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Sentimental/Romanesque
xuanvincent : Vacanze romane
 Publié le 30/06/08  -  9 commentaires  -  27769 caractères  -  31 lectures    Autres textes du même auteur

Une jeune femme observe discrètement son voisin. Qui est ce jeune homme au regard si passionné ?


Vacanze romane


- 1 -


Agnès



Je le dévisageais discrètement depuis un moment. Mais lui ne s’était encore rendu compte de rien. Il semblait perdu dans son monde intérieur. À quoi pouvait penser cet homme ? Il paraissait pris par une obsession ou une passion ; peut-être une passion amoureuse ? Son regard était le plus souvent rapide, balayant l’espace ; plus rarement fixe, perdu dans le vague. Son visage fin, aux yeux bleu pâle, encadré de cheveux châtain clair légèrement bouclés, était à lui seul plaisant à regarder. Sa tenue, composée d’une chemise blanche et d’un pantalon flanelle noir, était d’une sobre élégance. Je lui donnais à peu près mon âge. Il était resté ainsi longtemps, avec cette expression si intense que par moments, bien qu’il ne l’adressât à personne, j’avais dû détourner mon regard. Plus tard, ce jeune homme sortit un carnet ainsi qu’un stylo et se mit à écrire, lentement, obstinément, avec la même fièvre dans les yeux. Un long temps s’écoula pendant lequel il coucha des mots sans s’arrêter, en barrant fréquemment des passages. Finalement, ma curiosité fut la plus forte. Je décidai de rompre le silence :


- Je vous observe depuis quelques instants. J’avoue que vous me surprenez... Vous avez l’air très... amoureux. Je ne me trompe pas ?


Le voyageur surpris leva son regard vers moi.


- Vous avez raison, je suis amoureux d’une femme que je retrouverai bientôt, à Rome. Le voyage me paraît si long. Je suis impatient de la revoir !

- C’est sans doute la photo de cette femme que vous regardiez avec tant d’émotion ? Votre visage avait pris une très belle expression, comme si un ange était apparu devant vous...

- Excusez-moi, mais... vous observez souvent les gens comme cela ?

- En voyage, c’est ma distraction préférée. J’aime étudier la physionomie des passagers et, quand une personne m’intéresse particulièrement, vous voyez, je n’hésite pas à engager la conversation avec elle.

- C’est un comportement peu banal...


Nous discutions déjà depuis un moment quand mon interlocuteur posa son stylo et son carnet puis vint s’asseoir en face de moi. Nous nous trouvions plus à l’aise pour converser. Excepté l’instant où il m’avait semblé un peu irrité que je l’aie interrompu dans son écriture, il retrouva rapidement son air heureux, cette expression passionnée que j’avais remarquée avant de lui adresser la parole. Sur ma banquette, du côté du couloir, un couple assis à côté de nous était silencieux et semblait s’ennuyer. Quelle tristesse... pensais-je soudainement. Mes amours n’ont jamais duré longtemps mais je n’ai jamais éprouvé le sentiment pénible de ne plus rien avoir à dire, à partager avec les hommes que j’ai aimés. Bientôt j’oubliai ces ombres silencieuses et poursuivis ma discussion avec ce voyageur au regard si ardent.


- Vous voulez savoir si j’ai toujours été comme cela ? Non, jusqu’à la fin de mes études universitaires, j’étais très timide. Quand un inconnu m’adressait la parole, je gardais le regard baissé. Il m’était difficile de discuter avec quelqu’un que je ne connaissais pas. Mais j’ai toujours voulu vaincre ma timidité. Il y a un an, lors d’un trajet professionnel, j’ai eu envie de bavarder avec une personne qui me paraissait intéressante ; j’ai osé ! et depuis, il ne se passe quasiment pas une journée sans que je converse avec un inconnu. J'ai rencontré ainsi plus de deux cents personnes et je suis restée en relation avec une dizaine d'entre elles. Deux sont devenues de vrais amis.

- Vous me surprenez à mon tour ! Et vous n'avez pas de problèmes avec certains passagers ? Ça ne doit pas être facile d’engager la conversation avec des inconnus ?

