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Fantastique/Merveilleux
Miguel17 : Breendonk
 Publié le 19/03/13  -  5 commentaires  -  23535 caractères  -  87 lectures    Autres textes du même auteur

Ce que l'on nomme, avec beaucoup de condescendance, l'imaginaire de l'enfant est la capacité qu'il a de voir des choses que l'homme mature a perdu la possibilité de voir.


Breendonk


Le paysage défilait à folle allure et se résumait maintenant à un mélange inextricable de couleurs. Nathan songea qu'il ressemblait à une peinture ratée d'un de ces peintres loufoques. Le train trouait l'air comme une flèche. Tout un wagon avait été réservé pour leur classe. Une effervescence hésitante grouillait et planait dans l'air, allant et venant entre les enfants.


Nathan, lui, ne ressentait pas leur gaieté. Une tension glaciale ne l'avait pas lâché depuis le matin. Il pouvait l'entendre gronder comme un animal furieux dans son estomac, la sentir qui jouait avec ses tripes. Encore plus que de coutume. En fait, elle avait toujours été là, solidement ancrée dans les tréfonds de son esprit : la Crainte des « autres ».


Peu à peu, le temps faisant, il s'y était habitué. Elle était devenue une espèce de compagne de voyage, une compagne qui lui murmurait à l'oreille de temps à autre en lui tenant la main. La plupart du temps, elle n'était plus qu'une présence vague, spectrale. Rien de plus. Seulement aujourd'hui elle ne semblait pas décidée à se cantonner à son rôle de « petite voix lointaine ». Dans sa poitrine, elle s'était lancée dans un tour de force, arrachant, déchirant, griffant, maudissant.


Pourtant, Nathan avait bien veillé à respecter toutes les règles à la lettre : il était en sécurité sur la dernière banquette du wagon, là où il pouvait voir sans être vu. Ici dans le coin et il surveillait, les mâchoires étroitement entremêlées. Alors pourquoi s'énervait-elle ainsi ?


Dans sa tête, les choses étaient infiniment simples : le seul moyen de ne pas être mordu résidait dans la connaissance et le respect pointu de ses « règles ». Les « règles » – comme il les nommait – étaient un ensemble d'habitudes et de réactions qu'il avait mises en place pour que les autres restent loin de lui. Pour qu'ils ne viennent pas comme ils aimaient tant le faire, armés de leur sourire étincelant.


Nathan reporta son attention sur le groupe qui occupait les sièges d'à côté. Quatre enfants aux portes de l'adolescence conversaient avec une candeur prépubère. Une candeur qui allait disparaissant tandis que la majorité approchait. Son regard alla sur Anthony, petit rouquin à lunettes et taches de rousseur, glissa sur Sara et ses boucles blondes, pour finir sur Guillaume, fendu d'un large sourire. Ces trois-là ne représentaient pas de vraie menace, avait décidé Nathan, ils rentraient dans la catégorie des semi-inoffensifs.


Mais une voix s'élevait au-dessus des autres, planant dans l'air en décrivant des courbes curieuses entre les graves et les aigus. Les yeux clairs de Léon glissèrent vers Nathan et pendant une seconde, leurs regards se croisèrent. Un sourire déchira les traits fins de l'enfant, comme une apparition éphémère, et puis disparut. La Crainte se déchaîna dans l'esprit de Nathan et envoya voler quelques lambeaux de peau.


Le train s'arrêta en gare d'Anvers, expirant les volutes furieuses des plaquettes de frein. Le guide à la moustache grisonnante et au regard fatigué se leva prestement et se mit à faire de grands gestes effrénés.


– C'est ici qu'on descend, criait-il d'une voix grave comme celle d'un tombeau.


La volée de garnements se leva au compte-goutte dans un brouhaha de voix à l'aube de la mue. La vieille petite dame qui était assise à côté de Sara se fendit d'une grimace toute fripée devant toute cette agitation. Depuis le départ du train, elle était restée collée à la vitre, laissant un écart respectable entre elle et la bande des quatre gosses. De loin, Nathan en avait conclu qu'elle devait être acariâtre – même si à l'époque il ne connaissait pas bien la signification du mot.


