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Sentimental/Romanesque
Olifant : Roulez jeunesse !
 Publié le 25/06/13  -  5 commentaires  -  6260 caractères  -  53 lectures    Autres textes du même auteur

Il ne m'a pas reconnu. Il ignore que nous nous sommes tutoyés pendant presque trois quarts de siècle.


Roulez jeunesse !


De ma chambre, j’entends la lointaine rumeur de la fête foraine. Tournez manèges, roulez jeunesse ! Je serais bien incapable de dire ce que j’ai mangé à midi mais ce qui s’est passé peu après la Libération n’est jamais sorti de mon esprit. J’étais amoureux de la blonde Isabelle, amoureux comme on peut l’être au sortir de l’adolescence. Mais maladivement timide. Je la voyais à la messe. D’abord une gamine au physique ingrat, un échalas trop tôt monté en graine, puis une ravissante jeune fille, chrysalide devenue papillon en quelques semaines. Pourquoi ce cliché ? J’écrivais mieux, avant. Mais que dire d’autre ? Elle était belle, voilà. J’étais en terminale dans ce lycée où j’ai enseigné si longtemps ensuite.


Lui aussi. Moi en lettres, lui en allemand. Nous mangeons à la même table, maintenant.


– Entre anciens collègues vous vous tiendrez compagnie, vous parlerez du passé, a grogné la garde-chiourme quand je suis arrivé il y six mois de cela.


Il ne m’a pas reconnu. Il ne reconnaît pas sa fille quand elle vient, rarement d’ailleurs, lui rendre visite. Je m’amuse à lui dire que c’est sûrement sa fiancée, je fais mine d’être jaloux. Il soupire qu’il est rangé des voitures, et depuis bien longtemps.


L’infirmière vient de fermer ma fenêtre. Un coup sec sur ma porte et elle entre. Elle est très belle. Je le lui dis. Elle me gronde, mais sans acrimonie :


– Encore en train d’écrire ! Vous feriez mieux de dormir, il est tard.

– Avec vous, alors !

– Taisez-vous donc, vieux dégoûtant.


Mais elle me sourit. Alors je continue :


– Vous avez été mon élève, je m’en souviens fort bien.

– Sûrement pas ! Ma mère peut-être, mais pas moi !


Elle doit avoir raison. Elle est bien trop jeune. Isabelle était encore plus jeune. J’avais vu, quelques jours auparavant, les derniers soldats allemands quitter la ville ; puis des maquisards arriver. Des miliciens sur le toit de la mairie, la patronne du Café de la Gare courant au milieu de braillards qui l’avaient tondue. Elle qui avait de si jolis cheveux ! La buraliste, voisine de la boutique de mon grand-père, a disparu pendant quelques jours. Elle a refait surface le mois suivant, et a repris ses fonctions. Elle vendait les cigarettes au détail. Il m’arrivait de lui en acheter, deux ou trois, et de les fumer à la sortie du lycée, pour jouer à l’homme fait.


Où donc étaient-ils passés, les forains, pendant l’Occupation ? Toujours est-il qu’ils étaient là, sur la place de la préfecture, le premier dimanche de septembre qui suivit la Libération. Je me suis juré ce jour-là de conquérir Isabelle ou de lui faire comprendre, au moins, que je l’aimais. Je l’apercevais quand nous déambulions, nous les jeunes, place Michelet. Garçons et filles séparés, évidemment, mais quelques-uns osaient parler plus fort, lancer des œillades et des sourires. Des filles riaient bêtement, d’autres rougissaient. Isabelle me regardait parfois. Lui, il était à côté de moi, comme en classe. Il était plus audacieux : un jour, au théâtre municipal, il s’est isolé dans une loge avec une fille brune, jolie. Elle avait un jupon amidonné qui faisait gonfler sa jupe bleue ; ils avaient les lèvres rougies et gonflées quand ils nous ont rejoints. Je l’avais envié. J’ai appris depuis qu’il était illégal de détailler les cigarettes, qu’il fallait vendre pas paquets entiers. J’aurais dû inscrire cette phrase plus tôt, à la fin du paragraphe précédent. L’esprit de l’escalier…


La nuit venue, je l’ai rencontré devant les auto-tamponneuses. Isabelle était dans l’une d’elles. Il a sauté dans une autre et s’est amusé à la heurter. Elle en riait. Ils sont allés ensuite devant la chenille. La musique était forte, l’allure rapide. La toile s’est abaissée, dissimulant les passagers. Quelles possibilités de baisers et de tripotages ! J’ai pensé que c’était le moment de tenter ma chance. Isabelle m’a regardé de loin, en souriant un peu. Mais il était à côté d’elle, il lui disait quelque chose. Je n’ai pas bougé. Ils se sont installés sur un des sièges de la chenille.


– Roulez jeunesse, a crié la grosse patronne du manège.


Je les ai revus pendant les longues vacances qui précédèrent mon entrée à la faculté des Lettres. Ils se tenaient par la main, ils s’embrassaient dans les coins sombres. Il en a épousé une autre, une pharmacienne. Ça doit bien faire quinze ou vingt ans qu’elle est morte. Je ne sais pas ce qu’Isabelle est devenue. Quelle pouvait bien être la couleur de ses yeux ? Même quand on les voit de près, les yeux, parfois on ne sait pas, ensuite. Les siens, je ne les ai jamais vus de près.


J’irai avec lui, demain, à la fête foraine. Pas le soir, bien sûr, car la porte sera fermée. En milieu d’après-midi, à l’heure où la musique commence à se faire entendre et où ne fonctionnent que les manèges pour enfants. La garde-chiourme de service voudra sûrement nous empêcher de sortir.


