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GLOEL : L'année prochaine à Jérusalem
 Publié le 02/03/16  -  9 commentaires  -  22327 caractères  -  208 lectures    Autres textes du même auteur

Tous les ans Sara se rend en pèlerinage à l’occasion de la Pessa’h pour se remémorer et disperser au vent une à une les miettes de ses souvenirs.


L'année prochaine à Jérusalem


Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Sara Mizrahi se leva sans un mot, se dirigea vers la porte d’entrée, prit son manteau posé sur un des fauteuils de l’entrée et quitta la maison familiale.


Avant de sortir, comme la tradition l’exigeait, elle avait pris soin de s’être débarrassée de tous les Hamets de la maison. Elle avait dispersé au vent en les émiettant dix morceaux de pain avant que l’horloge de la cuisine n’indique 11:55 et avait sorti la vaisselle de Pessa’h pour la placer sur la table.


Elle habitait avec son mari et ses deux fils dans l’ancien quartier juif de Sarajevo, Bjelave. La demeure avait conservé un charme désuet malgré son état de délabrement et possédait un petit carré de jardin sur le devant qu’elle traversa en cinq enjambées.


Le figuier embaume ses sycones,


les vignes en pousse donnent leur parfum.


Lève-toi vers toi-même, ma compagne, ma belle,


et va vers toi-même !


Sara ne faisait pas son âge. À quarante et un ans, elle avait conservé une silhouette élancée dont se dégageait une sorte de fierté presque aristocratique. Ses cheveux noirs et raides étaient coupés courts pour leur donner la forme d’un casque à l’allure martiale.


Malgré des traits épais avec un menton carré et des pommettes saillantes, son visage était doux ; son regard surtout. Quelques rides à peine visibles alignées élégamment autour de ses yeux en soulignaient la profonde et noire beauté. Ses lèvres aux formes pulpeuses des gens du Sud offraient un sourire généreux et moqueur.


Elle était habillée d’une robe noire au large décolleté, qui dégageait à la fois une poitrine bien formée mais sans réelle générosité, un cou droit et altier et des épaules qui semblaient sans cesse la retenir, lui creusant le dos dans une forte cambrure.


Ne prenez pas garde à mon teint noir :


C’est le soleil qui m’a brûlée.


Les fils de ma mère se sont irrités contre moi,


ils m’ont faite gardienne des vignes.


Ma vigne, à moi, je ne l’ai pas gardée.


Sans hésitation, elle prit la direction du centre-ville, descendant tout d’abord la rue Džidžikovac Bjelave, puis traversa le petit parc à hauteur de l’ambassade d’Autriche vers l’avenue Maršala Tita.


À l’approche de la fontaine, elle respira la soudaine fraîcheur apaisante que les jets d’eau diffusaient dans l’air surchauffé par le passage quasi incessant des véhicules.


Elle marchait d’un pas lent et tranquille, d’un pas qui semblait vouloir se souvenir de chaque instant et surtout n’oublier aucune des pensées qui l’accompagnaient.


Sur le trottoir, à quelque distance de la fontaine, son regard croisa une des « roses de Sarajevo ». Elle l’effleura même de son ombre, comptant un à un les pétales sur son passage.


Une rose rouge par massacre pour symboliser la dérisoire résistance des habitants face au jeu cruel et aveugle des bombardements.


Les impacts d’obus sur le sol avaient été ainsi peints en rouge sang, comme autant de plaies ouvertes et béantes… des roses…


Sara se fraya ensuite un chemin à travers la foule devenue plus dense en direction de la Mula Mustafe Bašeskije et de Baščaršija.


Elle aimait être à Sarajevo et n’avait jamais pu imaginer quitter la ville pour aller vivre ailleurs, même si la question s’était posée à maintes reprises durant les années d’après-guerre. En fait, à chaque nouveau pas, elle avait l’impression d’aller à la rencontre de son propre passé et tout semblait ici vouloir la retenir un peu plus : les vieilles bâtisses décrépies au lourd style de la fin du dix-neuvième siècle, aux couleurs ocre délavé presque sale, les immeubles de béton gris des années 60 et même les ruines abandonnées aux fenêtres semblables à des plaies béantes parfois recouvertes d’une bâche de plastique lacérée.


