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Humour/Détente
aldenor : Le tigre et le lamantin
 Publié le 04/03/16  -  8 commentaires  -  22628 caractères  -  80 lectures    Autres textes du même auteur

Constantin est joueur d’échecs. Il participe à l’open de Split, sur la côte Dalmate, et vient de perdre sa partie en six coups…


Le tigre et le lamantin


g

1


Constantin sort l’air hagard de l’hôtel Park où se tient l’open d’échecs de la ville de Split et s’éloigne d’une foulée longue et furtive, portant bas son mètre soixante-quinze et rasant les murs avec le regard fuyant de celui qui aspire à l’invisibilité. Il vient de perdre sa partie en six coups.

Il revoit le regard amusé de son adversaire : « Vous abandonnez ? Déjà ? Merci ! »

Ça lui arrive de plus en plus fréquemment : sur un coup un peu déroutant, une position légèrement déplaisante, son cerveau se bloque, ses nerfs craquent ; il ne pense plus qu’à fuir la salle, il couche son roi sur l’échiquier. On l’appelle maître Jabandonne.

La vie de Constantin est parsemée de sobriquets… Il était « Le manteau » qu’un prof avait suspendu au crochet de la porte de sa classe, « Bouh ! » que ses camarades s’amusaient à faire sursauter, « La taupe » bien plus tard, qui s’isolait de ses collègues. Chaque fois, par un curieux phénomène d’identification à l’idée que les autres se font de lui, il s’enfonçait davantage, accentuant son trouble et ses craintes, tressaillant au moindre bruit, se terrant dans son bureau…

Enfin, il avait cru échapper à ses misères dans une vie parallèle : le jeu des échecs. Au début, on lui reconnaissait un certain talent, mais la trouille doit être inscrite sur son front, les sobriquets avaient fini par le retrouver et avec eux, la spirale de ses déconvenues.

Abandonner au sixième coup ! Peut-on tomber plus bas ?

À chaque croisement Constantin compare du coin des yeux la densité piétonne à gauche et à droite, et prend la voie la moins peuplée. Les rues sont maintenant désertes. Presque. Une colonne de fourmis transporte des éclats de papier le long du trottoir. On dirait une procession en chapeaux blancs. Le joueur d’échecs pose son pas précautionneusement pour éviter de les écraser ; elles pourraient se liguer contre lui, l’aplatir au sol comme les Lilliputiens Gulliver. En heurtant une poubelle, il y découvre le trésor des fourmis : un roman de Wodehouse qui se désagrège.

Une raquette de tennis émerge aussi d’entre les ordures. Il la dégage ; c’est une vieille Dunlop en bois au cordage éventré, dans lequel sont pris des restes de friture de sardines.

Il exécute une série de coups droits et de revers dans le vide ; les sardines volettent. Et puis, il simule un service : une balle fictive s’élève de la paume ouverte de sa main gauche comme une offrande. À son point culminant, dans un bond formidable, il rabat la raquette… et s’écrase en plein vol contre un bloc dur comme de la pierre.

Projeté à la renverse, Constantin ne tombe pourtant qu’à demi, arc-bouté des deux mains au grip dans la posture du skieur nautique en phase d’élan et découvre à l’autre bout de la raquette des tatouages de dragons et de samouraïs, des épaules colossales, un faciès de bouledogue balafré, des narines soufflant de la vapeur : le cadre a été se loger autour du cou d’un monstre. Qui ouvre la bouche ; maître Jabandonne pense qu’il va le mordre et tente de se rassurer du fait qu’il n’a qu’une dent sur trois, quand il entend l’autre l’interpeller :


– Vafa ekfelenfija !


Constantin vit de ville en ville des primes de tournois d’échecs. Devenues presque nulles, il dort en haillons à la belle étoile sur la baie de Bačvice en contrebas de l’hôtel Park. Il a des rudiments de serbo-croate ayant fait des dizaines de tournois dans les régions de l’ex-Yougoslavie. Son vocabulaire est plutôt limité au monde des échecs, mais il bouche les trous avec des « hmmm » et comprend grosso modo ce qui se dit : cet édenté l’appelle excellence ! Vaša ekscelencija !


– Votre ekfellenfe ! balbutie l’homme, une tête et les arêtes huileuses d’une sardine pendant sur sa boucle d’oreille de pirate. Vous m’avez bien eu en venant me racketter avec votre déguifement de clofard !

