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Récit poétique
Corto : Nous étions vingt et cent
 Publié le 18/02/22  -  9 commentaires  -  4397 caractères  -  96 lectures    Autres textes du même auteur

Merci à Jean Ferrat pour sa chanson poignante.


Nous étions vingt et cent



Échapper aux hurlements venant du dehors, bénéficier encore de quelques minutes de repos, oui j'aurais aimé être sourd.
Nous étions vingt et cent, la nuit non achevée résonnait d'aboiements.

Expulsés des baraquements, nous nous serrions très fort.
Les uniformes criaient, la meute s'excitait.
En flot vagabond, déjà épuisés, nous avancions vers les barbelés, chacun frôlant son prédécesseur.

Nous regardions nos pieds, à quoi bon lever les yeux quand la nuit est en soi ?

Que faisais-je dans cette immense cage à présent ouverte ? Mon grand-père s'appelait-il Arendt, Boris ou Domingo ?


Je suivais docile et sans comprendre, j'avançais comme on me le criait. En renfort les chiens nous harcelaient, ils criaient comme on le leur disait. Il fallait avancer un pied et puis l'autre, rester debout même courbé même cassé.

Je n'avais pas de manteau, le froid et la neige me transperçaient. Une vague couverture me pendait sur le dos, relevée sur la tête pour atténuer les bourrasques. Cette couverture trouée, arrachée en dernier réflexe, faisait pour le mieux.

Nous marchions par centaines, dans un mélange de boue et de neige, je n'en connais pas le nom.
Mes pieds avaient gelé en même temps que mes sandales.

Nous suivions les traces dans une poussée sans but, sans manger, sans destin, sans parole.

Oui j'aurais voulu être sourd pour ne plus entendre les cris, ceux des gardiens, ceux des battus ou des abattus.

Que peut-on attendre d'un chemin sans fin quand on vous frappe pour aller de l'avant ?




Très loin, très haut, dans son fief, un grand chef illuminé avait décidé qu'il nous fallait marcher. Il voulait nous cacher aux yeux de ses ennemis : des armées surpuissantes venues de l'est comme de l'ouest. Il pensait ainsi dissimuler ses crimes, mais ceux-ci étaient si visibles !

« Marchez », disaient les gardiens pour obéir au chef. « Marcher », se disait chacun : surtout ne pas chuter, le risque de tomber était pire qu'une hantise.

Il y eut un jour, il y eut une nuit. À nouveau un matin, et aussi tout un jour, suivi d'une autre nuit. Il y eut bien des jours et encore des nuits, des vivants qui marchent, des mourants allongés, des cris de douleur, et souvent d'agonie.

Il y eut un cortège, des chutes, des souffrances inouïes, des aides et des soutiens, des compassions mais surtout le silence.

Le silence qui écoute et refuse d'entendre. Le silence qui n'a rien à dire car chacun sait ce qu'il vit, ce qu'il sent, ce qu'il redoute.
Le silence qui dure, qui tient lieu d'horizon, qui tient lieu d'avenir.




Après un si long temps, des sons incongrus m'arrivèrent. D'une discrétion insolite, un grondement lointain, oublié, devenu inconnu, perça la nuit et le brouillard enneigés. Comme un ressac, un haut puis un bas, puis encore un haut.

Une mer ou un océan serait-il derrière l'horizon inexistant ?
Nous étions des milliers exténués, affamés, dirigés, encadrés : que ferait-on d'une mer ?


Au matin les cris des gardiens ne diminuèrent pas, il fallait avancer, les chiens veillaient aussi.
Je sentis vaguement mes pieds insensibles enfoncer dans le sable, un sable mouillé.
Une immense plage accueillit tour à tour notre flot d'ombres en haillons, aveuglées, assourdies.


Soudain je n'étais plus du nombre, je me sentis devenir unique, dans un espace nouveau, un espace qui me perdait, où plus aucun chemin, plus aucun voisin ne pouvaient me guider. Ma solitude me bouleversait, si violente après une telle promiscuité.

L'air du large me fouettait, respirait comme un espoir, comme si Arendt, Boris et Domingo couraient à ma rencontre.



J'aspirai un peu de cet air bien trop violent pour mes poumons sclérosés.


