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Humour/Détente
Nobello : Le maître du rouge
 Publié le 11/01/09  -  8 commentaires  -  11761 caractères  -  65 lectures    Autres textes du même auteur

La quête absolue d'une couleur.


Le maître du rouge


J'ai peine à le croire.


Il est là, devant moi, m'envisageant de son regard aigu, tout à fait attentif à ma présence, comme si c'était normal. Il m'a reçu, contre toute attente, me payant ainsi très au-delà de leur valeur les années consacrées à fouiller son Œuvre avec passion, et les promesses mille fois réitérées de totale discrétion, de secret absolu. Un prix dérisoire, au regard de mon admiration pour ce peintre de génie aux toiles puissantes, imprégnées jusqu'à la fibre de l'essence même des émotions humaines. S'Il en avait fait un préalable à notre rencontre, j'aurais pu aller jusqu'à me mutiler. Sans remords.

J'ai tellement attendu cet instant, sans oser l'espérer…


Pourtant, Il m'a reçu. Moi, son disciple ignoré mais ô combien fervent. Son admirateur définitif, inconditionnel.

Quel miraculeux, quel incompréhensible cheminement a bien pu lui dicter cette indulgence ? Comment cet artiste immense en est-il parvenu à honorer de quelques-uns de ses instants un pauvre petit peintre obscur et besogneux, dont l'unique mérite fut de vivre sa passion, tout entier confit d'admiration fébrile ? Seigneur, ses rouges, ses rouges… Ces rouges à rendre jaloux le Caravage, brûlants d'une vie à reléguer les maîtres hollandais du XVIIe au rang de barbouilleurs stériles !

Personne n'a su percer le secret de ces rouges tour à tour violents et délicats, sombres et denses, ou chantants d'une claire et virginale douceur, rouges anodins dont les yeux ne savent se détacher, rouges lourds et inconfortables comme un sang épais, et que le regard fuit…


J'ai craint, un moment, qu'il n'ait fait que céder de guerre lasse à mon obstination, mais je sais désormais, à cet air d'intérêt véritable dont il me gratifie, que ce n'est pas le cas.

En marchant devant lui dans un couloir trop sombre, je sentais sur ma nuque son attention ardente, et j'avais le sentiment d'être vain, ridicule, d'offrir à ses bontés une démarche infirme. Tous les manques du monde semblaient soudain tenir à m'habiter, et je cherchais mes mots à venir, pour tenter d'expliquer…

Mais lui expliquer quoi ? Expliquer qu'au-delà du bonheur ineffable qu'il m'accordait, j'aurais donné ma vie afin qu'il me partage - même un peu, même mal ! - le secret de cette plus-que-Vie qui habite ses rouges ?

J'en étais à me traiter de crétin prétentieux lorsqu'il saisit mon bras, d'une poigne étonnamment ferme, me forçant à stopper devant une grosse porte doublée de métal épais, qu'une énorme serrure semblait vouloir défendre. Pourtant, elle s'ouvrit sans effort et sans bruit après qu'il en eût fait jouer un relief discret, d'un petit mouvement des doigts.

Mais je n'eus pas le temps de m'étonner, car je devais lutter contre une défaillance soudaine, insistante, due à l'ébahissement causé par le décor de la vaste pièce où il m'invitait à le suivre : Il me faisait, à moi, l'honneur improbable de visiter son Atelier !


Habité d'une joie d'enfant fébrile, urgente et maladroite, je faisais quelques pas dans un sens, attiré par l'un ou l'autre des travaux entassés dans un coin, et reculais soudain, presque contre mon gré, pour mieux envisager les chefs-d'œuvre qui habitaient les murs sales, accrochés à des clous par des bouts de ficelle. N'importe lequel des grands musées du monde aurait vidé ses caisses contre le privilège de prendre soin d'un seul de ces tableaux. Et ces rouges, toujours, ces symphonies de rouges, précisément ajustées, orchestrées, offertes à mon regard de voyeur indigne de tant et tant de beau… !


Patient, il m'avait laissé le temps de m'en repaître jusqu'à m'en étourdir, avant de me prier de m'asseoir face à lui alors même qu'il restait debout.

Le sourire empreint d'ironie bienveillante qui flottait sur ses lèvres s'était accentué. Après un court silence, il avait demandé, d'une voix douce :


- Êtes-vous de ceux qui peuvent discerner ici une forme… d'aboutissement ?

J'étais éperdu de gratitude.


