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Sentimental/Romanesque
aristee : Jeanne, sa cousine et les autres
 Publié le 13/06/07  -  2 commentaires  -  65131 caractères  -  70 lectures    Autres textes du même auteur

Ce n'était pas un homme méchant. Il était même gentil avec elle, mais voilà. Il avait pris la place de son père. C'était un usurpateur, et Jeanne ne comprenait pas comment sa mère avait pu remplacer si vite son papa.


Jeanne, sa cousine et les autres


Ce n'était pas un homme méchant. Il était même gentil avec elle, mais voilà. Il avait pris la place de son père. C'était un usurpateur, et Jeanne ne comprenait pas comment sa mère avait pu remplacer si vite son papa. Il y a deux ans seulement qu'il était mort, et cela faisait quatre mois déjà que Marc, son "beau père" (et d'ailleurs il n'était même pas beau !!!) vivait ici.


Jeanne a seize ans. Sa maman quarante-deux. Son père était mort dans un accident d'avion. Jeanne repensait souvent, et revivait ces jours qui avaient suivi la terrible nouvelle. Thérèse et sa fille étaient souvent dans les bras l'une de l'autre, comme si, blotties l'une contre l'autre, le malheur serait plus facile à supporter.


Et puis il y eut ce jour où la maman et la fille furent invitées sur un yacht à Saint-Raphaël. Sa maman voulait tout d'abord décliner l'invitation et puis, se faisant violence, et avant tout pour sortir sa fille, elle accepta. Elles embarquèrent pour une petite croisière de trois jours. À bord se trouvait Marc, un bel homme de quarante-cinq ans, divorcé, qui aussitôt repéra Thérèse. Pour la première fois depuis un an, Jeanne vit sa maman rire et parler de longues heures avec le beau Marc.


Bien entendu Jeanne se sentait seule, abandonnée, à la fois jalouse de ne plus avoir sa maman pour elle toute seule, et malheureuse de constater que son papa n'était plus dans les pensées de sa mère.

Ces trois jours de croisière qui semblaient avoir été une résurrection pour sa maman, avaient été atroces pour Jeanne. Lorsqu'elles rentrèrent à la maison, les rapports mère-fille n'étaient plus les mêmes. Thérèse passait beaucoup de temps à écrire et à téléphoner. Si, à sa fille, elle ne parlait pas de Marc, il est évident que c'est à lui qu'elle pensait toujours. La raison de Jeanne lui disait que sa maman, jeune et belle, pouvait plaire et aimer encore. C'était normal

Mais sa raison n'avait pas le dernier mot. C'est tout son être qui repoussait cette situation, immorale, inacceptable, contre nature, qui la révulsait.


Les vacances de Pâques venaient de commencer. Ce dimanche matin, Jeanne décida de faire la grasse matinée. Et lorsqu'elle se leva, vers dix heures, elle regarda par la fenêtre et regretta aussitôt de ne pas être restée un peu plus dans son lit bien chaud. Il faisait gris, il pleuvait et les branches des arbres étaient agitées par un vent violent. Quoique sa chambre soit bien chauffée, elle frissonna et se dirigea vers la cabine de douche, où elle resta longtemps sous un jet dru et chaud. Après s'être habillée chaudement, elle descendit dans la salle à manger.


Marc était seul. Il finissait son petit déjeuner. Il dit bonjour à Jeanne qui lui répondit. Jamais ils ne s'embrassaient. Au début, Marc avait bien essayé de lui faire une bise sur le front, le matin, mais toujours, elle esquivait son geste, et il se contentait de temps en temps de l'appeler en souriant "ma petite sauvageonne". Ce possessif énervait Jeanne. Comme s'il n'y avait personne dans la pièce, Jeanne prépara son petit déjeuner et vint s'asseoir pour le déguster. Marc la regardait pensivement et finit par lui dire :


- Jeanne, il faut que nous parlions. Je comprends ton attitude envers moi. Tu aimais beaucoup ton papa, et, il faut que tu le saches : je ne le remplacerai jamais. Mais la vie continue. Pour toi, elle en est même à son début, et pour qu'elle soit acceptable, il faut commencer par accepter les faits. Ton papa n'est plus là. Il est passé dans un autre monde. Nous sommes ici tous les trois. Ta maman et moi, nous nous aimons, et ce fait, tu dois l'accepter aussi, puisque c'est la réalité. Ne te rends pas malheureuse (et nous aussi par contrecoup) en niant la réalité. Accepte-la, Jeanne. Je ne serai jamais ton papa, je te l'ai dit. Mais ta maman doit rester ta maman sans que tu aies une rancune envers elle, et moi, je dois être pour toi, un grand ami. C'est ainsi que nous pourrons vivre heureux.


Jeanne se leva brusquement et avant de sortir de la pièce, sans tourner la tête, elle lui lança d'une voix sèche :


- Tu n'es pas mon grand ami.


Marc hocha la tête tristement et sortit également de la pièce.

En remontant dans sa chambre, Jeanne murmurait : je le hais, je le hais... Elle resta enfermée dans son "chez elle" jusqu'à l'heure du repas.


Sa mère et Marc étaient déjà à table et, jusqu'à la moitié du repas, aucun mot ne fut prononcé. L'atmosphère était lourde. Certainement Marc avait dû parler à Thérèse de l'amorce de conversation qu'il avait eue avec Jeanne. Ce fut cette dernière qui rompit le silence.


- Maman, je préférerais aller en pension.


Un moment interloquée, Thérèse répondit :


- Cela ne me parait guère possible. Tu ne vas pas changer d'école au troisième trimestre. Si tu le désires encore, nous en reparlerons en fin d'année scolaire. D'ici là, ma chérie, je te le demande : fais des efforts pour accepter les choses comme elles sont. Je t'aime très fort, tu le sais. Marc a beaucoup d'affection pour toi et ne veut que ton bien. Tu n'as aucune raison d'être malheureuse.

- Pas de raison d'être malheureuse ? Je n'oublie pas, moi, que j'ai perdu mon papa.

- Je comprends ta peine, ma chérie. Mais tu ne vas pas être malheureuse toute ta vie parce que tu n'as plus ton papa. Il est normal qu'il te manque, mais personne ne peut rien y faire. Il est parti pour toujours. Il faut vivre avec ça.

- Oh ! Je vois que toi, tu vis bien "avec ça" !!!!

- Jeanne, ne sois pas méchante. Tu es très jeune, il y a des choses que tu ne peux comprendre. Ces choses, la vie se chargera de te les apprendre. Pour l'instant, fais-moi confiance lorsque je te le dis : il faut accepter l'inévitable.

- Était-il inévitable que tu "refasses ta vie" si vite ?

- D'abord, on "ne refait pas sa vie". Ce qui a été, est indélébile. Cela reste à tout jamais. Mais la vie continue, ce qui est tout différent. Quant au délai dont tu parles, ce sont les circonstances qui en décident, pas les gens.


Jeanne se mit à pleurer.


- En tout cas, je suis malheureuse et tout le monde s'en moque !


Thérèse se leva, vint entourer Jeanne de ses bras et lui dit :


- Tu sais bien que ce n'est pas vrai. Tu as du chagrin, et cela me fait beaucoup de peine. Je voudrais seulement que tu te rendes compte d'une chose : il n'est pas bon de macérer dans sa tristesse. C'est stérile. Il faut que tu réagisses. Je t'aime très fort, ma Jeanne.


Jeanne se leva et remonta dans sa chambre.


Durant trois jours, la même ambiance lourde régna dans la maison. Les mots strictement nécessaires étaient échangés entre Jeanne d'une part et Marc et sa mère, d'autre part.


Le mercredi matin, lorsque Jeanne se réveilla, un rayon de soleil passait entre les persiennes et venait faire une bande jaune sur le pied de son lit. Pour la première fois depuis bien longtemps, Jeanne se sentait moins malheureuse. Il semblait même que des forces nouvelles s'agitaient en elle. Sans comprendre la raison de ce changement elle le constatait avec étonnement.


Lorsqu'elle descendit à la salle à manger, pour la première fois aussi depuis quelques jours, elle dit bonjour à sa maman en lui passant ses bras autour du cou. Thérèse la serra très fort contre elle. Elle venait de comprendre que sa fille sortait de son isolement .Elle en eut confirmation lorsque Marc entra dans la pièce. Jeanne se leva, se mit sur la pointe des pieds, et les deux bras tendus derrière elle (Ah oui, tout de même !) elle tendit son front pour que Marc l'embrasse.

Assis tous les trois, en prenant leur petit déjeuner, ils discutèrent de choses et d'autres, avec naturel, comme dans une famille normale et sans problème.


Marc avait une fille de dix-sept ans, Roxane qui vivait avec sa mère, et c'est Jeanne qui amena la conversation sur elle :


- Tu ne nous parles pas souvent de ta fille Roxane. Tu ne l'aimes pas ?