- Bien sûr je rencontre quelquefois des gens qui coupent court à la discussion. Mais généralement j'ai un bon contact. On a malheureusement perdu l'habitude, surtout en région parisienne, de parler avec des inconnus. Peut-être serez-vous surpris, mais mes interlocuteurs sont souvent étonnés de s’apercevoir que leur parcours est déjà fini ! De temps en temps, certains me remercient pour les bons moments qu'ils ont passés avec moi. C'est vrai que les trajets entre domicile et travail ne sont pas vraiment « bien vécus », mais les gens sont généralement sensibles à ce qu’on s’intéresse à eux. Il y a tellement de solitude dans ce pays...

- C’est vrai, pourtant moi je n'oserais jamais adresser la parole à une inconnue dans un train...

- Vous savez, ce n'est pas seulement une question de timidité. Il s'agit plutôt de curiosité, d’une envie de communiquer qui nous porte vers les autres. Nous avons tous en nous de grandes richesses et c'est cela que j'aime découvrir et partager. D’ailleurs, pour ne pas oublier ces moments, je les relate toujours dans un petit carnet. Ces carnets sont maintenant devenus une sorte de journal intime. Mais j’ai trop parlé de moi comme d’habitude et je ne vous laisse pas vous exprimer.

- Que voulez-vous donc savoir ?

- Tout ce que vous hésitez encore à me dire...


Mon interlocuteur resta un instant silencieux avant de se confier à nouveau. Il s’appelait Sylvain Laumière et était écrivain. Il commençait son troisième roman. Ce texte était toutefois le premier qu’il écrivait en italien. En effet, lui aussi était un passionné de la langue italienne. Il me proposa même de me le faire parvenir dès qu’il serait terminé. Puis il me parla avec beaucoup de sensibilité de la femme qu’il aimait. À mesure qu’il l’évoquait, je fus touchée par leur histoire. Son amie italienne était éprise secrètement de lui depuis deux années et lui-même n’avait découvert ses sentiments pour elle que depuis quelques semaines... À présent, il était éperdument amoureux, au point de quitter Paris pour vivre avec elle à Rome. Voilà un homme follement aimant pensai-je...


Tout en l’écoutant, je continuai à observer attentivement son visage. Dès qu’il parlait d’un sujet qui lui était cher, il reprenait cet air passionné qui m’avait séduite au premier abord. Son regard se transformait et devenait d’une beauté étonnante. Sa voix elle-même prenait la couleur de la passion... Sylvain me faisait partager à présent toutes ses passions. Sa passion pour la femme qu’il aimait, pour l’écriture ou encore pour la langue italienne. Parfois, comme si l’émotion était trop forte pour lui, j’avais l’impression qu’il rentrait en lui-même, tant elle menaçait de le submerger. Pris par cette fièvre douloureuse, il semblait presque devenir un autre. Jamais je crois je n’avais observé un tel regard chez une personne.


Tant de véhémence pouvait difficilement me laisser indifférente... Je dus encore maintes fois détourner mon regard, tant violente était l’ardeur qui se dégageait de son visage. Ce voyageur, inconnu encore une heure avant, ne cessait pas de me surprendre et, décidément, me devenait plus que sympathique, il me plaisait, il me fascinait réellement. Souriant intérieurement de cette pensée, je me souvins que Sylvain était fou amoureux d’une femme qu’il rejoignait et pour laquelle il avait tout quitté. C’est pourquoi, mon instant de faiblesse passée, je m’efforçai d’oublier ce trouble passager.



Un peu plus tard, je réalisai que Sylvain, dès lors que je lui avais adressé la parole, s’était montré très attentif à ma personne. Seulement, au lieu d’être réceptif comme moi au regard, il remarquait et interprétait en premier lieu les mouvements du corps. Rendue fébrile d’avoir été moi aussi observée avec autant d’attention, je restai un instant sans rien pouvoir dire. Mon embarras ne lui avait pas échappé et je voyais un sourire poindre sur son visage. Mais je ne m’en offusquai pas. Au contraire, ce sourire m’exhortait à rire de moi, de ma volonté de ne rien laisser paraître de mes faiblesses. L'instant d'après, je repris contenance. Je savais désormais que Sylvain focalisait son attention sur mes gestes pourtant cela ne m’importait plus, il ne restait que le plaisir de discuter avec ce voyageur si passionnant. Nous parlâmes ainsi, à bâtons rompus, jusqu’à la fin du voyage. À côté de nous, l’autre couple était resté ; peut-être même était-il ennuyé par notre bavardage incessant ? Mais nous n’avions pas vu passer les heures tant nous avons parlé, parlé... C’était un enchantement ! Un peu comme - je l’avais presque oublié- ce jeune homme... Cyrille... J’avais seize ans lorsque je l’avais rencontré. C’était la même fougue, la même passion. Dix-sept ans plus tard, cette fois avec Sylvain, je souhaitais que ce voyage n’ait pas de fin.


