui. On s'efforçait de le suivre du regard, de surveiller ses faits et gestes. Il inquiétait. J'entendis, à son propos, parler de cinquième colonne.


Cette expression, je l'avais déjà entendue, mais j'ignorais tout de son exacte signification. Nul ne s'était préoccupé de m'expliquer ce qu'elle était et surtout ce qu'étaient la première, la seconde, la troisième et la quatrième. Nul sans doute, parmi les miens, n'eût pu m'éclairer. Chacun ignorait que cette expression avait été forgée par un général de l’armée nationaliste attaquant Madrid, à l’époque de la guerre civile espagnole. Toutefois, dans le contexte du moment, je pressentais bien que cette cinquième colonne ne signifiait rien de bon pour la France et qu’elle devait désigner les espions allemands qui se cachaient parmi nous ou quelque force traîtresse.


C'est donc à Broussy-le-Grand que s'acheva l'étape du jour, après une marche de treize kilomètres, contre dix-huit la veille, preuve que la multitude ralentissait la marche et que la fatigue se faisait sentir un peu plus. Trente et un kilomètres en deux jours ! Fallait-il donc tant risquer et tant souffrir pour si piètre performance ? Nous étions ignorants de l'importance des forces militaires en présence et nous ne savions pas encore que, soutenus par une aviation mugissante et sifflante, les blindés de Guderian déferlaient sur nous, appliquant la tactique de la guerre éclair.


On logea de nouveau dans une ferme, chez une famille Simonneau-Pigeollot.

Comme nous nous restaurions sous les marronniers du mail villageois, l'énigmatique personnage réapparut, poussant sa bicyclette et alimentant aussitôt toutes les conversations échangées à voix basse. Il recommença ses manœuvres, interrogeant de-ci, de-là. La rumeur affirmait que des soldats étaient apparus en nombre, en même temps que lui, là où ils n'auraient pas dû se trouver. Alors il fut accusé de fausser les itinéraires civils et militaires, de manière à créer la pagaille et à paralyser nos forces.

Ce comportement suspect dut être dénoncé car soudain, alors qu'il discutait à deux pas de notre groupe, apparut un jeune soldat coiffé d'un képi. Deux galons dorés ornaient ce képi et se retrouvaient aux manches de sa veste d'uniforme. Mon grand-père m'expliqua qu'il s'agissait d'un lieutenant et qu'il commandait une section d'une cinquantaine de soldats. L'officier était plutôt petit, beau et élégant. Son regard vif semblait lancer des salves. Il s'adressa au suspect sur un ton sec, autoritaire que tempérait mal le charme de son accent méridional. Le propos fut bref, cassant :


- Monsieur, dit-il à l'inconnu, je reviens dans une demi-heure avec un peloton. Si vous êtes toujours ici à poser des questions, je vous fusille !


Là-dessus, il tourna talons et s'en alla, d'un pas rapide.

Sans demander son reste, parfaitement éberlué, « l'espion » s'éloigna dans le soir qui tombait, pédalant à perdre haleine, au rythme de sa frayeur.

Comme il l’avait laissé entendre, le petit lieutenant revint dans la demi-heure. Il était accompagné de douze soldats, formés en deux colonnes et marchant au pas, le fusil sur l’épaule. Je me serrai contre mon grand-père qui demeurait toujours aussi placide, bien que l’instant fût inquiétant.


- Où est-il ?

- Parti par là.


Quelqu’un indiquait la direction du sud.


- C’est bon, dit le petit lieutenant. Il a compris. Il ne s’y frottera plus.


Et, sur son ordre, le peloton fit demi-tour et s’en fut.



À suivre...


 
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   Claude   
26/12/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Toujours le mot précis pour susciter le sentiment exact. On s'y croirait, on vit l'angoisse des protagonistes. Comme eux, on a envie que ça cesse !
À quand la suite ?

   Anonyme   
26/12/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
La très belle plume de l'auteur, trouve ici un sujet à sa mesure.
Merci pour ce témoignage.

Vivement la suite

   xuanvincent   
26/12/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Ce texte m'a fait penser à du vécu, à un récit de souvenirs, écrit avec une certaine fraîcheur. J'ai apprécié cette première partie.

. Détail : la répétition du terme "(je) songeais" est-elle voulue ? ("je songeais à cette guerre", etc.)

   Anonyme   
27/12/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très beau sujet traité avec une multitude de détails qui font le charme particulier de l'écriture. j'ai apprécié la figure de la Grand-mère Tasie.
Très beau travail

   Menvussa   
10/2/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
"On s'arrêta, au bord de route," Cela me semble curieux j'aurais écrit : au bord de la route ou encore : en bordure de route, voire : en bord de route (pas sûr)... mais je me trompe peut-être?

Vinay-Etrechy, quelques seize kilomètres, dans de telles conditions cela doit sembler suffisant.

Deuxième étape, 15 km c'est vrai qu'avec une armée ennemie aux trousses on doit avoir l'impression de faire du sur-place.

Suivre l'itinéraire grâce à Google, ça illustre le récit.


L'exode décrite par un enfant, au jour le jour mais avec une plume d'adulte qui maîtrise parfaitement la langue, une plume légère, précise, aiguisée. c'est un plaisir.


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