- Oh si je l'aime ! Elle me manque beaucoup, et… d'après ses dernières lettres, il semblerait que je lui manque beaucoup aussi. Mais...

- Mais quoi ? Tu dois bien avoir un droit de visite, et de la prendre pendant les vacances, non ?

- Si, si, bien sûr !

- Alors pourquoi ne lui demandes-tu pas de venir passer le reste des vacances de Pâques ici ?


Les larmes aux yeux, Marc se leva, entoura Jeanne de ses bras et lui dit :


- Oh merci, merci Jeanne ! Je n'osais pas te le demander. Si vous deveniez de grandes amies Roxane et toi, j'en serais tellement heureux !

- Ça ! On ne peut le dire à l'avance. Téléphone-lui de venir. Nous verrons bien !


Roxane arriva le surlendemain. C'était une jeune fille robuste, sportive, mais cependant pas dépourvue de féminité. D'un caractère enjoué, elle plut tout de suite à Jeanne, et elles décidèrent très vite de se dire cousines. Pendant ces quelques jours de vacances, inséparables, elles alternaient exercices sportifs (en particulier tennis et footing) et longues discussions où elles apprenaient à se connaître.


Marc et bien sûr Thérèse étaient évidemment enchantés de voir leurs enfants s'entendre aussi bien. Les vacances de Pâques terminées, il fut décidé que pour les grandes vacances, Roxane viendrait ici durant tout le mois de juillet.


Depuis la visite de Roxane, l'ambiance à la maison s'était considérablement améliorée, et Jeanne n'hésitait plus maintenant à faire la bise à Marc lorsqu'elle le voyait pour la première fois de la journée.


Ce troisième trimestre s'écoula donc dans les meilleures conditions, et avec le mois de juillet, arriva Roxane, toujours aussi dynamique et rieuse. Roxane était là depuis trois jours lorsque le téléphone sonna. C'est Thérèse qui décrocha puis cria à l'adresse de sa fille qui papotait dans sa chambre avec Roxane :


- Jeanne ! Téléphone ! C'est pour toi !

- J'arrive ! Qui est-ce ?

- Je n'en sais rien. Une dame. Elle veut te parler.


Jeanne descendit, prit le téléphone et une voix féminine lui parla.


- Bonjour, Jeanne. Vous ne me connaissez pas et mon nom ne vous dirait rien. . Moi je vous connais un peu. Il faudrait absolument que nous puissions nous rencontrer, seules. Je dis bien seules. J'ai des choses importantes à vous apprendre. Je peux être à Aix-en-Provence après-demain .Je ne connais pas cette ville. Pouvez-vous me donner un rendez-vous ? Je vous demande pour l'instant de ne parler à personne, je dis bien : personne, de mon coup de fil.


Jeanne réfléchit un long moment.


- Pouvez-vous me dire au moins de quel sujet il s'agit ?

- Je préfère vous en parler de vive voix. Mais soyez sans crainte. Je vous certifie que vous serez heureuse de notre rencontre.

- Bon. Je vous propose de nous rencontrer aux 2 G en haut du cours Mirabeau

- Les 2 G ?

- Oui. Les deux Garçons. Un café. En remontant le cours Mirabeau, c'est en haut à gauche

- Quinze heures, ça vous irait ?

- D'accord !

- Pour que je vous reconnaisse, pouvez-vous me dire comment vous serez habillée ?


Après une courte hésitation, Jeanne répondit :


- J'aurai un chemisier rouge. Il sera voyant.

- C'est parfait. Surtout, Jeanne ne vous faites pas de mauvais sang d'ici après-demain. À bientôt donc.


Après avoir raccroché, Jeanne se demandait quelle était cette bonne femme et qu'est-ce qu'elle allait lui raconter. Elle décida de ne pas en parler à sa mère comme il le lui avait été demandé. Mais cette règle, elle ne l'appliquerait pas à sa "cousine" Roxane, et bien entendu ce mystérieux coup de fil alimenta leurs conversations, chacune ayant une idée sur la raison de cette entrevue. Jeanne pensa que l'on voulait tâter le terrain auprès d'elle avant de lui présenter un parti. Un prince charmant, qu'elle enjolivait bien sûr... Quant à Roxane, tout aussi imaginative, elle pensait qu'un producteur avait dû la remarquer et qu'on allait lui proposer de faire un bout d'essai avant de lui proposer un rôle dans un film. Elles s'amusaient bien à broder chacune sur la raison qu'elles avaient choisies, mais au fond d'elles, elles sentaient bien qu'il s'agissait certainement d'autre chose, et de moins futile.


Pour le rendez-vous aux 2 G, il avait été décidé que Roxane viendrait s'installer dans la salle à trois heures moins le quart et que Jeanne arriverait à l'heure précise prévue, trois heures. Les deux jeunes filles ne devaient pas donner l'impression de se connaître, Roxane était là en somme comme une protection, car enfin on ne savait pas ce qu'était cette femme.


Jeanne commanda un café, et avant même qu'elle fut servie, une dame mince, agréable, jolie se présenta devant elle :


- Vous êtes Jeanne, n'est-ce pas ?

- Oui. Et vous, qui êtes-vous ?

- Je vous l'ai dit, mon nom ne vous apprendra rien, mais je m'appelle Mathilde Roux. J'habite l’île de Jersey, mais je suis française. Je sais que votre papa se trouvait dans le vol Paris-New York qui est tombé en mer. Je voudrais que vous me disiez ce que vous savez de cet accident.

- Vous faites une enquête sur un accident qui a eu lieu il y a deux ans ? Je n'y ai pas assisté, je ne peux vous donner aucune précision.

- Non, je ne fais pas une enquête. Dites-moi ce que vous savez, par la presse et par ce qui vous a été dit.

- Je ne comprends pas la raison de votre question. L'avion venait de quitter le terrain Charles de Gaulle, il se trouvait à une dizaine de kilomètres des côtes françaises lorsque le pilote avertit la tour de contrôle que le moteur avant gauche était en feu. Une minute après, l'avion disparaissait des radars de contrôle. Quand les secours arrivèrent, ils ne purent recueillir que cinquante-quatre corps sur les deux cent vingt qui se trouvaient à bord. Mon papa était parmi les disparus. Il n'y a pas eu de rescapé.


En retraçant ces évènements, les yeux de Jeanne s'étaient remplis de larmes.


- Je me demande pourquoi vous me forcez à me rappeler ces tristes circonstances, madame.

- Je ne suis pas une sadique, Jeanne. Si je vous ai demandé ce que vous saviez sur cet accident c'est pour vous apprendre ce que vous ne connaissez pas. Lorsque l'avion, avec son moteur en flammes, toucha l'eau, la portière s'ouvrit sous le choc. Six ou sept personnes ont été précipitées dans l'eau, dont votre papa. Il se retrouva sous l'eau et heurta un objet que par réflexe il serra contre lui. C'était un morceau de plastique d'une longueur de trois mètres environ, (certainement un morceau du porte-bagages au-dessus des sièges et où l'on pose les bagages de cabine) qui revint à la surface, avec votre père. Votre père souffrait atrocement d'une jambe, et il était "sonné". Il vit cependant, l'une après l'autre disparaître sous les flots les personnes qui comme lui avaient été éjectées. Il ne pouvait rien faire. Trois quarts d'heures plus tard, un bateau de pêche arriva sur les lieux de l'accident et repêcha votre père inconscient qui souffrait d'une double fracture de la jambe gauche et d'hypothermie...

- Mon papa est vivant ? s'écria Jeanne

- Oui, Jeanne, ton papa est vivant. Seul rescapé de cet accident.


Jeanne pleurait et riait à la fois.


- Papa est vivant, papa est vivant... mais... pourquoi ne nous a-t-il pas téléphoné ?

- Attends la suite, Jeanne, attends la suite. Le patron du bateau de pêche qui a recueilli ton papa est mon père. En fait, ce n'est pas un vrai bateau de pêche... Il... fait de la contrebande de cigarettes entre l'Angleterre et la France. Mais notre point d'attache est Saint-Hélier à Jersey. Au moment de l'accident le bateau était plein de cigarettes. Il était impossible de signaler le repêchage d'un rescapé aux autorités. Ton papa a été amené à la maison, porté par nos marins. Bien sûr, nous aurions fait intervenir un médecin si la vie de votre père en avait dépendu. Heureusement, je suis infirmière. J'ai pu constater les blessures. Les deux fractures de la jambe étaient des fractures simples sans déplacement. Par ailleurs, je sais comment traiter les cas d'hypothermie. Nous avons décidé de nous débrouiller sans faire appel à un médecin... et sans attirer sur nous la curiosité des autorités. J'ai donc soigné votre papa, posé un plâtre Au bout de quarante-huit heures, il pouvait parler. Malheureusement il était frappé d'amnésie, et ne se souvenait plus rien de son passé, de son identité. Les papiers qu'il avait sur lui au moment où il a été éjecté de l'avion, étaient illisibles à la suite du bain de mer prolongé. Nous avons traversé une période pénible. Et puis vers le cinquième mois par bribes le passé lui revint, et il fallut presque un an pour que tout redevienne clair dans son esprit. Il savait qui il était, qu'il était marié et qu'il avait une fille qu'il adorait. Durant cette période où il était resté dans le flou, nous nous étions beaucoup attachés l'un à l'autre. Il me raconta (ce que vous ne savez peut-être pas) que l'entente avec votre maman n'était pas des meilleures et que sans votre présence, ils se seraient certainement séparés. Il a donc décidé de ne rien dire. Aujourd'hui, il travaille avec mon père sur un bateau qui se livre, lui, véritablement à la pêche. Mais il parlait de plus en plus de toi, Jeanne, et voilà pourquoi, il m'a demandé d'entrer en contact avec toi. Pour l'instant, il te demande de ne parler à personne de son existence. Il t'écrira « Poste restante ». As-tu une carte d'identité ?