À l’approche de la ville basse, le vacarme des voitures était devenu soudain plus assourdissant et le mouvement de la vie plus intense.


Arrivée à hauteur du marché Markale, elle s’arrêta un certain temps pour observer du trottoir opposé l’immobilisme des vendeurs, la plupart assis à l’affût derrière leurs étals de fruits et légumes. Ils s’offraient en contraste avec le va-et-vient saccadé des clients, qui se faufilaient dans les allées encombrées à la recherche des plus beaux fruits et légumes.


Tout était couleur, cri, odeur, tout palpitait, tout grouillait…


Aucun doute, le cœur de Sarajevo était là…


Insidieusement, le souvenir meurtri des deux bombardements de 1994 et 1995 lui revint à l’esprit.


Elle avait détesté ces sourdes images de sang et de désespoir que provoqua la chute d’obus de mortier au cœur du marché, tuant inutilement plus de cent personnes.


Qui avait été responsable de ces massacres ? Qui avait bien pu commettre un tel forfait et croire pouvoir ainsi mettre fin d’une manière ou d’une autre au conflit par le meurtre d’innocents ?


En réponse, elle pensa aussitôt que sans coupable désigné, les victimes n’étaient jamais plus tout à fait innocentes. Celles-ci portaient désormais seules en elles toute la responsabilité de ce qui s’est passé, celle passive qui incombe au fait des choses qui surviennent. Il suffisait d’avoir été là…


Elle chercha à imaginer ceux qui manquaient, ceux qui avaient eu leur place sur le marché.


Les responsables font-ils d’ailleurs leur marché ? Quel avait pu être le prix d’une telle réconciliation ?


Parfois, les questions n’appellent aucune réponse ; rien ne saurait empêcher la vie de reprendre ses droits.


Je suis descendue au jardin des noyers,


pour voir la verdure de la vallée,


pour voir si la vigne pousse,


si les grenadiers fleurissent.



Sans hésitation, elle reprit son chemin remontant la vieille rue vers la cathédrale. Elle avançait avec peine tant la foule était dense sur le trottoir déjà occupé par de petits étalages de textiles et vêtements.


Une fois sortie de la zone du marché, elle accéléra le pas juste pour se sentir plus libre. Depuis la guerre, elle n’aimait pas trop se trouver enfermée et contrainte par la foule.


Plus loin, remontant toujours la rue à contre-courant comme on remonte le temps, elle croisa deux tramways d’un autre âge. Au travers des fenêtres latérales, elle pouvait apercevoir les passagers assis semblables à des profils hiératiques de l’Égypte antique. Comme des moines soldats, tous regardaient dans une seule direction, vers le sud. Il était difficile de dire s’ils partaient ou revenaient.


À côté de la cathédrale, un des vieux immeubles de style austro-hongrois paraissait attendre sa reconstruction. Sans toit, sans plafond dans les étages, il était vaisseau fantôme, silhouette carcasse offerte aux vents et aux intempéries. Des restes de couleurs et de stucs sur la façade trahissaient un passé de gloire sans comparaison avec ce que la ville pouvait offrir aujourd’hui de plus beau.


Après en avoir dépassé les ruines soutenues par un échafaudage plus que sommaire, elle se rendit compte que la rue s’était vidée d’un coup de ses passants. Sara pouvait pourtant apercevoir sur sa droite Baščaršija, le vieux quartier ottoman, qui drainait une quantité considérable de touristes, de badauds et de mendiants.


Elle était heureuse de constater les efforts qui étaient entrepris pour rénover peu à peu les vieux bâtiments de l’époque austro-hongroise.


