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Réalisme/Historique
NICOLE : Lucienne Sidoine
 Publié le 13/06/09  -  16 commentaires  -  9136 caractères  -  89 lectures    Autres textes du même auteur

Rituels, tocs et autres manies... Lettre d'une vieille dame ordinaire à son médecin.


Lucienne Sidoine


Très estimé Docteur Rousselet,


Aujourd'hui c'est dimanche. Je me suis donc réveillée à sept heures trente, soit une demi-heure plus tard que les autres jours de la semaine.

Ensuite, quinze minutes pour le petit déjeuner (invariablement constitué d'un thé, d'une tartine de confiture de fraises et de deux cuillerées à soupe de fromage blanc nature à zéro pour cent de matières grasses) ; puis quinze autres pour nettoyer, ranger la vaisselle et faire mon lit ; les quinze suivantes sont consacrées à la douche, au nettoyage de mes dents et de la baignoire ; et pour finir, je m'habille, je me coiffe et je me maquille durant les quinze dernières minutes.

Je suis donc prête à partir à huit heures trente, pas une minute de plus, j'y veille.


Comme la boucherie n'ouvre pas avant neuf heures, et que je n'en suis séparée que de vingt-huit marches et de soixante-dix-huit pas, je m'installe sur une chaise de l'entrée jusqu'à huit heures quarante. Vingt minutes, c'est le temps qu'il faut à une femme de mon âge pour descendre vingt-huit marches, traverser la rue (sept pas seulement, c'est une petite rue), puis effectuer les soixante et onze pas qui me séparent de la boucherie du quartier. Soixante et onze, pas un de plus ou de moins, même si je dois régler la longueur de mes derniers pas pour y parvenir avec précision.


J'aime bien cette boucherie parce qu'elle est équipée d'une porte coulissante automatique. Je ne vais pas dans les commerces qui n'en sont pas pourvus, parce que dans ce cas, je devrais toucher les poignées de portes que les autres clients touchent également. Je fais deux pas, qui me mènent devant le comptoir, je suis toujours la première cliente, et la seule présente à cette heure matinale.

Le boucher dit : « Bonjour madame », je lui réponds : « Bonjour monsieur, je voudrais une tranche de foie de veau et du mou pour le chat ».

Depuis onze ans et sept semaines, je vais acheter du foie de veau et du mou le dimanche matin.

Une fois revenue à la maison, je coupe la tranche de foie en deux parts identiques (l'une que je consomme le jour même, et l'autre le lendemain). Pour ce qui est du mou, je le mets directement à la poubelle.


Au début je donnais le mou au chat, mais depuis qu'il est mort, je jette le mou. Le mou ça n'est pas très cher, alors c'est plus simple de continuer à en acheter plutôt que d'expliquer au boucher que le chat est mort. C'est une chose trop personnelle et embarrassante à dire à un inconnu.

Non pas que la mort du chat m'ait affectée : ça n'était pas mon chat, et d'ailleurs je ne connaissais même pas son nom.


Le chat est arrivé chez moi un vendredi soir à dix-neuf heures trente-cinq, juste après le repas. Je m'en souviens parce que personne ne sonne jamais chez moi à cette heure-là, le vendredi soir (les autres jours non plus d'ailleurs). Une dame entre deux âges le tenait serré contre elle, et elle tambourinait si fort à ma porte que j'ai ouvert sans réfléchir, de peur qu'elle n'ameute le reste de l'immeuble.

Elle a dit : « C'est le chat de maman, vous savez, votre voisine ». Je ne savais pas qu'elle avait un chat, j'évitais toujours de la croiser dans l'escalier, je n'aime pas ces conversations de voisinage que j'imagine fastidieuses. Comme je ne rétorquais rien, elle a poursuivi : « Vous savez, comme elle est morte, je ne sais pas quoi faire du chat, chez moi ça n'est vraiment pas possible. Si vous voulez bien, je vais vous le laisser juste le temps de trouver quelqu'un pour s'en occuper, et puis promis, je reviendrai le chercher ».

Elle l'a posé par terre, entre mes jambes, et puis elle est partie très vite, en me remerciant.


J'étais désemparée, et très en retard. D'habitude, à cette heure-ci, mes dents sont déjà propres et la vaisselle est presque rangée. Je me précipitai dans la salle de bain, puis dans la cuisine, pour rattraper le temps perdu, et remettre de l'ordre dans mes idées. J'y suis presque arrivée.

