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La légende du Temps
Charivari : La légende du Temps  -  Quatrième poème – L'ombre du doute
 Publié le 28/12/20  -  4 commentaires  -  43893 caractères  -  63 lectures    Autres publications du même auteur

(Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force. Blaise Pascal)



Chant 1


Lorsqu'il atteignit l'âge adulte, Bahadar, le bâtard des dieux, sortit de sa tanière et marcha sur le monde à la rencontre des hommes et des dieux.


Bahadar était aigri, avant même que de vivre. Peut-être eût-il été capable d'amour, mais il ignorait ce sentiment que personne ne lui avait jamais porté, ni la nature cruelle qui pourchasse les faibles, ni cette mère indigne que les hommes trouvaient si belle et bonne, ni ce père dévoré de remords en sa forteresse de glace.


Il avait pris le monde en dégoût, avant même de le connaître. Ses pensées pleuraient dans son crâne, mais ses yeux restaient secs. Il était vide d'émotion, sans espoir ni désir, et en sa froide et parfaite conscience il venait à songer qu'il n'est nulle rémission, que le bonheur est illusoire, l'amour trompeur, la bonté égoïste. Bahadar pensait que les hommes étaient fous de suivre leurs passions, mais il ignorait que la raison sans amour est folie bien plus grande, et que seul son désarroi dictait ses propres pensées.


Les hommes l'appellent le mal, et partout où il passe le suit la douleur. Mais il n'est pas le mal, tout juste le malin qui dévoile en nous les secrets les plus obscurs, le véritable mal qui se loge au fin fond de nos âmes animales. Bahadar n'est pas le mal, il est même le seul dieu qui ne fit jamais couler le sang de ses mains ni ordonna à quiconque de tuer. Et il ne ment jamais, quoi qu'en disent les humains, car il se contente de faire miroiter aux yeux des êtres candides le reflet fragmenté des vérités éclatantes, pour les aveugler et les pousser à commettre les pires crimes. Et les hommes disent aussi qu'il est d'une laideur repoussante, mais en réalité, Bahadar est tout autant dénué de visage que de sentiment, et si l'on trouve hideux son aspect, c'est que l'on n'aime guère regarder la Vérité en face. Cependant, peu à peu, en se laissant convaincre, tous finissent par le trouver splendide, en admirant leur propre reflet dans les traits déformés du dieu sournois.


Bahadar trouva bientôt sa première victime. Le bâtard cheminait sur le roc brûlant. Le soleil inondait sa chair et son ombre coulait derrière lui en distordant son corps. Lorsqu'au loin, dans l'horizon d'azur, une silhouette vint à sa rencontre : c'était le beau Solsunn, qui avait arrêté un temps sa course contre la lune pour connaître ce marcheur solitaire. Et le dieu superbe du soleil et des arts connut alors son frère, qui n'était que laideur, haine et froide logique.


« Salut à toi, voyageur, qui es-tu ? » demanda Solsunn, et Bahadar répondit :


– Je ne suis sur la terre

Qu'un pèlerin fourbu.

Enfant de la lumière,

Je suis l'ombre au soleil,

Taciturne et tordue ;

Mais ton reflet fidèle,

Ta réplique à l'envers

Qui s'accroche à tes pas

Et te suit aux talons.

Je suis ton demi-frère,

Fils bâtard de ce roi

Que vous croyez si bon.

– Bâtard, dis-tu ? répondit Solsunn, stupéfait. Et pourquoi donc ?

– Je suis le fruit de la faute de Potestorm notre père qui viola Liebama. Il la fit saigner comme une truie et la délaissa à moitié morte dans une caverne putride.


À ces mots, Solsunn agrippa le dieu de laideur par le cou, et, menaçant de l'étrangler, vociféra :


– Vile créature ! Langue de vipère ! Tu mens ! Mon père a caché Liebama dans le lieu le plus secret du monde pour la protéger du dragon qui menace le jour. Tout le monde sait cela.


Bahadar eut un sourire narquois et rétorqua :


– Voici donc le vrai visage de mon frère : coléreux, grimaçant et fondant sa raison au nom d'une Vérité qu'il ne saurait prouver. Mais la Vérité, mon frère, ne repose pas sur de vaines paroles ou sur les rumeurs du grand nombre, elle se démontre par les faits. Arrête donc un temps la course du soleil, et suis-moi, je te prouverai que ce que j'affirme est vrai.


Solsunn lâcha prise, hésitant. Et dans le ciel, on put voir l'ombre du doute planer, car le soleil était déjà en retard dans sa course et les ténèbres commençaient à émerger dans le ciel céruléen. Mais Solsunn décida de suivre malgré tout son frère bâtard, piqué par la curiosité.


Bahadar pénétra dans la forêt et le beau jeune homme le suivit par les sentiers perdus aux ombres indécises, égratignées de ronces, enchevêtrées de branches. Le bâtard s'arrêta à l'orée de la clairière où reposait Liebama, la déesse au sourire, car le loup qui gardait la caverne où reposait la belle déesse se tenait devant eux en grognant contre les intrus. La bête laissa passer Solsunn et barra la route à Bahadar, car les fauves, beaucoup mieux que les hommes, savent distinguer le fort du faible, le courageux du couard.


Le jeune homme traversa la clairière et pénétra dans la grotte. Et c'est là, dans les entrailles de la terre, que le dieu du soleil perdit sa candeur en connaissant tout à la fois l'amour et la haine. L'amour, car il étreint son aimée pour la toute première fois, et la haine, car il connut enfin la vérité de la faute du roi.


Bahadar attendait dans les fourrés le retour de Solsunn, sachant pertinemment que le dieu reviendrait. Lui, l'être de raison, il savait qu'entre la haine et l'amour, aucun être au monde ne choisit l'amour, car la haine s'alimente de l'amour, comme le feu du bois tendre. Ainsi Solsunn, qui aurait pu demeurer éternellement heureux et insouciant dans la grotte à se délecter des plaisirs les plus doux, préféra partir pour venger son amante et, en vain, chercher à redresser un tort pourtant irréparable.