Au fur et à mesure qu’elle marchait, l’architecture changeait, laissant place non loin de la fontaine Sebilj à des immeubles plus petits et modestes, mais tout aussi salis par le temps.


Une fontaine des jardins,


une source d’eaux vives,


des ruisseaux du Liban…



Elle abandonna la place et ses pigeons sur sa droite, traversa la rue au niveau de l’arrêt de tramway puis bifurqua de la station de taxis sur sa gauche pour s’engager dans le vieux quartier de Kovači. Elle s’engagea aussitôt dans la ruelle pentue qui s’enfonçait entre échoppes et maisons individuelles.


La pente devenait de plus en plus raide, lui coupant le souffle. Au sommet des escaliers, elle fit une brève pause pour retrouver sa respiration et se retourna pour contempler la majesté de la montagne. Celle-ci se découpait verdoyante sur un ciel bleu azur. Elle constata que de nouvelles maisons avaient été construites sur ses flancs.


Elle aimait admirer longuement les tons vert émeraude chatoyant de la verdure que les ombres des nuages transformaient en un gigantesque kaléidoscope.


Sans prêter attention aux trois enfants qui jouaient au ballon, ni même aux quelques personnes qui attendaient patiemment et immobiles le bus, Sara prit la rue qui longe le mémorial de Kovači par la droite. Entre les cyprès, elle pouvait distinguer un peu en contrebas les pierres tombales blanches dressées comme des soldats de lumière, héros de la dernière guerre. Au milieu des tombes serrées les unes aux autres, au cœur même du cimetière, se niche le mausolée d’Alija Izetbegović premier président de Bosnie-Herzégovine, surnommé le Dedo par les musulmans en signe de profonde vénération.


Elle se souvint de sa mort en octobre 2003. Elle se souvint de son appel à la réconciliation pour sceller l’unité de l’État. Mais comment réunir les cœurs quand les divisions persistent dans les têtes. Lui, l’homme politique, avait finalement su combien la politique avait propagé la haine et la mort. Il avait finalement demandé à tous d’être des Bosniens…


Être bosniens jusqu’à ce que la mort les sépare…


Elle esquissa un petit sourire tandis qu’une légère pointe d’amertume et de cynisme lui pinçait le cœur. Peut-on être plus bosnien que serbe, croate ou bosniaque ?


Il avait fallu tant de morts dans ce pays pour se haïr réciproquement et devenir enfin bosnien.


Tous ces morts pour rien, toutes ces morts pour entretenir la haine et la rancœur, chacune un crime contre l’humanité.


Les gens ont appris ce qu’ils ne sont pas mais savaient-ils désormais seulement pour autant qui ils étaient devenus ?


Sara la Juive se demanda si le sacrifice d’Abraham n’avait pas été vain. La haine entre les hommes pouvait-elle représenter l’acte de foi parfait et de soumission de cette Alliance passée avec Dieu ?


Plongée dans ses pensées, elle était finalement parvenue au petit fort de Vratnik qui est appelé aussi le bastion jaune en raison de la couleur jaunâtre de ses pierres.


Du bas de l’édifice, elle pouvait admirer en levant la tête les pans angulaires des murs qui le faisaient ressembler à une sorte de navire, un voilier d’un autre temps. Les grands arbres qui les coiffaient se gonflaient comme des voiles sombres que le vent faisait osciller.


Jusqu’à ce que le jour se gonfle, s’enfuient les ombres,


fais volte-face, ressemble pour toi, mon amant,


à la gazelle ou au faon des chevreuils, sur les monts de la rupture.


Elle contourna le haut promontoire, grimpa les escaliers, franchit une espèce de porte d’entrée métallique puis accéda à la plate-forme même de l’ensemble.


Elle marqua une pause et chercha à calmer le rythme accéléré de son souffle.


Elle s’approcha du rebord à pas lents. Un petit muret en pierre marquait la limite du fortin. Au-delà, une étroite bande de terre se perdait rapidement dans le vide.