– Hmmm ? fait Constantin en remontant le manche de la raquette comme une corde d’alpiniste pour retrouver la station debout.

– Pardonnez mon retard dans le paiement. Veuillez akfepter fes quelques kunas en attendant…


Paroles qu’une main grosse comme un gant de boxe accompagne du geste, offrant une liasse de billets de banque au joueur d’échecs, qui les compte ; l’équivalent de deux ans de primes de tournois, au bas mot.


– La position est favorable, dit-il déboussolé.

– Oh merfi, merfi, ekfellenfe, dit le colosse en s’éloignant à reculons, avec des salamalecs, et puis il se tourne et prenant ses jambes à son cou, où pend encore la Dunlop, il détale, tel un gigantesque papillon s’envolant avec le filet.


2


Le lendemain.

Constantin a pris une chambre à l’hôtel Park. De son balcon au premier étage, en peignoir blanc, il s’attarde sur la vue panoramique, la frise grise des îles séparant les bleus du ciel et de la mer, une trouée lointaine, les pics montagneux surplombant la côte…

Une Jaguar décapotable freine en crissant. Un jeune homme en sort et traverse la rue. L’air d’un intellectuel avec ses lunettes rondes et sa barbiche, mais son regard calculateur, son sourire figé, trahissent l’intrigant. À l’inverse, la jeune femme rousse appuyant le menton sur le dos de sa main souplement fléchie par-dessus la portière semble sortie d’une affiche publicitaire avec ses lunettes de soleil dans les cheveux et son épais rouge à lèvres, mais son regard est trop lumineux et son visage trop volontaire pour être aussi frivole qu’elle semble vouloir le paraître.


– Mes respects, excellence ! s’exclame le jeune homme. Que faites-vous là ? Je vous croyais sur votre yacht à Hvar.


Une situation absurde devient rationnelle en se répétant, se dit Constantin, un modèle se dégage ; on pense me reconnaître, on me traite avec déférence : j’ai un sosie à Split ! Un homme riche et puissant qui terrorise son entourage et se prélasse sur son yacht.


– Vous devez confondre les ouvertures, dit-il pour détromper son interlocuteur, je suis un joueur d’échecs.

– Aaaah, oui, oui, je comprends, opine vigoureusement le jeune homme, pour masquer son incompréhension. J’ai réservé notre loge habituelle à Poljud, reprend-il au bout d’un moment, vous viendrez, n’est-ce pas ?

– Hmmm, dit Constantin.

– Bon, alors à demain.

– Ciao Igor, dit la jeune femme quand la voiture redémarre, avec un charmant sourire en vaguelettes qui fait tomber le cœur de Constantin dans son estomac.


Igor… Le prénom ne lui déplaît pas, surtout sortant de telles lèvres. I-gor. Cet « I » isolé s’enchaînant au rugueux « gu », donne au prénom du tranchant, de la tonicité ; avec une part onirique dans la terminaison en or. Constantin au contraire est d’une telle mollesse ! On n’entend pas les voyelles, étouffées par les « n ». Aux antipodes des prénoms, du tigre au lamantin.

S’avisant qu’il est en retard pour sa partie, Constantin s’habille rapidement et s’achemine vers la salle de jeu. C’est une vaste salle, avec une centaine de tables et une odeur de temporaire, de matériaux plastifiés, de colle, de peinture, de bois blanc, que Constantin connaît bien, c’est l’odeur de ses tournois, de salles aménagées pour l’occasion. Les joueurs sont appariés en fonction de leur classement ; les premiers occupent une estrade ; des échiquiers géants reproduisent leurs parties. Il repère vite sa table, au fond de la salle. Son adversaire, un junior du club de Trogir, installé devant l’échiquier, regarde le plafond, contrarié par le retard. Son pion est déjà sur la case e4.

Constantin s’attable, joue 1… e5. Le junior pousse aussitôt d’un geste belliqueux son pion en f4, le désuet gambit du Roi. On s’est passé le mot : il suffit du moindre gambit pour effaroucher maître Jabandonne. Pourtant Constantin ne se trouble pas ; il revoit le sourire en vaguelettes de la jeune femme. C’est un sourire vivant, mobile, qui tremblote sur les lèvres. Par opposition, celui du jeune homme était du type figé en ligne droite, signe de la contrefaçon, typique des timides et des escrocs. Il y a tout un langage du sourire. Celui de la séduction, figé en arc parfait, en demi-roue de paon. Le narquois, en coin. L’idiot, tombant. L’auto-satisfait avec la lèvre inférieure enfouie et les narines écartées. Le sourire gai, à fossettes. Et puis il y a les sourires éteints. Et ceux que les yeux illuminent comme des lampes. Le junior s’impatiente, pianote sur la table, les noirs tardent à jouer leur coup. Constantin pense à son sosie. Il serait curieux de le voir. Après tout, il sait maintenant comment le trouver : demain au stade de Poljud. Préférablement en catimini. Pour éviter d’autres méprises. Un petit diable s’éveille en lui. Il joue résolument le contre-gambit Falkbeer 2… d5. Son adversaire sursaute.