Chant 2


Bahadar conduisit Solsunn jusqu'à l'escalier des dieux, qui menait à la cité céleste où reposait le roi des âges, perdu dans ses cauchemars. Et au fur et à mesure que le dieu de beauté gravissait les mille et une marches en compagnie du bâtard qui le suivait comme son ombre biscornue, la nuit s'étalait dans le ciel, et bientôt la lune apparut, pour la première fois, aux côtés du soleil.


Solsunn vit enfin Monalund, la déesse de la nuit, ou du moins son reflet dans le cristal de la cité céleste, car nul ne put contempler la Vérité en face. La lune s'était glissée au-devant du soleil, provoquant la toute première éclipse du monde, dont la noirceur aveugla tous les êtres sur terre.


Alors que Solsunn entrait à Caelvala, sa colère décuplait en constatant qu'il n'y avait point de dragon dans le ciel et que Bahadar avait raison. Mais le dieu du soleil, au lieu d'affronter la lune qu'il avait pourtant enfin à sa portée, s'élança rageur vers le palais, bien disposé à tuer son père. Bahadar lui glissa habilement une dague dans la paume, mais il n'accompagna pas son frère, et préféra demeurer sur la terrasse du monde, pour parler à la lune.


Solsunn courut dans les vergers, mais les gardiens de Caelvala, fils de Doyo, lui barrèrent le passage, pour protéger l’entrée du palais et la dépouille du roi. Le dieu du soleil, aveuglé de colère, en tua trois d’un coup et mit les autres en fuite, puis il entra en trombe dans la grande salle du trône voûtée par les étoiles, jeta à terre la chaste Unaïa, qui s’était agenouillée devant lui en implorant clémence, et planta sept fois son couteau dans le corps du roi sans défense.


Cependant aucune de ces blessures ne s'avéra mortelle. Monalund la lune, qui n'oublie jamais de transpercer les êtres d'une flèche invisible pour sceller leur trépas avait cette fois-ci omis de dicter sa sentence, tant elle était absorbée par les mots de Bahadar. Le dieu perfide lui contait de sombres propos, la lune devenue noire à cause de l'éclipse l'écoutait en silence, et de nombreuses étoiles autour d'elle entendirent aussi son discours fielleux et se condamnèrent à tout jamais. Bientôt, tous ces astres déchus, perdant leur brillance, tomberaient sur la terre comme une nuée de météores envoyée par la lune pour pervertir les hommes, les convertir en bêtes nocturnes et leur enseigner la magie maléfique. Mais pour l'instant, le ciel demeurait muet, immobile et opaque. Solsunn réapparut sur la terrasse du monde. Triomphant, il portait dans ses bras le corps de son père, sans vie mais sans trépas, et ses yeux scintillaient de vengeance.


Bahadar s'approcha de lui et lui souffla à l'oreille :


« Le Temps gagne l'amour, il est donc vain de vivre. Le fils est aujourd'hui appelé sur le trône du monde, mais l'amour balaiera la raison. Pour une femme, il perdra son royaume, et fera renaître le chaos des temps d'avant le Temps. »


C'étaient les paroles que Mordod avaient adressées à son fils Potestorm avant de succomber, et maintenant la prophétie s'appliquait à Solsunn, le fils du roi des âges, son héritier. Et Bahadar, moqueur, félicita le dieu, qui venait de tuer trois gardiens innocents et de s'acharner sur le corps sans défense d'un vieillard endormi.


En entendant ces mots, Solsunn comprit alors les vraies raisons de son geste et tout à coup ses traits prirent un ton ombrageux. Des larmes coulèrent, maculant ses joues d'éphèbe et éteignant ses yeux, son visage s'enlaidit, grimaçant de douleur, et son corps se voûta, accablé par le poids du remords, le cadavre du père assassiné qu'il tenait dans ses bras, et qui souriait béat, ni mort ni vivant, en se moquant de lui.


Les deux dieux descendirent les mille et une marches de l'escalier de cristal. En les voyant tous deux, on eût dit que le soleil était Bahadar, clairvoyant dans la nuit, marchant devant d'un pas léger, et que Solsunn, qui le suivait derrière en portant son fardeau, chancelant, ténébreux, était son ombre lourde ; mais en ces temps tragiques, tout était à l'envers, la lune était noire, le soleil éclipsé, le bien était le mal, et la beauté laideur.


Bahadar conduisit Solsunn jusqu'à la cité de Galdenor, bâtie en face de l'escalier des dieux. C'était la première fois depuis la première nuit des temps nouveaux que le prince retournait dans sa ville. Mais une fois à Galdenor, le prince ne parvint pas à s'adresser à son peuple angoissé par l'éclipse. Solsunn, pourtant dieu des poètes et des bardes, ne pouvait souffler mot, le regret l'étranglait et clouait ses paroles dans le fond de sa gorge.


Alors Bahadar parla pour lui à la foule inquiète. Il décrivit à l'assemblée les faits selon la version la plus favorable au prince, insistant sur l'ignominie de la faute commise par le vieux roi des âges, passant sous silence sa léthargie lorsqu'il fut lâchement assassiné. Et le dieu perfide conclut son discours élogieux en affirmant que le soleil renaîtrait et vaincrait la nuit lorsque tous les êtres du monde reconnaîtraient en Solsunn le nouveau roi des âges, amené à rayonner sur le monde et faire triompher la nouvelle harmonie.


Le bâtard des dieux fut si éloquent que tous les gens de Galdenor acclamèrent à l'unisson leur prince, devenu le nouveau souverain de l'univers. L'enthousiasme était tel parmi la populace que les gardes du palais durent s'interposer pour empêcher que la foule rugissante ne s'emparât de la dépouille de Potestorm pour la déchiqueter.


Solsunn se réjouit d'avoir à ses côtés un si bon conseiller et si ardent défenseur de sa cause en la personne de Bahadar. Aussi confia-t-il à son demi-frère le soin d'annoncer la nouvelle de la faute de Potestorm et de convier hommes et dieux à son propre sacre.



Chant 3


Bahadar envoya des émissaires aux quatre coins du monde pour inviter dieux et rois à Galdenor à assister à la cérémonie de l'adieu au vieux roi Potestorm tombé en disgrâce, et au sacre du fils, le beau Solsunn, le prince héritier.