Sur sa gauche, un jeune couple d’amoureux était enlacé sous un des arbres. Elle pensa à Miròn, mais très vite le chassa de son esprit…



Dès le matin nous irons aux vignes,


nous verrons si la vigne pousse, si la fleur s’ouvre,


si les grenadiers fleurissent.


Là je te donnerai mon amour.



Les mandragores répandent leur parfum,


et nous avons à nos portes tous les meilleurs fruits,


nouveaux et anciens :


Mon bien-aimé, je les ai gardés pour toi.



Quelques touristes en petits groupes admiraient la vue et prenaient des photographies tout en commentant bruyamment ce qu’ils apercevaient au loin.


Elle choisit un endroit ombragé, un peu en retrait, pour s’asseoir. Il y avait un an qu’elle n’était plus venue ici ; un an de plus, se dit-elle. Ses souvenirs lui avaient manqué…


Face à elle, Sarajevo s’étalait avec une majesté nonchalante dans le fond de la vallée. Les montagnes semblaient s’écarter et la saluer au passage de sa longue étincelante et royale traîne urbaine.


« Au souffle de ta face les eaux s’amoncellent, les ondes se dressent comme une digue, les flots se figent au sein de la mer… »



La cime des monts se découpait sur un ciel bleu clairsemé de nuages blancs et gris. Dans le lointain, elle apercevait ceux d’Igman et de Bjelašnica, toujours partiellement couverts de neige. Des dizaines d’hirondelles sillonnaient les airs jouant entre elles.


Les bruits de la ville lui parvenaient lointains, comme l’écho d’une multitude de sons différents qu’elle parvenait à identifier sans pourtant leur attribuer une provenance exacte. Le chant proche des moineaux leur donnait une sonorité rieuse et un rythme presque ludique.


À cet instant précis, Sara aurait aimé être l’un d’eux pour partir libérée dans les airs. Les paroles d’une chanson sevdah d’Amira, que son père aimait lui chanter, lui vinrent aux lèvres :


« Si j’étais un oiseau ailé, je survolerais toute la Bosnie, Je volerais sans cesse jusqu’à y avoir tout vu… »


Voici, l’hiver est passé,


la pluie a cessé, elle s’en est allée.


Les bourgeons se voient sur terre,


le temps du rossignol est arrivé,


la voix de la tourterelle s’entend sur notre terre.


C’est aussi le moment qu’elle choisit pour se souvenir de son père.


Isidor Abettan était né en 1935 d’une vieille famille sépharade qui avait fui l’Espagne pour venir finalement trouver refuge dans la Bosnie ottomane.


Il était fier de ses origines et parlait le ladino avec un accent chantant, chaleureux et suave et surtout avec le plaisir à peine caché d’affirmer ses racines locales : il était un Juif de Sarajevo et de nulle part ailleurs…


Il était toujours prêt à raconter les Juifs de Sarajevo, les querelles familiales et toutes sortes de plaisanteries sur les Juifs, non seulement parce qu’il se sentait un devoir de mémoire mais aussi pour le plaisir de se remémorer une époque heureuse et prospère.


Isidor aimait danser, chanter, rire et plaire aux femmes.


C’était un homme de taille moyenne mais de forte constitution. Il n’était pas d’un tempérament autoritaire mais savait toujours s’imposer, défendant ses idées avec une conviction inébranlable, à la limite de l’entêtement.


Souvent pourtant sa joie et son entrain se transformaient en un long soupir qui ne parvenait pas à masquer une profonde douleur intérieure.


Sara se souvenait de la couleur changeante de ses yeux dans ces moments-là. Son regard perdait alors sa flamme malicieuse et devenait d’un gris infini. Perdu dans ses pensées, sa silhouette semblait s’affaisser comme si soudain ses épaules, son corps tout entier, sa vie, son passé, lui devenaient trop pesants, trop lourds à porter.


Les gens respectaient son silence qui jamais ne durait d’ailleurs. Il n’aimait pas parler de ces blessures-là que tous connaissaient de toute façon.