Tous les quatre quittèrent le compartiment en laissant derrière eux la petite bonne femme acariâtre et rejoignirent la file principale. Le cortège serpentait dans le wagon et finissait en se répandant sur le quai de la gare. Nathan passa en dernier et en profita pour jeter un coup d'œil à la femme acariâtre. Peut-être était-elle comme lui ? L'idée lui parut envisageable. Cependant, il ne put pas en avoir le cœur net car le sifflement indiquant le redémarrage du train le précipita vers la sortie.


Le voyage en car dura une petite trentaine de minutes. Quelques minutes durant lesquelles le vieux guide, Bryan Henry, resta songeur. Quelle curieuse idée de la part d'une école que d'organiser pareille excursion. Il se retourna subrepticement et regarda la foule de jeunes enfants en s'imprégnant de la rumeur virevoltante qui s'en élevait, toute pleine de cette légèreté enfantine. Quand on avait treize ans, on allait au parc d'attractions, on ne venait certainement pas avec monsieur Henry. Non. On ne venait pas avec monsieur Henry visiter les allées du château de Breendonk.


À mesure que l'autocar approchait de sa destination, le fort, légèrement en surplomb, se dessinait. L'ancienne forteresse avait une présence inébranlable qui ne touchait plus le guide. Cela faisait bien trop longtemps qu'il en commentait la visite pour encore être ému par son macabre passé. Mais ces enfants remplis d'imagination ? Il se rappela une vieille citation dont il ne saurait plus aujourd'hui donner la provenance : « Ce que l'on nomme, avec beaucoup de condescendance, l'imaginaire de l'enfant est la capacité qu'il a de voir des choses que l'homme mature a perdu la possibilité de voir. »


Que leur montrerait leur imagination une fois qu'ils seront entrés dans les souterrains du fort ? Maintenant ses remparts se dessinaient très nettement, telle la sculpture sobre d'un diabolique artiste. Ses hautes murailles de pierres sombres dégoulinaient des meurtrissures du temps et, à bien y regarder, on pouvait encore voir les dégâts que les deux guerres mondiales avaient faits dans sa chair impénétrable. Un vent froid battait la mesure des intempéries approchantes, les envolées sifflaient contre la carcasse du bus comme pour le faire dévier de sa route. L'autocar s'arrêta dans le gravier et Nathan comprit qu'était venu le moment de descendre.


– C'est parti, cria le guide, d'une voix qui néanmoins sembla moins enjouée que dans le train.


Ils descendirent des sièges, plus ou moins à contrecœur, et se retrouvèrent sur les pierres roulantes de la route. Là, juste à gauche, à quelques trente mètres, le pont les accueillait avec les honneurs. « En effet, il était bien connu que le pont-levis ne s'abaissait que pour ceux qui le méritaient. » Derrière le pont, la gueule avide du fort s'ouvrait comme un trou noir, attendant patiemment qu'ils y entrent un par un. La carcasse immuable était comme le ventre d'un dragon assoupi là, sur le plateau de Breendonk.


Monsieur Henry frissonna et en profita pour pester contre tous les météorologues qui avaient prévu « une belle journée ensoleillée ». Il mena ensuite la classe vers l'entrée du fort. Le pont ne rechigna même pas lorsque le groupe s'engagea sur sa lourde armature. Sûrement se réjouissait-il de l'arrivée de ses jeunes visiteurs et de ce bon vieux guide.


Nathan était mal à l'aise. L'entrée en clé de voûte les avala et les sifflements polaires se turent aussitôt pour laisser place à un silence insondable. Le tunnel qui s'ouvrait à eux n'était pas à proprement dit étroit, mais étouffant. L'atmosphère qui y régnait prenait à la gorge. Nathan avait bien pris soin de laisser le groupe cinq pas devant lui, soit la distance de sécurité. « Pas trop près, mais pas trop loin non plus » disait la voix. Malgré ces précautions, Léon se retourna à un moment et fixa son regard sur lui.


– Hé, Nathan-le-fou, tu n'as pas l'air bien, s'exclama-t-il de sa voix précocement grave. C'est parce que tu as peur du noir ?


Il s'en alla d'un grand rire de petit barbare goûtant sa supériorité et aussitôt l'écho se mit à jouer sa litanie névrotique.