- Non, je n'ai pas encore de carte d'identité... c'est pour la poste restante n'est-ce pas ?

- Oui, c'est pour que tu puisses retirer une lettre à la poste restante. C'est bien embêtant que tu n'en aies pas.

- Attendez, attendez... Moi vous me demandez de ne parler à personne de ce que vous venez de m'apprendre. Je pense que vous pensiez surtout à ma mère ? À mon tour je vais vous apprendre certaines choses. Depuis quelques mois, un... monsieur vit à la maison. Ce monsieur a une fille qui est devenue mon amie. Laissez-moi lui dire ce qu'il en est. Elle a certainement une carte d'identité et mon père pourrait m'écrire poste restante à son nom.


Mathilde réfléchit un bon moment.


- Es-tu sûre que ton amie n'en parlera à personne ?

- Sûre. Si je le lui demande, elle ne dira rien.

- Je voudrais bien la voir, avant de prendre une décision.

- Facile dit Jeanne. Elle est là. Elle seule est au courant de notre rendez-vous, et elle est venue heu... pour me protéger... Après tout, je ne vous connaissais pas.

- C'est bien. Va la chercher.


Jeanne fit signe à Roxane de venir, ce qu'elle fit aussitôt, évidemment.


- Roxane, as-tu une carte d'identité ?


Un peu éberluée par cette curieuse question, Roxane répondit :


- Oui... mais pourquoi ?

- Roxane, mon papa est vivant. Il n'est pas mort dans l'accident d'avion. C'est cette dame qui l'a soigné, et il va m'écrire poste restante...

- Attends, attends, Jeanne, je ne comprends rien. Explique-moi bien ce qui se passe.


C'est Mathilde qui raconta toute l'histoire.


- Pour l'instant le papa de Jeanne ne veut pas que d'autres sachent ce qui s'est passé. Il veut écrire à sa fille poste restante, mais Jeanne n'a pas de carte d'identité .Les lettres peuvent-elles être adressées à votre nom pour que la poste puisse vous les remettre ?

- Mais bien entendu. Jeanne et moi irons les chercher ensemble, et je m'engage à ne parler à personne de tous ces évènements. Mais madame, il est incontestable que la réapparition de monsieur Jeandreau va poser des problèmes, car mon père aime madame Jeandreau.

- Et moi, j'aime monsieur Jeandreau, mes enfants...

- Et je deviens quoi au milieu de tout ça ? dit Jeanne. Moi j'aime ma maman et j'aime mon papa et…

- Écoute, Jeanne, la coupa Roxane, ton cas n'a rien d'exceptionnel. Réfléchis un peu : c'est exactement mon cas. Moi aussi j'aime mon papa et ma maman, mais je ne vais pas les empêcher de vivre, et tu vois, cela nous a permis de nous connaître.

- Oui, tu as peut être raison, mais quand même...

- Tu croyais ne plus avoir de papa et il est en vie. Réjouis-toi, et laisse faire les choses...


Mathilde qui avait apprécié le bon sens de Roxane, était maintenant certaine de sa discrétion. Après avoir pris le nom de la jeune fille à qui monsieur Jeandreau adresserait les lettres, elle regagna son hôtel pendant que les deux jeunes filles rentraient à la propriété.


Dés le surlendemain, les deux amies allèrent à la poste, tout en sachant qu'il y avait très peu de chance pour qu'une lettre les attende déjà.


C'est le quatrième jour après l'entrevue avec Mathilde que la lettre arriva. En la prenant, les mains de Roxane, qui pourtant n'était qu'indirectement concernée, tremblaient, et ne parlons pas de Jeanne, qui regardait l'adresse, reconnaissait l'écriture, et n'osait pas décacheter l'enveloppe. Il fallut que Roxane la bouscule un peu.


- Allez, ouvre !!


Ma petite Jeanne chérie


J'ai fait répéter trois fois à Mathilde la conversation qu'elle a eue avec toi. Tu me manques énormément. J'espère de tout mon cœur que nous allons nous revoir bientôt.

Tu as dit à Mathilde "qu'un monsieur vit à la maison". Je voudrais que tu m'expliques absolument tout ce qui s'est passé depuis que je suis parti. Lorsque j'aurai tous les éléments en mains, je déciderai comment agir.


Je te serre très fort dans mes bras ma chérie. J'attends ta lettre avec impatience à l'adresse ci-dessus.


Ton papa très heureux.


Le soir-même, une longue lettre était postée par Jeanne, qui relatait tout ce qui était survenu depuis l'annonce de l'accident d'avion. Elle parlait longuement de Marc et de Roxane. Un peu moins de sa maman dont elle disait seulement qu'elle "semblait bien aimer Marc".


Il était de plus en plus difficile pour Jeanne de cacher à sa maman que son papa était vivant. Il y a quelques mois, elles n'étaient que toutes les deux, très proches, sa maman et elle. Maintenant, le cercle s’était agrandi : Thérèse, Pierre, Marc et Mathilde, et elle, Jeanne... sans compter Roxane qui était devenue très proche aussi. Comment tout cela allait-il se terminer, entre les grandes personnes ?


Chaque jour Jeanne et Roxane allaient à la poste. Elles discutaient bien entendu sur le sujet qui les préoccupait au premier chef. Pierre et Thérèse étaient toujours mariés puisque le jugement de disparition n'avait pas été rendu. Mais Thérèse semblait aimer Marc, autrement que "par défaut", quant à Mathilde elle était manifestement amoureuse de Pierre. Quel imbroglio !!!! La lettre de Pierre Jeandreau arriva enfin. Elle était relativement courte.


Ma petite Jeanne chérie,


Maman et Marc ne sont pas au courant de ma "résurrection". Ils sont bien entendu partie prenante dans le problème qui se pose à nous. Il est normal, il est juste qu'ils puissent réfléchir tranquillement au problème.

Je vais te confier une mission. C'est toi qui vas prévenir maman et Marc de tout ce qui m'est arrivé. Tu peux parler de Mathilde. Il faut que chacun réfléchisse au problème, et je me rendrai à Aix-en-Provence dans dix jours, où nous aurons Marc, maman et moi une conversation où chacun dira ce qu'il aura à dire. Bien entendu, Roxane et toi serez tenues au courant de ce qui aura été décidé.


Je t'embrasse très très fort…


Ton papa.


La première réaction de Jeanne à la lecture de cette lettre, fut une violente colère.


- Comment, c'est à moi de dire tout ce qui s'est passé, et puis au moment de la conversation, de l'explication et des décisions qui seront prises, je serai mise à la porte ? C'est pas juste !!!


Roxane, plus pondérée essaya de calmer sa "cousine" :


- Écoute, il faut bien reconnaître que les problèmes concernent avant tout les grandes personnes. Nous, nous aurons toujours un papa et une maman.

- Tu en parles facilement. Toi tes parents sont déjà séparés, cela ne changera rien pour toi. Mais pour moi, "mon papa n'est plus mort" (sic) et si Marc est en fait bien sympa, je préfère que papa et maman vivent ensemble. J'ai mon mot à dire, non ?

- Tu es bien gentille, mais que fais-tu de Mathilde ?

- Je n'en fais rien du tout... Ou plutôt, si. Puisque ton père et ta mère sont séparés, Mathilde et Marc n'auront qu'à vivre ensemble...

- J'espère que tu plaisantes !! Que fais-tu des sentiments dans tout ça ? Tu arranges les choses au mieux pour toi, et que les autres se débrouillent...


Jeanne finit par convenir que les grandes personnes étaient concernées au premier chef. Puis elle pensa à l'importance du rôle qui lui était dévolu. Et avec un peu de puérilité, elle voulut donner aux explications qu'elle allait donner à Marc et à sa mère, un caractère solennel.


En arrivant à la propriété, Thérèse et Marc se trouvaient sur des transats dans le jardin.