Le dieu perfide, devenu conseiller du nouveau roi des âges, échafaudait peu à peu son stratagème. Il n'invita pas Liebama, de crainte que la déesse ne conciliât les hommes et ne déjouât les manigances de son fils bâtard. Sawilda, la déesse sauvage, ne fut pas conviée non plus, pour la même raison. Bahadar la détestait plus que tout, elle qui, sans compassion, l'avait abandonné à son sort, alors qu'il n'était qu'un nourrisson.


Mais tous les autres êtres de la terre accoururent bientôt au rendez-vous. D’abord, ce furent cinq tribus, qui arrivèrent au même moment à Galdenor. Dans l'horizon ébloui par l'éclipse qui scintillait sur l'onde, on vit au ponant une multitude de navires. Il y avait là des nefs majestueuses, telles des palais flottants, aux voiles immaculées gonflées par la nuit, et de longues bélandres nerveuses et rapides aux proues ciselées de figures de monstres marins, qui fendaient l'écume sous les coups des rameurs. C'étaient les tribus d'Akwassar et d'Izlis, les peuples de la mer et vassaux de Simar, qui naviguaient avec eux. Le dieu de l'océan, debout sur son vaisseau qui filait seul sur l'eau soufflait dans une conque de nacre pour annoncer sa venue.


Au levant, on entendit en retour la mélodie de mille flûtes, crécelles, lyres et rebecs, qui s'envolait légère. C'étaient les tribus de Sandarien et d’Amazul, les peuples du vent, qui répondaient à l'appel de la mer et marchaient vers Galdenor. Leur cortège était humble et désordonné, car le seul luxe de ces gens était la liberté, et Aerwind, la déesse ailée qui les inspirait, planait au-dessus d'eux.


Enfin, au Méridion, on pouvait distinguer un cortège provenant de Volkentis, la cité des poètes qui vénérait Solsunn mais n'avait pas de roi, qui avançait aussi vers Galdenor, et leurs chants harmonieux s'ajustaient aux mélodies de la mer et du vent.


Les cinq délégations furent reçues en grande pompe à Galdenor, ainsi que Simar et Aerwind, parents de Solsunn, et de nombreux descendants des étoiles, qui vivaient parmi les hommes. Bahadar, au nom du nouveau roi des âges, se présenta et décrit habilement les évènements passés. Malgré la gravité des faits énoncés, personne ne douta de la bonne foi de Solsunn ni ne remit en cause son sacre imminent. Tous s’attelèrent à préparer la fête à venir, en attendant les prochains convives.


Hélas, la réaction des quatre tribus restantes fut bien différente. Il s’agissait des peuples guerriers de Betteliand, Helixan, Gwaerior et des monts Untarok, tous fidèles à Potestorm ou à son vassal Feobrann, le dieu soldat. Bahadar avait différé l'appel auprès de ces quatre peuples, et les avait tout d’abord fait converger à Betteliand, avec le dieu Feobrann, d’où ils partiraient ensuite tous ensemble pour Galdenor.


Betteliand était une cité bâtie sur le premier champ de bataille du monde, le lieu de la victoire des lutins sur le peuple de Mordod au premier âge du monde, une fière citadelle qui se tenait au bord du gouffre des géants, au pied de l'effigie de Potestorm taillée dans une falaise en surplomb, qui protégeait la ville. Bahadar arriva en même temps que les armées de Gwaerior. Sous le soleil voilé par la lune noire, il narra à Feobrann et aux rois belliqueux les mêmes faits qu’énoncés à Galdenor, mais décrits sous un angle absolument contraire. Solsunn le félon avait poignardé le roi pendant son sommeil et usurpé le trône. Mais Potestorm n'était pas mort, il était retenu prisonnier à Galdenor. Il fallait, coûte que coûte, le libérer.


Le discours enflammé de Bahadar attisa les esprits, et bientôt retentirent les cris de guerre, qui rejoignaient en écho la plainte des géants tombés dans l'abîme, au tout début du monde. Les armées des quatre peuples sortirent alors en trombe de Betteliand en direction de Galdenor, pour anéantir la cité et libérer leur souverain captif. Barbares d’Untarok bardés de fer, colosses d’Helixan, légions métalliques de Betteliand et guerriers nus de Gwaerior, ils avançaient en cohortes effrayantes sous le commandement de Feobrann, le dieu de la guerre, qui marchait devant eux en déchirant la nuit de ses glaives de feu.


Le pas martial des armées de Feobrann et les roulements de tambours firent frissonner les blés aux abords de Galdenor, et résonnèrent dans le cœur de chaque être qui se trouvait dans la cité du prince. Le dieu du feu sonna du cor pour ordonner l'assaut. Au loin, la conque de Simar, son sempiternel ennemi, répondait au défi. Le combat commença, et Bahadar profita du moment pour s'écarter du champ de bataille. Il vint s'asseoir sur la première marche de l'escalier des dieux, en face de Galdenor, au milieu du monde, et qui avait été, aux temps d'avant le Temps, le trône de Mordod, le premier roi des âges.


Les hommes dans leur folie ont longuement chanté les prouesses de cette première guerre des hommes et des dieux, et rédigé depuis de longues épopées pour vanter les hauts faits des guerriers de chaque camp. Mais cette présente légende taira ces évènements sanglants, car nul massacre n'est héroïque, nulle guerre digne d'être narrée dans le détail. Et Bahadar, sur son trône de pierre tout au milieu du monde, entendait, là-bas, depuis la plaine de Galdenor, le fracas du fer entrecroisé, les cris des victimes et des bourreaux qui se confondaient dans la nuit, et il s'en amusait fort.


D'un côté, il y avait six cités et trois dieux pour défendre Galdenor, de l'autre juste quatre tribus loyales à l'ancien roi, mais bien plus belliqueuses, et conduites par le dieu le plus farouche, Feobrann. L'issue du combat était évidente : personne ne vaincrait, hormis Monalund, la mort. Et Bahadar souriait en songeant à ces humains stupides et ces dieux sans sagesse qui s'entre-déchiraient pour une seule et même Vérité, mais qui étaient incapables de la regarder en face, dans son intégralité, comme les yeux ne peuvent soutenir la lune et le soleil quand ils se trouvent ensemble dans le firmament.



Chant 4


La guerre s'éternisa, et les hommes perdirent bien vite le décompte des jours et des nuits, car l'éclipse demeurait dans le ciel, et arrêtait le Temps.