Une première vague glacée recouvrit mes jambes, le bruit des mitrailleuses se déclencha d'un coup.
Nous avancions plus vite, suppliant l'eau de faire bouclier.
Certains criaient, certains tombaient, tous tremblaient.


Les armes, les gardiens et les chiens guidaient notre destin.




Le silence est revenu, à leur rythme les vagues inondent le rivage.


 
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   Anonyme   
18/2/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

Je me permettrais de rajouter à l'incipit :
"Et merci à l'auteur(e)".
Je ne vous le cacherai pas, le titre de ce récit poétique m'à interpellée .
Je ne ferai aucune remarque sur le texte, récit poétique? Nouvelle? Je n'en sais rien, je n'y connais pas grand chose non plus, mais je ressors émue de cette lecture .
On sait pourquoi, je n'en rajouterai pas.
Jean Ferrat, "Nuit et brouillard" , hommage à son père et aux victimes de cette monstruosité que nous connaissons.
Et vous, votre écrit, pour ne pas oublier l'horreur.

EDIT

Merci CORTO

Véro en EL

   Gabrielle   
9/2/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un récit terrible et poignant.


La souffrance du monde pour des destins différents...


Un travail d'écriture qui contribuera certainement à une analyse des grands cataclysmes relevant de l'histoiire et qui pourra mettre en exergue la nécessité de créer une culture vivante, en mouvance avec le monde dans lequel elle évolue.

   Anonyme   
19/2/2022
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Première réaction de ma part après lecture : la dernière phrase est de trop. Elle change brutalement le focus de la narration, brise la trajectoire du récit. Je n'ai certes pas besoin d'elle pour savoir que le malheureux déporté est mort assassiné.

Deuxième réaction : tiens, des marches de la mort des camps de concentration auraient abouti à l'océan ? Je vérifie sur Wikipédia, et
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Marches_de_la_mort_(Shoah)
Je vais voir pour les lieux indiqués, Ukraine ou Pologne, ce qui me confirme l'absence de destination maritime. Mais l'article n'a pas l'air bien complet.
Il est possible, me dis-je, qu'une telle marche ait effectivement eu lieu, ce qui mériterait alors une note d'information, car l'épisode serait peu connu.
Ou alors vous avez inventé, avez rapproché cette horreur sur l'horreur des marches de la mort du début 1945 aux photos d'autres massacres nazis perpétrés sur les plages. Et, si c'est le cas, votre récit poétique me pose problème.
En effet, le sujet que vous avez choisi n'est à mon avis pas comme les autres, il mérite pour lui rendre justice qu'on en respecte le cadre historique, c'est bien le moins. S'il n'y a pas eu de marche de la mort se terminant par le mitraillage des prisonniers dans la mer, si vous avez créé l'épisode de toutes pièces parce que vous trouviez le décor plus dramatique, cela me choque autant que si vous faisiez débouler le général Leclerc en sauveur au dernier moment, ce qui n'aurait aucun sens sauf à donner dans la parodie.

D'un point de vue littéraire, à mon avis cette déclaration :
Mon grand-père s'appelait-il Arendt, Boris ou Domingo ?
qui a pour but, j'entends bien, de marquer l'universalité du crime nazi, constitue une fausse bonne idée. Elle me rend plus lointains le narrateur et ses souffrances, par ailleurs, en admettant que le pauvre homme à demi mourant fasse de la confusion mentale, je pense qu'il se désolerait de sa perte d'identité et ne la réduirait pas à une remarque en passant.
Du reste, le narrateur m'apparaît de manière générale trop lucide, trop calme dans la description de son calvaire. J'estime que l'ensemble du récit manque de chair, d'incarnation.

Vous avez décidé d'écrire sur l'indicible. C'est immensément difficile et je n'ai pas le sentiment que vous y soyez parvenu ou parvenue de manière satisfaisante. Le sujet mérite selon moi beaucoup plus de travail, notamment historique. (Mais sur ce point je peux me tromper, bien sûr.)

EDIT : Comme suite aux explications historiques de l'auteur, je reconnais mon erreur et rectifie en conséquence mon évaluation.