Isidor se souvenait intensément…


Il venait de fêter ses six ans, lorsque dans la nuit du 3 septembre 1941 son père le réveilla brutalement et l’arracha du lit. Sans lui donner le temps de s’habiller, il l’emmena directement au grenier juste à l’étage supérieur. Il aperçut au passage sa mère et sa sœur qui s’affairaient à mettre leurs chaussures. Des bruits sourds montaient de la rue, des cris, des voix d’hommes, des bruits métalliques et de moteur.


Voici la litière de Salomon,


et autour d’elle soixante vaillants hommes,


des plus vaillants d’Israël.


Tous sont armés de l’épée,


sont exercés au combat ;


chacun porte l’épée sur sa hanche,


en vue des alarmes nocturnes.


Une fois au grenier, sans allumer le plafonnier et sans un mot, ils allèrent droit vers une grande armoire en bois dont les portes étaient ouvertes et l’intérieur vide. La blême lumière de la lune qui passait par le vasistas projetant des ombres étranges et sinistres sur le fouillis et les décombres leur permit de s’orienter.


Après avoir retiré deux planches du fond de l’armoire, il poussa son fils à l’intérieur d’une sorte de tiroir dans lequel Isidor s’allongea inconfortablement. Son père s’empressa de remettre les planches, laissa les portes de l’armoire ouvertes et courut vers l’escalier sans oublier de refermer sans bruit celle du grenier.


Les sons devinrent de plus en plus proches. Il pouvait entendre clairement ses parents parler et sa sœur demander où on les emmenait.


Isidor entendit la porte du grenier s’ouvrir alors brutalement et des pas lourds, deux martèlements différents de bottes. Un rai vif entre les planches l’apeura lorsque le plafonnier fut allumé, les bottes arpentaient le grenier soigneusement, à trois reprises le plancher craqua devant l’armoire béante. Isidor était terrifié et paralysé. Pendant de longues minutes, qui lui parurent une éternité, il retint instinctivement sa respiration, fermant aussi les yeux de peur de trahir sa présence.


D’un coup, toute la maison redevint silencieuse.


Salomon avait une vigne à Baal-Hamon ; il remit la vigne à des gardiens ; chacun apportait pour son fruit mille sicles d’argent.


Ma vigne, qui est à moi, je la garde. À toi, Salomon, les mille sicles, et deux cents à ceux qui gardent le fruit !


Habitante des jardins ! Des amis prêtent l’oreille à ta voix. Daigne me la faire entendre !


Fuis, mon bien-aimé !



Il resta dans sa cache jusqu’au petit matin, n’osant pas bouger par crainte du danger tout comme du silence inhabituel et angoissant que le piaillement des oiseaux à l’extérieur ne parvenait pas à rompre.


Vers onze heures, il souleva les planches. Il avait besoin d’aller aux toilettes et était tiraillé par la faim…


Il ne devait plus jamais revoir ses parents, ni même ses oncles et tantes. La plupart de ses amis disparurent également cette nuit-là comme par enchantement ou plutôt par suite d’un mauvais sortilège.


Quelques heures plus tard, un homme entra dans la maison. Isidor désemparé et perdu n’essaya pas de se cacher. L’homme l’emmena chez lui dans une maison située dans un quartier proche.


Isidor apprit plus tard que la Gestapo et la police oustachie avaient regroupé cette nuit-là dans les rues du quartier cinq cents Juifs pour les conduire à la gare. Ils furent ensuite transportés en wagon à bestiaux et déportés au camp de sélection de Krivica.


En dépit d’interventions de la Croix-Rouge et de protestations d’un bon nombre d’habitants de Sarajevo, les Oustachis refusèrent de donner de la nourriture à leurs prisonniers pendant les trois premières semaines. Ces derniers furent ensuite transportés vers d’autres camps du nord de la Bosnie, d’où la plupart ne revinrent jamais.