« C'est parce que tu as peur du noir… peur du noir… »


Nathan secoua la tête furieusement et se fit un masque menaçant, regardant Léon d'un œil glacial. « Ne jamais montrer ne fût-ce que l'ombre d'une faiblesse » était l'une des règles principales.


– Ou peut-être que tu as peur des fantômes du fort ? Comme le fantôme des toilettes, c'est ça ? Il doit y en avoir partout ici. Des fantômes…


Un éclair mémoriel éblouit Nathan l'espace d'une seconde, fusant avant qu'il ait eu le temps de l'étouffer. Il revit les fragments d'images. L'apparition dormait dans les toilettes, dans la dernière cabine de la rangée, à la vue de tous. Mais tous ne la voyaient pas. En fait, il n'y avait que pour lui qu'elle s'était montrée, une fois, pendue au bout de sa longue corde immatérielle. L'homme tournait lentement sur lui-même. Alors Nathan avait brisé toutes les règles : il s'était enfui en criant.


« L'imagination des enfants, avait-on dit, l'imaginaire. » Plus jamais Nathan n'était entré dans la dernière cabine, mais Léon n'avait pas oublié l'incident ni tout le bruit que cela avait fait. On en était même venu à dire que Nathan était allé chez un « psychologue ». Or tout le monde savait que « psychologue » rimait avec un autre mot encore plus terrible : fou. De toute façon cela n'aurait étonné personne que Nathan le soit. Fou. Nathan-le-fou.


C'était ce jour-là qu'on lui avait trouvé son beau surnom. Guillaume et Sara s'étaient approchés pour assister à la scène, eux aussi.


– Tu sais où on envoie ceux qui voient des fantômes ? Hein Nathan-le-fou ?

Chez les fous, en famille.

– Dégage, répliqua Nathan.


Et contre toute attente, il obéit. Nathan souffla de soulagement alors que le danger s'éloignait à petits pas assurés.


Le guide s'était arrêté dans le tunnel et avait commencé sa présentation.


– Voilà. Le fort de Breendonk que nous allons visiter a été construit en 1906 et a servi durant les deux guerres mondiales. Est-ce que vous savez pour quelle raison il est si connu encore aujourd'hui ?


Henry songea à cet instant que malgré qu'il soit doué d'indéniables talents, la pédagogie n'y comptait certainement pas. Un doigt se leva dans la cohue des enfants.


– C'est parce que c'est un camp de concentration, fit une voix, visiblement réjouie de pouvoir répondre.


« Camp de concentration… concentration… »


Henry tâcha de hocher de la tête avec conviction.


– Oui, c'est exactement ça. Mais est-ce que quelqu'un a plus de précisions à donner ?


« Précisions à donner… à donner… »


Le même doigt se leva et la même voix résonna dans la voûte.


– C'est ici qu'on réunissait les Juifs qui devaient être déportés vers la mort.


« Déportés vers la mort… vers la mort… LA MORT ! »


Henry fut lui-même déconcerté par l'expression et resta sans mot pendant quelques secondes. « Déportés vers la mort. » Peut-être avait-il surestimé leur candeur d'enfant… Peut-être qu'ils étaient plus adultes qu'il ne l'avait pensé d'emblée.


– Oui, enfin plus exactement afin d'être déportés vers d'autres camps de travail, mais… Enfin, quoi qu'il en soit, voici le tunnel principal qui mène là-bas tout au bout – il montra du doigt le rectangle de lumière qui filtrait légèrement à la fin du tunnel – aux deux cours principales.


« Aux deux cours principales… cours principales… principales. »


Nathan devait se retenir de coller ses mains sur ses oreilles, de faire taire ces échos de la seule manière qu'il pouvait. Bien sûr, cela aurait été pris comme un acte de faiblesse. Alors, restant de marbre, il se contentait de les ignorer, les laissant s'envoler jusqu'à s'éteindre dans les limbes, au bord de sa conscience tourmentée. Là, les échos devenaient des fantômes qui se contentaient de pendre au bout de leur corde, incapables du moindre mouvement. Inoffensifs.