Je ne me suis pas couchée avec plus de huit minutes de retard, et je me suis endormie presque apaisée.


Le samedi je me suis réveillée à six heures quarante-cinq, j'ai pris mon petit déjeuner jusqu'à sept heures, puis je me suis préparée en respectant scrupuleusement mon horaire du samedi.

À sept heures quarante-cinq, je me suis assise dans l'entrée pour attendre l'infirmière. Elle arrive à sept heures cinquante, pour repartir à huit heures. J'ai choisi le premier rendez-vous de la journée, comme ça je peux compter sur sa ponctualité.


Les autres samedis, elle rentre et elle dit : « Alors, comment on se sent cette semaine Madame Sidoine ? ». Je ne réponds pas. Elle sort son matériel. Elle lave ses mains méticuleusement. Je lui présente ma fesse (la droite les semaines paires, la gauche les semaines impaires). Ce samedi-là, c'était la gauche.

Ensuite elle fait la piqûre, elle range son matériel, Elle tapote sa jupe, et puis elle dit en se dirigeant vers la porte : « Eh bien passez une bonne semaine Madame Sidoine, à samedi prochain, sans faute hein ! ».

Mais pas cette fois-là. Ce samedi-là elle a dit : « Oh ! Mais vous avez un chat ! », et ça m'est revenu.


Le chat est donc resté ici pendant dix ans, douze semaines et trois jours.

Non que j'aie décidé de l'adopter, mais disons plutôt qu'il s'agit du temps pendant lequel j'ai attendu que la dame entre deux âges revienne le chercher, comme elle l'avait dit.

Lorsque la dame reviendra, je ne pourrai pas lui rendre le chat. C'est ennuyeux, mais je n'y peux rien, parce que le troisième jour de la treizième semaine de sa onzième année ici, le chat est tombé par la fenêtre.

Je sais que les chats sont censés retomber sur leurs pattes, mais celui-ci est tombé sur les pointes de la clôture du rez-de-jardin d'en dessous, et y atterrir les pattes en premier ne lui a pas été d'un grand secours, vous pouvez me croire.


Je fais toutes ces digressions pour que vous compreniez bien la décision que j'ai prise de ne pas me rendre dans cette clinique pour y suivre le traitement de chimiothérapie que vous préconisez. Soyez certain que j'ai bien compris toutes les explications que vous m'avez données pour me persuader de la nécessité de ces séances. Vous avez été parfait.

Le problème c'est que je ne peux pas aller jusqu'à la clinique : elle est trop loin, et qu'il n'y en a aucune autre à proximité de mon domicile.


J'ai bien essayé de prendre le bus une fois : c'était pour me rendre aux obsèques de Pépé Louis, mon grand-père maternel. Ça s'est très mal passé, et malgré mes efforts, je ne suis pas parvenue à rejoindre le funérarium avant la fin de la cérémonie.

Pourtant j'avais répété le trajet de chez moi à l'arrêt de bus plusieurs fois durant le samedi et le dimanche qui ont précédé le jour de l'enterrement. Je savais quelle était l'heure idéale pour partir (les horaires ne quittaient plus mon sac) ; je savais qu'il me faudrait marcher pendant seulement trente-neuf pas pour l'atteindre, qu'il n'y aurait qu'une rue à traverser, mais pas très passante, et que je n'aurais donc pas à attendre près d'un feu tricolore, au risque d'être frôlée par quelqu'un d'inconnu.


J'avais pris le bus deux fois pour m'entraîner : l'une le samedi et l'autre le dimanche.

Les deux fois j'étais restée à proximité de la porte de sortie (mais pas près au point de risquer d'être bousculée par les voyageurs les plus pressés).

Je m'estimais donc prête, autant que je pouvais l'être, d'autant que j'avais pris la précaution de prendre l'un des comprimés de Lexomil que vous m'aviez prescrit.


J'avais tout prévu sauf l'affluence d'un lundi matin.


Nous n'avons jamais eu l'occasion d'en parler, aussi il me faut vous préciser que je ne supporte pas d'être touchée de façon imprévue par un inconnu. Pour être plus précise, si cela se produit en dépit des stratégies que je déploie depuis toujours pour éviter ce désagrément, je dois toute affaire cessante le toucher à mon tour, pour conjurer le mauvais sort.