3


Assis sur un muret face à l’entrée des tribunes du stade de Poljud où Hajduk Split joue ce soir contre l’Olympique de Marseille, Constantin surveille les allées et venues par un trou percé dans son journal, espérant apercevoir son sosie. Comme l’angle de vision est limité, il rapproche les yeux du trou. Le faux-intellectuel à la décapotable est près de l’entrée, avec un groupe de solides gaillards, alignés, dans l’expectative. Le public afflue, se cachant les uns les autres, ou derrière des banderoles. La surveillance requiert une attention soutenue ; l’œil de Constantin commence à picoter. Puis une matière humide se pose contre sa paupière et il ne voit plus rien du tout. En relevant la tête il s’aperçoit qu’une boule noire obstrue le trou. Comme ses mains tiennent le journal, il palpe la boule du coude : elle est caoutchouteuse et poilue. Et semble émettre un grognement. Il la palpe encore, tendant l’oreille, re-grognement, on dirait un ancien modèle de klaxon. Il teste son hypothèse d’un coup de coude plus violent. Le journal vole en pièces et un chien énorme type de Baskerville surgit entre les feuilles en aboyant.


– Olrik ! Sage ! s’écrie le maître du chien en tirant sur la laisse.


C’est lui, son sosie ! Constantin ne le reconnaît pas tout de suite. Un sosie n’est pas comme une connaissance, instantanément reconnue. S’il n’était pas prévenu, il aurait tout au plus relevé un petit air de famille, ou de déjà-vu. D’ailleurs son sosie, lui, ne le remarque pas, il s’en va avec son chien sans broncher, portant haut son mètre soixante-quinze, le nez en l’air. En foulard bordeaux et veste de cuir. Le groupe qui l’attendait accueille « son excellence » chapeaux levés et lui emboîte le pas pour pénétrer dans le stade.

Et voilà, Constantin a le sentiment de s’être vu de ses propres yeux, d’avoir déjoué les limitations de la Nature. Tout s’est passé très rapidement. Mais il n’est pas déçu. L’expérience valait le dérangement. Il retourne doucement vers la ville. Un peu désorienté, car il avait toujours cru à une concordance entre morphologie et personnalité. Or cet homme a une autre prestance que la sienne. Ça tient à peu de choses. Le port de tête, la démarche. Non pas la mécanique de la démarche, que la forme des jambes dicte, qu’ils ont tous deux en canard. C’est assez impalpable. Une allure de défi, de dédain, se dégage de l’autre, une démarche de roi des canards.

Il débouche sur la Marmontova, axe principal de la vieille ville piétonne. Magasins de luxe. Cafés. Foule dense et bonasse, flâneurs et touristes, évoluant au ralenti, parlant et riant fort. Musiciens de rue s’empiétant les champs sonores : corne africaine, flûte des Andes, accordéon, ténor, ivrogne pastichant le ténor, troupe de klapa en blouson de marin rayé bleu et blanc. Constantin émerge de ses pensées au milieu de cette cohue. Curieusement, il s’y sent à l’aise. Il entre même dans une boutique, sans éprouver son habituelle terreur des vendeurs.

Il en ressort en veste de cuir et foulard bordeaux, essayant de se donner l’allure de son sosie, redressant les épaules, levant le menton, claquant les talons.


– Igor ! Vous n’êtes pas au stade ?


La femme au sourire en vaguelettes a prononcé ces mots en français. Elle fume une cigarette à la porte de l’Alliance française de Split, affolante dans une petite robe noire moulante.