Les batailles se succédaient, chacune plus mortifère que la précédente, et les corps s'amoncelaient devant Galdenor, victimes de la folie humaine. À chaque assaut des milliers de jeunes gens étaient sacrifiés aux cours de ces jeux barbares, et offerts en pâture aux mouches de Bahadar.


La guerre continuait, acharnée, aucun des deux camps ne parvenant à rompre l'équilibre. Mais bientôt les alliés de Solsunn abandonnèrent le combat. Aerwind, la déesse du vent, songea qu'il était vain de mourir pour défendre un souverain, quel qu'il fût, et rappela les siens. Galdenor perdit alors ses meilleurs archers. Mais plutôt que de battre en retraite, Aerwind laissa ses armées cantonnées dans la plaine, en attendant l'issue des combats, disposée à lutter contre le vainqueur affaibli pour ainsi empêcher qu'il n’y ait un roi sur terre.


Les armées de Volkentis aussi se retirèrent. La cité fut en proie à une guerre intestine, certains demeurant fidèles à Solsunn qui avait fondé la ville, d'autres ne comprenant pas que l'on défendît un roi lorsque la cité n'en possédait pas. Et les citoyens, qui avaient tous droit de parole et d'opinion, s'entre-déchirèrent sans que personne ne le leur ordonnât, poussés au crime par leur seul libre arbitre.


Simar, le dieu des océans, fut le dernier à abandonner l'alliance de Solsunn, quoiqu'il fût le premier à souhaiter le repli de ses troupes. Mais Feobrann l'empêchait de partir, et s'acharnait sur le dieu, animé par l'esprit de vengeance provenant du tout premier combat entre le feu et l'eau, au second âge du monde. Lorsqu’enfin Simar ordonna à ses armées d'embarquer pour retourner vers les royaumes des eaux, le dieu du feu exhorta les guerriers de Gwaerior d'aller poursuivre les fuyards jusqu'à la haute mer, et bon nombre d'entre eux se noyèrent dans les flots.


Simar, humble et pragmatique, affirmait : « Qu'importe donc qui est le roi, pourvu qu'on ait la paix. » Convaincu qu'il contribuait à l'entente entre les peuples, il reprit son labeur sans se soucier des combats. Cependant, il ne faisait qu'alimenter la guerre, car les peuples d'Akwassar et d'Izlis qui s'inspiraient du dieu, seuls à travailler en ces temps misérables, vendaient le grain et les armes aux guerriers des deux camps.


Galdenor était donc désormais seule contre quatre cités et la furie guerrière de Feobrann, leur chef. Et Solsunn avait beau opposer une défense héroïque, il savait que tôt ou tard, la cité tomberait. Il imaginait déjà les soldats ennemis mettre à sac demeures et palais, et passer au fil de l'épée chacun des habitants, avant d'immoler la ville entière dans un grand incendie.


Aussi, Solsunn convoqua les gens de Galdenor et leur parla. Il venait d'envoyer un émissaire auprès de Feobrann, et ce dernier acceptait d'épargner la cité si Solsunn venait, seul et dépouillé de tout, déposer la dépouille de Potestorm aux pieds du dieu guerrier, avant de s'agenouiller pour avoir la tête tranchée. Les habitants de Galdenor écoutaient, en silence, les paroles amères de leur prince. La mort dans l'âme ils acceptèrent la défaite et pleurèrent à chaudes larmes le sacrifice futur de leur souverain.


Mais c'est alors que l'on vit poindre au septentrion une nuée confuse accompagnée d'un grondement qui retentit dans la lande. Et soudain on aperçut une nouvelle armée, une meute animale où se mêlaient les fauves, ours, loups, tigres, aurochs et pachydermes, qui ruaient droit vers les armées de Feobrann. Au-devant de la horde sauvage chevauchait Sawilda, la déesse farouche, montée sur sa jument noire, et à ses côtés se trouvaient les premiers cavaliers de tous les temps, des hommes de Sandarien, d’Amazul, de Volkentis ou d'ailleurs, et même des renégats provenant des armées de Feobrann, qui avaient refusé la défaite du dieu radieux et s'étaient réfugiés dans la forêt pour constituer une nouvelle tribu, le onzième peuple des hommes, qui se nommait « Forstod » ce qui signifie, dans une langue oubliée, « les rebelles ».


Apprenant la situation de son aimé Solsunn de la bouche de ces hommes, Liebama, la déesse au sourire, avait supplié son amie Sawilda de porter main-forte au prince de Galdenor, et l'amazone avait fini par accepter sa requête. La déesse sauvage enseigna aux hommes de Forstod la langue secrète des chevaux, et pour ceux qui provenaient des peuples du vent, elle dompta d'autres montures, plus terrifiantes encore, des aigles gigantesques aux griffes acérées.


Les rebelles galopèrent sur le champ de bataille et leur charge animale pénétra jusqu'au cœur des légions de Feobrann. Cependant, les armées du dieu du feu surmontèrent cet assaut meurtrier et peu à peu semblaient reprendre le dessus.


Depuis les murailles de Galdenor, les guerriers de la cité, soudain revigorés par l'aide providentielle, attendaient impatients le signal de leur prince pour s’élancer au combat. Mais Solsunn était absent. Il avait déserté.



Chant 5


En effet, tandis que la tribu de Forstod entrait dans la bataille, Solsunn s'était posté tout en haut du plus haut des donjons pour contempler la guerre. Et là était venu à sa rencontre Bahadar. Le dieu perfide demanda à Solsunn s'il était heureux de voir que la guerre reprenait, et son frère répondit :


– Je suis soulagé, car de nouveau l’espoir est là, hélas, comment puis-je me réjouir à la vue de la guerre ? Combien d'hommes périront au cours cette nouvelle bataille ?

– Tu as raison, dit Bahadar, si Galdenor part à l'assaut, l'issue de la bataille sera de nouveau indécise. Que penses-tu faire alors ?

– Je ne comprends pas ta question, mon frère, car il n'existe pas de dilemme. Je vais ordonner l'attaque, bien entendu. Je n’ai pas d’autre choix.

– Vraiment ? Je crois pourtant qu’on a toujours le choix, et que personne n'est ni ne sera jamais contraint à la violence… Je ne te comprends pas, Solsunn. Ne souhaitais-tu pas, tout à l'heure, faire cesser le combat, et sacrifier ta vie pour faire régner la paix ?