Mais nous approchions de Rome. Depuis un moment, j’avais remarqué un changement d’attitude chez mon interlocuteur. Je le sentais moins présent à notre conversation. Maintenant il parlait surtout de la jeune femme qui l’attendrait à la gare et qu’il serait si heureux de retrouver. Arriva, hélas, le moment de quitter notre compartiment et descendre du train. Sur le quai nous nous séparâmes d’un salut de mains qui ne se touchèrent pas et je lui adressai mon plus beau sourire. Plus loin je me retournai pour le voir partir. Mais il ne se retourna pas et bientôt je le perdis de vue. Mon cœur se serra. Le hasard m’avait fait rencontrer un homme qui, à peine connu, s’en allait rejoindre sa bien-aimée... Encore troublée par les moments heureux que je venais de vivre, j’avançais sur le quai, telle une somnambule. Si seulement j’avais pu lui dire combien il m’avait touchée...


- 2 -


Sylvain



Interrompu dans ma rêverie, je dirigeai le regard vers la personne qui venait de m’adresser la parole, d’une voix douce et posée. Habitué aux voyages silencieux, où les gens ne se parlent pas ou si peu, je restai un instant interdit. Puis je regardai plus attentivement mon interlocutrice, située non loin de moi, sur la banquette opposée, du côté de la fenêtre. C’était une belle jeune femme, précisément celle que j’avais remarquée un peu plus tôt et qui m’avait fait penser le temps d’un flash à ma chère Chiara. La voyageuse avait les mêmes longs cheveux noirs et comme elle de grands yeux sombres. Sans doute devait-elle être elle aussi italienne. Cependant son air, sérieux, celui d’une femme plus mûre, et sa tenue, d’une sobre élégance, étaient très différents.


Ma surprise passée, je sentis l’envie de partager ma joie avec cette inconnue. Elle avait été sensible à mon expression - elle m’avait senti très amoureux - et souhaitait mieux me connaître. J’en restai un instant déconcerté. Cette voyageuse, de plus très belle quand elle se mouvait avec ses gestes lents - ceux d’une femme sûre d’elle - et quand elle me regardait avec ses grands yeux expressifs, avait suscité mon intérêt. J'en avais presque oublié mes pensées amoureuses. Que pouvais-je lui répondre ? Habituellement, j'aborde facilement les femmes. Avant de m’éprendre de Chiara, j'aimais séduire les jolies filles et aller sans cesse vers de nouvelles aventures, de nouvelles émotions. Toutefois je n'étais pas habitué à être accosté de la sorte. Pourtant il me déplaisait de rester muet. Pris par une inspiration, je décidai de m'exprimer sur le sujet qui me tenait le plus à cœur.


Je lui confirmai qu’elle avait vu juste. Bientôt, je fus amené à lui raconter mon histoire. J’étais effectivement amoureux, d'une jeune femme italienne sensible et passionnée nommée Chiara. Nous nous étions rencontrés deux ans auparavant lors d’un voyage à Naples, sa ville natale. Depuis elle était devenue ma correspondante et la confidente de mes amours sans lendemain. En revanche elle s’était toujours montrée très secrète sur sa vie sentimentale. Il y a de cela à peine un mois, Chiara m’avait appris qu’elle m’aimait depuis notre rencontre deux ans plus tôt. Cette révélation m'avait tout d'abord stupéfait. Je réalisai l’instant d’après ma légèreté : croyant que j’allais me marier avec ma dernière conquête, elle avait dû paniquer. Il s’agissait en fait d’une plaisanterie. En effet, c’est plus fort que moi, j’aime jouer avec les mots, inventer de toutes pièces des histoires. Une fois de plus, j’avais été pris trop au sérieux... Dès lors, nous nous sommes appelés tous les jours et - sans que je n'y prenne garde - je devins fou d’amour pour Chiara. La veille, j'étais parti de Paris pour la retrouver. Ma décision était prise : pour elle, j’étais prêt à oublier toutes les filles que j’avais connues. Pourtant Dieu sait combien j’aime les femmes, trop parfois même... La première, Chiara, par sa timide passion, avait eu raison de mon cœur instable de Don Juan. Telle était la raison de ma présence dans ce train et la passion de mon regard.