Constantin se surprend à analyser ce coup-choc froidement, sans se démonter. La jeune femme lui parle en français, cela signifie que son sosie le parle. Quelle familiarité de l’appeler Igor tout court, au lieu d’excellence comme tout le monde ! Mais elle le vouvoie ; ce qui laisse à supposer des rapports somme toute protocolaires. Elle ne tient pas de sac, qui se trouve donc à l’intérieur ; on peut en déduire qu’elle travaille à l’Alliance française. Son sosie doit le savoir et s’il avait été là, ce n’aurait pas été par hasard, mais spécifiquement pour la voir et il le lui aurait dit en français. Inutile de gaspiller plus de temps, la riposte est forcée :


– Je voulais vous rencontrer.

– Ah ? On ne va pas s’étonner de votre absence ? Un match aussi important ?

– J’ai trouvé un sosie figurez-vous. Il me remplace dans les tribunes.


Coup d’inspiration. Reconnaissable à sa soudaineté. De folie ou de génie, selon où il mènera. Qu’il puise dans le regard de la jeune femme : pour elle, il est Igor, un homme à poigne. Voilà ce qu’il a senti poindre hier durant sa partie : nous devenons ce que les autres croient que nous sommes. D’habitude c’est un long processus ; notre image se compose par une succession d’impressions et de retours avec notre entourage. Ici, c’est venu d’un seul coup, il a bénéficié du travail de son sosie.

La jeune femme semble prise au dépourvu. Elle arrange nerveusement ses cheveux, dont le roux tourne au doré sur les boucles.


– Que dites-vous ? Un sosie vous remplace dans les tribunes !

– Parfaitement, confirme Constantin en songeant que dans une conversation, comme aux échecs, on ne peut pas reprendre ses mots, il faut aller de l’avant, faire confiance à son inspiration. Il s’agit d’un joueur d’échecs que j’ai découvert à l’hôtel Park.

– Voilà donc ce que vous y faisiez l’autre jour, dit-elle pensivement, sans franchement voilàdonquer. Ah, Gérard ! s’exclame-t-elle quand un monsieur à la barbiche grisonnante sort guilleret de l’Alliance française, Gérard, je te présente monsieur Vukovar. Je vous laisse un peu, je prends mon sac.


Resté seul avec le joueur d’échecs, la mine dudit Gérard s’assombrit :


– Ne me dites pas que vous êtes « le » monsieur Vukovar ? lui demande-t-il en croate, après l’avoir longuement dévisagé.

– Hmmm…

– Je suis inquiet d’apprendre que ma stagiaire a de telles fréquentations. Vous comprenez, il y va de notre réputation.

– Parfois il suffit de retourner mentalement l’échiquier pour saisir le plan de l’adversaire.

– Ah bon ? s’interloque Gérard.


La jeune femme est de retour avec son sac, dans lequel elle enfourne un portable.


– Je suis prête Igor. On va à la villa Rosina ? Ce n’est pas parce que l’endroit porte mon nom ! Ils ont de bons vins.

– Parfait.


En chemin, Constantin essaye d’assimiler les nouvelles informations. Igor est un escroc, de notoriété publique. L’ange se prénomme Rosina. Acoquinée à des gangsters certes, mais on ne le savait pas sur son lieu de travail. Elle cache un double jeu : son stage à l’Alliance est une couverture. Elle est sur une piste. Mais ses plans sont perturbés, puisqu’elle s’est troublée en le voyant et a appelé quelqu’un sur son portable en allant prendre son sac. Et manifestement, sa piste, c’est lui. Enfin, l’autre…

Qu’importe, il se sent bien, marchant auprès de la jeune femme dans la peau d’un chef de gang. C’est drôle comme le monde change quand on se tient plus droit : on le voit de plus haut, sous un angle nouveau, l’horizon est plus vaste, les fourmis deviennent trop petites pour qu’on s’en soucie ; même les odeurs émanant du sol, de la mer, sont plus diffuses, on ne sent plus les égouts de la riva ; par contre on sent plus nettement le jasmin qui borde les hauts murs de la « villa Rosina ».

C’est une ancienne demeure transformée en restaurant, à deux pas de l’hôtel Park ; ses jardins surplombent l’autre extrémité de la plage de Bačvice où Constantin dormait sur un banc jusqu’à hier.

Le maître d’hôtel les accueille avec une mine réjouie et les bras ouverts :


– Monsieur Vukovar ! Excellence ! Quel honneur de vous avoir à nouveau chez nous, dit-il en escortant le couple vers un petit coin charmant du jardin, isolé par des buissons de genêts. Vous prendrez du vin rouge avec du fromage Paški, comme d’habitude ? J’ai un superbe Plavac Mali 2008 de l’île de Hvar. Offert par la maison.