– Bien entendu, mais les faits ont changé. La victoire est de nouveau possible.

– Donc en réalité, ce n’est pas la paix, ni les morts qui comptent pour toi, mais seulement la victoire.


Bahadar adressa un sourire narquois à son frère et Solsunn demeura un temps perplexe, avant de répondre :


– La victoire m’importe parce qu’elle est le seul moyen d’obtenir la paix… Et la paix signifie la fin des massacres.

– Donc, si j’ai bien compris, tu vas mener tes troupes à l’assaut pour éviter qu’il y ait de nouveaux massacres… C’est un paradoxe pour le moins troublant, mon frère. Mais écoute-moi, sais-tu que la défaite elle aussi mènerait à la paix, tout comme la victoire ? En réalité, je crois que depuis le début de cette guerre les hommes meurent pour un seul motif… À cause de toi. Afin de te détrôner ou bien pour te défendre, qu’importe, tu es le seul coupable, la seule raison de toutes ces tueries. Dès le début du conflit tu pouvais avoir choisi de renoncer au trône, et tu aurais pu ainsi éviter tant de drames…

– Je ne sais pas si le fait d’abdiquer aurait changé quoi que ce soit, sincèrement. Feobrann ne cherche que la guerre.

– Feobrann a deux missions sur terre, défendre l’ancien roi et soumettre l’océan. Toutefois Simar est un sage, il a renoncé en son temps à cette folie meurtrière pour aller se réfugier bien à l’abri dans son palais aux confins des eaux. Mais toi, tu t’acharnes, tu veux à tout prix régner, par pure vanité, par égoïsme.

– Égoïsme ? Mais que dis-tu Bahadar ? Pourtant il y a à peine quelques heures, j’étais disposé à mourir pour sauver mon peuple…

– Oui, bien sûr… Tu as envisagé de te sacrifier quand tout espoir était déjà perdu, mais en réalité il ne s’agissait pas de martyre, Solsunn, puisque Feobrann t’aurait de toute manière tué après avoir mis à sac Galdenor. Mais maintenant, comme tu peux de nouveau sauver ta tête, tu dis que tout a changé… En réalité rien n’a changé, rien, mis à part tes chances de survie. Tu préfères sacrifier les autres à ta place, tu es juste un lâche qui a peur de périr. Renonce donc à ta couronne, disparais de la face de la terre, et je t’assure que les hommes s’offriront une trêve et commenceront à négocier la paix.


À ces mots, Solsunn s'effondra, effaré par cette révélation. Puis, après un long silence, il répondit sur un ton grave :


– Mon frère, je viens de comprendre enfin ma vanité et je te remercie de m'avoir fait ouvrir les yeux. Si je renonce à mon sacre, peut-être la paix reviendra et les dieux s'entendront.


Solsunn descendit du donjon mais au lieu de gagner la grand-cour du château de Galdenor où l’attendait son armée, il prit un passage secret et se rendit au sanctuaire sacré où reposait la dépouille de son père. Il prit le corps endormi dans ses bras et le porta dans le dédale des labyrinthes qu’il y avait sous la ville, jusqu’à atteindre une porte dérobée qui donnait sur une petite crique, face à la mer. Bientôt vint à sa rencontre un dauphin, émissaire de Simar, et Solsunn lui communiqua sa volonté de se constituer prisonnier auprès du dieu des océans, qu'il jugeait le plus sage de tout l’univers.


Simar apparut peu après, et fit monter dans son navire les deux rois déchus, Potestorm et Solsunn, le père et le fils. Le roi des eaux déposa les deux divinités sur une île aux confins de l’océan, près de l’abîme de la fin du monde où les eaux tombent en cataractes vers le néant.


Bahadar n’accompagna pas son demi-frère dans les souterrains du palais. Réjoui, il arpenta les murailles de Galdenor pour annoncer la désertion du prince juste avant le grand assaut censé mener à la victoire. Et lorsqu'ils eurent la preuve des dires du dieu perfide, tous dans la cité crièrent ensemble à la trahison. Leurs hurlements dépités retentirent sur le champ de bataille et parvinrent aux oreilles des gens de Forstod et de Sawilda, qui ordonna aussitôt de battre en retraite. Le prince avait trahi, le prince pour qui tous avaient risqué leur vie, s'était lâchement dérobé. Le monde entier, alliés, neutres, adversaires, sut alors que le prince était un couard et un félon.


C'est ainsi que Solsunn, jadis aimé de tous, fut soudain haï par la terre entière, alors que pour la première fois depuis le début du conflit, l'amour avait guidé son geste. Mais c'était l'âge de la discorde, tout était à l'envers, la lune était noire et aveuglait les hommes.



Chant 6


Bahadar s'assit sur la première marche de l'escalier de Caelvala, qui avait été autrefois le trône de Mordod, le roi des âges du tout début des temps. Et là, il convoqua les dieux, pour trouver enfin une entente et faire cesser la guerre.


À son rendez-vous, il y avait Feobrann, le dieu soldat, dont les épées de flammes illuminaient la nuit, Aerwind le vent, la déesse de l'esprit libre qui plane où bon lui semble, Sawilda l'amazone, qui tenait en son cœur le mystère des forêts, et Simar, maître du ressac, qui posait sa tête lourde sur son bâton qui fait les marées.


Bahadar fit le silence et déclara :


– Il n'y a plus de souverain, il n'y a plus de jour et plus de Vérité. Qui d'entre vous sera capable de faire revenir la lumière ? Nul doute que celui qui y parvient méritera d'être roi.


Tous les dieux acquiesçaient, et Bahadar poursuivit :


– Quelle est la Vérité ? Quelle loi immuable triomphera du vide ? Quelle lumière sera assez puissante pour terrasser la nuit ? Quelle idée souveraine forcera l'Harmonie ?


Chacun médita ces paroles, et chacun, devant le dieu perfide qui les toisait d'un regard amusé, trouva sa vérité en son for intérieur.


Aerwind, la déesse d'esprit parla en premier :


– Il n'existe qu’une Vérité, et c’est la liberté, et juste trois lois impérieuses pour que renaisse la lumière : nul ne peut interdire, nul ne peut posséder, nul ne peut empêcher la liberté d’autrui. Tel et le sentier du vent, le seul chemin qui nous mène à la paix.


