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L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille
Charivari : L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille  -  22. De la poussière à la poussière
 Publié le 14/12/16  -  28774 caractères  -  32 lectures    Autres publications du même auteur

Jacques le baptiste se chargea du transport de la dépouille de Pierre Toussaint jusqu’à Jumièges, où il fut inhumé le lundi de Résurrection. Le maçon ensuite retourna à Rouen, mais promit de revenir à l’abbaye avant la Toussaint pour respecter ses engagements et élaborer les plans de l'agrandissement du monastère. Ensuite, il se rendit jusqu’au hameau où vivait Pierre l’alleutier, le fils du sculpteur. Une fois sur la place du village, il demanda à des paysans où se trouvait sa ferme, et il apprit alors que l’homme venait d’enterrer sa femme, morte en couches le mois précédent, qu’il avait dû confier ses deux autres enfants à sa belle-sœur et que le curé parlait à présent de le remarier avec une autre sœur de son épouse défunte, une fois achevée sa période de deuil. Jacques se demanda si c’était le moment opportun pour parler à cet homme, s’il ne valait pas mieux revenir quelques semaines plus tard, mais finalement il se ravisa, en songeant que la révélation qu’il avait à faire pourrait peut-être l’aider dans ce moment si tragique de sa vie. Le maçon se rendit donc jusqu’à la chaumière de l’alleutier qui l’accueillit chaleureusement, et passa une nuit blanche en sa compagnie, une étrange veillée arrosée de vin et de larmes. Jacques parla de Pierre Toussaint et de ses œuvres folles, de la pauvre Judith, victime de l’intolérance des hommes. Pierre fils de Pierre écouta avec attention ce récit et au petit matin, il décida de faire son balluchon pour suivre le maçon jusqu’à la capitale normande, afin de voir de ses propres yeux la curieuse statue que son père lui avait léguée en héritage. Arrivé à Rouen, le paysan monta sur les toits de la cathédrale, mais Jacques ne put l’accompagner : son âge ne lui permettait plus d’escalader avec autant d’agilité qu’autrefois et les échafaudages qui menaient aux arcs-boutants avaient déjà été retirés. Il attendit donc le fermier dans la cabane du maître d’œuvre, sur la place de la cathédrale. Mais Pierre l’alleutier ne revint jamais.


Jacques chercha sa trace pendant plusieurs jours, et finalement parvint à réunir plusieurs témoignages qui le renseignèrent sur ce qu’il s’était passé. Le fermier, après avoir vu l’archange tout en haut des toits de la cathédrale, avait marché au hasard dans les rues de la ville, manifestement bouleversé par ce qu’il avait observé. Dans la rue des Bonnetiers, il tomba sur une foule en colère, armée de haches, de couteaux et de bâtons. C’étaient des gueux qui partaient en croisade, une croisade tout à fait particulière, appelée « des pastoureaux ». Les miséreux, émulant la croisade des enfants qui avait eu lieu environ trente-cinq ans plus tôt, revendiquaient la pureté et la pauvreté absolue, seules vertus qui permettraient de libérer Jérusalem. Ils souhaitaient s’embarquer vers la Terre Sainte, mais pour l’instant, ils réclamaient de la nourriture et des armes aux autorités de la ville, se révoltaient contre le clergé, accusé de cupidité et d’hypocrisie, et contre tous les puissants, qui refusaient de financer leur guerre sainte. Les troupes du vicomte de Sistreville s’opposèrent à ces soldats improvisés, mais finalement il n’y eut aucune bataille rangée et la troupe des miséreux décida de partir à Paris, où dit-on, attendait une armée entière de pastoureaux, d’au moins cinquante mille hommes.


Pierre l’alleutier avait rejoint le mouvement et était parti pour la capitale du royaume de France, en abandonnant ses enfants, sa ferme, ses bœufs, sans raison apparente. Jacques apprit plus tard que les pastoureaux s’affrontèrent aux troupes du roi à Paris, qu’à Bordeaux, Simon V de Montfort avait sévèrement réprimé ces pauvres gens et que la révolte s’était étendue jusqu’en Lombardie et en Allemagne… Jacques se demanda si cette rébellion contre les puissants était enfin le grand combat contre les injustices qu’il avait tant attendu pendant toute sa vie ; malheureusement, il déchanta bientôt, en apprenant que le mouvement perdait de sa force au fur et à mesure des semaines, et que les revendications devenaient de plus en plus confuses et ambiguës. À Bourges, les va-nu-pieds avaient renoncé à s’affronter aux nobles et au clergé, et leur colère avait finalement pris pour cible les juifs. Quand le maçon connut ce fait de guerre, il se sentit profondément désespéré contre la race humaine.