La troupe suivit le guide dans le tunnel. L'homme continuait de donner ses explications comme s'il ne remarquait pas l'écho qui tranchait l'air. Nathan, lui, veillait bien à ne pas se séparer du groupe sans pour autant trop s'en approcher. Étrangement, il songeait que, dans les films d'horreur, c'était toujours celui qui traînait qui mourrait en premier. Voilà qui rajoutait une nouvelle règle de conduite au panier de la journée : ne pas être le dernier.


– Breendonk est l'un des camps nazis les mieux conservés de toute l'Europe, avait dit Henry. Rien n'a été modifié ou presque.


« Rien n'a été modifié ou presque… ou presque… Tout est toujours là. »


Une grille de fer forgé barrait la sortie et ressemblait à une doyenne rigide et vieillie par le temps. Acariâtre. Oui, la grille était acariâtre comme la petite vieille du train. Le guide y enfouit la clé dans un cliquetis de ferraille ancestrale et la grille pivota en grinçant. Ils débouchèrent sur la cour du fort, qui se divisait à droite et à gauche en deux ailes indépendantes. Le vent vint gonfler leurs habits, s'infiltrant partout comme une vague glacée, et les rafales battaient en tous sens.


Nathan trembla sous la gifle venteuse, mais le soulagement grandissait dans sa poitrine : l'écho s'était tu. Le guide alla vers la cour de gauche et s'arrêta au milieu. La cour s'allongeait, enclavée entre les deux murs de la prison, et se terminait par de hautes clôtures hérissées de barbelés. Nathan dut s'arc-bouter pour avancer malgré le vent.


– Ici, c'est la place de l'appel. C'était ici que les SS réunissaient les prisonniers pour en faire le compte et la fouille.


Sa voix se perdait dans le tumulte venteux et Nathan dut tendre l'oreille pour entendre ses paroles.


– L'appel se faisait deux fois par jour, au matin et au soir. Alors les Juifs étaient… sur une ligne… fouillés… C'était une opération quotidienne…


Le reste de son discours se perdit dans les affres du vent. Nathan leva les yeux au ciel, il était fendu d'une moue pluvieuse et grimaçait de nuages ténébreux. Un sentiment de solitude comme il en avait rarement ressenti l'envahit à la vue de ce ciel tourmenté. Il l'absorbait, l'obnubilait. La réalité autour de lui avait pris saveur d'irréalité. Il se sentait comme s'il n'était pas vraiment deux pieds sur terre mais plutôt planant dans la couche nuageuse. Cette idée l'effraya.


Il lança un regard circulaire, pour se rassurer, mais cela ne fit que gonfler la terreur qui avait pris possession de sa poitrine. Nathan s'était figé, les yeux rivés sur le guide. Sa bouche s'activait toujours frénétiquement, défiant les hurlements des bourrasques. Mais, à côté de lui, frappé d'immobilité, il y avait une forme – et le mot « forme » semblait être celui qui convenait le mieux.


Les rafales n'avaient aucun effet sur son corps immatériel et la forme flottait là, à quelques centimètres à peine du guide. Ses dents déchaussées et fantomatiques claquaient juste à côté de sa tête, elle allait mordre la chair tendre du cou. Nul doute possible. Le fantôme allait le mordre à l'endroit où le sang giclerait par flots entiers.


Alors, sans comprendre lui-même vraiment sa réaction, Nathan fonça vers le guide. Pour le sauver ? Il ne savait pas. Il eut juste le temps d'entendre la voix qui criait : « Non, Nathan » avant de démarrer. Il se reçut contre la poitrine du guide et enfouit son visage dans les replis rugueux de sa veste.


En relevant la tête, il croisa son regard interloqué et malgré le vent il entendit très nettement les rires et les moqueries entremêlés qui s'élevaient déjà du groupe d'élèves. Nathan-le-fou avait encore frappé.


– Oké, cria monsieur Henry, on continue. (Il baissa la voix de manière à ce que seul Nathan puisse comprendre ce qu'il disait). Allez ça va aller mon petit gars.


Il se mit à le pousser de la main, pour le faire avancer vers les baraquements qui attendaient devant. Nathan eut juste le temps de se retourner une fois encore et d'apercevoir, le temps d'une minuscule seconde, la forme. Elle n'avait pas bougé d'un pouce, ses dents claquaient dans la froidure du vent. Ce fut à ce moment que tout changea. Alors qu'il croisait le regard du fantôme, le déclin de la voix de la Crainte débuta.