– Vous allez encore vous perdre, comme l’autre fois, lui dira-t-elle.


Je promettrai de le ramener. Elle nous laissera passer. Nous ferons le tour de la place, plusieurs fois, en marchant lentement.


– C’est ici, lui dirai-je, qu’il y avait la chenille.

– Elle y est encore !

– Mais ce n’est plus la même, celle-ci est bien plus moderne.

– Ah, vous croyez ?


Il ignore que nous nous sommes tutoyés pendant presque trois quarts de siècle. Je lui parlerai d’Isabelle.


– Quelle Isabelle ? répondra-t-il.


Je le ferai asseoir sur un banc, en face des auto-tamponneuses. Je rentrerai après dix-huit heures. La garde-chiourme aura été remplacée par une autre, qui ne s’étonnera pas de me voir seul. À l’heure du dîner on ira le chercher dans sa chambre. La directrice ronchonnera, appellera le commissariat de police, en s’excusant une fois de plus. On le cherchera aux alentours de la place Michelet, où il s’était égaré le mois dernier. Puis on le trouvera immobile sur son banc, la nuit tombée, quand il fait déjà un peu froid, à l’heure où les forains des grands manèges commencent à crier « Roulez jeunesse ! ».


La garde-chiourme se fera vertement tancer, le lendemain. Elle me mettra en cause :


– Il m’avait promis de veiller sur lui, de le ramener.


Je sais bien ce que je répondrai :


– Il a refusé de me suivre. Il attendait une certaine Isabelle.


 
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   Anonyme   
22/5/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Brrr ! Une histoire très amère, je trouve, qui sonne juste.

J'ai vraiment beaucoup aimé la construction, le mouvement du texte. En revanche, la fin m'a paru assez faible. Elle sonne comme une petite vengeance mesquine et cela, pour moi, ne colle pas avec le caractère du narrateur malgré ce qu'il nous dit de sa timidité et de sa frustration, du fait qu'il ait remâché son échec toute sa vie. Ou peut-être est-ce parce que je le trouve sympathique, ce narrateur, et que cela m'ennuie de le voir ainsi terni ?

   Acratopege   
29/5/2013
 a aimé ce texte 
Bien
J'imagine que nous avons tous une Isabelle ou un Jean-Marc dans nos souvenirs inaccomplis. J'ai bien aimé l'idée de la rencontre à sens unique avec le rival heureux quand il est trop tard pour réparer quoi que ce soit. Question de goût: j'ai été un peu gêné, dans un texte qui remémore des souvenirs chargés de sentiments, par le style un peu télégraphique. J'ai compris les remarques réflexives sur le texte lui-même comme des indices de détérioration mentale du narrateur, qui ne sait plus très bien comment écrire une histoire, ce qui lui donne une touche de désespoir souriant. Et puis la scène de la fête foraine revisitée, j'ai trouvé ça très cinématographique. On comprend bien que certaines chenilles ne deviennent jamais papillon!
En bref, un texte qui m'a touché mais j'aurais été mieux emporté par un style plus ample, plus lyrique peut-être. En d'autres mots, il m'a semblé que la sauce manquait un peu de liaison, me laissant avec un sentiment d'éparpillement un peu incongru avec le thème du récit.

   Pimpette   
25/6/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Beaucoup aimé ce texte.

Une belle écriture et une longueur de texte très justement calculée.
ça permet une grande souplesse dans la narration.

De la jeunesse à la vieillesse une histoire d'amour très touchante et qui fut sans doute la seule dans la vie de ce timide qui écrit lui même son trajet sans aucun étalage, sans aucune mièvrerie...et deux hommes tout au bout de la vieillesse dont la mémoire flanche et qui se perdent dans les derniers flonflon de la fête.

C'est très élégant tout ça.

Une douzaine de récits comme celui là ferait un joli recueil, non?

   Pepito   
25/6/2013
Forme : oh la belle écriture !

Fond : une histoire délicieusement racontée, mais peut-on être aussi rancunier ? J’espère franchement que l’histoire est imaginaire, je serais trop triste pour le narrateur.

La phrase à la mauvaise place illustrant le mélange dû à l'age est une très bonne idée.

Bonne continuation sur un texte peut être moins triste.

Pepito

   brabant   
25/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Olifant,


Eh ben dites-donc, si c'est là que mène l'enseignement, vaut mieux pas être prof hein !

Un vieillard cacochyme et un autre qui a perdu la mémoire ! Je ne comprends pas très bien pourquoi le premier en veut au deuxième qui ne lui a pas pris Isabelle puisqu'il a épousé une pharmacienne. Cette histoire aurait dû le dégriser des contes de fées ; un prof de Lettres ne connaît-il pas l'art du décorticage des textes ?

- situation initiale : Number One aime Isabelle.
- élément perturbateur : Number Two lui pique Isabelle.
- situation finale : Number One met de la glu sur le banc de Number Two mais un demi-siècle trop tard.

Je le mets au piquet le prof de français ! Qu'est-ce qui me donne l'impression qu'il aurait eu sa chance avec Isabelle ? Peut-être l'histoire d'amour a-t-elle été ratée parce qu'elle faisait Allemand elle-aussi (subodoré-je. Lol), une histoire de langue que tout cela...

Mais je m'en vais là... Je deviens mauvaise langue moi-aussi !

Lol

Commentaire à prendre au cinquième degré hein :) C'est gâteau tout plein cette histoire, j'ai gaga au coeur :)


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