Jacques Baptiste ne retrouva jamais le fils de Pierre Toussaint. Peut-être était-il mort au cours d’une de ces batailles, ou peut-être avait-il fini par embarquer pour la Terre Sainte, pour finir ses jours en Terre promise et renouer avec la religion de sa mère. Il n’en sut jamais rien. À la Toussaint de l’an 1251, comme convenu, le maçon partit pour Jumièges et prépara les plans pour rénover l’abbaye. Une fois dans le monastère il en profita aussi pour rédiger la biographie de son ami Pierre le sculpteur et mentionner l’existence de l’archange sur les toits de la cathédrale de Rouen. Ainsi, il laissait une trace pour la postérité de ce chef-d’œuvre et put tenir la promesse faite à son beau-frère sur son lit de mort, de perpétuer sa mémoire et celle de ses sculptures. Jacques mourut peu après d’un arrêt au cœur qui survint soudain, sans avertir, comme un coup de tonnerre dans un ciel d’azur. L’agrandissement de l’abbaye de Jumièges débuta environ quinze ans plus tard, sous l’égide de l’abbé Guillaume V, et les plans de Jacques le lapicide furent d’une grande aide pour les maîtres d’œuvre du chantier.


***


Une par une, les œuvres de Pierre Toussaint disparurent de la face de la Terre, ainsi qu’un bon nombre de lieux que le sculpteur avait connus…


La ville de Sistreville fut anéantie lors de la grande peste noire qui ravagea l’Occident, en l’an de disgrâce 1348. L’épidémie s’était propagée depuis la Provence en remontant peu à peu vers le nord. En moins d’un an, elle avait atteint le bassin de la Seine, décimant tour à tour Troyes, Paris et Mantes. Toutes les villes de Normandie furent rapidement touchées par le terrible fléau. Toutes, sauf Sistreville. Pour les habitants de la cité, cela se devait au miracle de la statue de saint Roch qui avait été ciselée par un mystique juste avant l’épidémie. Une dévotion extraordinaire accompagna la sculpture lors de ces terribles jours d’angoisse, on se bousculait pour l’embrasser ou la toucher, et finalement l’évêque décida, sous la pression populaire, de placer l’idole dans le chœur de la cathédrale pour faciliter son culte. Or, le lendemain même de cette décision, les premiers rats apparurent dans la cité. Ils jaillirent, crachés par la Seine boueuse et prirent d’abord possession des berges et des faubourgs, avant d’apparaître quelques jours plus tard intra muros.


Lorsque les premiers bourgeois furent touchés par la maladie, l’évêque décida alors d’organiser une grande veillée dans la cathédrale, autour de la statue de saint Roch pour le supplier d’épargner la ville. Tous les habitants assistèrent à la célébration, afin de prier et de battre leur coulpe en public. Tout à coup, vers la minuit, un rat, comme tombé du ciel, s’écrasa sur la tête du saint. Un vent de panique parcourut l’assemblée. Les fidèles se poussaient et se piétinaient pour sortir de la cathédrale. Mais ils ne pouvaient s’enfuir : devant les portes collatérales, les rongeurs du diable tombaient des charpentes, des chapiteaux, des vitraux, c’était une véritable pluie de rats qui s’abattait dans l’église et bloquait toutes les issues. Les rats affluaient aussi depuis l’entrée principale, en s’infiltrant par toutes les fissures qu’ils avaient réussi à percer dans les bas-reliefs du tympan central. Il s’agissait du Jugement dernier ciselé autrefois par Pierre Toussaint et qu’il avait lui-même saboté avant de partir de Sistreville. Dans sa rage, le sculpteur avait effacé les figures des hommes justes, à la droite du Christ, et creusé un grand trou à la place du visage du Sauveur. Quelques décennies plus tard, des sculpteurs avaient gravé d’autres motifs par-dessus ceux de Pierre, et installé un nouveau bloc de pierre pour remplacer le visage du Messie. Mais la pierre était devenue par endroits extrêmement friable et mince, et les rats répugnants surent profiter de ces faiblesses. Ils n’eurent aucun mal à ronger le calcaire et à perforer des dizaines de trous dans le tympan. Le Jugement dernier vomissait des rats. Ils passaient par les yeux, les oreilles, le nez et la bouche du Christ, s’immisçaient dans les béances du Paradis, entre les corps purs des protégés de Dieu. Les fidèles, prisonniers dans la nef, hurlaient, terrorisés, encerclés par la peste. Le tympan, troué de partout, ne résista pas longtemps, quant aux charpentes, grignotées en maints endroits, elles ne réussirent pas non plus à retenir l’édifice. La cathédrale s’écroula soudain et écrasa toute la population de Sistreville. Il n’y eut aucun survivant… Sauf, bien entendu, ceux qui n’assistaient pas à la messe ce soir-là, c'est-à-dire les juifs et les cagots, qui furent épargnés. Ils s’enfuirent dès le lendemain de la ville pestiférée, et Sistreville sombra définitivement dans l’oubli.