- Monsieur… vous me comblez ! Je ne sais pas quoi dire… Un aboutissement, oui. Plus que ça, même. Mon Dieu, où allez-vous chercher ces rouges… !?


Il avait ri, avant de reprendre.


- C'est bien là que se trouve mon problème : je suis au bout. Je n'arriverai pas à mener plus loin mon étude du rouge.


J'allais me récrier, mais il m'avait arrêté, d'un petit geste péremptoire.


- Je sais où j'en suis, jeune homme. Je ne peins plus depuis des mois, parce que je sais que c'est inutile. Peut-être allez-vous me trouver particulièrement infatué, mais je crois que j'ai fait le tour des rouges de l'âme humaine.


Il se tut, m'observant, puis me tourna le dos pour prendre, sur un guéridon, deux verres à cognac généreusement garnis dont il me tendit l'un. De toute évidence, ces verres n'attendaient plus que notre bon vouloir, et l'idée qu'il ait pu me destiner cette attention, les remplir pour nous avant même de m'ouvrir sa porte - signe qu'il m'espérait, qu'il anticipait ma venue ! - me gonflait d'orgueil déplacé. Je pris le verre avec chaleur, attendant pour le porter à mes lèvres qu'il ait goûté du sien.

C'était un vieux et très bon cognac, profond et velouté, dont les parfums subtils savaient caresser longtemps. Un breuvage d'esthète.


Ensuite, le Maître m'avait entretenu de Peinture, et de cette passion des natures d'artistes, de ce feu dévorant qui force à la constance et à la discipline, qui vous fait abolir vos préceptes anciens modelés de confort, de souci de vous-même, de morale commune.

Qui vous rend singulier.

Il marchait, considérant ses œuvres avec détachement, et me coulait parfois de brefs regards, de ces regards aigus qui vous investissent, vous décortiquent.


Tout à coup, il vint devant moi, tout près, à me toucher presque. J'avais la sensation d'avoir changé de monde. C'est pour cela, peut-être, que je n'ai pas frémi lorsqu'il m'a demandé, comme d'une offre banale, si j'acceptai de l'aider à poursuivre son Œuvre, si je sentais en moi le désir certain, avéré, irrépressible d'y participer, d'y abandonner une part de mon âme.

J'aurais tué, pour ça ! L'attention soutenue, vitale, que je portais à chacun de ses mots m'avait accablé d'une fatigue inattendue, rendant mes membres las, mais mon esprit vibrait, tout empli des promesses du Maître.


- Je ferai ce que vous voulez, sans condition, pourvu que cela vous aide un peu. Même si je ne comprends pas en quoi mes faibles compétences peuvent servir votre talent. Mais je vous suis acquis : dites, et j'obéirai.


Il eut une moue de modestie vraie.


- Détrompez-vous : votre collaboration m'est indispensable. Et je compte en retirer bien plus que vous ne pourriez le supposer. D'ailleurs, vous paraissez à présent vous trouver dans les meilleures dispositions. Voulez-vous que nous commencions, là, maintenant ?


J'aurais voulu crier mon enthousiasme, mais le bouillonnement qui agitait mes élans intérieurs ne put s'exprimer que par un laborieux acquiescement, du fait de l'étrange engourdissement qui semblait dénier à mon corps sa capacité habituelle à traduire mes pensées.


Il reprit doucement, mais je sentais naître et grandir en lui une sorte d'excitation qu'il peinait à contenir.


- Très bien. Alors, prêtez-moi tout ce que vous trouverez en vous d'attention disponible, car je vais vous livrer mon secret le mieux caché. Je veux vous expliquer ce que j'ai toujours tu : je crois que c'est indispensable au projet qui nous occupe. Ne dites rien, écoutez-moi.


Imperceptiblement, son ton devenait inspiré, fascinant.


- Il y a bien longtemps, à vos yeux d'homme jeune, j'étais un petit peintre sans gloire ni fortune, sans même un vrai talent. Mais je m'obstinais, ratant toile après toile, et je m'emplissais d'une rage furieuse, qui me griffait l'âme et me volait le goût de vivre.

Je tentais d'allumer mes tableaux de colère pure, sans jamais obtenir qu'une approche débile, incapable d'être l'exutoire dont j'étais affamé, dont j'avais un besoin de plus en plus vital. Je ne plaisante pas, vous savez : ne pas trouver m'aurait tué.

Au plan des émotions, j'étais devenu extrêmement instable. Je cherchais un rouge, LE rouge qui saurait afficher sans confusion possible le volcan de colère qui me dévorait le cœur.