J'en conviens avec vous, c'est étrange, mais je préfère discrètement frôler le coupable, comme par inadvertance, plutôt que chercher à me raisonner en pure perte : à mon âge, on connaît ses limites.


Donc, ce jour-là, j'ai raté les obsèques car, comme je le touchais à mon tour, le jeune homme en question s'est mis à hurler : « La vieille là, elle a essayé de me tirer mon portefeuille ! », attirant ainsi sur moi la suspicion générale... et bon nombre de contrariétés annexes avec lesquelles je ne vais pas vous embêter davantage.


J'en suis sûre, vous comprenez à présent ma décision, même si, en tant que médecin vous la désapprouvez, comme il se doit.


Par ailleurs, ne vous faites pas trop de soucis pour moi, et permettez-moi de vous rappeler vos propres paroles : « À soixante-quinze ans, on ne meurt pas d'un cancer, les cellules cancéreuses se renouvelant aussi lentement que les saines ».


En espérant que vous ne me tiendrez pas trop rigueur de la seule liberté que j'aie jamais prise avec vos prescriptions, durant ces cinquante dernières années durant lesquelles vous avez été en charge de ma santé.


Portez-vous bien,


Votre dévouée patiente,

Lucienne Sidoine


 
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   widjet   
13/6/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Après "Odile", "Lucienne". L'auteure semble avoir un petit faible pour les personnages un peu décalés, aux confins d'une forme de folie domestique, ici une femme bourrée de toc dont la vie est réglée et minutée comme du papier à musique. Une écriture simple, mais efficace et approprié au ton du personnage très "propre sur elle" à l'esprit un peu "daté", vieillot. J'aime bien ce petit ton espiègle d'une impertinence bienvenue.

Merci

W

   xuanvincent   
13/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Je suis assez d'accord avec les paroles de widjet.

Sans me passionner, cette histoire de vieille dame aux prises avec ses tocs m'a toutefois amusée (même si les tocs ne sont pas drôles du tout à vivre je crois pour les personnes qui en sont affectées).

Le style de l'auteur, effectivement un peu désuet, allant bien avec l'âge de la narratrice.

Sur le fond, j'ai trouvé assez curieuse cette - aussi longue - lettre de la part de cette patiente à son docteur, qui souhaite de plus au final à son docteur de bien se porter. Mais pourquoi pas ?

Bonne continuation à l'auteur !

   Anonyme   
13/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Nicole
J'ai trouvé cette nouvelle particulièrement triste, pauvre Lucienne une telle solitude, toutes ces années, ça fait froid dans le dos.
Je ne savais pas que les TOC pouvaient perdurer aussi longtemps, car ici ils l'accompagnent toute sa vie. J'ai beaucoup aimé l'imperceptible humour qui se dégage des lignes, très joli coup, parce que l'histoire est quand même très triste, ça lui donne un goût acidulé qui reste longtemps en bouche.
Bonne continuation à l'auteur.

   solidane   
14/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai beaucoup apprécié la décence qui convient parfaitement à l'héroïne. Son hulour possible, et cette rigueur indispensable avec les nombres. Une écriture un peu vieillote qui correspond parfaitement aussi au personnage. Bravo.

   Anonyme   
14/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Merci j'ai vraiment apprécié la lecture de cette petite nouvelle.
Rien de bien original en soi.
Mais un style fluide et en accord avec l'histoire, un personnage qui a assurément du caractère... je n'ai repéré aucune erreur ni lourdeurs inutiles, bref, ça faisait longtemps que je n'avais plus lu un texte d'une traite juste pour savoir comment ça allait finir.

J'aime bien le coté décalé mais tellement réaliste de la névrosée (qui est obsessionnelle, maniaque, compulsive,... j'adore...) qui s'assume. Le coup du mou pour le chat qui fait très "attention-au-qu-en-dira-t-on que j'ai bien vu chez mes grands parents... j'adore tout simplement.

J'aurais voulu un rien plus absurde encore... mais je suis contente de t'avoir lue, vraiment.

Au plaisir de remettre ça.