***


La forêt recouvrit bientôt les ruines de la cité. Un beau jour, peut-être un siècle plus tard, à la fin de la guerre de Cent Ans, un fermier trouva dans les vestiges d’une maison bourgeoise le pommeau d’une canne en forme de coq, poli dans un beau morceau de marbre italien. Il apprécia la figurine, dont la forme lui rappela celle des girouettes, et la plaça sur le toit de sa ferme. Pendant six siècles, le coq svelte et aérien fendit fièrement le vent, tout en haut de la masure. Mais comme l’air est plus fort que le marbre, la girouette peu à peu s’amincit sous l’effet de l’érosion, jusqu’à disparaître tout à fait, un soir de tempête, quatre siècles plus tard.


De manière similaire disparut la tombe de Judith. Un paysan acquit la forêt du Grand-Leu, au XVIe siècle. Il bâtit sa chaumière dans la clairière et aménagea un verger autour de sa maison. Sur le lieu exact où reposait Judith, il planta un cerisier. Au bout de quelques années, l’arbre donna des fruits en grande abondance, les meilleures et les plus précoces de toute la contrée. Quant au rocher, jadis taillé par Pierre Toussaint, le fermier le poussa en marge du champ, il roula depuis le talus jusqu’à un ruisseau. Le temps et l’eau le sculptèrent et lui donnèrent la forme étonnante d’une sirène.


***


L’abbaye de Tussignac connut une très longue décadence, jusqu’à sa ruine absolue quelques siècles plus tard. Chaque époque se chargea de la faire disparaître un peu plus. L’année de la mort de Pierre Toussaint mourut aussi le premier abbé cistercien du monastère, Renaud d’Avallon. Le nouvel abbé, particulièrement intransigeant, obligea à faire disparaître le seul bas-relief qu’il restait dans l’église abbatiale, le jardin d’Éden, malgré les recommandations des artisans maçons. Mais juste au moment d’éliminer le personnage d’Adam sur le chapiteau, tout le bras droit du transept s’effondra. L’abbé voulut faire reconstruire cette partie de la nef, mais il ne put jamais réunir assez d’argent pour ce chantier. Pendant la guerre de Cent Ans, l’abbaye servit plusieurs fois de place forte. Le transept gauche fut bombardé par erreur au cours de la bataille de Castillon, en 1453, et jamais restauré. Lors de guerres de Religion, Tussignac fut ravagée par les Huguenots, puis nouvellement investie par les papistes, qui se chargèrent de piller jusqu’à la dernière cuiller en bois du réfectoire. Ensuite, l’abbaye connut le régime de la commende. Elle passa donc pendant un siècle aux mains des laïcs, qui s’approprièrent des terres du monastère et n’hésitèrent pas à décrocher des blocs çà et là pour bâtir leurs propres demeures. À la fin du XVIIe siècle, néanmoins, l’abbaye put retrouver un léger regain de vie grâce à l’impulsion de la congrégation de Saint-Maur. Mais il s’agissait seulement d’une rémission de courte durée avant sa disparition complète. Lors de la Grande Peur qui suivit la prise de la Bastille, les moines furent tous massacrés par des bandes de va-nu-pieds affamés. Peu après, ce qu’il restait de l’abbaye fut vendu aux enchères. Elle fut entièrement démantelée, pierre à pierre. Les blocs arrachés servirent à construire plusieurs maisons bourgeoises des alentours, mais aussi une prison, un puits et un lupanar bordelais.