Constantin acquiesce en hochant la tête. L’éclairage est tamisé. Un pianiste joue du Chopin. Le moment s’annonce parfait. Retour du maître d’hôtel versant le vin. Puis se penchant vers Constantin, il lui dit en aparté :


– Merci pour le tuyau. Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse miser sur des courses en sac de jute ! Votre Yang-Fu donnait du mille pour un, figurez-vous. Il paraît qu’il avait mis des ressorts au fond de son sac, mais on ne s’est aperçu du subterfuge que plus tard, j’avais déjà encaissé.

– Le mat était imparable, dit Constantin sentencieusement, avec le nez relevé, le regard entendu du gangster.


Dont la spécialisation lui devient claire : les paris truqués.


Ce vin lui remplit l’âme dès la première gorgée. Autre chose que celui qu’il buvait au goulot sur la plage en échange de bouteilles vides ramassées dans les poubelles, et ne lui montait qu’à la tête. Rosina, les jambes croisées dans un profond fauteuil, lui paraît fondue dans le paysage : la lune s’est posée sur elle comme une auréole et son sourire épouse la ligne du rivage. Elle provoque un raz-de marée en ouvrant la bouche :


– Dites-moi Igor, vous lui faites tellement confiance à ce sosie ? Il saura quoi dire au clan des Marseillais ? dit-elle en se remettant du rouge à lèvres

– Mais oui, je l’ai briefé.

– Vous ne comptez tout de même pas le laisser conduire aussi la réunion de demain ?


Quelle réunion ? Elle parle en riant, en faisant des manières, toujours dans son rôle de vamp ingénue. Son empressement la trahit. Mon pauvre Igor Vukovar tout imbu de toi-même tu ne perces pas son jeu : elle est infiltrée dans ta mafia, au courant de toutes tes activités, et te prépare un chouette guet-apens !


– Hmmm, dit Constantin, pour gagner du temps de réflexion.


Un silence s’installe. Le paysage se recompose sur le visage de Rosina. Constantin verse du Plavac dans les verres.


– Oui, mon sosie conduira la réunion de demain.


4


Toute partie d’échecs est l’invitation à une aventure de l’esprit. Certains l’esquivent, restant frileusement sur le terrain rassurant de la prudence et des schémas expérimentés et rationnels, comme le promeneur des forêts empruntant les chemins sûrs et battus. D’autres plus audacieux explorent le bois, plongent au cœur du mystère, cherchent les coups « riches » qui offriront un maximum de possibilités, et d’où jaillira l’inconnu, le nouveau, des positions dépassant leur pouvoir d’analyse.

Un attroupement de spectateurs s’est formé autour d’une de ces positions de folie sur une table anodine du fond de la salle. Les pendules marquent les dernières secondes : une douzaine de coups à jouer au blitz. La tension est insupportable. Constantin a sacrifié trois pièces pour former une masse de pions avancés. Complètement absorbé par la partie, toutes griffes dehors, il saisit son cavalier d’un geste tranchant et l’abat sur l’échiquier en le faisant claquer. Son adversaire se trouble face à tant de confiance. Il éloigne son roi d’une main molle et hésitante. Constantin y reconnaît la sienne, sa main tremblante de l’avant Igor.

À présent la position est gagnée. Une manœuvre fulgurante met le roi adverse dans un réseau de mat. Quelle exaltation ! Son adversaire abandonne. Constantin signe sa feuille de partie avec l’assurance du peintre qui parachève et s’identifie à son œuvre : Igor Vukovar.


– Monsieur Vukovar…


Constantin se retourne. Deux policiers se dégagent de l’attroupement des spectateurs. Suivis de Rosina. Qui n’est plus rousse. C’était une perruque. Elle a les cheveux gris des femmes rebelles. Et d’Igor Vukovar, menotté et gris lui comme un lamantin. Qui reconnaît le type que son chien avait agressé hier en allant au stade et se demande pourquoi on l’appelle de son nom.


– Monsieur Vukovar, heu… bafouille le premier policier, pardon, excellence, excusez-nous du dérangement, nous venons vous arrêter… au nom de la loi bien entendu, pas du nôtre…

– À vrai dire, c’est la dame ici, agent d’Interpol, qui affirme que vous n’êtes pas vraiment le faux Igor Vukovar, explique le deuxième policier.

