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Le silence des bigorneaux
leon : Le silence des bigorneaux  -  Chapitre 4
 Publié le 01/07/12  -  7 commentaires  -  10395 caractères  -  64 lectures    Autres publications du même auteur

Natacha l'attendait dans le logement du gardien, construit au pied du phare proprement dit, où elle avait aménagé sa bibliothèque, dans les trois étages successifs. Elle avait ainsi coutume de dire que « l'accès à la culture se mérite », entendant justifier par là qu'il faille monter pas mal de marches, pour parvenir à ses bouquins. Mais, par beau temps, ça valait vraiment la peine de lire un livre tout là-haut, affalé sur l'un des poufs de cuir qu'elle avait installés. Heureuse de le retrouver, comme elle s'y attendait, elle fit claquer une bise sonore sur chacune de ses joues rasées de près. Mon Dieu, qu'elle était jolie encore, à son âge, comme si le temps n'avait fait que l'effleurer, avec ses longs cheveux noirs, et sa silhouette et son allure de pouliche, aux formes généreuses.


Il lui rendit son sourire et entra dans sa salle à manger, pour s'installer dans le canapé recouvert d'un velours rouge sang. Elle adorait les couleurs vives et sa maison, décorée avec autant de goût que de soin, avait de ce fait un air pimpant et joyeux, qui changeait de l'intérieur rustique habituel des bigorneaux ordinaires. Elle viendrait le rejoindre, après lui avoir servi la goutte, une pomme de quinze ans d'âge, qu'elle achetait à un vieux du village, dont elle taisait le nom, lui qui cachait un alambic dans sa cave. Par la porte-fenêtre, il regarda le chemin qui menait aux rochers de la plage, où les vagues venaient se briser à grand fracas. Quelques goélands tournoyaient en criant plaintivement.


Allumant une Craven, il se demanda combien on cachait d'alambics, de cadavres et de bâtards, dans les caves de Mélile ?! Combien d'inimitiés, de haines ancestrales, d'accords et de désaccords tacites, longuement ruminés ?! S'il n'y avait eu cette visite régulière à Natacha, il n'aurait peut-être bien jamais remis les pieds dans le village, depuis le décès de ses parents. Mais, quelque part, et depuis des années, il en pinçait pour elle, à qui il n'avait pourtant jamais osé avouer sa flamme. Pensez donc, il avait dix ans de plus qu'elle, le genre de détail qui se met vraiment à avoir de l'importance quand on vieillit, pensait-il. Était-elle dupe pour autant ? Il n'en aurait pas juré.


Il trempa ses lèvres dans l'eau-de-vie de pomme, parfumée d'un rien de poire aussi, un savoureux mélange, aux arômes d'une richesse incroyable. Le bouilleur clandestin était assurément un as de la distille ! Elle s'enquit de sa santé :


– Alors, comment se passe ta retraite à Fleury ?

– Oh, ça se passe bien, comme je t'ai écrit l'autre fois. Je me suis mis au tir à l'arc, et remis aux échecs, et puis je fais un peu de vélo aussi, de temps en temps.

– Mince, un vrai régime de champion. Tu n'es pas prêt de choper la maladie d'Alzheimer, toi !

– Je touche du bois. Et toi ?! Ta bibliothèque d'Alexandrie, toujours pareil.

– Oui, ça marche plutôt bien, et je crois bien que tous les gamins du village en profitent, à part ceux des Caillot, tu t'en doutes bien.