« Et tu raconteras (higgadta) à ton fils. »


Isidor demeura jusqu’à la fin de la guerre auprès de cette famille musulmane, dont la mère avait été une proche amie de sa mère. Le couple avait un fils, Karim, un an plus âgé que lui, avec lequel Isidor resta toujours particulièrement lié.


Sara laissa son regard errer à nouveau sur la ville, le cœur gros et serré.


En 1987, son père avait été emporté de façon subite par un cancer. Il avait alors quarante-sept ans et elle venait juste d’en avoir vingt.


Je l’ai cherché, mais ne l’ai pas trouvé.


Je me lèverai donc, je tournerai dans la ville,


dans les marchés, sur les places.


Enfant, elle avait aimé l’accompagner sur le fort pour admirer la vue. Il avait une histoire pour chaque bâtisse, pour chaque montagne, pour chaque rocher, pour chaque arbre et chaque rose. Sarajevo semblait s’offrir à lui, pleine de contrastes et de mystères.


Tour à tour orientale et occidentale, comme les deux faces d’une pièce qui tournerait sur elle-même au point de ne plus laisser entrevoir qu’une seule image.


Je chercherai celui qu’aime mon être. Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé.


Va vers toi-même…


Le soir quand le soleil couchant colorait de mauve le mont Igman, quand les cloches sonnaient au loin et le muezzin appelait à la prière, Sarajevo paraissait unie et respirait la paix : douce, surréelle et onirique comme l’Oz des Balkans…


Sara jeta un regard au loin, sur le vieux cimetière juif, qu’elle distinguait à peine. Isidor avait souhaité y être enterré.


Après son décès, elle se rendit au fortin chaque année pour la Pessa’h avec Miròn, le fils de Karim. Enfin presque chaque année, la guerre interrompit ce qui était devenu un rituel.


Viens, mon bien-aimé, sortons dans les champs,


demeurons dans les villages !


Puis, un jour de juillet 1994 quelqu’un annonça à Sara que Miròn avait disparu. Il faisait partie des troupes chargées de défendre la ville et elle apprit beaucoup plus tard par la mère de celui-ci les circonstances de sa mort.


La mort était devenue un évènement ordinaire, un phénomène de la vie courante. Elle pleura sans émotion. Comme pour la plupart des habitants, les émotions étaient devenues un luxe qu’on ne peut apprécier quand on a froid et que l’on meurt de faim. Il était mort pour défendre Sarajevo, la Jérusalem des Balkans et cette pensée lui avait suffi.


La voix de mon amant ! Le voici, il vient !


Il bondit sur les monts, il saute sur les collines.


Il ressemble, mon amant, à la gazelle ou au faon des chevreuils…


Le voici, il se dresse derrière notre muraille !


Il guette aux fenêtres, il épie aux treillages !


Il répond, mon amant, et me dit : lève-toi vers toi-même,


ma compagne, ma belle, et va vers toi-même !


Il n’est pas possible d’approcher la Pessa’h sans faire le don de mémoire car pour Pessa’h tout est mémoire. Nous devons savoir et comprendre pourquoi nous sommes ici et pourquoi nous avons le droit d’y être. Nous devons libérer nos souvenirs emprisonnés dans nos préoccupations quotidiennes et ainsi soulager nos cœurs et notre esprit.


Qui sait ce qui sera retrouvé en nettoyant la demeure avant la Pessa’h !


Je suis descendue au jardin des noyers,


pour voir la verdure de la vallée,


pour voir si la vigne pousse,


si les grenadiers fleurissent.


Nous sommes des gens du Livre, ce livre fait de nous des gens de mémoire, des passeurs du temps.


Haggadah veut dire « récit ».


Sara se leva et prit le chemin du retour. Elle était heureuse de retrouver ses enfants.