Mon amour pour Chiara était tel que je me montrai intarissable à son sujet. Pourtant, pendant tout ce temps, Agnès m’écouta avec attention. Je la sentis touchée par mon histoire d’amour. À un moment simplement elle m’interrompit pour connaître mon nom. Je le lui donnai et lui demandai le sien : elle s’appelait Agnès Tangerini. Elle était donc comme je le pensais d’origine italienne. Peu après, elle m’apprit qu’elle était comédienne dans une troupe parisienne. Par ailleurs, elle gagnait sa vie comme conteuse pour enfants et était très demandée par les écoles. Je pensais alors qu’elle avait une belle voix, douce et tranquille, et pourtant pleine de nuances subtiles. Tout en discutant, je pris le temps de mieux regarder mon interlocutrice. Un ravissant chemisier cintré, de couleur rouge vif, soulignait la finesse de sa taille, la joliesse de sa poitrine et mettait en valeur sa longue chevelure de jais. Un pendentif en or serti d’une perle unique constituait le seul bijou qu’elle portait. Un maquillage discret rehaussait la beauté délicate de son visage de madone. Détail auquel j’étais sensible, elle portait une jupe noire d’une élégante sobriété lui tombant juste au-dessous du genou. Depuis que nous discutions, je notai qu’elle avait presque toujours gardé croisées ses jambes, qu’elle avait fines et délicieusement galbées. De fines sandales à haut talon, noires elles aussi, accentuaient la cambrure du pied. Voilà une bien belle femme, pensais-je...


Désireux de lui présenter mon tout nouveau roman, je fis comprendre à Agnès que le manuscrit que j’avais commencé, juste devant elle, durant ce voyage, serait différent des autres. Ce serait mon premier texte publié en italien, mon cadeau pour la femme que j'aimais. Amoureux comme je l’étais, je sentais que j'allais écrire une histoire d’amour fou. La passion pour une femme italienne inaccessible et pour son pays, qui prendrait pour le narrateur la couleur de l’être aimé. Pour mon égérie, je renonçais même à ma langue maternelle. C’était aussi la première fois que j’écrivais dans un train. D’ordinaire pourtant je n’arrive à écrire que dans la solitude la plus absolue. La musique est la seule compagne que je puisse accueillir dans ces moments, l’unique à me conduire vers la création.


Agnès me regarda, avec le même air attentif, sans presque ciller. J’étais heureux de voir à quel point elle était sensible à mes propos. Elle me dit, en me souriant :


- J’aimerais vous lire... Quel genre d’histoires écrivez-vous ?


Je lui fis comprendre que j'aimais camper, un peu à la manière de Modiano, les déambulations d’un personnage masculin dans Paris. Ces personnages, c’était un peu moi, ce Parisien aimant tant la capitale et les femmes qui se présentaient sur son chemin. Intéressée, Agnès souhaita savoir depuis combien de temps j’écrivais. Je lui répondis que j’avais publié mon premier roman il y a une dizaine d’années et je commençais mon troisième roman. Je tins à lui dire que je ne faisais pas partie de ces auteurs qui lancent un nouveau bouquin tous les ans. L'écriture d'un ouvrage, ajoutai-je, pouvait me prendre plusieurs années. En revanche il m’arrivait de rester des jours voire des semaines entières sans écrire une ligne. Par contre, je tenais à la manière des carnets noirs de Gabriel Matzneff, un de mes auteurs favoris, un journal intime qui me sert à nourrir mes romans. Un jour peut-être comme lui je publierai-je ? Agnès ne connaissait pas cet auteur et apprenant mon amour de l’Italie et de l’italien, elle prit en note les quelques romans que je lui recommandai, à commencer par « Mammi li Turchi » et « En attendant venir le fiancé ». Après m’avoir indiqué ses deux professions - comédienne et conteuse - elle s’enquit de savoir si j'arrivais à vivre uniquement de l'écriture. Beaucoup de ses amis, m’apprit-elle, fous de théâtre, tiraient en effet le diable par la queue et devaient faire de petits boulots pour survivre. Je lui répondis que je vivais surtout comme journaliste spécialisé dans un magazine informatique parisien, hebdomadaire à grand tirage.