Yvan Caillot était justement le fils du vieux Jean Caillot, décédé en 19.., des suites d'un cancer du poumon, dont lui avait parlé la Glaude, le matin même. Il se remit à gamberger, se répétant ses conclusions du matin. Oui, à coup sûr, l'assassiné ne pouvait être que Mauvet, son fils Jonas, ou Pitru, qu'on aurait poussé de son échelle, ou le vieux Blaise. Il écartait Flépan d'office, qui était pauvre comme Job, et à qui on n'avait connu de compagne. Mais pour qui et pour quoi un meurtre, je vous le demande ? Bien sûr, à Mélile, les gens ne se privaient pas pour se haïr les uns les autres, mais sans que cela soit forcément étalé au grand jour ; ah, le silence des bigorneaux ! Ça n'allait pas lui faciliter la tâche. Car, pour trouver son meurtrier et le confondre, il le savait très bien, il lui faudrait trouver le mobile du crime.


À ses côtés, la belle Natacha, à demi tournée vers lui, considérait son vieil ami d'un air dubitatif :


– Toi, il y a quelque chose qui te tracasse, et dont tu ne m'as pas encore parlé.

– Non, penses-tu !


Abigaël avait répondu du tac au tac, sans même réfléchir, et n'avait-il pas bien fait, d'ailleurs ?! S'il avait abordé le sujet directement avec elle, en lui montrant la lettre, par exemple, comme il en avait eu vaguement l'intention, n'aurait-elle pas risqué de se fermer comme une huître, au cas où elle sache quelque chose, tout comme le père Picard, à ce qu'il soupçonnait ?! Il se devait d'avancer ses pions prudemment. Oui, il n'était plus qu'un vieux flic à la retraite, et ces concitoyens n'avaient nulle obligation de répondre à ses questions, et, pire même, ils pouvaient lui fermer la porte au nez, et refuser purement et simplement de discuter avec lui. Craignant que Natacha n'insiste, il dévia la conversation :


– Pourquoi Yvan t'en veut-il donc tant que ça, toi qui ne t'entendais pourtant pas si mal avec le vieux Jean, son père ?


Natacha rougit fortement, toussa, puis parvint à répondre :


– Oh, c'est sûrement une haine de môme, qui lui vient de ses années de classe avec moi. Il était dur, violent avec les autres enfants, à qui il tordait les bras, pour les soumettre à sa volonté.

– À ce point-là ?

– Oui, et ses camarades lui avaient même donné un drôle de surnom, que j'ai complètement oublié ; il ne fait pas bon vieillir. En revanche, je me souviens parfaitement que sa mère venait régulièrement faire des scandales à l'école, quand il était puni. Elle disait qu'il était mon souffre-douleur, et que j'étais injuste avec lui, et je t'en passe, et des meilleures ! Une année, elle avait même lancé une pétition dans le village, pour obtenir ma mutation auprès de l'administration ; quelle enragée, celle-ci !

– Tu parles bien de Nicole Caillot ?!


Il se rappelait cette Nicole, sœur des Quignard, une bonne commère, pas très maligne selon lui, mais loin d'être ce dragon dont parlait Natacha. Ça l'étonnait toujours de constater à quel point les gens peuvent présenter une facette différente de leur personnalité, selon leur interlocuteur et les circonstances. Allumant machinalement une Craven, il poursuivit :


– Et à part ça, ce Yvan Caillot, il s'entend bien avec le reste du village ?!

– Certainement un peu, et surtout avec les frères Quignard, qui sont aussi mauvais que lui. C'étaient déjà des copains de leur père.

– Ah, tu ne les portes donc pas dans ton cœur, ceux-ci non plus ?!

– Des buveurs et des bagarreurs machos, comme Yvan. Si tu savais comme l’aîné, Pascal, a pu tromper sa femme ! Et Léon, même s'il est plus discret, n'est pas en reste non plus ; il est allé jusqu'à me proposer la botte, à moi aussi, un soir de Saint-Guy !

– Oh !


Imaginant un instant la belle dans les bras de ce barbu grossier, il fit la grimace.


– Et le vieux Pitru, qui s'est cassé le cou en tombant de son échelle, tu le connaissais bien ?

– Christian ?! Oh, comme ça ; il n'avait pas d'enfants, et j'ai rarement discuté avec lui, sauf quand je le croisais en allant chercher mon pain chez la Glaude. Il se promenait toujours avec son épagneul. Il avait l'air plutôt gentil, comme bonhomme.