Un de ces blocs servit à la construction d’une cheminée, dans une ferme de l’Entre-deux-Mers. C’était la pierre qui avait tué le chantre Odilon et sur laquelle Pierre Toussaint avait gravé un rouge-gorge. Le bas-relief, qui avait pourtant résisté aux foudres iconoclastes des Cisterciens, ne supporta pas longtemps son séjour dans l’âtre. Les flammes lui léchaient les plumes plusieurs fois par jour, l’animal commença à roussir, puis à noircir, et enfin, tomba en poussière au bout de quelques années seulement. Contrairement à l’oiseau d’argile que Pierre Toussaint avait modelé dans son enfance, cet oiseau-là ne parvint pas à s’envoler, et périt calciné.


***


Le bâtiment le plus solide de tous fut aussi celui qui résista le plus longtemps : le château des Roquebrune, que Raoul et sa troupe de maçons avaient consolidé. Il ne fut jamais assiégé, car aucun chef militaire n’osa jamais l’attaquer. Il ne servait à rien. À chaque guerre, les armées, en apercevant la citadelle imprenable, se contentaient de la contourner pour aller se battre plus loin. Jusqu’à la seconde guerre mondiale : en 1940, les Allemands, pensant qu’il y avait des résistants cachés dans le château, décidèrent de le détruire. Ils envoyèrent un avion, qui lâcha un obus, un seul, et la citadelle s’effondra comme un vulgaire château de cartes. Ensuite, une troupe de fantassins investit la forteresse démolie. Ils entendirent des enfants qui pleurnichaient et murmuraient. Leurs plaintes venaient de partout à la fois, elles semblaient provenir des murs délabrés du château, mais elles jaillissaient aussi des ruines du donjon, couraient le long de la muraille crevassée, faisaient trembler la vieille chapelle démolie. Certains soldats prirent peur, le château de toute évidence était hanté, et abandonnèrent leurs armes pour fuir à grandes enjambées. Néanmoins un capitaine resta dans la citadelle, avec quelques-uns de ses hommes, pour chercher les enfants. Ils réussirent bientôt à trouver, sous des décombres, l’entrée d’un souterrain et décidèrent de l’emprunter.


Ils tournèrent sans arrêt dans les labyrinthes que Raoul de Nérigean avait autrefois percés, guidés par les voix des enfants. Finalement les voix cessèrent, et le capitaine décida alors de renoncer à la poursuite et de retourner à la surface. Mais les soldats ne trouvèrent jamais la sortie. Ils avaient beau essayer toutes les issues possibles et imaginables, ils revenaient toujours à la même salle, où les attendait un squelette de forte carrure qui leur souriait à pleines dents en tenant une outre de vin entre ses phalanges. À l’autre bout du labyrinthe, il y avait bien une sortie, mais l’interstice était trop mince, et les hommes ne pouvaient pas passer. Au-dessus du passage se trouvait une inscription en latin, que le capitaine réussit à déchiffrer : « Seuls les innocents trouveront la lumière ». C’était Raoul de Nérigean, bien entendu, qui avait jadis gravé ce message. Juste avant sa mort, le vieux maître d’œuvre avait bouché toutes les issues de son labyrinthe pour ne garder que cette sortie-là. Comme il s’était promis de ne sauver que les innocents, il avait calculé la taille exacte de l’ouverture, par où pouvaient se faufiler des enfants jusqu’à l’âge de dix ans, mais pas au-delà. Bien entendu, les adultes pouvaient essayer de forcer la sortie et de creuser pour agrandir le trou… Mais Raoul avait pensé à tout. Le capitaine allemand déposa trois grenades dans l’interstice, et quand elles explosèrent, tout le château fort s’écroula sur eux. C’est ainsi que, presque huit cents ans après sa mort, Raoul put enfin savourer sa vengeance et soulager sa pauvre âme. Il venait en effet de sauver sept petits enfants juifs des griffes des soldats nazis.