À l’année prochaine à Jérusalem…


 
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   hersen   
11/2/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Pour ma part, je trouve ce texte très intéressant en ce sens qu'il me raconte des faits historiques dont finalement ej ne connaissais pas grand-chose. Et pourtant, 1994, est-ce si loin ? Et pourtant, Sarajevo, est-ce si loin ?

La façon qu'a l'auteur de nous emmener à la suite de Sara est à la fois très vivante et aussi très touchante : ce n'est pas juste une description, aussi belle soit-elle. Sara est là, à nos côtés.

C'est un sujet rarement abordé, l'auteur semble le connaître bien.

J'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce texte et en ai apprécié les intercalaires poétiques.

"Les grenadiers fleurissent-ils ?"

Merci pour cette lecture.

   carbona   
12/2/2016
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour,

Il émane de votre texte une certaine douceur propre au recueillement du personnage. Ce parcours à travers la ville, ce "pèlerinage" suit un rythme paisible, on a envie de se faire discret pour ne pas déranger. L'idée de ponctuer le récit par des extraits de poèmes et par ce qui me semble être des extraits de récits religieux donne du relief, c'est bien. La mise en page me semble cependant à ajuster afin de mieux distinguer ces passages du reste du récit.

J'ai apprécié l'atmosphère de votre texte mais n'ai en revanche pas été happée par l'histoire, je me suis davantage laissée bercer par sa mélodie sans parvenir à m'investir pleinement dans le récit, sans ressentir de réelles émotions. L'histoire de fond n'est, à mon goût, pas assez mise en valeur.

Merci.

   Vincendix   
2/3/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour Gloel,
Quel texte magnifique et émouvant !
Sarajevo, un nom qui évoque un drame humain provoqué par quelques sanguinaires, des évènements qui ont bouleversé la vie d’un peuple où cohabitaient paisiblement musulmans, chrétiens et juifs.

Les juifs avaient déjà subi la barbarie des nazis et de leurs alliés oustachis durant la Seconde Guerre mondiale, ils se retrouvaient pris en otage au cœur de la guerre de religion opposant chrétiens et musulmans.

La visite de Sarajevo, une ville superbe sertie dans la montagne, est émouvante, une visite jalonnée de lieux où l’Histoire a laissé des empreintes, évoquant des souvenirs à Sara. Des empreintes indélébiles dans le cœur de celles et ceux qui ont vécu le drame de la guerre fratricide.

Et puis l’histoire d’Isidor, sauvé miraculeusement, le sacrifice de Miron, une parfaite cohérence dans ce texte.

Quelle riche idée aussi d’avoir intercalé, dans votre récit, des passages du Cantique des Cantiques, des versets poétiques et tellement évocateurs…

Un grand merci pour ce moment exceptionnel de lecture.

   vendularge   
2/3/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour,

Je n'ai pas commenté ce texte en lecture, je voulais le lire à nouveau et prendre le temps d'y réfléchir (l'espace lecture est, je trouve, empreint d'un certain sentiment d'urgence, enfin c'est l'idée que je me fais de l'attente des auteurs).

Je pense que lorsque les mots permettent de voir, de sentir et d'écouter c'est qu'ils sont supérieurs à l'image; je crois qu'ici c'est le cas. Il se dégage de cette écriture qui nous emmène doucement, une forme de sérénité, un regard apaisé et lucide, une intelligence rare.

C'est donc pour moi un moment de lecture exceptionnel et je vous remercie de nous le donner

   lala   
2/3/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour GLOEL,
Un vif merci pour ce moment de lecture magnifique.
Nous sommes emportés par une main de Sara et une autre de Salomon.
La visite de Sarajevo et de ses alentours est d'une sensualité forte, palpable.
Le thème humaniste, universel, récurrent, qui se perpétue au-delà des lieux et des siècles, avec sa barbarie mais ses espoirs aussi, ses oasis de paix, de bienveillance, d'amour est développé avec douceur, gravité, solennité.
Des émotions à en couper le souffle. Votre plume est habile, souple, tantôt empressée, vive, tantôt délicate. Vous ouvrez les fenêtres de l'Histoire, de la religion, de la réflexion, de l'émotion, et vos mots rejoignent les vignes pour parfumer les sens.