   Anonyme   
15/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour NICOLE. J'ai bien aimé cette nouvelle, mais triste pour cette pauvre Lucienne Sidoine, malade depuis cinquante ans, avec tous ses tocs. Mais elle s'assume cependant. Je l'ai trouvée attachante et courageuse ! Cette nouvelle se lit facilement et agréable, somme toute, malgré mon ignorance pour ces problèmes.

   Maëlle   
16/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
Joli portrait d'une petite dame intraitable, bien rendu.

   BAMBE   
27/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Ambiance bien rendue, un personnage qui s'impose dans toute sa problèmatique, facile de l'imaginer, aisé de lire, extra le chat ... J'ai aimé.

   marogne   
3/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Et bien !

Lassé au bout de deux lignes, attendant impatiemment que quelque chose se passe après le deuxième paragraphe, intéressé vers le tiers, et amusé vers la moitié, pour finir admiratif. Oui on aurait pu se passer le d’histoire de la chimiothérapie qui pour moi n’apporte pas grand-chose – on comprend le pourquoi, ou les pourquoi, mais bon ! – mais si on l’oubli on tombe dans le désespoir absolu. J’avais essayé de transcrire cela dans mon histoire « la mie du pain » mais ici le procédé employé est bien plus efficace.

Bref, j’ai bien aimé et je n’ai pas compte le nombre de touches frappées.

   Anonyme   
7/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Troisième nouvelle de Nicole que je lis en deux jours. Et je vais de surprises en surprises....

Ses vieilles dames sont géniales je trouve! Et celle là ne déroge pas à la régle! Le ton du texte est juste, j'aime cette personne troublée par ses TOC, j'apprécie le style qui colle au plus prés du personnage.

L'histoire est peut être très classique, ^presque banale, mais elle raconte le quotidien et la banalité, c'est en cela que je la trouve très bonne aussi.

Brfe, le meilleur de mes trois Nicole pour l'instant!

   kullab   
14/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Il y a de vraies petites perles dans cette histoire, comme pour cette fin tragique du chat qui m'a vraiment surpris et amusé tant cela tranche avec l'ambiance générale du récit.
Cette impression de journée de vieille dame réglée au diapason est également très bien rendue.
J'ai aimé aussi le détachement de Lucienne pour son animal.
Un peu déçu tout de même par cette anecdote du jeune homme qui crie au scandale parce qu'une vieille dame essaie de lui voler son portefeuille. Pour moi, ça ne colle pas.
Je me suis bien amusé, merci !

   aldenor   
14/7/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Quel régal. Un humour que j’apprécie beaucoup. Les petits pas. Cette manie des chiffres. Le mou qui finit à la poubelle.
On oublie qu’il s’agit d’une lettre au médecin, alors quand ça revient je me suis dit : Ah tiens oui flûte c’était une lettre à son doc… L'effet de surprise est très réussi.
Il fallait sans doute s’arranger à conclure la nouvelle peu après. Car ensuite, je trouve que la fin, le bus, les obsèques, traîne un peu en longueur, ou que l’inspiration se tarit un petit peu.

   jaimme   
23/7/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
La fin m'a déçu, c'est dommage. J'attendais un feu d'artifice. Franchement je me suis bien amusé à lire jusque là. Je suis très friand d'humour dans les situations dramatiques. J'aurais aimé une meilleure chute. J'aurais aimé encore plus de mous à la poubelle.
Le style est souvent très agréable à lire.
Merci!

   florilange   
13/8/2009
Jolie histoire, assez bien ciselée, qui se lit facilement, avec plaisir.
Je voudrais vous signaler 1 anglicisme que personne ne voit jamais : en charge de. En Français, on dit "chargé de" ou "responsable de". Veuillez excuser ma maniaquerie. Il s'agit d'1 petit détail, qui ne nuit pas à votre nouvelle.
Amicalement,
Florilange.

   leon   
13/9/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai beaucoup aimé cette histoire, bien menée de bout en bout.

ça me semble rendre parfaitement compte de ce qu'on appelle les TOC.

ça tient debout tout seul, sans rien à ajouter !

   Faolan   
18/1/2010
 a aimé ce texte 
Bien
Un texte que j'ai apprécié et qui se lit facilement, la personnalité de Lucienne ressort bien grâce à une écriture efficace, sans lourdeurs. J'ai beaucoup aimé le coup du mou, la mort du chat et l'accusation de vol de portefeuille... Merci et au plaisir de te lire.


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