La déesse du vent agita ses larges ailes et s'envola à la conquête de Caelvala. Hélas, Unaïa, la chaste intendante du palais des nuées, avait barré l'entrée et organisé la défense de la forteresse de cristal, car la dernière visite d'un dieu avait été celle de Solsunn, qui avait assassiné le maître de la demeure, et Unaïa, loyale à Potestorm, refusait qu'il y eût un nouveau souverain sur l’univers. Aerwind tenta de la convaincre, en vain. Alors elle souffla et déchaîna tempêtes et aquilons pour défoncer les portes, mais quand elle réussit enfin à les ouvrir, elle comprit que s’engouffrer dans le palais signifiait soumettre les lutins, les obliger, les massacrer peut-être… Et renoncer à son idéal en devenant despote. Alors Aerwind, dépitée, décida d'abandonner sa tentative et partit susurrer sa plainte dans les landes désolées, tout en bas sur le monde.


Bahadar déclara alors :


– Aerwind a échoué, les humains sont condamnés à demeurer pour toujours enchaînés, car la liberté ne saurait s'imposer, et ne peut triompher qu’en renonçant à elle-même.


Les dieux méditèrent ces paroles, et bientôt, brisant le silence, Sawilda cabra sa monture et lança :


– S'il est une vérité, c'est celle de la nature. Elle est la loi qui régit la vie même, ni bonne ni mauvaise, elle est tout à la fois. Et tous appartiennent à la nature souveraine, forts ou faibles, proies ou prédateurs, nous sommes utiles pour perpétuer le cycle, et les hommes sont bien fous de croire en d'autres lois.


L'amazone prit son élan et lança sa jument à l'assaut de Caelvala. Et sous le pas du palefroi naissait le lierre sur les marches de l'escalier céleste. Hélas, l'animal ne parvint pas à grimper les mille et une marches, et le lierre tomba au sol sans parvenir à prendre racine sur le cristal. La nature était condamnée à demeurer rampante. Et l'amazone contrariée rebroussa chemin pour s'engouffrer dans la forêt opaque.


Bahadar, sur son trône de pierre tout au milieu du monde, commentait amusé :


– Sawilda a échoué, car la nature ne peut transcender l'esprit. La nature se contente d'exister, sans relâche elle meurt et renaît, et s'alimente de sa propre mort. Il est déjà trop tard pour que la nature suffise à l'homme, nous avons un esprit qui nous anime et réclame bien plus que notre simple survie.


Restaient auprès du dieu malin Simar et Feobrann, les deux premiers dieux créés par Potestorm, les rivaux éternels. Et Feobrann sans crier gare voulut attaquer son ennemi, qui à terre et loin de l'onde semblait à sa portée. Simar, de justesse, esquiva son assaut, puis courut aussi vite qu'il put vers son vaisseau amarré sur la grève, et parvint à le rejoindre.


Le navire de Simar commença à filer sur les flots en s'éloignant du monde et de la vanité du pouvoir. Accroché à la proue, en guise d'adieu, le roi de l'onde s'écria à l'encontre des deux dieux qui demeuraient à terre :


– Quant à moi, je dis qu'en vérité, il n'est de Vérité, et que si toutefois elle existe, elle est multiple et différente pour chacun d'entre nous. Ne cherchons pas à allumer les étoiles, à posséder le ciel, si dans la nuit nous devons vivre, alors dans la nuit nous vivrons. Peut-être que chacun, à force de patience et d'abnégation sera capable de faire naître une lueur, et toutes ces lueurs minuscules assemblées finiront par éclairer le monde.


Le navire de Simar se perdit bientôt dans l'horizon, pour retourner dans son palais englouti, où la vie s'écoulait paisible loin du fracas des armes.


Et Bahadar, sur son trône de pierre tout au milieu du monde, première marche qui menait vers le palais céleste, pensait :


« Simar, qui veut passer pour sage est le plus insensé de tous. Il croit que la Vérité n'existe pas, qu'il n'y a guère que des vérités illusoires, différentes pour chacun d'entre nous, et que toutes se valent et peuvent coexister. Pourtant la Vérité existe, elle est unique et immuable, mais nul ne sait la saisir dans sa plénitude, elle est hors de portée de notre raison. Nous ne pourrons jamais en apercevoir qu'une infime partie, tant elle est immense, et ne la voir qu'à travers des voiles filtrant sa lumière, tant elle est éclatante. Oui, Simar est un fou… Il croit que peuvent cohabiter les rêves de tous, mais le rêve de l'un interdit celui de l'autre, et tandis que lui songe à la paix, son ennemi juré prépare la guerre. »


Sur ces pensées, Bahadar leva la tête et dévisagea Feobrann, le dieu soldat, qui demeurait seul au pied de l'escalier de verre du palais des nuées. Bahadar lui demanda :


– Et toi, qu'en penses-tu ? Quelle est ta vérité ?


Feobrann scruta le ciel d'un œil fier et farouche, et Bahadar sut qu’il y aurait bientôt un nouveau roi sur la terre, car aucun doute n'était permis, le dieu guerrier ne fléchirait pas comme l'avait fait Aerwind devant la faible défense des lutins affolés aux portes de Caelvala.



Chant 7


Au pied de l'escalier de Caelvala, Feobrann, le dieu d'ordre et de guerre, répondit à Bahadar, qui lui avait demandé quelle était sa vérité.


– La lumière exista sur le monde et elle était le roi, déclara-t-il. Une terre, un roi, et le monde sera cohérent. S'il n'est qu'un seul souverain sur l'univers, alors il n'y aura qu'une seule idée pour régir le monde, et non les volontés contradictoires de chacun d'entre nous, les compromis mensongers qui font planer le doute et provoquent les ténèbres. Hélas, notre roi Potestorm est inconscient et ne peut gouverner, mais je suis son plus loyal serviteur depuis le début des temps, le seul à ne l'avoir jamais trahi. Il m'appartient donc de gouverner en son nom et de défendre ses intérêts. À défaut du soleil, il nous reste le feu, et s'il faut pour faire renaître la lumière incendier le monde, qu'il en soit ainsi.