Je n'en dormais plus, sanglotant de mes échecs et reprenant tubes et pinceaux l'instant d'après, habité à nouveau par cette énergie douloureuse qui ne me menait pas où je voulais aller.

Un jour, j'ai rencontré un homme dont la colère paraissait devoir surpasser la mienne. Il était en colère après l'humanité, qu'il trouvait injuste, cynique et méprisable, contre sa propre vie, l'estimant inutile et cruelle. Sa colère suintait au travers de ses mots, il transpirait de colère violente, brutale, ultime. Rouge.

Il me fascinait, et je parvins à le convaincre de me suivre jusqu'à mon atelier, où j'essayais en vain, pendant des heures, de rendre un peu de ce rouge qui se refusait, encore et toujours. J'en étais furieux au-delà de toute mesure, trépignant, lacéré de l'intérieur à en perdre la raison.

Alors, je l'ai frappé, pour tenter de nier cette si parfaite colère que je voyais avec tant de clarté sans en pouvoir restituer ne serait-ce qu'une bribe crédible ! Devant cette injustice faite à sa bonne volonté, il a sombré d'un coup dans un tourbillon, un maelström hurlant d'indignation qui peignait sa colère de rouges impossibles, que je me présumais incapable de poser sur ma toile : j'ai cru devenir fou d'impuissance avide à ne pouvoir traduire une telle perfection. Je l'ai frappé encore, et encore, et sa haine était rouge… rouge… ROUGE !

Après, quand j'ai pu recouvrer un peu d'emprise sur moi-même, j'ai su qu'il était mort : j'avais tari la source.

Mais le rouge ne m'avait pas quitté ! Il restait en moi, vibrant de toute la force inouïe de cette vie que j'avais prise. Et je me suis rué sur mes pinceaux, arrachant à mes tubes ce qui se révélait à mesure devant mes yeux émerveillés : tout était là, sur la toile !


Il se calma soudain, s'arrachant à son exaltation.


- Ensuite, les choses sont devenues simples. La suivante fut une très jeune fille, gentille et sans doute un peu niaise, mais qui arborait sur ses joues fraîches, sur le bas de sa gorge, avant ses seins trop blancs, ce rose… ce rose unique, délicat, qui poursuivrait ma quête – car le rose est un rouge, savez-vous ! -. Et puis les autres. Tous les autres, toutes les nuances du rouge. C'était facile, enfin.


Il semblait épuisé, mais vivant d'une intensité effrayante.


À présent, il est là, devant moi, qui me regarde avec douceur, avec connivence, presque avec affection. Et il tient à la main de petits outils trancheurs, coupeurs, tordeurs ou déchirants, cette sorte d'outils qu'on se refuse à voir lorsqu'on se ressent incapable d'agir, voire même de bouger, et qu'on sait que personne ne va vous secourir. Qu'y avait-il dans ce cognac ?!

C’est évident, désormais : ce fou va me torturer jusqu'à m'en faire mourir si je ne trouve pas très vite une échappatoire crédible ! Et l'idée me vient, fulgurante, aussitôt exprimée :


- Attendez ! À quoi vous servirait de me tuer ? Ne m'avez-vous pas affirmé que vous en aviez fini de l'étude du rouge, que vous étiez au bout ? Laissez-moi plutôt vous servir, je serai plus utile, je veux vous aider !


Il arbore un sourire carnassier, en avançant vers moi.


- Mais vous allez m'aider, me servir. Vous allez inaugurer ma nouvelle quête. Avec brio, avec art. Nous allons travailler cela ensemble, longuement, et je ne doute pas du résultat. C'est visible, ça crève les yeux : vous êtes doué. Nul besoin de mon génie pour constater que vous êtes tout entier habité d'une peur effroyable, d'une peur… BLEUE !


 
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   dude   
11/1/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Le texte m'a tout d'abord intrigué. Où cette histoire de peintre allait-elle mener? S'agissait-il d'un peintre célèbre? Où se cachait donc l'humour?
A la fin de ma lecture je me suis rendu compte que j'étais parti sur une fausse piste totale.
Et le décalage entre le coup de théâtre final et ce qui précède m'a un peu déçu, tant je m'attendais à autre chose (grâce à une narration qui a du style). A noter que tout l'humour (NOIR si j"ose dire :)) du texte réside dans cette note finale.
Mais bizarement, j'aurais apprécié que le texte parte dans une direction différente. Une fois la surprise passée, j'ai trouvé qu'il y aurait peut être eu mieux à faire. J'aurais aimé davantage d'originalité pour la"surprise" finale.