Mais pour l'instant elle était furieuse comme elle l'avait rarement été. Sa colère était à ce point intense que Nathan en eut du mal à inspirer. Il avait brisé les règles, encore une fois, et la voix hurlait des menaces. Quelques mots ressortirent très nettement de cette engueulade : psychologue et fou.


– Quelque chose t'a fait peur mon petit gars ? lui murmura le guide.


La voix se tut soudain et son silence était encore plus menaçant que sa colère.


– Non, monsieur, rien du tout.

– Tu sais tu peux me dire…


Les mots « psychologue et fou » flottèrent derechef dans l'esprit de Nathan et il secoua la tête un peu plus énergiquement. Le guide sembla hésiter l'espace d'un instant et ensuite replongea de nouveau son regard dans le sien.


– Tu en as vu un ? C'est ça ?


Nathan ne répondit pas mais il sut que la réponse s'était peinte sur ton visage.


– Tu sais, tu n'es pas seul, il y a en d'autres qui peuvent les voir. Il n'y a pas que toi. Non. Mais il suffit de les ignorer et alors ils disparaissent. Tu vas voir, ils disparaissent.


Sans broncher, Nathan assimila la nouvelle. Il aurait pu aussi bien lui annoncer le bilan météo qu'il aurait eu la même réaction. La voix était toujours là, écoutant attentivement ce qu'il allait dire.


– Mais surtout ne regarde pas ce qu'ils te montrent. Ne les suis pas. Lorsqu'on les suit tout change.


Ce fut là tout ce qu'il dit, comme si lui aussi était en fait un peu intimidé. Tous deux rattrapèrent le reste du groupe et finalement Nathan se détendit un petit peu. De temps à autre, l'un des enfants se retournait vers lui, l'air hilare et montrait des rangées sardoniques de dents.


Ils étaient maintenant rentrés dans les dortoirs par une grande porte de bois. Monsieur Henry reprit son exposé comme si de rien n'était ; lui aussi appliquait la règle du « ne rien laisser paraître ».


– C'est ici que dormaient les prisonniers juifs et les prisonniers de guerre qui avaient été amenés au camp.


Nathan laissa son regard courir sur les lits superposés. En guise de matelas, une simple planche de bois moisi par l'humidité séparait les trois lits empilés. Ils s'alignaient comme des soldats au garde-à-vous séparés par quelques petits centimètres à peine.


– À votre avis laquelle des trois couches valait-il mieux choisir ?


Son regard allait du groupe vers Nathan et puis revenait ensuite au groupe. Mais l'enfant se désintéressa du discours de présentation, incapable de se concentrer sur les paroles, il se mit à fouiller les ombres qui peuplaient le fond de l'allée.

« Arrête ! Tu enfreins les règles ! Tu n'en as pas encore assez enfreint aujourd'hui ? »


La voix qui résonnait dans se tête avait des accents d'hystérie et alors, sur un coup de tête dont il ne se pensait même pas capable, il la fit taire. La faute au fantôme ? Mentalement, Nathan grandit, grandit jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'un minuscule point dans son esprit qu'il put écraser dans sa poigne. « Pourquoi ce revirement ? » s'était-il demandé bien plus tard, lui qui avait toujours mis un point d'honneur à les suivre à la lettre. La réponse était pourtant simple.


Quoi qu'il en soit, il resta ainsi immobile, triturant les ténèbres du regard jusqu'à ce qu'elle apparaisse de nouveau. La forme. Elles avaient des contours indistincts et un éclat éteint, comme une lampe que l'on vient à peine d'éteindre. Et elle dansait là-bas, sans bouger. Danser sans bouger, c'était là une chose curieuse à écrire, mais encore plus à voir.


Elle éveilla une fascination mêlée de terreur dans le cœur de Nathan. C'était un sentiment tellement différent de celui qu'il avait ressenti la première fois qu'il l'avait vue dans la cour de l'appel. Cette fois qu'il prenait le temps de la détailler, elle lui paraissait étrange et menaçante… mais tout autant elle était fascinante. Nathan était persuadé qu'il aurait dû se rabattre dans un coin et se mêler à la foule, là où il serait à l'abri, caché dans la lumière. Cependant il n'en fit rien.