- Maman et Marc, j'ai à vous annoncer des choses importantes. Très importantes même. Nous ferons donc une réunion dans la salle à manger, cet après-midi à quatorze heures.


Thérèse répondit :


- Si c'est si important dis-nous tout de suite ce que tu as à dire.

- Non, non. À quatorze heures dans le salon, C'est très important !


Et très dignement accompagnée de Roxane, elle rentra dans la maison.


Thérèse et Marc n'avaient pas pris très au sérieux cette grandiloquente déclaration. Après en avoir discuté, ils pensèrent que Jeanne voulait leur reparler de son désir d'entrer dans une pension à la rentrée. C'est dans une ambiance décontractée que le repas se déroula.


À quatorze heures, ils se retrouvèrent donc réunis tous les quatre dans le salon L'ambiance était solennelle car Thérèse et Marc voulaient entrer dans le jeu de Jeanne, mais ils avaient un petit sourire qui disparut rapidement quand Jeanne commença à parler.


- Voilà. J'ai une grande nouvelle, une nouvelle stupéfiante à vous annoncer. Mais je ne vais pas le faire brutalement, vous comprendrez petit à petit. Papa avait pris à l'aéroport Charles de Gaulle un avion pour New York. L'avion venait juste de quitter les côtes françaises lorsqu'un moteur prit feu. Le pilote annonça le fait à la tour de contrôle, puis l'avion s'est écrasé dans la mer. Sous le choc, une portière s'est ouverte et cinq ou six passagers ont été éjectés. Papa était de ceux-là. Il était sous l'eau quand il sentit contre lui quelque chose de dur. Il s'y agrippa. C'était un morceau de plastique léger qui revint en surface. Papa resta longtemps avec son morceau de plastique. Il avait de fortes douleurs à la jambe et il avait très froid. Il vit disparaître un à un ceux qui avaient été éjectés avec lui, sans pouvoir rien faire. Trois quarts d'heure plus tard un bateau de pêche le repêcha, il était en état d'hypothermie. Le bateau de pêche, en fait, faisait de la contrebande de cigarettes dont le bateau était plein. Ils ne pouvaient prévenir les autorités maritimes. Papa a été transporté chez le commandant du bateau dont la fille, Mathilde est infirmière. C'est elle qui soigna papa. Il avait deux fractures de la jambe qu'elle plâtra. Elle soigna l'hypothermie, mais malheureusement, à la suite du choc, papa ne se souvenait plus de rien. Il était amnésique. Peu à peu il se souvint de certaines choses. Il fallut une année pour qu'il se rappelle de tout, qu'il était marié et qu'il avait une fille. Je crois qu'entre-temps papa et Mathilde... enfin... se sont... appréciés... C'est papa qui m'a chargé de vous donner tous ces renseignements.


Il y avait longtemps que le petit sourire avait disparu des lèvres de Marc et de Thérèse. Cette dernière était très pâle, et murmurait :


- Mon Dieu, mon Dieu...


Incontestablement, c'est Marc qui avait le mieux gardé son sang-froid.


- Il me semble que le problème primordial est le suivant : faut-il continuer à cacher que de l'accident aérien, il y a un survivant ? C'est évidemment à Pierre de prendre cette lourde décision. Mais s'il veut continuer à se cacher, cela va poser de nombreux problèmes : il faudrait qu'il trouve de faux papiers, Thérèse restera mariée... sans mari jusqu'à ce qu'un jugement la déclare veuve... alors que son mari est vivant... etc.

- Jeanne, tu ne nous as pas dit où se trouve ton père. Le sais-tu ?

- Oui. Il n'est pas en France. Il est à Saint-Hélier, la capitale de Jersey.

- A-t-il déjà des faux papiers ?

- Ça, je n'en sais rien.

- Bien entendu, les sauveteurs sont dans une situation délicate, du fait de leur activité... marginale. Eux, ont intérêt à ne rien dire. Je crois que la solution idéale serait que Pierre puisse venir en France (bien qu'il n'ait plus de papiers) et qu'il vienne raconter son histoire aux autorités françaises, en refusant de donner les identités de ses sauveteurs.

- Mais, demanda Roxane, ne peut-on pas l'obliger à parler ?

- Je pense qu'il peut refuser la délation qui porterait préjudice à ses sauveteurs. Jeanne, puisque tu as été désignée pour servir d'intermédiaire entre ton papa et nous, et si ta maman est d'accord, peux-tu faire à ton père un compte-rendu de cette réunion ?


Thérèse ayant donné son accord, Jeanne écrivit longuement a son père…


Des jours passèrent...


Lorsque le téléphone sonna, c'est Thérèse qui décrocha.


- Allo ! Thérèse ? C'est Pierre.

- Mon Dieu ! Pierre, où es-tu ?

- Je suis en France. Je viens demain à la maison. Nous discuterons. Laisse le portail ouvert. Je demanderai au taxi d'entrer directement dans la cour pour que personne ne puisse me voir. Jeanne est-elle là ?

- Non. Elle est partie en ville avec Roxane.

- Bon. Tu vas lui dire la chose suivante : je veux dès mon arrivée, la voir seule. J'arriverai demain vers quinze heures. Qu'elle m'attende dans la cour. Nous irons dans le garage. Nous nous installerons dans la voiture pour discuter. Après quoi, nous monterons au salon.

- Mais pourquoi veux-tu voir Jeanne en priorité ?

- Tu le comprendras demain. S'il te plaît, fais la commission à Jeanne.

- Je le ferai. Mais c'est bien curieux.

- Je te le répète, tu le comprendras demain. Ce n'est pas loin, demain...

- Bon. D'accord. Je ne peux rien refuser à un mort ressuscité...

- Merci. À demain.


Le lendemain, dès deux heures et demie, Jeanne, nerveuse, faisait les cents pas dans la cour. Pourquoi son père voulait-il la voir seule, d'abord ? Depuis la veille, elle tournait dans sa tête cette exigence sans trouver une seule explication possible. Elle en avait parlé à Roxane qui elle non plus ne comprenait pas que le père voulait d'abord parler à sa fille, alors que semble-t-il c'est au niveau des adultes que le problème se posait.


Il était un peu plus de quinze heures lorsque le taxi pénétra dans la cour. Le conducteur avait sans doute été déjà payé car son passager descendu, il repartit aussitôt. Jeanne se jeta dans les bras de son père qui la serrait très fort contre lui. Lorsqu'ils se séparèrent, Jeanne vit que son père avait beaucoup changé. Oh ! Ce n'est pas qu'il avait vieilli, mais si elle reconnaissait son père, il lui semblait qu'il était différent .Il était très bronzé, semblait "plus sportif" et il émanait de lui une autorité nouvelle. Il y avait surtout certains éléments que Jeanne ne pouvait décrire mais qui lui faisait sentir que cet homme était différent de celui qui était parti il y a près de deux ans et demi.


- Viens ma Jeanne, nous allons au garage, dans la voiture, et nous allons parler.


Pierre s'installa à la place du conducteur et Jeanne à ses côtés.


- Tu as grandi en taille et en beauté ma chérie. Tu es maintenant une jolie jeune fille.

- Merci. Toi aussi tu as changé. Je ne peux dire en quoi, mais tu as changé.

- Vois-tu ma chérie, tu sais à peu près tout ce qui m'est arrivé. Tous les événements qui sont survenus depuis que l'avion s'est écrasé en mer. Mais ce que tu ne peux savoir, c'est que tous ces événements, transforment, à l'intérieur d'un individu, bien des choses. Nous avons tous en nous, plein de petites échelles de valeurs, des idées bien arrêtées dans beaucoup de domaines, nous avons aussi des certitudes. En passant par toutes les épreuves, en côtoyant la mort, en subissant de violentes douleurs physiques, le froid extrême, la perte de personnalité, on ne peut sortir indemne de ces épreuves.

Lorsque je me suis retrouvé dans un état normal, ou plutôt lorsque j'ai été rétabli, après la tourmente, j'ai constaté qu'en effet, je n'étais plus le même. Plein de choses avaient craqué en moi, les valeurs n'étaient plus les mêmes, la vision de la vie non plus. Un nouvel ordre s'était installé en moi. Du passé, un seul être a surnagé. C'était toi. Je voulais te revoir et surtout je voulais que tu viennes vivre avec moi, avec Mathilde à Saint-Hélier.


- Mais papa, c'est impossible... Et maman... Et puis... nous étions bien ici tous les trois... Je t'en prie mon petit papa, reviens ici, recommençons à vivre... comme avant.

- Non, ma chérie. C'est impossible. C'est impossible pour plusieurs raisons. Il y en a que tu peux comprendre : Je n'aime plus ta maman, j'aime Mathilde, cela c'est une chose que tu peux comprendre car cela arrive souvent. D'ailleurs, je crois que ta maman aime un autre homme. Il y a aussi d'autres changements qu'il te sera sans doute plus difficile de comprendre. Il y avait des choses qui me semblaient importantes et qui ne le sont plus. Certaines valeurs que je considérais comme indiscutables, me semblent aujourd'hui ridicules, etc. Viens avec moi, Jeanne, et je t'apprendrai tout ce que j'ai appris avec mes épreuves.