– Permettez, messieurs les policiers, intervient Rosina. Les mafias de paris truqués sont désormais sous les verrous, dit-elle aux sosies. Je voudrais pourtant en avoir le cœur net : lequel d’entre vous est Igor Vukovar ?


On le confond avec un vulgaire joueur d’échecs ! Offusqué, Igor ne daigne pas répondre. Il attend que l’autre clame son innocence pour en finir avec cette guignolade.


– Ah bon, madame Interpol n’en est donc pas certaine ? ironise le premier policier à l’oreille du deuxième.

– C’est vrai qu’ils se ressemblent, constate le deuxième. Que deviendrions-nous si tout le monde prenait la même apparence ?

– Chut ! gronde Rosina.

– Silence ! renchérissent de concert les deux policiers, en regardant sévèrement les spectateurs, qui n’ont pas bronché.

– C’est moi, dit alors Constantin fermement. Je suis le chef de la mafia. Libérez cet homme ; ce n’est qu’un vulgaire joueur d’échecs que j’ai convaincu de me personnifier.


Mais, mais, mais, balbutie Igor en son for intérieur, ce fou vole mon identité !


– Dans ce cas, tranche Rosina, arrêtez-le et libérez ce fantoche.


Le directeur du tournoi survient :


– Alors, alors, maître Jabandonne ! Qu’est-ce que j’apprends ? Vous engagez des sosies pour jouer à votre place ? Dehors monsieur Fantoche ! Vous êtes exclu du tournoi !


Igor s’en va, sous la huée des spectateurs, tête dans les épaules, sourire déconfit (en cul de poule).

Un policier menotte Constantin.


– J’espère que les menottes ne sont pas trop serrées… Au fait, excellence, dit-il en l’emmenant, d’après vous quelles sont les chances du Spartak de Tombouctou aux mondiaux de vol à voile ?

– En finale, la paire de fous est supérieure à celle des cavaliers.

– Ah ? s’étonne le policier.

– Mais bien sûr imbécile, explique le deuxième policier, son excellence parle en langage crypté. Il te dit de miser une paire de billets sur le Spartak.


Constantin se retourne. Rosina affiche une mine perplexe. Il lui envoie une forme de sourire en hoquets, dans lequel vibre un rire interne. Elle lui renvoie un sourire en vaguelettes.


 
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   hersen   
16/2/2016
 a aimé ce texte 
Un peu
J'ai eu du mal à lire cette histoire jusqu'au bout.

L'histoire du sosie qui va devenir le sosie du sosie...aurait pu être porteuse d'une bonne histoire.

le joueur d'échecs aussi.

mais ce que je reproche à l'histoire, c'est qu'on est constamment en survol, j'ai l'impression que cette histoire a été écrite pour faire rire ( et le but est raté) alors qu'il y avait matière à faire beaucoup plus consistant.

Je ne peux évidemment pas donner de conseils à partir de mon propre ressenti mais si l'auteur réécrivait sa nouvelle en se débarrassant de supposés traits d'humour pour en faire une histoire avec plus de profondeur, je serais preneuse car je le répète, joueur d'échecs raté et sosie sont une bonne matière à travailler.