Il fit deux pas en avant, longeant les lits superposés pour que monsieur Henry ne le voie pas disparaître. Il le surveillait maintenant, et même si c'était pour son bien – ce qui était une très noble cause, sans doute – cela dérangeait profondément Nathan. Il détestait qu'on le surveille.


Il lança un dernier regard à monsieur Henry. L'homme était tourné de profil, la moustache frémissante, momentanément distrait. En fait, la seule personne qui remarqua qu'il s'éloignait du groupe fut Léon.


Au bout du dortoir, une porte ancienne s'ouvrait sur une petite pièce, un débarras dans lequel traînait toute une série d'outils qui devaient avoir chacun mille ans d'âge. Nathan prit soudain conscience d'une chose : il l'avait suivi, exactement comme le lui avait interdit le guide. « Lorsqu'on les suit tout change. »


Le monde avait perdu de sa réalité. Chaque pas qu'il faisait vers le fantôme l'éloignait de cette réalité tangible qu'il connaissait si bien. Inexorablement. Et pourtant, qu'avait-il à perdre ? La réponse s'imposa d'elle-même : strictement rien. C'est alors qu'il se rendit compte que Léon l'avait suivi. Il avait reconnu le bruit de ses pas dans son dos, comme il avait appris à les redouter.


Au centre du débarras, le fantôme le regardait, plus en chair et os que jamais. La rumeur du vent se leva de nouveau et la conversation commença.


– Tu ne vas pas encore te laisser faire quand même ?


Nathan hésita.


– Je ne sais pas.

– Il t'a dit qu'il ne fallait pas regarder ce que j'avais à te proposer ?

– Oui.

– C'est ce qu'il dit toujours, mais est-ce que tu sais pourquoi il dit cela ?

– Non.

– Parce qu'il a peur que j'aie raison.


Une étincelle de curiosité s'alluma dans le regard de Nathan.


– Et qu'avez-vous à me proposer ?


Le fantôme, sembla-t-il, se mit à rire.


– La vengeance.


Et il était évident que, dans la bouche du monstre, le mot avait un goût savoureux. Il le dorlotait comme s'il s'agissait d'un vieux rêve qu'il ressassait et ressassait. Sûrement était-ce le cas, songea Nathan.


– Je ne comprends pas…

– Bien sûr que si. Ils comprennent tous, seulement ils ont peur. Ils ont tous peur.


Il avait prononcé le mot « peur » avec un dégoût intense et Nathan se rappela la petite voix qui agonisait dans son esprit. Vaincue. Il avait vaincu la Crainte. Comment ? Il ne savait pas vraiment, mais le fait était là. Comme l'avait dit le guide, les choses avaient changé. Un sourire féroce apparut l'espace d'un instant sur les traits du jeune Nathan alors qu'il écoutait les pas approcher derrière lui.


– Tu parles tout seul ? demanda la voix de Léon.

– Non, pas tout seul.

– Avec qui alors ? ricana-t-il.

– Avec un ami.


Puis, incontrôlables, les choses allèrent très vite. Portée par une fureur qui se libérait enfin, sa petite main se posa sur le manche d'un des outils. Il ne chercha même pas à savoir de quel outil il s'agissait, tout ce qui importait à ce moment était qu'il soit suffisamment lourd. Resserrant sa prise, Nathan lança ses bras dans un ample mouvement circulaire.


Le choc se répercuta dans tout son bras – agréablement ? – et un gong sépulcral résonna dans la remise. Nathan sut qu'un coup avait suffi. Un soulagement comme il n'en avait jamais ressenti se répandit dans ses veines. C'était une sensation étrange, un fumet aigre-doux, le goût de la vengeance dont il ne pourrait plus jamais se passer.


Dans l'encadrement de la porte se dessinait la silhouette du guide. L'homme se tenait debout, le visage livide, frappé d'horreur. Ce qu'il redoutait depuis si longtemps avait fini par se produire : les fantômes de Breendonk avaient gagné.