J’en vins à parler de ma passion : l’écriture. Cette dernière m’était vitale, lui expliquai-je.


- Sans l’écriture il est certain que tôt ou tard je deviendrais fou. Les mots, lui dis-je en me plongeant dans son beau regard, sont ma passion. Les phrases, je les veux parfaites, même lorsque j’écris pour ma revue informatique. La recherche du mot juste est mon obsession, je peux passer des heures à rédiger un simple paragraphe. Une phrase doit être comme une belle musique, sans aucune fausse note... La musique d’ailleurs m’inspire beaucoup pour mes écrits.


Agnès, me regardant d’un air surpris, me répondit qu’elle n'avait pas pensé que la musique pouvait être une source d'inspiration pour l'écriture. Elle me demanda si j’écrivais un peu à la manière de Flaubert. Cette question me fit sourire. En effet, j’avais beaucoup d’admiration pour ce maître de la littérature romantique mais jamais je n’aurais osé comparer mon style au sien ! Je reconnus avoir le même souci. Toutefois, il m’était difficile de qualifier mon style. Je le voyais avant tout comme une voix intérieure, une voix singulière, à nulle autre comparable.


Souhaitant mieux comprendre mon interlocutrice, je l’interrogeai :


- Qu’est-ce qui attire le plus votre attention lorsque vous rencontrez une personne, Agnès ?


Elle me répondit sans hésiter :


- Son regard.


Lorsqu'elle était plus jeune, m’apprit-elle, elle avait fait de nombreuses photographies, surtout en noir et blanc. Au début de ses études, elle avait développé des centaines de portraits. J'en fus impressionné. À cette époque, elle n’osait pas adresser la parole aux inconnus et se contentait de prendre à la volée les expressions des visages qui avaient retenu son attention. Elle me questionna :


- Et vous, que remarquez-vous d’abord quand vous voyez quelqu’un pour la première fois ?


Je lui répondis :


- Ses gestes, comment elle se meut, c’est ce qui me parle le plus.


Remarquant ses mains, qu’elle serrait soudainement nerveusement, je lui demandai si elle avait lu « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ». Elle me dit n'avoir lu de cet auteur que « Le joueur d’échecs ». Toutefois, l'histoire l'avait captivée, également le style. Je lui recommandai alors la lecture de « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme », une mes nouvelles préférées. J’expliquai à Agnès que ses mains me faisaient penser à celles d’un des personnages. En effet, alors que son visage affichait un air tranquille, elles l'avaient trahie à plusieurs reprises depuis le moment où nous avions commencé à discuter. La jeune femme me regarda, l'air surpris. Je lui expliquai donc comment je l'avais perçue depuis que nous discutions. Au départ, je l'avais sentie très confiante. Ses mouvements étaient fluides, calmes, agréables à observer. Plus tard, lorsque nous avions abordé des sujets qui devaient lui être plus délicats, j’avais noté un changement sensible dans ses gestes. Ils étaient moins précis, parfois précipités, ses mains se serraient nerveusement. Quelquefois même, on aurait dit qu'elle voulait se contenir. Pendant ces instants elle restait coite comme si elle était transformée en statue... Bref, son langage corporel m’avait appris davantage sur elle que ses paroles.