   melany   
13/1/2009
 a aimé ce texte 
Bien
j'ai trouvé ce texte très bien écrit et très agréable à lire. Peut être la chute n'est elle pas à la hauteur du reste du recit...

   melany   
13/1/2009
pardon, je re remets un commentaire, juste je me demandais si l'histoire n'aurait pas plus de force dans l'autre sens, c'est à dire si le maître, après avoir fait le tour du bleu en effrayant des victimes passait au rouge...? Il y aurait une escalade dans la violence.. en même temps peut être qu'on le sentirait davantage venir et qu'on perdrait l'effet de surprise.. sauf si le peintre est un paisible vieillard inoffensif...?
merci en tout cas pour ce texte!

   Flupke   
14/1/2009
Encore une fois c’est très bien écrit.
J'aurais tué pour ça ! Tel est pris qui croyait prendre.
Bon s'il était vraiment prêt à tuer, pour un couleur alors il n'a que ce qu'il mérite finalement.

Néanmoins j’ai du mal a évaluer à cause d’un léger problème de réalisme de mon point de vue : si toutes ses victimes se rendent chez lui, comment se fait-il qu’aucune des personnes disparues ne mentionnent qu’elles se rendent chez ce peintre, à des proches ou amis ? Visiblement le peintre n’a pas été inquiété par la police. Comment sait-il que le protagoniste non plus n’a prévenu personne ? Si ces détails sont voulus je pense qu'il faudrait en donner la raison et apporter une justification convaincante. Trop analytique l'inspecteur Flupke ?

   Anonyme   
19/1/2009
Je vais pas noter ... La raison est évidente.
Moi j'y crois à cette histoire d'artiste tellement absorbé par son art qu'il est prêt à tout pour lui d'ailleurs je vais essayer de voir si d'un beau supplice je pourrais tirer un bon mot;
par contre j'aurais aimé avoir une description du passage du sentiment éperdu d'admiration du narrateur à cette peur bleue, qu'on la voie monter en lui pour lui apprendre à ne pas être à la hauteur S'Il en avait fait un préalable à notre rencontre, j'aurais pu aller jusqu'à me mutiler. Sans remords.

Mais j'aime...


Xrys

   jensairien   
19/1/2009
une nouvelle bien écrite.
Je trouve que le narrateur exprime d'une façon trop exagérée la passion qu'il a pour ce peintre. Il hurle presque cette passion alors que ça aurait été plus crédible et passionnant s'il l'avait exprimé avec plus de profondeur et de sérénité.
Je ne suis pas vraiment d'accord avec le commentaire de Flupke sur les justifications qu'il pense nécessaires. (Mais cela serait un débat)
Je ne vois pas pourquoi il faudrait tout dire au lecteur, tout expliquer. Cette nouvelle ne comporte pas de non sens, d'erreur de scénario. On peut par exemple imaginer que le peintre prend bien soin de ne laisser aucune trace derrière lui. Qu'il choisit ses victimes parmi des solitaires, qu'il habite dans un lieu très reculé ou un pays ou la police s'intéresse peu au sort de simples citoyens. Tu as laissé tout ça dans le vague donc au lecteur de se faire une idée de la situation.
Sinon pour moi la nouvelle est trop évidente (ou je suis sur la même longueur d'onde que l'auteur) mais dès le début on devine que ce rouge est forcément le rouge du sang de ses victimes dont le narrateur sera la prochaine. Aussi les coupes de vin déjà servies sont à l'évidence, partant de ce constat, le stratagème pour droguer l'adorateur.

   Anonyme   
26/2/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Nouvelle particulièrement bien menée. Jusqu'au terme, qui pour rire, pourrait ouvrir une autre quête nettement plus... pacifique.
Ce que j'ai particulièrement aimé c'est la description des deux personnages. J'ai un moment cru que l'auteur avait rencontré un tel peintre, en tout cas, si ce n'est pas lui, c'en est certainement un autre. A moins qu'il ne soit peintre lui-même en tout cas amoureux de l'art et des couleurs, c'est sûr !
J'ai passé un très bon moment, merci !

   Menvussa   
28/3/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Superbe. Un véritable plaisir que de lire ce récit. On sent monter une tension équivoque, on échafaude des hypothèse, la solution n'est pas loin mais la chute est néanmoins surprenante.

C'est donc ça, l'art. Je me méfierai des peintres dorénavant.


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