– Certains disent qu'on l'aurait aidé à tomber de son échelle.

– Oh, certains disent beaucoup de choses, et il y a à prendre et à laisser. C'est vrai que la rumeur a couru, et puis, elle court toujours, et puis quoi ?!

– Qui aurait pu faire un truc pareil ?

– Je sais qu'il était en conflit avec les frères Quignard, justement, à propos d'une histoire de vergers qui remontait au temps jadis. Mais pourquoi tu me poses toutes ces questions ? Tu t'intéresses aux querelles des Mélilois, maintenant ?!

– Oh, il faut bien s'intéresser à quelque chose…


Elle alluma une bougie parfumée, sur la table du salon, pour dissiper l'odeur de tabac, et lui resservit une eau-de-vie. Ils parlèrent d'autre chose. Avant de la quitter, en fin d'après-midi, il lui fit part de son intention de rester quelques jours à Mélile, prétextant d'avoir un peu de nettoyage à faire dans la maison de ses parents. Elle ne fit aucun commentaire.


– À l'occasion, je reviendrai bien t'emprunter un livre ou deux dans la semaine.

– Pas de problème. Je serai ravie de te revoir.


Ils se firent la bise, et il la quitta, reprenant le chemin du village. La pluie s'était calmée, se réduisant à un fin crachin. Longrain, derrière ses rideaux, le regarda passer de nouveau. Ne bougeait-il jamais de son poste de guet, celui-là ?! Sous le coup d'une inspiration subite, il retourna au cimetière, et se mit à en parcourir les allées de manière méthodique, en lisant les noms sur les plaques. Il retrouva ainsi les tombes de Mauvet et de son fils, celle de Pitru, celle de Flépan, et tous les autres, qui étaient morts dans les années 19… Il nota soigneusement leur date de décès dans le calepin qui ne le quittait jamais. Après quoi, il rentra chez lui en réfléchissant.


Il se servit du café, resté au chaud dans la cafetière, et relut ses notes. Il résuma les données. Dans l'ordre, c'était Jonas Mauvet, le fils, qui était mort le premier, noyé en mer, puis Blaise, noyé lui aussi la même année, puis ce fou de Flépan. Après ça, ça avait été le tour de Pitru, tombé de son échelle, puis celui du père Caillot, Jean, son copain, mort d'un cancer, et enfin du vieux Gaston Mauvet, accidenté de la route.


Compte tenu de l'existence de la lettre et des causes de décès des uns et des autres, seuls Jonas, Pitru ou Blaise avaient pu être assassinés, cela se confirmait. Il avait écarté en effet Flépan sans hésiter, ce vieux fou asocial et solitaire, qui n'avait aucun ami ni famille, et dont la mort n'avait intéressé personne. Sa tombe, une simple butte de terre avec une croix de bois, semblait ne jamais avoir été fleurie, comme il l'avait constaté tout à l'heure. Le vieux Mauvet aussi était à rayer de la liste, qui était mort en dernier. Quant à la lettre, elle avait pu être écrite par n'importe qui. Toutefois, la lettre C dont elle était signée, ainsi que la belle amitié existant entre Jean Caillot et son associé Christian Pitru faisaient diablement soupçonner qu'elle ait été écrite de l'un à l'autre ; les amitiés avouées et affichées étaient rares à Mélile ! Bien sûr, ça n'était qu'une hypothèse, à défaut d'être le début d'une piste certaine.


Il se prépara une omelette, et dîna dans le silence que seul venait troubler le bruit des vagues, à quelques encablures de là, au couchant, du côté du petit port de Mélile.


 
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   Marite   
1/7/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Ma foi, le suspense demeure ... Bien aimé cette visite à la bibliothécaire et les approches de notre inspecteur retraité. ça n'est pas rapide et enlevé mais ça nous permet de profiter du "paysage" et petit à petit, on commence à suivre et à "sentir" les personnages.