Agnès me parut sur le coup gênée de se savoir ainsi observée. Elle reconnut qu'elle n’arrivait pas toujours à maîtriser ses mains mais elle était surprise par tout ce que je semblais percevoir en elle... . Pendant un instant, je la vis se raidir légèrement, comme aux moments où nous avions abordé un sujet susceptible de la troubler. Peu après, elle afficha de nouveau un air tranquille et souriant. Nous reprîmes notre discussion à bâtons rompus. Agnès ne cessait de me surprendre. Contrastant avec l’allure presque trop sage qu’elle pouvait dégager au premier abord, je sentais chez elle un caractère original, une envie de communiquer surprenante. Curieux parcours que le sien... Contrastant avec le mien, j’ai eu la chance de plaire très jeune aux filles et n’ai pas eu à me poser trop de questions. Elle au contraire, à force de volonté, était parvenue à surmonter son extrême timidité. Remarquée dans son atelier de théâtre par un metteur en scène, elle était devenue comédienne professionnelle à l’âge de vingt-quatre ans. Cette même année, elle avait vécu son premier amour, avec un des comédiens. Ce dernier, séduit par une institutrice, avait fini par la quitter au bout de trois ans. Il y avait de cela cinq années. Depuis, elle ne s’était pas vraiment remise de cette rupture. Après plusieurs liaisons sentimentales n’ayant jamais duré longtemps, où souvent elle avait été à l’initiative de la séparation, elle n’espérait plus trop rencontrer un homme qui saurait la retenir...


Aux gestes qu’elle avait laissé échapper par instants, je l’avais sentie troublée, avant de retrouver sa manière placide et posée de se mouvoir. Moi-même, il m’était difficile de ne pas tomber sous le charme de cette belle passagère... Un instant, je pensai à cette émouvante chanson de Brassens, « Les Passantes ». Voilà une bien charmante passante qui allait bientôt disparaître et rejoindre son destin... Si je ne m’étais pas senti lié comme je l’étais à ma bien-aimée, je lui aurais fait savoir à quel point elle me plaisait. Au moment de descendre sur le quai, j’adressai un salut de la main à Agnès. Elle me répondit de même. Son visage s’éclaira d’un large sourire, qui me rendit heureux. Je poursuivis mon chemin, le cœur tiraillé entre deux femmes... Bientôt j’allais rejoindre Chiara mais mon esprit était ailleurs. Il me dirigeait vers la jeune femme qui, l’espace d’un voyage, m’avait donné envie de vivre avec elle un autre amour...



- 3 -


Épilogue


Des jours puis des semaines passèrent. Plus d’une fois, Agnès Tangerini faillit écrire à Sylvain Laumière, ce voyageur qui ne l’avait pas laissée indifférente. Deux mois plus tard Agnès, à la mi-septembre, eut la surprise de recevoir un colis en provenance de Rome. Elle ne connaissait personne, ni famille ni amis, dans cette ville. Qui donc pouvait lui envoyer ce courrier ? C’est avec une certaine nervosité qu’elle ouvrit l’enveloppe, tant elle avait hâte de savoir qui était ce mystérieux expéditeur ! À l’intérieur, elle trouva une longue lettre, rédigée en français, signée Sylvain Laumière. Aussitôt elle se rappela du voyage qu’elle avait passé avec lui, deux mois plus tôt. Il avait tenu sa promesse et ne l’avait pas oubliée. Il lui envoyait les premiers feuillets de son premier roman italien, dédicacé de surcroît ! Il l’avait simplement intitulé « Chiara », du prénom de la femme qu’il aimait. Dans sa lettre, Sylvain lui disait avoir gardé un excellent souvenir des moments partagés avec elle dans le Paris-Rome. Ce geste la toucha beaucoup et elle regretta de ne pas lui avoir écrit plus tôt. Le manuscrit comportait une vingtaine de pages, elle commença à le lire. Le style, d’une beauté classique, lui plut. Sans plus attendre, Agnès rédigea une lettre à Sylvain, entièrement en italien, où elle s’excusait de ne pas lui avoir écrit plus tôt. Pourtant, lui expliquait-elle, elle aussi ne l’avait oublié. Elle avait voulu lui écrire à plusieurs reprises pour lui dire combien elle avait apprécié les moments passés en sa compagnie. Mais à chaque fois, au dernier moment, elle n’avait pas osé le faire... Deux semaines plus tard, la jeune femme reçut une réponse de Sylvain, une longue lettre écrite là aussi en italien, où il se disait très sensible à son courrier. Il l’invitait même à passer, si elle le souhaitait, quelques jours de vacances dans les Dolomites, avec sa compagne Chiara et un petit groupe d’amis italiens.