***


En 1962, Michel Vuinnot, historien médiéviste au CNRS, trouva à Jumièges le manuscrit de Jacques Baptiste. Après avoir lu le document, il se sentit particulièrement touché par cette histoire surprenante et se demanda bien entendu si ce sculpteur du XIIIe siècle avait vraiment existé et si cette statue se trouvait toujours sur les toits de la cathédrale de Rouen. Il entama donc une enquête dans ce sens.


Après avoir rencontré d’autres confrères et restaurateurs de la cathédrale, ainsi que les techniciens qui assuraient la maintenance du monument, il en conclut qu’il ne pouvait exister aucune sculpture sous aucun arc-boutant, tous dûment répertoriés jusqu’au moindre détail. Il renonça donc à sa prospection. Cependant, quelques mois plus tard, il tomba par hasard sur un article de journal qui attira son attention. Il s’agissait d’un exemplaire du journal de Rouen, daté du 2 juin 1944, une des journées les plus tragiques de l’histoire de Rouen, en plein cœur de la semaine rouge, au cours de laquelle au moins 6000 bombes avaient été larguées sur la capitale normande et causé la mort de plus de 800 personnes. Le quotidien dressait un bilan des terribles destructions de la veille et informait du gigantesque incendie de la cathédrale qui avait eu lieu pendant la nuit. Sans raison évidente, la tour Saint-Romain de la cathédrale avait pris feu et les flammes s’étaient propagées dans la cour d’Albane et celle des libraires, pour ravager tout le transept droit. Les cloches de la tour fondirent, et la plus grosse d’entre elles, la Jeanne d’Arc, qui pesait environ 20 tonnes, tomba vers minuit. C’est à ce moment précis de ce formidable coup de carillon qu’une statue, située sur les toits de la cathédrale, se décrocha de son socle pour venir s’écraser sur un professeur de l’école des beaux-arts et ami des monuments rouennais, un certain Philippe Cabrouet, qui mourut sur le coup. Cette information se trouvait à la page 5 du quotidien, dans un petit encadré, sans aucun autre renseignement complémentaire.


Cette anecdote intrigua Michel Vuinnot, qui décida de reprendre ses recherches sur la statue de Pierre Toussaint. Peut-être était-ce le fameux archange qui était tombé ce soir-là, ou peut-être pas, il était impossible d’affirmer quoi que ce soit, la sculpture avait été pulvérisée sous le choc. Cependant, le lieu de l’accident correspondait avec le cinquième arc-boutant derrière la tour Saint-Romain, l’emplacement exact de l’archange de Pierre Toussaint d’après le manuscrit de Jacques le lapicide et, en principe, aucune autre statue n’était censée se trouver à cet endroit.


Les mois suivants, l’historien commença à répertorier tous les blocs détruits pendant la nuit du 1e juin 1944, afin d’identifier la mystérieuse statue. Mais il fut grandement déçu : les dégâts avaient été considérables ce soir-là, et le contexte de cette époque particulièrement troublée de l’Histoire avait empêché d’établir un inventaire précis des trésors perdus de la cathédrale.


Il décida finalement, avant d’abandonner définitivement tout espoir d’authentifier la sculpture, de chercher dans une dernière direction, celle de la victime, Philippe Cabrouet. Il voulait savoir ce que cet homme faisait à cette heure avancée de la nuit, en pleins bombardements, et si quelqu’un se trouvait en sa compagnie au moment de l’accident. Il eut bientôt quelques bribes de réponses à ses questions, mais rien de concluant : monsieur Cabrouet, membre de l’association des amis des monuments historiques, cherchait à sauver le plus grand nombre d’objets de valeur de l’incendie, au risque de sa vie, aux côtés d’autres volontaires et d’une dizaine de pompiers, mais il était mort seul, personne n’avait vu la statue tomber et l’écraser. D’autre part, cet homme n’avait aucune descendance, ni femme ni enfants, aucun parent proche. Michel Vuinnot décida donc, après ces piètres découvertes, de fermer définitivement le dossier Pierre Toussaint, qui sans doute n’avait jamais existé. Une statue nichée sous un arc-boutant, personne n’avait jamais vu pareille chose, nulle part, et le document trouvé à Jumièges datait bien du XIIIe siècle, mais paraissait vraiment trop fantaisiste pour être plausible. Et puis, malgré son rationalisme et sa rigueur scientifique, l’historien s’était passionné pour le récit de Jacques Baptiste et avait grand mal à penser que cette sculpture si merveilleuse pût être tombée sans raison un bon jour pour écraser au hasard un pauvre homme, ami des arts et de l’Histoire. L’archange, la plus belle statue jamais ciselée selon le récit du maître d’œuvre de Jumièges, valait bien mieux que cela.