 
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   Anonyme   
17/2/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Eh bien, c'est une belle fin, vraiment, et je ne m'y attendais pas, à cette intrusion de la vengeance. Bien vu, même si c'est somme toute assez classique. J'ai trouvé bon le mouvement du texte, les relations de Nathan avec les autres enfants sont habilement exposées à mon avis.
Cela dit, pour arriver à votre conclusion vous avez recouru à un artifice de narration qui pour moi ne passe pas : je n'avale pas qu'un groupe d'enfants en visite scolaire (toute une classe qui prend le train puis l'autobus) soit accompagné par une seule personne, et même pas un prof. Je n'y crois pas du tout. Du coup, c'est bête, mais les fantômes ne passent pas bien non plus, la "suspension d'incrédulité" a du mal à marcher. Dommage.

"les mâchoires étroitement entremêlées" : je ne vois pas comment des mâchoires peuvent s'entremêler ; des doigts, oui, ils se croisent, mais la mâchoire supérieure reste toujours au-dessus de la mâchoire inférieure tant que l'individu est vivant.
"C'était ici que les SS réunissaient les prisonniers pour en faire le compte et la fouille." : pour le peu que je sais des camps d'internement français pendant l'Occupation, il me semble bien que l'administration en était française, et que c'étaient les gendarmes qui se chargeaient de tâches telles que l'appel. Wikipedia semble confirmer la chose, cf.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_d%27internement_fran%C3%A7ais
.

   macaron   
17/2/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
La fin est un peu difficile à comprendre, je pensais que les fantômes du château étaient les prisonniers juifs. J'ai lu votre histoire avec intérêt, ce petit garçon pas comme les autres ne manque pas de susciter des interrogations, et l'on est pressé de savoir comment cela va se terminer. Vous ne donnez pas assez d'indices et il faut relire pour comprendre au-delà de la simple vengeance. Autrement l'ambiance est parfaite, le guide un bon personnage, le style tout à fait adapté.

   Anonyme   
20/3/2013
Bonjour, Miguel17,

J'ai à la fois beaucoup et peu de choses à dire. J'aurais même des choses à vous demander, si vous consentiez à m'aider en y répondant (je vous enverrai un MP pour cela).

Je vous laisse ici mon impression brute au terme de ma première lecture de votre texte, mais j'en ferai une seconde lecture pour en parfaire la compréhension.

Également, je m'abstiendrai de le noter, pour les deux raisons suivantes :

1. Il me parait évident que, dans la première partie du texte, vous avez cherché à en masquer pour un temps le véritable sujet. Les lecteurs, sur Oniris, sont majoritairement Français et le titre pourrait ne pas les alerter. Or, dans le pays dans lequel j'habite (je vous soupçonne évidemment très fortement d'habiter le même), le titre de votre texte est terriblement évocateur, autant que pourrait l'être "Drancy" pour un ancien écolier parisien. Le voyage scolaire que fait Nathan, je l'ai fait (deux fois) comme l'ont fait de très nombreux écoliers bruxellois ou, plus généralement, belges (comme vous, peut-être). Je l'ai fait également plusieurs fois avec mon père, militant communiste ayant à regretter la perte de nombreux camarades (du moins posthumes, mon père étant né en 1944, deux mois après la libération de Bruxelles), passés par ce fort de sinistre mémoire, qu'ils aient été juifs ou non. Il m'arrive aussi de passer à côté du fort de Breendonk lorsque je me déplace vers Anvers sur l'autoroute A12 et il ne m'a jamais été possible de passer par là sans ressentir un frisson. J'étais donc impatient de lire votre texte, ayant vu hier qu'était annoncée sa parution. Ceci pour vous dire que l'effet de surprise ne pouvait pas fonctionner sur moi, mais que le risque de la déception était au contraire fort grand étant donnée mon impatience à vous lire (je ne dis pas que j'ai été déçu !). Je dois tout de même reconnaître que j'ai connu un petit effet de surprise lorsque j'ai appris qu'il s'agissait d'une excursion scolaire car, dans un premier temps, j'ai pensé que le voyage en train s'effectuait au départ de Breendonk vers un camp d'extermination. J'imagine bien sûr que le fait que vous ayez fait précéder le voyage en autocar par un voyage en train n'est pas anodin, même si cela me parait moyennement crédible (il me semble que tout le voyage aurait dû être accompli en autocar, mais je vous laisse le crédit du possible).