Dans ce chapitre, presque pas de gêne à la lecture avec ces fameux pronoms relatifs que, pour ma part, je trouvais assez mal utilisés. Il s'avère que c'est un style d'écriture que je n'avais jamais rencontré au cours de mes lectures diverses et variées, hors Oniris.

   Anonyme   
1/7/2012
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour leon. Désolé, hier j'ai cité Barbara au lieu de Natacha et d'autre part, relisant les premiers chapitres, je m'aperçois que c'est une région "où l'on pourrait se croire en Bretagne" mais qui n'est pas obligatoirement la Bretagne. Deux détails qui selon moi ne collent pas : la population du village, une centaine d'habitants me parait vraiment peu pour une dizaine de "caboteurs" au mouillage dans le port. D'autre part il s'agit plus probablement de bateaux de pêche, caseyeurs ou fileyeurs, les caboteurs ayant pratiquement disparus de nos côtes. Pour le reste, l'alambic n'est pas vraiment un outil de bord de mer où les pommiers et autres poiriers ont bien du mal à survivre compte tenu du vent.
Jusqu'à présent je ne me suis intéressé qu'à la trame du roman mais, quoi que n'étant sans doute pas, sur ce site, le plus qualifié pour en parler, je dois quand même vous avouer que je trouve certaines phrases vraiment mal "ficelées", pour exemple la dernière de ce chapitre... mais il y en a d'autres.

Il se prépara une omelette, et dîna dans le silence que seul venait troubler le bruit des vagues, à quelques encablures de là, au couchant, du côté du petit port de Mélile.

Pourquoi pas cette autre tournure moins "entortillée" mais tout aussi
efficace ?
Il dîna d'une omelette dans un silence que seul venait troubler le bruit des vagues déferlant à quelques encablures de la vieille demeure familiale.
Simple suggestion, chacun son style !
Bon dimanche en attendant la suite...

   brabant   
30/7/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Léon,


Les pièces continuent de se mettre en place sur l'échiquier, choisies car l'échiquier se meuble au fur et à mesure. On imagine déjà quels coups on pourrait jouer, quels coups seraient absurdes ou impossibles.

L'auteur maîtrise incontestablement son sujet, il sait où il va et conduit son lecteur là où il veut le mener. L'ouvrage semble mériter d'un plan qui est suivi au cordeau bien qu'écheveau.


J'ai aimé la description et l'aménagement du phare ainsi que l'intérieur de la maison de Natacha. Quoique je n'aime pas trop l'allusion aux couleurs vives qui, à mon avis, ne s'accorde pas forcément avec le bon goût.

La qualité se maintient, je ne sors pas du TB.

   MissNeko   
6/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L ambiance est excellente. Vous gérez bien le suspens

   MissNeko   
6/10/2016
Tout se précise !!! Est ce un crime passionnel ou une question de territoire?
Natacha n est peut être pas si blanche ?

   cherbiacuespe   
25/8/2019
 a aimé ce texte 
Bien
On avance doucement mais je ne perçois toujours pas l'ombre du moindre indice clair et net. Au contraire on reste sur des hypothèses d'hypothèses.

Mystère, mystère, quand tu nous tiens...

   Donaldo75   
18/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je reste fan même si l'intrigue ne semble pas avancer; c'est un peu comme dans les enquêtes de Maigret, il faut savoir être patient avant de récolter la récompense ultime. Ici, c'est l'ambiance qui prime, le contexte, l'écriture construite lentement pour emmener le lecteur dans l'histoire à travers ses personnages, des êtres humais et non des faits, des statistiques ou des instantanés. C'est ce style qui rend la lecture différente, comme savait le faire Georges Simenon. Et cette comparaison est pour moi un compliment.

Je vais attaquer le chapitre 5.


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