   Bidis   
5/3/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
J’ai beaucoup aimé cette histoire, je dirais cette fable, juste assez réaliste que pour faire réfléchir sérieusement mais aussi juste assez loufoque que pour ne pas se laisser prendre au sérieux (encore que le côté loufoque soit par moments un peu forcé, je trouve).
Une histoire intrigante aussi, dont j’avais envie de connaître la chute et que j’ai donc suivie sans un instant d’ennui jusqu’à la fin. Et je dois dire que c'est un plus inconditionnel quand je lis quelque chose.
En passant, j’ai aussi beaucoup apprécié l’analyse plutôt fine des différentes sortes de sourires , la description pleine d’atmosphère de l’avenue centrale de la ville et la réflexion sur les différences qui existent quant à la façon dont on perçoit les choses selon que l’on soit puissant et sûr de soi ou misérable et doutant de tout.
Mais que de petites anicroches dans l’écriture ! Encore que certaines d’entre elles soient peut-être assez subjectives. C’est à l’auteur d’en juger.
- « il couche son roi sur l’échiquier » : je trouve « sur l’échiquier » complètement superflu, le personnage ne peut pas « coucher son roi » autre part. A mon avis, les informations superflues déforcent toujours une image.
- « la trouille doit être inscrite sur son front » : je trouve ce mot un peu trivial dans un texte plutôt élégant jusqu’ici.
- "maître Jabandonne pense qu’il va le mordre " : je n’aime pas les pronoms personnels, pour moi, ils distillent souvent l’imprécision quand ils ne suivent pas directement les noms auxquels ils se rapportent. Ici, maître Jabandonne est venu s’intercaler entre le monstre et le pronom qui se rapporte à ce dernier. Deux fois même. Je pense qu’il aurait mieux valu écrire : « Lequel ouvre la bouche ; maître Jabandonne pense que l’autre va le mordre et tente de se rassurer du fait que l’adversaire n’a qu’une dent sur trois, quand il l’entend l’interpeller. »
- « Devenues presque nulles, il dort en haillons… » : ici, la grammaire est tout à fait malmenée. La proposition « Devenues presque nulles » est normalement quelque chose comme attribut du sujet « il » (en tout cas, grammaticalement cette proposition se rattache à la principale qui est « il dort en haillons ») et ce n’est pas son orthographe féminin pluriel qui y change quelque chose, sauf que cela ajoute une faute à la confusion. Bref, ce genre de comportement grammatical me donne envie d’aller faire la sieste.
- « la frise grise des îles séparant » et « les pics montagneux surplombant » : un participe présent, ce n'est pas très joli, deux cela devient un peu lourd.
- « … s’achemine vers la salle de jeu. C’est une vaste salle… » : répétition de « salle » d’autant qu’un peu plus loin, dans la même phrase d’ailleurs, ce mot revient « de salles aménagées pour l’occasion » puis, encore quatre courtes propositions et rebelote : « Il repère vite sa table, au fond de la salle. »
- « gambit » : je vais devoir aller regarder dans Google, car les échecs m’intéressent. Mais c’eût été plus agréable d’avoir la signification de ce mot pendant ma lecture.
- « selon où il mènera » : je n’aime toujours pas les pronoms, ici parce qu’il remplace une abstraction (« un coup d’inspiration »). J’aurais préféré « selon où cela le mènera ».
- « … mais on ne le savait pas sur son lieu de travail » : ici, on change de point de vue. Jusqu’ici on était dans celui de Constantin. Or, il ne peut rien connaître des collègues de Rosina et s’ils savent (ou si certains d’entre eux savent) ou non qu’elle est « acoquinée à des gangsters. » Donc, on entre dans le point de vue objectif de l’auteur. « Qu’importe il se sent bien », on est revenu dans le point de vue du personnage mais on ne sait pas depuis quand. Ce mélange de points de vue, pour moi, nuit un peu à la lecture.

   vendularge   
5/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

J'aime bien ce texte qui est du domaine de la détente plus que de l'humour. Le joueur d'échec y est assez bien campé, l'écriture sert l'histoire qui n'a finalement aucun besoin d'être vraisemblable, bien qu'il aurait suffit de poser 2 ou 3 questions à Constantin (date de naissance..) pour le confondre mais ce dénouement est celui que l'auteur veut pour son personnage, il aurait donc mérité d'être traité différemment, l'arrestation et la méprise paraissent un peu légères.
L'idée des sosies est intéressante et le choix de Constantin n'est pas attendu..

Merci
vendularge

   Mare   
5/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Il y a bien des qualités que j'aime particulièrement dans cette histoire. L'humour, d'abord, évidemment. Ce petit côté absurde, mais pas trop, est rafraîchissant et m'a beaucoup plu. Le début en manque peut-être un peu, d'ailleurs (avis tout personnel, évidemment). Il m'a paru beaucoup plus sérieux que reste de l'histoire,c'est la partie que j'ai le moins appréciée.

Et puis le thème du récit, dont la forme est si légère, n'a rien d'anecdotique. Pas si léger que ça. J'aurai à ce sujet, peut-être, aimé un peu moins de transparence. Les quelques phrases où le thème de l'histoire est mis à nu directement (lorsque vous parlez de l'importance du regard des autres) ne me semble pas utile. Toute la nouvelles crie cette évidence. Je préfère quand je dois faire l'effort de repenser à la nouvelle pour la comprendre (mais, à nouveau, c'est peut-être juste moi)

Merci pour cette lecture !
Mare

   Anonyme   
5/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour,

Je reste assez mitigée sur votre nouvelle.

L'histoire est très bonne et le style me plait beaucoup. C'est simple sans être simpliste, recherché sans être pompeux. La lecture est fluide, agréable, sans accroches.