Après un léger temps d’hésitation, Agnès accepta l’invitation de Sylvain. Elle sortait d’une rupture et était disponible pour ces vacances. Découvrir cette région, surtout en compagnie de Sylvain Laumière et de ses amis, était un projet qui la motivait.


Un mois plus tard, Agnès passa un excellent séjour dans les Dolomites. Chiara, qui avait accepté de laisser son compagnon passer seul une partie de ces vacances, ne resta que le temps d’un week-end. Chiara plut aussitôt à Agnès pour ses grandes qualités de cœur et la fraîcheur qui était encore la sienne, à trente-deux ans. Cette jeune femme italienne, au caractère passionné malgré une apparente tranquillité, avait un visage d’une grande pureté, un regard ouvert d’une transparence étonnante. Elle savait combien son compagnon était sensible à la beauté des femmes - Sylvain ne voulait pourtant n’aimer qu’elle - et plus d’une fois elle l’avait senti troublé par de belles inconnues. Pourtant, ce devait être sa force, elle avait foi dans l’amour qu’il lui portait et l’avait toujours laissé libre de partir, si un jour la vie de couple lui devenait trop pesante. Agnès, se rappelant les paroles prononcées trois mois auparavant par Sylvain sur la femme qu’il aimait, comprit alors mieux pourquoi il avait tout quitté pour vivre avec Chiara.


Pendant ces vacances, un projet imprévu naquit entre Sylvain et Agnès. Il proposa à son invitée d’écrire une nouvelle à deux voix, en français, qui raconterait la rencontre qu’ils avaient vécue deux mois auparavant dans le train Paris-Rome. Lors de ce séjour, malgré lui, il avait été séduit de nouveau par le charme d’Agnès. En sa présence, loin de s’atténuer, l’attirance qui le portait vers elle ne cessa de grandir... Cependant, tout comme cette dernière, il n’osait lui avouer les sentiments troubles qui l’agitaient. L’écriture, il l’avait jusqu’à présent toujours vécue en solitaire. Écrire, c’était en effet pour lui une activité exigeante où seule la musique pouvait être sa muse et le porter vers des états propices à la création. Sa compagne Chiara l’avait compris depuis longtemps et veillait à ne pas le déranger dans ces moments. Écrire ce texte avec Agnès, c’était, il en était conscient, un geste fort, en rupture avec ses habitudes, une manière d’aller à sa rencontre, de mieux la connaître. Agnès, d’abord surprise par la proposition de Sylvain, fut rapidement enthousiasmée par son idée. Elle aussi appréciait de se retrouver en sa présence. À défaut de pouvoir l’aimer, elle songea que ce texte serait pour eux en quelque sorte leur enfant, non de chair mais de mots. Ce qui au départ n’était qu’un jeu se concrétisa rapidement par l’écriture d’une nouvelle où alternativement Sylvain et Agnès écrivirent un chapitre. En revanche, ils hésitèrent pour l’épilogue et Agnès, ma vieille amie parisienne, me demanda de l’écrire à son retour. Après une discussion animée nous avions intitulé la nouvelle « Vacanze italiane ».


Je finis ce récit et les imagine. Seuls Français dans le groupe, tantôt crapahutant dans les montagnes des Dolomites, tantôt écrivant de retour de balade leur histoire, la langue française les rapprocha. Elle tissa une complicité nouvelle, les isolant dans un petit monde bien à eux, celui de leur idylle naissante. Cette langue fut le véhicule de l'attirance qui les portait vers l'autre et qu’ils n’avaient encore pu se dire. Cette histoire, c’était leur déclaration d’amour !



 
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   Anonyme   
2/7/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai beaucoup aimé les deux "visions" de cette rencontre.
Un histoire très ancrée dans le réel et en même temps improbable.
Un train, un échange furtif, traces indélébiles et la fuite du monde...

   widjet   
3/7/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Assez d'accord avec Notrac. C'est frais, inattendu, charmant ce genre de rencontre ! Et en même temps on a petit pincement au coeur que cette histoire entre les deux ne se concrétise pas (voui j'ai un côté midinette) même si la fin reste assez ouverte.