- Mais papa, je t'adore, mais... tout abandonner pour l'inconnu. Tu me dis que tu es à Jersey, mais as-tu seulement des papiers ? Si j'ai bien compris tu es provisoirement simple marin chez le papa de Mathilde, es-tu heureux comme ça ?

- Je vais répondre à tes questions. Oui, j'ai des papiers. Désormais je suis un ressortissant de Jersey, en situation parfaitement régulière. Je ne suis pas un marin mais je suis associé avec le père de Mathilde. Le commerce de la cigarette est une activité fructueuse du fait des différences de prix entre les États. Nous développons notre affaire actuellement nous attaquons le marché africain...

- Mais papa, ce n'est pas honnête. Tu parles de commerce, mais c'est de la contrebande, et c'est puni par la loi...

- C'est là, ma chérie que tu vas avoir du mal à me comprendre, parce que nous t'avions inculqué certaines idées morales qui pour moi, maintenant n'ont plus aucune valeur. Le commerce de la cigarette est un commerce comme un autre. La preuve, c'est que les États le reconnaissent puisqu'ils perçoivent des taxes sur les ventes. D'ailleurs, il n'y a pas si longtemps, la vente des cigarettes était un monopole d'État, avec la SEITA. De plus, les détaillants, les buralistes, possédaient des sortes de charges que l'on confiait aux plus méritants : les blessés de guerre par exemple. On ne confiait pas un commerce déshonorant à des gens couverts d'honneur, d'accord ?

Vois-tu ma chérie, on nous a inculqué un tas de notions que l'on nous a demandé d'admettre sans réfléchir.

- Mais papa, il n'y a plus de limite alors. Pourquoi ne fais-tu pas le "commerce" de drogue pendant que tu y es ?

- Mais précisément ma chérie parce que justement il y a des limites... mais elles sont différentes. La vente du tabac n'est pas interdite. Si je peux fournir des cigarettes moins chères, cela ne va pas inciter des non-fumeurs à fumer. En revanche la vente de la drogue est interdite. Si je fournis de la drogue bon marché, des non-drogués vont s'y mettre, car ils n'avaient pas eu l'occasion de s'en procurer avant. Ce sont des problèmes différents. J'ai donc ma conscience en parfait accord avec moi même... et ma situation est déjà bien supérieure à celle que j'avais ici. Viens avec moi ma petite fille chérie. Tu auras une vie plus active, plus riche. Nous serons souvent en mer. Tu verras, nous serons heureux là-bas, et Mathilde t'aime déjà.

- Ce que tu me demandes là, papa est une révolution pour moi. Je ne peux me décider aussi vite.

- Mais je ne te demande pas de prendre une décision immédiate. D'ailleurs, il faudra que tu viennes une fois à Saint-Hélier, pour prendre ensuite ta décision en connaissance de cause. Donc tu as le temps de la réflexion. Si tu le veux, nous allons maintenant monter au salon.


Dans le salon, Thérèse, Marc et Roxane, assis, attendaient avec impatience l'arrivée de Jeanne et son père. Quand ils entrèrent, Pierre alla embrasser Thérèse sur les joues, serra la main de Marc et embrassa Roxane sur le front. C’est à cette dernière qu'il adressa ses premiers mots :


- Décidément, la France peut s'enorgueillir d'avoir de bien jolies filles. Bon. Alors ça fait quelle impression de se retrouver devant quelqu'un considéré comme mort depuis deux ans et demi ?

- Une bien curieuse impression, répondit Thérèse. Je te reconnais et pourtant tu es très différent. Même ta rentrée dans la pièce n'est pas celle que tu aurais faite... avant.

- Tu as raison. C'est qu'après "Avant" j'ai subi pas mal de choses qui sortent de l'ordinaire. Mais je ne vais pas revenir sur tout cela. En gros, vous le savez. Je vais vous faire part de mes intentions. Je suis désormais un ressortissant de l'Ile de Jersey. Je possède des papiers. Ma situation est parfaitement régulière. Je suis installé à Saint-Hélier et entends bien y rester. Avec un associé, je monte un commerce. Je vis avec la fille de mon associé. Nous n'avons pas l'intention de nous marier. Thérèse, tu es libre de faire prendre un jugement de disparition qui pourrait te permettre, si tu le désires, de te remarier. J'ai demandé à Jeanne de venir vivre avec moi à Saint-Hélier. Elle a tout le temps de réfléchir, et avant de prendre sa décision, elle viendra faire un séjour à Jersey. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. Des questions ?


- Tu arrives, dit Thérèse, après deux ans et demi d'absence et tu décides de tout, sans t'occuper des autres .Il ne t'est même pas venu à l'idée que nous pourrions signaler ta présence aux autorités françaises, et que tes beaux plans pourraient subir quelques dégâts, tes amis fraudeurs pourraient avoir quelques ennuis.

- Bien sûr que si, je l'ai envisagé. Mais qui a intérêt à faire des histoires ? Jeanne ? Certainement pas. Marc ? Pour quelle raison ? Et toi-même Thérèse qu'aurais-tu à gagner à révéler ma présence ? Tu as une liaison qui serait adultère si ma présence était signalée. Alors que vous avez le choix, soit de continuer à vivre comme ça, soit d'être déclarée veuve et de te remarier avec Marc. II y a bien une quatrième personne qui est au courant de notre histoire, c'est Roxane...

- Oh ! De mon côté, vous n'avez rien à craindre. Je crois que je vous comprends, je vous approuve, et je vous admire...


Un petit silence suivit cette déclaration inattendue.


- Mathilde m'avait dit que vous lui aviez fait une forte et excellente impression. Je constate une fois de plus la sûreté de son jugement. Mais plus sérieusement, vous n'avez pas à m'admirer. Je n'ai pas cherché tout ce qui m'est arrivé. J'ai subi les événements, et si je suis autre, cela s'est fait à mon insu. Ceci dit, j'attends, Jeanne, que tu me dises le jour de ta venue à Saint-Hélier. Je te précise bien que ce voyage n'engage en rien ta décision future. Quelqu'un aurait-il la gentillesse de m'amener à la gare ?

- Je vais t'y conduire, dit Thérèse.

- Je viens avec vous, ajouta Jeanne.

- Alors allons-y.


Pierre serra la main de Marc en lui disant qu'il le trouvait très sympathique. Il fit une bise sur le front de Roxane et ils descendirent au garage.


Le passage éclair de Pierre à Aix, créa une grande effervescence. De longues discussions se déroulèrent entre Marc et Thérèse. Cette dernière voulait tout d'abord signaler aux autorités françaises que Pierre était en vie. Marc parvint à l'en dissuader. Ce problème concernait Pierre et lui seul. D'ailleurs quelle était la motivation de Thérèse ? Se venger ? Mais se venger de quoi ? Pierre avait eu un accident, il avait beaucoup souffert, il n'était pas responsable de tous ces événements. D'ailleurs, comme l'avait dit Pierre, pour eux, Thérèse et Marc, la solution était simple. Ils pouvaient continuer à vivre ensemble sans que Thérèse soit adultère, et s'ils se décidaient à un mariage, un jugement de disparition serait obtenu aisément.


Jeanne et Roxane de leur côté avaient de longues discussions, Jeanne toujours hésitante et Roxane essayant de la persuader que rejoindre son père, c'était abandonner la routine, et avoir une vie plus pleine, plus aventureuse, avec des possibilités de voyages.


À la fin du mois de juillet, Roxane devait retourner chez sa mère, et Jeanne décida d'aller à Saint-Hélier début août, pour voir son père et surtout se faire une opinion sur la vie qui serait la sienne si elle le rejoignait définitivement.


Elle était arrivée la veille au soir à Saint-Hélier. Elle se réveillait dans une chambre, spacieuse, trop spacieuse même. Elle s'y sentait un peu perdue. L'ameublement rustique était simple, mais une large baie donnant sur la mer attira tout de suite son regard.


Durant la traversée, hier, elle avait été assez secouée, mais ce matin, c'était une mer d'huile, et le soleil, déjà haut, éclairait une longue plage sur laquelle, une dizaine de personnes au maximum étaient dispersées sur plusieurs centaines de mètres. Jeanne sauta vivement à bas du lit, prit une douche rapide, passa un jean et un tee-shirt pour aller prendre son petit-déjeuner.


Son père était dans la salle à manger. Elle était certaine qu'il devait l'attendre depuis pas mal de temps.


- Bonjour ma chérie. Bien dormi ?

- Merveilleusement. Quel calme !