2. J'ai horreur des longues descriptions et, parmi toutes les descriptions, les descriptions visuelles sont celles dont la longueur me fatigue le plus rapidement. Je comprends bien entendu qu'elles ont ici parfaitement leur place et je ne saurais vous le reprocher, mais ceci explique que j'aie eu, par moments, envie de presser la lecture pour entrer dans le nerf de l'histoire.

Un commentateur vous l'a déjà signalé, mais je m'interroge encore sur la véritable nature des fantômes et c'est pour cette raison que je m'offrirai une seconde lecture en espérant y voir plus clair.
Dans un premier temps, il m'apparaissait évident qu'il s'agissait des fantômes des prisonniers. J'ai cependant commencé à en douter lorsque le guide met Nathan en garde : "Mais surtout ne regarde pas ce qu'ils te montrent", ce que j'ai cru pouvoir interpréter comme une mise en garde contre des tentations néo-fascistes ou plus simplement racistes. Et de me demander alors si les ombres ne seraient pas des ombres brunes. Dans cet état d'esprit, je suis encore plus troublé lorsque je lis la réplique du fantôme : "Parce qu'il a peur de j'aie raison". Je me suis également interrogé au sujet du prénom du camarade d'excursion. Ce n'est pas toujours anodin, un choix de nom propre, dans un récit de fiction. Je ne sais pas à quelle époque se déroule cette excursion scolaire. Actuellement, "Léon" me semble être un prénom tombé en relative désuétude. Et de me demander alors si le prénom du gamin qui suit Nathan aurait un rapport avec Léon Degrelle.
Bref, comme vous le voyez, beaucoup d'interrogations, ce qui après tout peut être une qualité de votre texte, mais auxquelles je ne pourrai éventuellement répondre que par une deuxième lecture.

Quoi qu'il en soit, j'ai toujours été contrarié, lors de mes visites au fort de Breendonk, par le fait que le contexte dans lequel je m'y trouvais, c'est-à-dire dans une relative quiétude et sans le moindre danger, ne me permette pas de me représenter vraiment l'horreur qui avait dû y régner. Votre texte est donc une tentative à saluer pour y parvenir.

   Acratopege   
21/3/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Je dois avouer que je n'ai pas beaucoup aimé cette nouvelle. Le récit est trop appliqué, avec des images trop communes (une voix grave comme celle d'un tombeau, la gueule avide du fort s'ouvrait comme un trou noir) et en même temps une emphase qui sonne mal avec le sujet. Trop de psychologie, peut-être?
Mais j'ai quand même participé un peu à l'angoisse du héros jusqu'au dénouement un peu décevant. Je trouve le thème bien trouvé: le parallèle entre l'exclusion actuelle de Nathan dans sa classe et le génocide passé parle au cœur, comme le contraste entre le groupe d'enfants innocents et la lourdeur du lieu visité. Mais le traitement du thème pèche un peu, à mon avis.

   LeopoldPartisan   
22/3/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Tout d'abord et ce n'est en rien une critique, mais le style de ce texte me fait assez penser à celui de nos conteurs wallons de la seconde moitié du 20ème siècle, je pense plus particulièrement à des auteurs comme Arthur Masson et Oscar-Paul Gilbert. Cela donne une curieuse (in)temporalité à l'ensemble du récit, presqu'un côté surréaliste à la Paul Delvaux.

Comme d'autres l'on remarqué, il y a comme certaines incohérences dans ce texte. Une classe avec comme accompagnateur un seul guide... Et curieusement, ce n'est pas comme le pense le guide monsieur Bryan Henry : « une curieuse idée de la part d’une école d’organiser pareille excursion » ; c’est même très fréquent, je n’en veut pour preuve que l’un de mes fils a fait cette excursion en 6ème primaire dans le cadre d’un cours de morale laïque. Ils étaient pour ce faire encadrer par l’instituteur, le maître de morale et aussi par un rescapé de l’horreur de Breendonk.

Ceci pour dire que si fantômes, il y a là-bas ; l’hommage sincère qui leur est rendu par le devoir de mémoire doit leur avoir permis de faire leur deuil et au lieu de crier vengeance, nous dire seulement : « plus jamais cela. »
Le parallèle avec l’enfant rejeté et mal dans sa peau tombe décidément bien fort à plat.


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