Bahadar, va donc chercher les dieux et dis-leur qu'il y a un nouveau maître à Caelvala. À chacun d'entre eux, transmets mon commandement.

À Simar, j'ordonne de se constituer prisonnier et de m'apporter sur-le-champ le félon Solsunn, pour lui trancher la tête, et la dépouille de Potestorm, pour que le roi repose dans son palais céleste.

À Sawilda, j'ordonne que la forêt alimente le grand incendie qui purifiera le monde.

À Aerwind, j'ordonne que l'esprit cesse de souffler où bon lui semble, et m'aide à propager le feu sur la terre.

À Monalund, j'ordonne que la lune aille se cacher à l'envers de la terre où elle règnera souveraine sur le monde des morts.

À Liebama, j'ordonne qu'elle se donne à moi, pour qu'ainsi nos enfants, fils de la force et de la grâce, deviennent la nouvelle race parfaite qui règnera sur les hommes.

À toi, enfin Bahadar, j'ordonne que tu transmettes ce décret et deviennes mon conseiller.

Quant à Mayda, la mère du monde, je vais de ce pas lui ordonner d'arrêter le Temps, pour que revienne enfin l'Harmonie.


Bahadar hocha la tête et s'en fut en riant dans la nuit, obéissant au guerrier, tandis que ce dernier grimpait les marches qui menaient au palais des nuées.


Feobrann, comme prévu, n'eut aucun mal à forcer les portes de Caelvala ni aucun remords à abattre les lutins qui s'interposaient sur son chemin. Une fois maître des lieux, il passa au fil de l'épée un par un chaque gardien de la cité céleste et projeta leurs corps par le balcon de la terrasse des dieux. Il laissa néanmoins la vie sauve à ceux qui cultivaient les vergers, car il les jugeait trop faibles pour pouvoir l'inquiéter, et en fit ses esclaves. En revanche, il ne trouva pas Unaïa, la chaste intendante qui gouvernait le palais en l'absence de roi, car elle s'était réfugiée dans les appartements les plus secrets au cœur de Caelvala, là où Mayda, la mère du monde, demeurait aussi. Mais Feobrann ajourna la décision de les chercher, songeant que ce n'étaient pas deux femmes qui contrarieraient ses projets. Enfin le dieu guerrier, devenu chef absolu de l'univers, alluma de grands flambeaux sur la terrasse du palais et à chacune de ses fenêtres, pour lui donner l'aspect d'un soleil. Enfin, il s'assit sur le trône et attendit que le monde se soumette.


Hélas, le feu qu'il avait allumé n'était qu'une flammèche vacillante dans l'obscurité, et aucun dieu n'obéit à ses ordres. Alors une vive colère consuma l'âme ardente du dieu soldat. Il descendit quatre à quatre les mille et une marches de l'escalier de Caelvala et s'en fut d'un pas pressé sur la terre.


Il marcha jusqu'à l'antique brèche creusée par les lutins au tout début des temps, les abîmes béants qui plongeaient jusqu'au tréfonds du monde. Et là, il rappela les serpents ancestraux, et les reptiles ailés jaillirent tout à coup des abysses. Dans un baiser de haine, par le biais de son haleine de soufre, le nouveau tyran du monde insuffla le feu à chacun des dragons, et les envoya propager l'incendie sur la terre.


Ensuite, Feobrann se rendit tout au nord et rencontra les géants, qui erraient hagards dans les montagnes. Il les réunit et les guida jusqu'au plus haut sommet, et là, leur dit :


– Peuple antique et fort, vous étiez les tout premiers maîtres du monde, et votre colère est grande car vous avez tout perdu. Mais enfin est venu le temps de la vengeance, l'heure où les lutins perfides seront anéantis.

Frappez sur la montagne, démolissez le roc, laissez donc que la haine conduise vos poings vengeurs. Dans le cratère que vous aurez creusé, j'y logerai ma vomissure, la lave du volcan, et dans ce feu immense je forgerai pour vous de nouvelles armes. Vous serez de nouveau le peuple souverain sur la terre, comme aux temps d'avant le Temps, aux temps de l'Harmonie.


Les géants martelèrent la montagne, et leurs coups formidables firent trembler l’univers. Et une fois que la montagne fut devenue volcan, Feobrann y forgea des épées aussi longues que des arbres, des armures comme des citadelles, et les géants descendirent des montagnes en hurlant dans la lande pour détruire hommes et dieux. Le chef de la horde n’était autre qu’Oynog, la vengeance aveugle, le prince des géants, fils aîné de Mordod, le premier roi des âges.


Bahadar, sur son trône de pierre tout au milieu du monde, première marche de l'escalier qui montait à Caelvala, songeait, amusé : voilà que les géants combattaient à présent au nom de Potestorm, pour la gloire de ce roi qui jadis les avait fait engloutir, et qu'un aveugle guidait leurs troupes vers la lumière. Décidément, en ce quatrième âge du monde, tout était à l'envers, tous se comportaient de la plus stupide des manières, et Bahadar en était ravi.


Feobrann avait donc rappelé les anciennes armées du tout début du monde, les serpents sinueux et les géants idiots, mais malheureusement pour le tyran de Caelvala, devant cette nouvelle menace les hommes s'étaient réconciliés, ajournant leurs querelles, pour lutter ensemble contre leurs ennemis de toujours.


Aussi Bahadar vint voir Feobrann jusqu'au palais des nuées, et lui conseilla de s'allier momentanément à Monalund la nuit. Feobrann accepta, et la déesse de la lune envoya sur la terre les étoiles que le dieu perfide avait perverties. Une nuée de météores tomba soudain sur le sol, aux confins orientaux du monde, et leur chute craquela la terre en maints endroits, ouvrant une brèche vers le royaume des morts, à l'envers du monde, où Monalund empilait les cadavres des hommes.


Les étoiles déchues persuadèrent de nombreux hommes de venir s'établir avec eux, et d'autres furent soumis en esclavage, et ainsi fut fondée la douzième tribu humaine, le peuple de Ninferheyl, qui signifie « les damnés », qui érigèrent pour leurs maîtres célestes des citadelles inversées plongeant jusqu'au fond des abîmes. Mais ceux qui répondirent à l'appel des étoiles obscures perdirent leur condition d'homme, et se convertirent en odieuses créatures que la lumière du jour fait fuir. Certains s'accouplèrent avec les animaux, et devinrent hommes-loups, hommes-serpents ou sangliers, d'autres furent suppliciés aux enfers avant d'être vomis de nouveau à la surface du monde pour errer moitié morts moitié vifs, d'autres enfin furent torturés et tourmentés pour les transformer en monstres de guerre. Seule une petite élite fut conviée par les astres déchus dans leurs sombres palais, et initiée à la magie obscure.