- Oui. Ce pays est vraiment très agréable. Aujourd'hui, je te propose de visiter un peu la ville, et si tu es d'accord, demain matin, j'ai une livraison à faire. Veux-tu venir avec moi ?

- Tu vas livrer des cigarettes en contrebande ?

- Je vais livrer un client.

- Mais il y a des risques ?

- Bien sûr, il y a des gabelous qui trouvent que je ne vends pas assez cher, mais ils ne peuvent pas m'attraper.

- Tu ne peux pas en être sûr. Et puis, je ne te le cache pas, l'idée de faire quelque chose d'interdit... cela me gêne énormément.

- Tu es libre de ne pas venir. Mais si tu viens, je suis certain que tu ne le regretteras pas.

- Où vas-tu faire cette "livraison" ?

- Pour l'instant, nous avons quatre lieux de stockage et de distribution. Au large de Rochefort pour le marché français, Casablanca pour l'Afrique du Nord, Saint-Louis du Sénégal pour le Sénégal, le Mali, le Niger, la Côte d'ivoire, le Togo et le Dahomey et Libreville, que nous venons d'ouvrir et qui pour l'instant ne couvre que le Gabon et le Cameroun. Nous avons un projet pour l'Afrique du sud. La livraison qui part demain va sur Casablanca .Le voyage durera huit jours. Viens avec moi Jeanne.


La perspective d'une croisière l'emporta sur la crainte, et, le lendemain, à quatre heures, Jeanne était prête à partir.



*

* *



Lorsque l'automobile arriva sur le port et que son père lui désigna le bateau, Jeanne n'en crut pas ses yeux. Elle s'attendait à voir un vieux bateau de pêche, c'était un coquet yacht de trente-cinq mètres de long et sur le pont duquel des passagers circulaient.


- Tu es surprise, hein, ma fille ? Mais oui, nous avons de vrais navires de croisière avec des passagers normaux. Les autorités peuvent venir le visiter, nous sommes parfaitement en règle.

- Mais... et les...

- Les cigarettes ? Elles sont sous l'eau, contre la coque, dans un récipient étanche évidemment et elles y resteront durant tout le voyage. Tu verras, je t'expliquerai.


Jeanne et son père avaient des cabines assez exiguës mais confortables, et très vite, ils se retrouvèrent sur le pont pour assister aux manœuvres de départ. Il y avait douze cabines de passagers et huit membres d'équipage, commandant compris.


Tout se déroula comme une véritable croisière. Dans une salle de jeux, coupée en deux, avec ping-pong et billards, tables de jeux (bridge et autres jeux de société) d’un côté, et, dans la deuxième partie, le bar, qui, bien entendu n'était jamais vide. Cependant d'autres passagers dont Jeanne était, préféraient rester sur le pont dans un transat pour contempler le spectacle toujours changeant de l'océan.


Le soir du premier jour, Jeanne demanda à son père :


- Mais comment allez-vous faire pour la "livraison" ?

- C'est très simple, ma chérie. La nuit, au large de Casablanca. Nous avons des cartes de fonds marins très précises. En un lieu donné, le container est largué. Une bouée, invisible sur la mer, monte à environ un à deux mètres sous le niveau de la mer. Un émetteur émet un signal bref et de peu de puissance (il ne peut être perçu qu'à moins de deux cents mètres). Le jour suivant, un vrai bateau de pêche viendra dans les parages avec un récepteur immergé qui captera le signal. Le container sera accroché et restera encore sous l'eau jusqu'à la nuit suivante où dans une petite rade, il sera tiré de l'eau et transporté par route jusqu'au lieu de stockage. Tu le vois c'est très simple. Bien entendu il faut plus prendre de précaution quand "on fait" Rochefort que lorsque "nous faisons" Saint-Louis du Sénégal par exemple, mais, nous n'avons jamais eu de "pépins".


L'horaire avait été calculé pour que l'arrivée à Casablanca se fasse vers les dix heures du soir. Tout naturellement donc, à l'approche de la côte, le yacht diminua sa vitesse. À l'avant du bateau, le commandant avait réuni les passagers pour leur faire voir la ville et désigner les monuments qu'ils auraient la possibilité de visiter le lendemain s'ils le désiraient. Durant ce temps, deux marins, à l'arrière du yacht, larguaient le container et mettaient en route l'émetteur. Un bateau de pêche passerait par-là le lendemain et "pêcherait" le container. Les opérations d'accostage terminées certains voulurent immédiatement descendre sur terre, d'autres préférèrent passer d'abord une bonne nuit.


Quant à Jeanne, elle se sentait plus légère depuis qu'elle savait que le largage avait eu lieu sans encombre et qu'il n'y avait plus de cigarettes de contrebande à bord. À partir de ce moment, elle jouit complètement de la croisière.


Elle descendit à terre le surlendemain, et fut enchantée par sa journée exotique qui lui avait permis de prendre contact avec un monde nouveau. Elle goûtait chaque instant passé au milieu d'un peuple différent par la langue, les coutumes, l'habillement, et elle commençait à trouver que son père avait décidément une vie bien plus agréable que lorsqu'il travaillait à Aix dans un bureau banal et gris. Le soir, Jeanne demanda à son père :


- Papa, cette activité d'organisateur de croisières est très agréable. Pourquoi ne te contentes-tu pas de cela ?


Pierre réfléchit un moment, puis lui dit :


- Viens dans ma cabine. Tu vas comprendre vite, beaucoup plus vite que si je t'explique les choses.


Dans sa cabine, Pierre prit un gros volume et dit à sa fille :


- Tu vois, ça c'est le cahier de comptes officiels. Regarde. Tu as les entrées et les sorties. Dans les sorties, l'amortissement du bateau, les frais d'entretien, les salaires du personnel, les frais de bouche etc., etc. Dans les entrées tu as les prix des places de passagers. Tu constates que sur une année, les comptes s'équilibrent sans qu'il y ait de bénéfice. Comme co-directeur, j'ai un traitement de trois mille euros par mois. D'un autre côté (ce disant, il fouilla sa poche revolver) voilà un carnet pour "les comptes parallèles".Tu constates les achats de cigarettes et le matériel de conditionnement sous l'eau d'une part. Le prix de vente d'autre part. Il n'y a pas de frais de transport ni de personnel qui sont pris en charge par la croisière.

La SEULE LIVRAISON d'aujourd'hui, laisse une marge bénéficiaire de trois cent mille euros. Cinquante mille seront versés en primes pour l'équipage. Le reste est à partager avec mon associé. Tu as des questions à poser ?

- Non. Tout cela est clair. Cela me gêne un peu, mais... je commence à comprendre...


Le lendemain de la journée d'escale, le bateau prit le chemin du retour. Avec l'accord de son père, Jeanne passait son temps à côté du commandant de bord qui, le pauvre, fut pris sous un tir nourri de questions. Sur le yacht lui-même, sur la navigation, l'influence de la météo sur l'itinéraire etc. Il fallut que Pierre vienne "délivrer" son commandant de bord qui n'osait pas refuser de répondre à la fille du boss, et qui affirma que "cette sacrée petite bonne femme ferait un jour un bon marin" Jeanne n'aurait pas été plus fière, si elle avait eu un 20/20 en maths (ce qui d'ailleurs n'arriverait jamais)


Elle n'en avait pas encore parlé à son père, mais Jeanne avait pris sa décision. Elle resterait avec lui à Saint-Hélier, et plus tard, elle aurait un bateau à elle, qu'elle commanderait elle-même et tout comme son père, elle ferait "du commerce". L'illégalité de cette activité, s'estompait de plus en plus, et ma foi, elle ne retenait que l'agrément de la navigation, la petite crainte des risques courus, crainte pas désagréable du tout finalement, et, disons-le... le rapport important.


En cette fin août, il faisait chaud et au large du Portugal, un bel orage éclata. La mer était grosse, le vent violent, et malgré les injonctions de son père, qui lui demandait de rester dans sa cabine, Jeanne, sur le pont, serrant fortement la rambarde de ses mains, offrait son visage à la pluie et au vent, avec une jouissance presque sensuelle. Lorsqu'un peu plus tard, absolument trempée, elle revint dans sa chambre, elle savait que plus jamais, elle ne pourrait renoncer à naviguer.


Lorsqu'ils accostèrent à Saint-Hélier, elle entendit deux marins qui discutaient et l'un disait que "son plus jeune " entrait à l'école le lundi suivant. Jeanne retombait sur terre... doublement. C'est vrai que les vacances étaient terminées, et elle n'avait pas, mais alors pas du tout envie de retourner à Aix-en-Provence. Pourtant il le faudrait bien, ne serait-ce que pour prévenir sa mère et aller chercher ses affaires.