Cependant, une semaine plus tard, le chercheur reçut un appel téléphonique. C’était un homme d’une trentaine d’années, concierge à l’école des beaux-arts. Monsieur Vuinnot, au tout début de la conversation, eut du mal à entendre la voix, la personne qui appelait, manifestement, manquait d’assurance :


– Allô ? Oui, bonjour, monsieur Vuinnot, c’est la secrétaire de l’école qui m’a donné votre numéro. Je me suis permis de vous téléphoner parce que j’ai entendu que vous étiez en train de faire des recherches sur un ancien professeur des beaux-arts, monsieur Cabrouet. C’est exact ?

– Oui, effectivement, répondit l’historien.

– Vous enquêtez sur les victimes de la guerre ?

– Oui, en quelque sorte…

– Je suis un ancien élève de monsieur Cabrouet. J’aimerais apporter mon témoignage. Pourrait-on se voir ? Je ne veux pas parler au téléphone…


Monsieur Vuinnot accepta de rencontrer le jeune homme, le lendemain matin, dans un café de la place Saint-Maclou, puis il raccrocha, perplexe. Il n’avait pas osé dire qu’il était médiéviste, et que son enquête concernait une statue gothique, pas du tout les faits de la dernière guerre. Cependant, apparemment ce concierge avait des révélations à faire et l’historien était curieux de les écouter. Il décida donc de passer sous silence, lors de son rendez-vous, le sujet exact de ses recherches. Le jeune homme apparut un peu en retard dans le café. C’était un grand dadais blond comme les blés, les cheveux en bataille, le teint rougeot. Il portait son uniforme de concierge et un carton à dessin sous son bras. Il salua le professeur, commanda un demi, puis déclara, avec une voix qui se voulait franche :


– Tout d’abord, je tenais à vous remercier. Je suis heureux que quelqu’un enquête enfin sur ce qu’il s’est vraiment passé pendant la guerre à Rouen. Il y a beaucoup de crimes de cette époque qui sont restés secrets.

– Oui, enfin, je ne suis pas non plus journaliste ou policier, vous savez, juste historien, répondit le chercheur.

– Je sais bien, rétorqua le jeune homme. Mais figurez-vous que mon histoire, je l’ai déjà racontée à un commissaire, mais il n’a pas voulu enregistrer ma déposition… Il n’y a aucune volonté de connaître les horreurs commises sous l’occupation, on préfère oublier, ça en dérangerait plus d’un de fouiller dans les vieilles histoires, apparemment…


Monsieur Vuinnot fronça le sourcil en dévisageant le jeune homme, qui tripotait son sous-bock nerveusement, sans oser regarder son interlocuteur droit dans les yeux.


– Racontez-moi, je vous écoute…

– Merci. Voilà. J’avais huit ans quand a commencé la guerre. J’étais pensionnaire dans une institution privée de Rouen, et monsieur Cabrouet était notre professeur de dessin… Il était arrivé à Rouen au tout début de la guerre, à la rentrée 1940… Il venait de la région de Bordeaux. J’ai appris plus tard qu’un fonctionnaire de l’État français l’avait pistonné pour entrer à l’école des beaux-arts, où il donnait aussi des cours, et qu’il avait été séminariste autrefois mais qu’il n’avait jamais été ordonné prêtre… Bref... Monsieur Cabrouet était un homme bizarre, solitaire, très sévère… – la voix du jeune homme tremblait. Il était obsédé par l’esthétique des nazis, il disait qu’il était sculpteur et qu’il rêvait d’accomplir une œuvre idéale, celle d’un angelot blond au corps parfait, de race pure, et qu’il cherchait un modèle parmi ses élèves descendants de la noble race des Vikings. Alors il nous faisait venir dans son bureau le soir, un par un, pour nous faire poser devant lui. Il nous forçait à nous déshabiller et il en profitait pour balader ses sales doigts sur nos corps. Il disait que c’était pour mieux apprécier la physionomie de ses statues. Il nous demandait même de baisser nos culottes pour vérifier que nous n’étions pas circoncis, parce qu’il détestait par-dessus tout les juifs. Oh, monsieur, je n’ose pas vous en dire plus, cet homme était un véritable monstre ! Je suis bien content que Dieu l’ait puni à la Libération en faisant tomber cette statue de la cathédrale. Je sais que ce n’est pas très chrétien, mais quand j’ai appris sa mort, j’ai hurlé de joie, c’était le jour le plus heureux de ma vie.