   Donaldo75   
12/2/2022
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je ne connais pas la chanson de Jean Ferrat mais je trouve qu’il y a du souffle dans ce récit poétique ; les passages en italique lui confèrent de la profondeur narrative, de l’incarnation et je trouve que le récit en ressort renforcé sans oblitérer la poésie d’un semblant de nouvelle. L’avantage de cette catégorie, c’est qu’elle permet la multiplicité des formes et dépasse le seul caractère narratif. En cela, c’est réussi et je ressors convaincu de cette lecture.

   Cyrill   
20/2/2022
 a aimé ce texte 
Bien
J’avoue que j’ai été assez interloqué et dérouté par la mer qui s’invite dans ce récit, je suis même allé jusqu’à consulter une carte de la déportation pour me rassurer. Je me dis alors que cette mer est quelque chose d’allégorique, qui pourrait représenter l’espoir, mais je ne suis pas convaincu. Faire entrer du fantastique dans un récit qui s’appuie sur un évènement historique n’est pas chose aisée. Il me semble que ce texte n’a pas su choisir entre le surréalisme et la fidélité à l’Histoire.

Malgré un ton de témoignage trop présent dans le texte, il y a cependant quelques passages où la poésie s’exprime :
«  Il y eut un jour, il y eut une nuit … qui tient lieu d'avenir. »

édit : après les précisions de l'auteur sur cet épisode de l'histoire, je relis ce récit où le surréalisme que j'ai cru y déceler n'a plus sa place. Je rectifie mon évaluation.

   papipoete   
18/2/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
bonjour Corto
Bien sûr, un texte dont on connait hélas l'origine, et la trame qui se déroule au départ de barbelés. Mais vous faites bien de la " rabâcher ", pour ceux qui ne savent pas ; pour ceux que le mot PAIX n'a pas de sens, tellement banal qu'il semble ne pas exister de contraire ! GUERRE à laquelle, certains candidats à la prochaine investiture pourraient nous précipiter...
NB cet exode de prisonniers fuyant, sous l'escorte de SS et leurs chiens furieux, vers un ailleurs où l'on pourra les exterminer, sans laisser de trace... dans l'eau d'un océan ( bien avant les bateaux naufrageurs d'aujourd'hui )
Inspiré d'une chanson ou autre cruel documentaire, je vois pour ma part la scène se dérouler en Alsace, au camp de Natzwiller-Struthof où le chef du camp avait un joli jardin de fleurs, la terre enrichie par des cendres...
C'est bien retranscrit, surement pas assez horrible, cette horreur ne pouvant trouver " les mots pour le dire... "

   Marite   
18/2/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Ce récit poétique a le mérite de nous faire ressentir l'horreur d'une réalité historique si effroyable qu'il est bien difficile, de nos jours, d'imaginer possible de pouvoir vivre une telle situation. J'ai lu beaucoup d'ouvrages relatant les faits survenus pendant cette période, aussi écouté, parfois en boucle, la chanson de Jean Ferrat ... J'ai retrouvé ici, au travers des mots et pensées du personnage qui le raconte et du comportement des bourreaux avec leurs chiens, tout ce qui a été le plus immonde sous nos latitudes dans un comportement humain. J'imagine que l'écriture de ceci a du être une épreuve émotionnelle très forte. La forme est parfaitement adapté au fond, les phrases, courtes parfois et séparées, les paragraphes de longueurs inégales donnent le temps d'interpréter et de visualiser la scène.

   wancyrs   
18/2/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut Corto,

J'aime beaucoup ce récit, même s'il y a cette fin tragique. Je trouve que le procédé d'écriture est bien maitrisé, et chaque espace contribue à la beauté de l'ensemble. J'aime bien l'espacement de la fin avant la dernière phrase ; un peu comme de retenir son souffle avant de la lire... Et j'ai lu d'une traite ce texte, voulant courir du regard les paragraphes suivants pour savoir ce qui va arriver.

Au départ j'ai cru à l'histoire de la déportation juive et de ses atrocités ; et je m'attendais à la chambre à gaz. Mais la fin de ces prisonniers est toute aussi atroce que celle des juifs à Auschwitz...

Je ne sais s'il faut dire merci pour le partage... les textes de ce genre nous montrent jusqu'à où la folie de nos semblables peut les mener.

Wan

   Corto   
19/2/2022


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