Son père rentra très tard. Mais il fallait qu'elle lui parle ce soir. En l'attendant, elle discuta longuement avec Mathilde avec laquelle elle entretenait des rapports excellents. Elle aborda le problème qui la chiffonnait toujours un peu : le caractère... disons marginal de l'activité de son père .Elle constata que Mathilde et son père étaient vraiment sur la même longueur d'onde. Le commerce de cigarettes, était illicite pour des raisons fiscales, mais c'était un commerce aussi moral que les autres.


- Mais enfin, dit Mathilde, peux-tu penser qu'un commerce immoral deviendrait moral si l'on paye une taxe ? C'est ridicule. Il y a des gens qui aiment manger du chocolat d'autres qui aiment fumer. Pierre fait que ceux qui aiment fumer puissent le faire à moindre prix. Il n'y a aucune honte, c'est au contraire un bienfaiteur.


La vérité nous oblige à dire que Jeanne n'était pas entièrement convaincue.


Lorsque Pierre entra, Jeanne lui dit :


- Papa, ma décision est prise. Je veux vivre ici avec toi. Excuse-moi si je ne peux approuver ton activité parallèle, en revanche, je suis sûre de vouloir vivre sur la mer.

- Je suis très heureux de ta décision. Mais j'espère que tu seras d'accord avec moi, il faut que tu poursuives tes études ici, et durant les vacances, peu à peu tu pourras t'initier aux métiers de la mer. Mais il serait correct que tu ailles prévenir ta mère de ta décision, et que tu rapportes certaines de tes affaires, bien que l'on puisse s'habiller ici... ce n'est pas un pays de sauvages.


Dès le lendemain Jeanne partit pour Aix, pendant que Pierre allait inscrire sa fille à l'établissement scolaire de Saint-Hélier... où il pensait qu'elle aurait pas mal de difficultés du fait de la langue. Jeanne avait téléphoné longuement à "sa cousine" Roxane pour lui expliquer le tournant qu'elle faisait prendre à sa vie. Roxane la félicita d'avoir pris la bonne décision et il fut convenu qu'à Noël, Roxane viendrait à Saint-Hélier.


Le problème de la langue fut beaucoup moins important qu'elle le craignait. Immergée dans un milieu scolaire où tout le monde parlait anglais, elle se familiarisa très vite avec cette langue qui pourtant, en France, l'avait tant rebutée.


Jeanne avait demandé à son père si pour les vacances de Noël, une "livraison" était prévue, et dans l'affirmative, elle aimerait y participer avec sa "cousine" Roxane. Une livraison était bien prévue, mais c'était pour Saint-Louis du Sénégal .Elles pourraient y aller sur le yacht mais pour ne pas manquer la rentrée, il faudrait qu'elles rentrent en avion. Tout fut organisé sur cette base.


Roxane arriva la veille du départ pour Saint-Louis. Les deux jeunes filles, très excitées ne fermèrent pratiquement pas l’œil de la nuit, mais se trouvèrent prêtes et malgré tout en forme pour l'embarquement. Elles partageaient la même cabine, et Roxane trouva qu'en effet, ce yacht "avait de la gueule" et les cabines très confortables. À l'arrière du bateau, Jeanne expliquait à Roxane où et comment était fixé le container qui renfermait les cigarettes. Elle lui expliqua également comment, une fois sur place, le container serait largué pour être repêché le lendemain.


Comme d'habitude, peu avant d'arriver à Saint-Louis, le yacht diminua la vitesse et le commandant rameutait les passagers vers l'avant pour leur faire voir la ville et les monuments qu'ils pourraient visiter. Jeanne et Roxane restèrent à l'arrière pour voir la manœuvre de largage du container et la mise en route de l'émetteur, à l'intérieur de la balise, avant de l'immerger. L'opération ne demandait pas plus de cinq minutes, et les deux jeunes filles se trouvèrent d'accord pour estimer que le système était simple, astucieux et que la sécurité était maximale.


Ils étaient encore à environ un mile du port, lorsqu'à grande vitesse, une vedette des douanes se précipita vers eux.


Par haut-parleur, après s'être présenté comme étant le service des douanes, le chef de ce service ordonna au commandant du yacht de stopper les machines, ce qu'il fit immédiatement. Il avait l'habitude de ce genre d'inspection qui ne donnait jamais rien puisqu'il n'y avait rien à bord.


Cette fois, pourtant l'affaire se montrait plus sérieuse. Parmi les cinq qui montèrent à bord, trois entreprirent des fouilles, mais les deux autres, en combinaison de plongée, allèrent directement à l'arrière du yacht et plongèrent. Jeanne et Roxane étaient terrorisées, quant à Pierre, malgré son calme apparent, on sentait qu'il était lui aussi assez inquiet. Le fait que la douane aille plonger directement à l'arrière du yacht prouvait qu'ils avaient eu des renseignements... La plongée dura une dizaine de minutes qui parurent des siècles pour les deux jeunes filles.


En remontant sur le bateau, les deux plongeurs se dirigèrent vers leur chef et parlèrent à voix basse. Le commandant qui d'ailleurs ne se tenait pas très loin, fut appelé.


- Vous avez à l'arrière de votre bateau, un curieux système d'amarrage. De quoi s'agit-il ?

- Un système d'amarrage ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire... Ah si ! Vous voulez parler du système qui permet de remorquer éventuellement un navire en difficulté ?

- Cela me parait douteux. Ce système est bien trop sophistiqué.

- Écoutez, je sais qu'il y a un système qui nous permet de remorquer un bateau, mais j'avoue ne l'avoir jamais vu. Qu'il soit sophistiqué ou non, je n'en sais rien, mais je ne vois pas l'importance de la chose.

- L'importance, c'est que cela pourrait servir à tout autre chose que le remorquage.

- Ah ? À quoi par exemple ?

- Par exemple à transporter des marchandises d'une façon illicite.

- Vous avez trouvé des marchandises illicites sur mon bateau ?

- Non... Évidemment non. Mais sachez que nous allons vous tenir à l’œil.

- Je n'ai rien à cacher. Je n'ai rien de caché. Je commande un yacht qui organise des croisières. Vous pouvez consulter mes registres.

- Oh, je ne doute pas que vos registres officiels soient en règle.


Après un dernier salut, les douaniers regagnèrent leur vedette, et le yacht amorça son entrée dans le port.


- Cette fois, papa, dit Jeanne à son père, ce n'est pas passé loin. À un quart d'heure près…

- Oui. Mais ce qui m'intrigue, c'est que les douaniers étaient renseignés. Ils sont venus avec des plongeurs qui se sont immédiatement dirigés vers l'arrière. Il est certain que quelqu'un a parlé. Es-tu certaine Jeanne de ne pas avoir commis d'imprudence ?

- Ah non papa ! Je n'en ai parlé à personne, sauf à Roxane, mais elle ne connaît le système que depuis l'opération qui a eu lieu tout à l'heure. Ni Roxane ni moi-même ne sommes en cause, mais il y a l'équipage et surtout, l'un d'eux a pu parler par inadvertance. Finalement, il y a pas mal de personnes au courant de ton "commerce".

- Non, non. Je suis sûr de mon équipage. Chaque homme est très largement payé, aucun n'a parlé. Il y a autre chose.


Et Pierre, le front soucieux entra dans sa cabine.


Le lendemain, les deux jeunes filles firent leurs adieux à l'équipage et à Pierre qui manifestement était toujours très préoccupé.


- Tu vas arrêter, hein, papa ? demanda Jeanne.

- Nous verrons, nous verrons. Ne crains rien ma fille. Je serai prudent.


Jeanne et Roxane rejoignirent Dakar par la route, pour aller prendre les avions qui les ramèneraient l'une en France et l'autre à Jersey. Bien sûr, elles parlèrent beaucoup de cette croisière qui avait bien failli mal tourner, et elles se demandaient ce qu'allait faire Pierre qui désormais était dans le collimateur de la douane. Elles étaient d'accord pour estimer que continuer le "commerce" avec la même méthode était désormais impossible.


Dès son arrivée à Saint-Hélier, Jeanne raconta à Mathilde ce qui s'était passé. Elle dit la certitude de Pierre que quelqu'un avait trahi, car la douane était bien renseignée. Mathilde pâlit et murmura :


- Ce n'est pas possible. Non, ce n'est pas possible...

- Qu'est-ce qui n'est pas possible ?

- Non. Ce ne peut être ça. Nous avons eu de longues discussions par téléphone avec ta maman. Elle voulait avoir de tes nouvelles, savoir tout ce que tu faisais. Je lui avais parlé de notre commerce, et comme elle s'inquiétait, je lui ai expliqué que les risques étaient nuls... et je lui ai dit comment nous procédions... mais il n'est pas possible qu'elle... Non ce n'est pas possible…


À son tour, Jeanne pâlit, puis se reprenant, elle dit :


- J'en aurai le cœur net.

- Que vas-tu faire ?

- Je vais lui téléphoner.


Elle alla aussitôt vers l'appareil et appela sa mère.