L'épilogue, en revanche, je l'aurais fait plus court.

Enfin, Flaubert, Modiano et surtout Zweig (!!) sont cités dans ce texte et rien que ça me met en joie !

Bravo Xuan !

Widjet

   marogne   
17/7/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Ah le regard! Celui de Vivaldi, et maintenant celui de Sylvain, de Venise à Rome Xuanvincent vous nous faites voyager en musique dans des contrées magnifiques, et avec de bons auteurs ... sauf sans doute, et c'est un avis personnel, ce G. M. Que j'aborhe, mais sans doute pas pour son style (le seul livre de ma bibliothèque que je n'ai pas pu finir)....

Un traitement original à deux voix de la même rencontre (il a un recueil de nouvelles japonaises "Rashomon", dont une a été mise en images par Kurosawa dans un film extraordinaire du même nom - et étrangement le titre de la nouvelle utilisée n'est pas celui du film ? - où une histoire, beaucoup moins "légère" est raconté par cinq (ou quatre) témoins, et bien entendu on y montre que la réalité est relative.... ce qui m'amène encore - associations d'idées - à "Uno, nessuno y centomilla" dont je vous ferez pas l'affront de citer l'auteur) ... mais je m'égare, je m'égare.

Donc un traitement original, qui aurait peut être pu bénéficier d'un constraste un peu plus fort entre les deux visions. De forts belles descriptions des personnages, de leur ressenti, on a presque l'impression de les connaître. Une belle idée aussi que cette volonté de briser l'anonimat et l'isolationisme qui sévit dans nos métropoles. J'ai été un peu déçu par la fin, un peu trop gentille?

   Maëlle   
23/7/2008
 a aimé ce texte 
Un peu
J'aime beaucoup la construction de ce récit, et l'histoire. Je trouve l'écriture inégale: parfois très légère, pleine d'émotion, et parfois très "écrite", au mauvais sens du terme. Les dialogues notamment sont assez ampoulé.

   xuanvincent   
26/7/2008
Merci Maëlle

pour ton commentaire sur ma nouvelle "Vacanze romane". Il m'a intéressée.

Je suis enchantée que l'histoire ait pu t'intéresser, en dépit d'une écriture que tu trouves inégale.

Pour les dialogues, je comprends ton commentaire. J'ai effectivement tendance à faire parler mes personnages de manière "ampoulée"... Il m'est difficile d'écrire (je n'aime pas trop), même pour les dialogues, en utilisant un langage familier, d'où ces dialogues sans doute un peu trop écrits.

PS : Il s'agit d'un MP qui est arrivé je ne sais comment sur cette page...

   Flupke   
1/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Xuanvincent,
Très chouette ton histoire avec les 2 points de vues. J’aime bien le passage sur l’observation des gestes. Agréable à lire. Réaliste.
Deux endroits où j’ai (subjectivement) trébuché :
« Trajet professionnel » ? Ça sonne un peu bizarre dans mon oreille (trajet en métro ou déplacement professionnel peut-être ?)
« De plus très belle quand »
Amicalement,
Flupke

   Anonyme   
26/8/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Voilà une belle histoire, comme je les aime. Ce dédoublement du point de vue et la poursuite du récit par le deuxième interlocuteur est une trouvaille. C'est très bien fait, j'aime beaucoup. Merci.

   Anonyme   
11/11/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Autant l'avouer, je ne suis pas très client pour la catégorie "sentimental-romanesque"
Ici j'ai apprécié la façon dont chacun des deux personnages voit la rencontre.
Le texte n'aurait rien perdu à être un peu affuté. Mais ce n'est là qu'une remarque de lecteur paresseux.

   Anonyme   
15/2/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
très belle les descriptions des personages et les deux prospectives
les rends encore plus profonde, les dialoghes un peu d'autres temps, mais j'aime! Le final reste ouvert je le trouve un peu precipite.. (j'ai pas le temp de regarder la parole giuste) tu aurais
pus continuer... molto bene - bravo bravo bravo!!


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