La recherche de reconnaissance de Constantin est amusante (et triste) à suivre pas à pas, et sa façon de penser issue de sa connaissance des échecs et de ses vexations est assez bien menée.

Par contre, c'est court...
Les personnages, sortis de Constantin mériteraient d'être un peu approfondis. Le survol de leur personnalité est déroutante. Il donne à l'histoire un côté vite envoyé sur la fin qui est vraiment dommage.
Rosina par exemple : le fil qui mène Constantin à la démasquer est à mon goût trop ténu.
Igor également : pour comprendre son comportement en fin de nouvelle, j'aurais aimé quelques détails supplémentaires, j'ai l'impression de me retrouver - mais c'est peut-être un choix volontaire - devant quelqu'un qui manque de caractère, et sa description jusque là me menait plutôt à le voir réagir dans la violence. Mais après tout, peut-être que c'est sa façon à lui de gagner la partie (alors que Constantin pense avoir pris son Roi). Alors j'aurais aimé qu'il soit plus consistant, dans le détail autant que dans l'image qu'on s'en fait à la lecture.
La police de l'Est : se basant uniquement sur les dires de Rosina pour procéder à l'arrestation de Constantin me semble difficile à croire. Surement qu'il y aura enquête et que le subterfuge tombera (à moi lecteur de l'imaginer) mais c'est abrupt et ça manque un peu de densité narrative.
Le passage reliant également Igor à Constantin mériterait également d'être revu. Devant le stade, Constantin est certain qu'Igor ne l'a pas vu. En fin de récit, Igor "reconnait" Constantin. Mais comme le reste, c'est certainement volonté de l'auteur de survoler le personnage d'Igor, peut-être pour ne pas trop en dévoiler.

Le manque de densité narrative est d'ailleurs le reproche majeur que j'ai à faire à votre oeuvre.
Autant le 1. et le 2. me semblent riches et développés, autant le 3. et le 4. me laissent un goût de trop peu. Comme si vous aviez voulu mettre en exergue la psychologie de Constantin plutôt que la logique du déroulement.
Ce que je peux comprendre, mais qui affaiblit grandement le début du récit.

Je prends donc le parti de le lire plus comme un conte que comme une nouvelle. Ce qui me permet de l'apprécier un peu plus. En effet, la qualité d'écriture y est, l'imagination aussi, et je me refuse à croire que la fin ait pu être délaissée volontairement.

Du coup je me demande si ce n'est pas Igor qui a joué avec Constantin et non l'inverse... ce qui me plait aussi au final.

Je vous remercie pour la lecture agréable.

Bonne continuation !

   placebo   
5/3/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Vraiment aime le texte.

Constantin qui parle echec, ce que les autres prennent pour un code, Constantin qui analyse le monde d'Igor avec un regard exterieur, Constantin qui se decouvre une autre personnalite plus directrice et confiante...

Ca me fait penser a ces personnages qui doivent retrouver leur identite post-amnesie.

Il me semble que j'ai deja lu l'attrait de l'auteur pour les echecs ; personnellement je prefere le go. Il y aurait a raconter :)

Bonne continuation,
placebo

   carbona   
15/3/2016
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour,

J'ai eu du mal à me plonger dans l'histoire, à accrocher. Sur le fond, l'idée du sosie est sympa même très intéressante, nous donne à réfléchir mais le dénouement est trop précipité, on n'a pas le temps de s'imprégner et du coup il est difficile de croire à cette histoire de mafias et d'Interpol.

Côté écriture : le langage est travaillé et tout à fait correct mais beaucoup d'images n'opèrent pas sur moi, je ne parviens pas à me représenter les scènes comme celle de la fourmi, ou du chien d'Igor... D'autres en revanche fonctionnent bien comme Rosina et le restaurant.

Des descriptions parfois trop longues avec une trop grande suite d'adjectifs.

J'ai sauté le passage sur les sourires, qui est sans doute intéressant, mais qui s'éloigne de l'intrigue et me fait perdre mon intérêt.

Merci.

   bigornette   
16/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,
J'ai aimé lire cette fable. C'est bien écrit, et cette histoire de double est vraiment intéressante. Les métaphores échiquières sont géniales. J'ai regretté d'avoir l'impression de savoir qui est qui à la fin. Je ne dis pas que je savais qui était qui, mais que j'avais l'impression de savoir. Si vous voyez ce que je veux dire... Encore merci.


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