- Allô maman ? Je viens de rentrer à Saint-Hélier. Nous avons eu un gros pépin. La douane est montée à bord. Papa est en prison. C'est affreux !

- Écoute, Jeanne, ça lui apprendra à trafiquer !

- C'est tout l'effet que ça te fait ?

- Que veux-tu ? Il était normal que cela lui arrive un jour ou l'autre.

- Oui. Surtout si quelqu'un a prévenu les douanes.

- Que veux-tu dire ?

- Que la douane avait été prévenue. Tu n'as pas une idée par qui ?

- Ma petite Jeanne, il y a une justice. Qu'elle s'accomplisse.

- C'est toi qui as prévenu la douane...

- Je ne veux pas que ton père t'entraîne dans ses magouilles.

- Donc tu avoues. Adieu, maman !


Et Jeanne, en pleurs, raccrocha.

Mathilde bien entendu culpabilisait et avec Jeanne, elles pensaient surtout à Pierre et à ses réactions quand il saurait que tout était parti d'une maladresse de Mathilde et qu'il avait été trahi, vendu, par sa propre femme. Elles avaient trois jours à attendre le retour du yacht, et appréhendaient l'arrivée de Pierre.


Le lendemain du jour où Jeanne avait démasqué sa mère, la météo annonçait une très violente tempête au large du Portugal. C'était dans cette zone que devait se trouver le yacht. Mais c'était un bon bateau et l’équipage était aguerri. Les deux femmes n'étaient pas trop inquiètes de ce côté-là... Et puis le Bureau Maritime de Saint-Hélier les prévint que le bateau avait lancé un signal de détresse.


Mathilde et Jeanne plongèrent à nouveau dans l'horreur d'une attente qui, plus elle se prolongeait, plus elle rendait probable une issue fatale. Des garde-côtes portugais finirent après quanrante-huit heures par repérer une épave. Il n'y avait pas de survivants. Parmi les corps repêchés, il y avait ceux du commandant et de Pierre.


Les corps furent ramenés à Saint-Hélier. Pour la deuxième fois, Jeanne perdait son papa. Mais cette fois, c'était bien vrai. Il n'y aurait plus de miracle. Pierre, qui avait été terrien durant quatre-vingt-quinze pour cent de sa vie, était destiné à mourir en mer.


Jeanne avait envoyé un télégramme à sa mère pour lui dire que son père était mort et qu'elle lui interdisait de venir aux obsèques. De son ancienne vie, seule Roxane était là. Cette dernière se faisait beaucoup de mauvais sang pour sa "cousine". Son père mort, fâchée avec sa mère, qu'allait-elle devenir ? Pour Jeanne, un fait était certain. Elle resterait à Saint-Hélier.


Le lendemain des obsèques, une réunion eut lieu entre, Monsieur Holm, le père de Mathilde et ancien associé de Pierre, Mathilde, et Jeanne. Cette dernière héritait les parts de son père dans la société de croisière. Elle était mineure, et Mathilde fut désignée pour la représenter officiellement. Officiellement car Jeanne entendait bien exercer les pouvoirs attachés à sa possession de cinquante pour cent des parts de la Société. C'est d'ailleurs elle qui prit la parole en ouverture.


- Vous avez plus d'expérience que moi, et j'écouterai ce que vous aurez à dire. Moi, j'ai été extérieure à cette affaire jusqu'à maintenant et je la vois avec des yeux neufs. Papa m'avait fait voir les comptes. L'activité croisière présentait des comptes tout juste en équilibre. C'est la partie occulte qui faisait vivre tout le monde.

Je dois dire que la non-rentabilité de l'activité croisière me semble normale. J'ai même été surprise qu'elle ne soit pas en perte. C'est un problème de dimension. L'investissement important pour l'achat d'un bateau, un équipage relativement nombreux pour seulement douze cabines, cela ne peut être rentable. Il faudrait bien entendu aligner des chiffres d'une façon sérieuse, mais je suis persuadée qu'en augmentant l'investissement pour l'achat d'un yacht de vingt pour cent et du personnel de vingt ou trente pour cent, nous pourrions avoir trois fois plus de cabines, donc de passagers, donc de ressources. Et nous n'aurions pas à recourir à des trafics plus ou moins marginaux.


C'est Monsieur Holm qui lui répondit :


- Tu as un raisonnement sensé malgré ton jeune âge. Mais nous n'avions pas commis d'erreur. Nous avions axé notre activité sur le commerce de cigarettes. La partie croisière, n'était qu'une façade, et nous n'avions besoin dans ce domaine, ni d'un gros chiffre d'affaires, ni de bateaux de gros tonnages. Nous avions quatre yachts d'à peu près les mêmes dimensions. Il nous en reste donc trois. J'étais très lié avec Pierre. Avec sa disparition, je n'ai plus envie de continuer. Je vais donc te donner mes parts, Mathilde. Vous ferez de cette affaire, ce que vous voudrez. Avant de partir, je vais vous débarrasser de tous les problèmes administratifs liés au naufrage. Je vais prendre contact avec nos assureurs, tant pour le yacht que pour l'indemnisation des passagers. Partez avec l'esprit libre de ces soucis dans votre nouvelle entreprise. Par ailleurs, nous sommes dans le collimateur du service des douanes. Si vous le voulez, je peux me charger aussi de faire enlever sur nos trois yachts les systèmes de fixation à la poupe. Quelle que soit l'activité que vous prévoyez, cette méthode de transport est éventée.


Mathilde remercia son père pour le don de ses parts et Jeanne sauta au cou de Monsieur Holm qui, en se proposant d'enlever les systèmes de fixation, avait implicitement approuvé l'abandon du "commerce" de cigarettes.


Mathilde eut beaucoup de mal à persuader Jeanne qu'il fallait terminer son année scolaire, pour avoir au moins un diplôme. Mais elle y parvint. La vente de l'un des yachts intervint assez rapidement et le prix ajouté à l'indemnité versée par l'assurance, permit d'acheter un yacht de quarante-huit cabines, sur lequel il est vrai des aménagements étaient nécessaires pour le rendre sinon luxueux du moins très confortable.


La Société continuait à exploiter la côte africaine. Un accord fut passé avec une chaîne de villages de vacances en bordure de mer. Au lieu de dormir dans des hôtels coûteux, les voyageurs lors des escales étaient accueillis dans ces villages, plus proches des autochtones, plus "couleur locale" et pour des prix très inférieurs à ceux de la concurrence.


L'année scolaire terminée, Jeanne se consacra entièrement à la Société. Elle fit venir sa "cousine "Roxane qui accompagnait les groupes de touristes également. Marc, qui s'était marié avec Thérèse, venait quelquefois voir sa fille Roxane, mais Thérèse de par la volonté de Jeanne, était interdite de séjour à Jersey. Elle ne pouvait lui pardonner d'avoir dénoncé son mari aux douaniers.


Lorsque les deux autres yachts seront vendus, la Société procédera à l'achat d'une unité plus importante de cinquante à soixante cabines.

Et en toute légalité l'affaire était florissante.


Il n'a pas été beaucoup question d'affaires de cœur dans cette histoire. Pourtant, à dix-neuf ans, Jeanne rencontra un jeune ingénieur qui devait devenir l'homme de sa vie. Mais ceci est une autre histoire.


 
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   Maëlle   
28/3/2008
Plus j'avance dans ma lecture, moins je trouve ça crédible. J'ai abandonnée vers le coup des cigarettes.
Pour ce que j'en ai lu, l'héroine est censée avoir 16 ans, se conduit comme si elle en avait 12, et parle comme si elle en avait 8, l'intrigue est de l'ordre de celle du club des 5 (c'est bien, le club des cinq, je dis pas, j'adorais ça à 7 ans), et chaque nouvel élèment n'apporte qu'un peu moins d'interet pour l'ensemble. Du moins pour moi.

   Anonyme   
14/7/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Je te trouve dure Maëlle...
Bien que parfois très peu crédible, la nouvelle se laisse lire.
L'intrigue de départ est bonne, un peu Patricia Mc Donaldesque... et la suite prend le ton d'une histoire de contrebande (le lieu s'y prète, je regrette que tu ne décrives pas plus St Hélier...) pour finir (malheureusement) trop brutalement, ajoutant à l'improbable...
Mais ça se laisse lire, c'est divertissant, ça fait un peu Club des cinq, effectivement... mais à la vue du titre, je ne m'attendais à rien d'autre.
Ce n'est certes pas du Zola, mais toute littérature mérite d'être écrite, et lue...

J'aime l'imagination, même si le texte aurait pu être plus réaliste par moments et selon moi plus fouillé point de vue sentiments...

Je me demande, tu me diras?, si le début n'engendrait à la base pas une autre chute, et tu as changé en cours de route?
Car le début est plus vrai, plus crédible, plus brut!

Pas mon style donc, moi j'ai lu le club des 5 jusque 12 ans ;-) , mais bien divertissant.
Merci.


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