   Perle-Hingaud   
4/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Gloel,

J’ai lu avec plaisir cette nouvelle.
Le sujet est peu traité, du moins, je n’ai pas lu beaucoup de fictions sur la guerre de Sarajevo. Peut-être n’ai-je pas eu les romans à portée de main, ou le thème est-il boudé, ou simplement trop compliqué pour la plupart des français ? Je me souviens d’un seul roman, de Lionel Duroy, « L’hiver des Hommes ». Un roman sur un thème différent (les enfants des « bouchers » de la guerre, l’après), mais très fort.
http://www.julliard.fr/site/l_hiver_des_hommes_&100&9782260019169.html
Ceci dit, le thème que vous abordez, le souvenir des disparus, est transposable universellement.

En ce qui concerne l’écriture, le début du texte m’a paru moins fluide que la suite.

«Sara Mizrahi se leva sans un mot, se dirigea vers la porte d’entrée, prit son manteau posé sur un des fauteuils de l’entrée et quitta la maison familiale. » : la répétition du mot « entrée » se voit, je trouve, dans cette première phrase.

Je trouve le portrait de Sarah trop long et maladroit. Il y a en effet pour moi une première contradiction entre : « une sorte de fierté presque aristocratique » et « Malgré des traits épais » : dans mon imaginaire (mais il faut respecter l’imaginaire du lecteur…) une personne à la silhouette aristocratique a des traits fins. « des épaules qui semblaient sans cesse la retenir, lui creusant le dos dans une forte cambrure. » : je n’ai pas compris l’image : des épaules en arrière ? La forme « pulpeuse » des lèvres : l’adjectif a été très utilisé, peut-être l’éviter ?
Ensuite, par contre, le cheminement se met en place, très précis et visuel. J’aime les détails comme par exemple « les ruines abandonnées aux fenêtres semblables à des plaies béantes parfois recouvertes d’une bâche de plastique lacérée. », mais je pense que « semblables à des plaies béantes » est inutile, « plaies béantes » est comme « bouche pulpeuse », trop utilisé, et l’image des bâches plastiques lacérées est bien plus forte.
Le rythme adopté colle bien au propos. Les passages « poétiques » participent à cette lenteur souhaitée. On découvre peu à peu l’univers de Sara, sans apitoiement.
Un beau récit, merci !

   Anonyme   
24/3/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément
Evidement ! Un texte rythmé de versets du Cantique des cantiques ! Bravo. Je viens de passer un moment de détente, de poésie, d'émotions ... En plus aujourd'hui nous sommes le jeudi saint alors c'est encore mieux.
Bon, j'arrête de commenter bêtement, je retourne à Sarajevo avec Sara ...

   singuriel   
14/4/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un mélange réussi entre l'histoire bouleversante d'un destin et la découverte d'une ville en convalescence.
Merci pour votre sensibilité qui nous fait découvrir des parcelles de Sarajevo emprunts de vos souvenirs.
Merci pour votre pudeur qui nous remémore les affres d'une guerre sans en souligner les horreurs.
Merci enfin de nous rappeler qu'à notre porte, une génération tente de se reconstruire entre devoir de mémoire et temps présent

   Anonyme   
28/9/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,
Et merci de nous guider dans cette ville qui garde les traces d’évènements tellement sombre. J’ai apprécié le parallèle que vous faites avec le peuple Juif qui garde lui aussi le souvenir de son histoire comme un don précieux. Il y a beaucoup de tendresse dans votre écriture et vous savez capter votre auditoire en mêlant descriptions et souvenirs personnels.
Le fait de mêler un poème célèbre à votre texte m’a personnellement touché mais un lecteur ne connaissant pas ce Cantique risque certainement d’être désorienté. Peut-être devriez-vous mettre ces passages entre guillemets.
Au plaisir de vous lire.


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