Le jeune homme prit une gorgée de bière, puis il ouvrit son carton à dessin. Il en sortit une enveloppe et la glissa dans la main de l’historien, qui l’ouvrit. Il y avait à l’intérieur plusieurs images, tout à fait éloquentes, d’enfants nus croqués au fusain dans des postures malsaines et une photo jaunie, où apparaissaient le professeur Cabrouet et sa classe.


– Vous me croyez ? Vous allez publier mon témoignage ? demanda le jeune homme, inquiet.

– Je verrai ce que je peux faire, répondit laconique monsieur Vuinnot. Reprenez ces documents, je vous prie.


Le jeune homme partit et l’historien se retrouva seul dans le café. Il commanda une seconde bière, puis une troisième. Il était consterné. Les esquisses qu’il venait de voir ne laissaient aucun doute sur la perversité de ce professeur de dessin. Il s’en voulut d’avoir menti au jeune homme, car il ne pouvait absolument rien faire pour lui… Mais surtout, Michel Vuinnot pensait à la statue de Pierre Toussaint. Ainsi donc, elle ne s’était pas écrasée sur n’importe quel passant, mais sur un véritable monstre, un bourreau d’enfants. C’était une coïncidence extraordinaire, trop sans doute pour relever du pur hasard. La statue s’était vengée, cet archange sculpté expressément pour combattre le basilic l’avait enfin trouvé dans les rues de Rouen, et s’était ruée sur lui pour le tuer. Et dans cet ultime combat, il s’était lui-même détruit. Des questions se pressaient dans l’esprit d’habitude raisonnable et tranquille de l’historien : le destin existait-il ? Michel Vuinnot ne croyait ni en Dieu, ni au diable, juste en la science, mais il devait bien s’avouer déboussolé par les événements, et avait grand-peine à penser que la fin de cette statue pût être totalement fortuite.


Quand il rentra chez lui, le soir, il réfléchit à toutes les recherches qu’il avait effectuées depuis des mois. Il voulait résoudre de la manière la plus scientifique la question de l’existence de cette statue, même si dans son for intérieur, il était d’ores et déjà persuadé qu’elle avait bel et bien été sculptée. Mais il devait le prouver. Il soumit donc son esprit au doute cartésien, et retraça mentalement toutes les étapes de ses recherches. Et soudain, il se rendit compte qu’il n’avait pas vérifié lui-même les arcs-boutants de la cathédrale, il s'était juste fié de la parole de ses confrères historiens et des techniciens qui lui avaient assuré ne rien avoir vu sur les toits, mais lui-même n’y était pas monté pour les inspecter en personne.


Il prit donc rendez-vous avec les ouvriers de la cathédrale et put obtenir le droit de monter sur les toits du monument. Monsieur Vuinnot était un homme de bibliothèque, pas d’action, et souffrait de vertiges, mais il fit un effort surhumain, au nom de la science, pour accéder à l’endroit où était censé se trouver l’archange saint Michel.


Sous l’arc-boutant, il ne trouva bien entendu aucune statue. Cependant il y avait là une sorte de petit piédestal qui faisait comme une marche, et qu’on ne trouvait sous aucun des autres arcs. Et posé sur ce socle, l’historien vit un pied sculpté dans la pierre. Il eut alors la preuve définitive de l’existence de la sculpture de Pierre Toussaint. La statue s’était fracturée au niveau de la cheville pour tomber des toits et s’écraser sur son ennemi, le monstre dévoreur d’enfants, la nuit de l’incendie de la cathédrale. Mais le pied était demeuré là-haut, intact sous l’arc-boutant, ancré sur son socle. C’était tout ce qu’il restait des œuvres de Pierre Toussaint, le pied droit chimérique d’un ange de pierre. Mais il s’agissait bel et bien du plus beau pied jamais ciselé depuis que Pygmalion avait sculpté dans les légendes.


FIN


 
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