Et Bahadar se réjouissait, car au nom de la lumière, Feobrann permettait à la nuit de triompher, et au nom de Potestorm, aux géants et dragons de renaître.


Et la guerre fut partout souveraine du monde ;

Aux cris de la souffrance, le silence de la mort

Répondait en écho. Sur la terre, l'air et l'onde,

La seule vérité était celle du fort.


Les humains s'accordaient dans ce sanglant concert

À vouloir imposer leur raison par le crime

Dédaignant la pitié qui fait perdre les guerres ;

Tous étaient des bourreaux qui se croyaient victimes.


Et la guerre était là, dans la mer rubiconde,

Dans l'écume enragée qui charrie les cadavres,

Dans les vagues mourantes, qui s'échouent sur le monde,

Puis vont vers l'au-delà, ne trouvant point de havre.


Et la guerre était là, dans le râle du vent,

La fumée des bûchers où brûle le rêveur

Insensé qui s'entête à faire cesser le sang

Et qui meurt sans voir poindre l'espoir d'un jour meilleur.


Et la guerre était là, au plus profond des bois

Dont les racines s'abreuvent de corps en pourriture ;

Elle était dans les fauves, elle était dans leurs proies

Broutant l'herbe menue jaillie des sépultures.


Et la guerre était là, dans la flamme assassine

Qui se gave à l'envi mais n'est jamais repue,

Qui réclame, insatiable, de nouvelles victimes,

Car le feu sait qu'il meurt dès lors qu'il ne tue plus.


Et la guerre était jusqu'au plus haut du ciel, dans le palais de Caelvala, où Feobrann tentait de forcer la porte des appartements de Mayda, où logeait aussi Unaïa, la chaste servante, car le tyran dans son orgueil voulait aussi posséder le Temps.


Écoutant les coups à sa porte, qui frappaient jusque dans son cœur, l'antique déesse, Mayda au visage de douleur, hurlait son désespoir, son regret d'avoir créé le monde, et son cri rejoignait tout en bas sur la lande le cri rauque de son fils, Oynog, le colosse aveugle, à la tête de la nouvelle armée des géants, et qui cherchait dans le vide de son regard l'âme de son père, Mordod, qui renaîtrait enfin, une fois le monde détruit.



FIN DU QUATRIÈME POÈME


 
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   ANIMAL   
28/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Le récit est toujours aussi attrayant. Le fonds est beaucoup plus humain donc moins passionnant pour moi car proche de ce que l'on peut voir de nos jours, le côté épique en moins. Manipulation, discorde et guerre pour le pouvoir ont l'air éternels.

   placebo   
3/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Oynog revient enfin, après deux chants à nous annoncer son errance :) peut-être un rôle majeur dans le prochain chant ?

La guerre, la guerre… ça me rappelle pas mal d'Heroic Fantasy, un peu de SF, ces histoires de mort, de monde à l'envers, de corruption.

chant 1 : du mal avec le 2ème et 3ème paragraphe. À partir du 4ème j'aime beaucoup.

"Solsunn vit enfin Monalund, la déesse de la nuit, ou du moins son reflet dans le cristal de la cité céleste, car nul ne put contempler la Vérité en face." ce n'est pas super clair pour moi, Monalund est la vérité ? Pour moi c'était à la fois la Lune et la Mort ?

Sinon, à la fin de ces réussites de Bahadar, me revient la chanson de Brassens "mourir pour des idées, d'accord, mais de mort lente".

   Lulu   
10/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Charivari,

Je viens de relire intégralement ce poème que j'avais commencé il y a quelques jours...

Comme la première fois, j'ai l'impression que les deux premiers chants se suivent avec à peine une transition ; un peu comme s'il s'agissait d'un seul chant.


Chant 3 : Je l'ai trouvé un peu long, mais c'est le thème qui m'a donné cette impression, plus que la qualité du texte. La guerre n'est pas mon domaine de prédilection... J'ai beaucoup aimé la dernière phrase.

Chant 4 : Sans doute est-ce lié au fait que j'ai laissé passer quelques jours avant de reprendre ma lecture, mais j'ai oublié ici qui est Feobrann. Je devine seulement au gré de la narration, sans certitude. Mais on retrouve le personnage de façon plus claire dans les chants suivants, et le doute est levé... Je regrette juste que dans ce chant, Feobrann m'ait échappé, peut-être par un manque de précisions qui pourraient faciliter la lecture au vu du nombre important de personnages dans l'ensemble du roman.

Chant 5 : J'ai trouvé cette image très forte, belle et inventive : "les eaux tombent en cataractes vers le néant"... Bien vu. Dans ce chant, j'ai moins aimé les dialogues dont j'ai trouvé le style moins recherché, plus simple, mais paradoxalement, ce sont eux qui m'ont permis de m'y retrouver, car j'avais un peu perdu le fil... Bel hasard en ce qui me concerne au temps de la lecture.

Chant 6 : J'ai bien aimé ce chant. Belle trêve de l'ensemble.

Chant 7 : J'ai vraiment bien aimé ce chant, également, l'ayant trouvé très musical. On ne peut s'empêcher de penser au monde actuel en parallèle. Bravo !

Dans l'ensemble, ce que j'ai apprécié, c'est sans doute ce syncrétisme que tu évoquais car on trouve une inspiration plurielle. Ici, dans ce quatrième poème, j'ai particulièrement pensé à Homère. Un peu plus... Ce qui est beau, quelque part, c'est peut-être le désir que tout ce poème soulève, en filigrane, indépendamment des personnages, et au travers eux, soit une issue possible pour trouver une vraie paix.

   cherbiacuespe   
6/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Il fallait bien un passage d'apocalypse et de désordre, de rage et de haine. Ce quatrième poème tient ses promesses de chaos généralisé. le récit tient en haleine, encore et toujours. Dame, quelle belle inspiration !


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