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Sentimental/Romanesque
Artonne : Natacha et l'homme à court d'idées
 Publié le 21/03/14  -  3 commentaires  -  24983 caractères  -  103 lectures    Autres textes du même auteur

Contrairement à ses livres qui contiennent des idées à foison, un homme s'aperçoit un jour qu'il n'en a jamais une seule, nette, irrévocable. Sa vie même est la conséquence de cette absence.
Natacha l'aidera t-il à en trouver une ?


Natacha et l'homme à court d'idées


Cette fois, l’idée avait surgi d’un coup à la faveur d’une autre nuit de cauchemar. Jusqu’à présent, elle ne s’était montrée qu’à mi-corps et il ne lui disait rien d’en savoir davantage. Mais il comprit désormais avec une stupéfaction croissante mêlée à de la terreur qu’il ne pourrait plus faire semblant. Il buvait son café quand elle lui tomba dessus comme un bloc énorme, une évidence écrasante. Il ne se rendit pas à son travail ce matin-là prétextant une rage de dents soudaine. Mais c’est surtout aux cheveux qu’il avait mal. Que pouvait-il faire désormais ? La balayer d’un geste, se trouver encore une excuse ?

Combien de fois l’avait-il déjà fait ? Sa vie entière s’apparentait à une excuse. Non pas celle de vivre, auquel cas ses congénères auraient approuvé sa discrétion, et encouragé la distance qu’il prenait grand soin d’établir entre eux et lui, mais celle de n’être rien d’autre pour eux qu’une partie de leur propre fardeau.

Au moins, éprouvait-il quelques scrupules à ne point le leur montrer, ce qui en retour lui attirait une vague sympathie et le rendait tout à fait anonyme.


Les fantômes de ses nuits étaient toujours les mêmes, pareils à ceux des autres rêveurs irascibles et complaisants, pensait-il. Aucun, pourtant, n’était clairement identifiable et tous prenaient une apparence quelconque, tantôt, objet pratique, tantôt, personne aperçue dans son quartier. D’installer sur le même plan une contrariété et un mur, avec un verre et un soiffard, convenait bien à la métaphore qu’il se faisait du rêve et de la vie, et une arme doit toujours trouver sa cible.

Les buveurs obtiennent ainsi la seule raison de boire et c’est pour cela qu’ils continuent, par obstination, par osmose, par la remise en jeu binaire de leur pari. La seule liberté dont ils disposent est d’imaginer qu’ils contrôlent un peu leur ennui.

Mais lui ne buvait pas, pas même les paroles des centaines de livres qui parcouraient les murs de son bureau, en piles, en tas et en rangées. L’exception de la veille, et les cauchemars sont amis des alcools, avait eu justement pour origine la lecture de l’un d’eux, le Michael Kohlhaas de Kleist. Combien de fois l’avait-il lu, en pleine possession de ses moyens, admirant l’évolution inéluctable du drame, la composition d’orfèvre de l’auteur et le saisissant portrait de son ange exterminateur ?

Passées au filtre d’une bouteille de Jack, les conséquences de cette œuvre sublime provoquèrent en lui une sensation nette de malaise et de colère inexplicable.

Le café n’y changea rien, non plus la deuxième douche froide qu’il prit en fin d’après-midi pour saisir ce qui lui arrivait.

Et s’il n’y avait que Kleist ?! Combien d’autres qu’il admirait aussi avaient su distiller leur merveilleux poison ? Curieusement, il remarquait avec plus d’acuité encore que tous ses auteurs favoris, ou presque, avaient vécu au 19e siècle. Un autre siècle des lumières en quelque sorte, à la condition d’y inclure la part d’ombre des hommes qui s’y trouvait aussi en progrès constant.

Aux côtés de la Lettre sur les aveugles de Diderot, selon un voisinage que seul un coup d’œil rapide et arbitraire sur les rayonnages pouvait permettre, il apercevait comme en raccourci ironique les Maximes de La Rochefoucault lesquelles renvoyaient au Là-bas de Huysmans ou aux Filles du feu de Nerval. Leur répondait alors Le rire de Bergson, quand La vie de Jésus de Renan se voyait confiée de force aux bons soins du marquis de Sade. D’autres combinaisons plus savantes ou cocasses retenaient malgré lui son attention. C’était Hemingway venant en aide à Mishima pour en finir plus vite, Fitzgerald donnant des cours de maintien à Blondin au sortir d’un café, Freud transféré sur le divan de Shakespeare, et Strindberg sur celui de Virginia Woolf (et inversement).

Il devina vite ce que ses rapprochements comportaient de stérile. Ils étaient sans fin et n’auraient produit aucune œuvre digne de ce nom. D’ailleurs, que des auteurs aient pu ordonner correctement leurs pensées n’avait guère empêché de rendre plus confuses encore celles de la masse, ce qui démontre qu’elles ne s’adressaient pas à elle. Au mieux donc, ces auteurs avaient pu compter sur quelques lecteurs avertis, sur une reconnaissance officielle aussi, quand ils ne la trouvaient pas dans les journaux, dans le lit auprès de leur épouse qui, d’opinion sur eux, n’en avait pas non plus.

Triste affaire ! se dit-il en pensant qu’un classement alphabétique résoudrait son problème. Il commencerait par placer une encyclopédie en plusieurs volumes et en tête du premier rayon, qu’il consulterait juste pour se distraire. Ensuite, il ferait défiler toute la ribambelle des hommes à plumes par ordre alphabétique et dans n’importe quelle collection, en commençant par Abancourt, que personne n’a jamais lu, mais lequel, par un fait extraordinaire a écrit le Dictionnaire historique contenant la nécrologie des hommes célèbres de tous les pays. Voilà qui leur interdirait de s’approcher trop près de lui, l’ordre. Et l’ordre empêcherait aussi les diables de lui souffler dans le cou, la nuit.

Alors tous ses artistes se tiendraient là, à sa disposition, comme une armée de curieux insatiables alignés sur les étagères, mais dépourvus de mouvements et sans échanger leurs personnages. Ayant conquis toutes les terres, toutes les îles, ayant laissé des enfants et des dettes partout, des femmes bien contentes de ne plus les avoir dans les pattes à subir leurs lubies et leurs frasques, ayant semé leur frustration, leurs délires, leur transpiration jouissive sur des pages entières et tenté nombre de théories fumeuses, que pouvaient-ils espérer de plus ? N’étaient-ils pas morts depuis fort longtemps et à cause de cela ?

Enfin, le jour finissait. Il ouvrit grand la fenêtre de son appartement et se pencha. La rue était déserte. Les voilà tous partis, se dit-il. À croire qu’ils avaient lu Paris au mois d’août de René Fallet. Lecture judicieuse.


La nuit suivante ne lui laissa guère de répit. Une bande d’écervelés pénétra chez lui sans qu’il s’en aperçoive et, au milieu du salon, après les avoir jetés avec dégoût et aspergés d’essence, ils avaient brûlé tous ses livres. Puis, on l’avait réveillé et saucissonné sur son lit, pour lui faire avouer quelle était son idée, ce qu’il allait en faire, pourquoi et comment il l’avait eue. On lui avait jeté Nietzsche à la figure en lui demandant ce que voulait dire Humain, trop humain. Puis ce fut au tour de L’idiot, puis de J’irai cracher sur vos tombes. Ensuite, comme il ne parlait toujours pas, on lui balança pêle-mêle le Voyage au bout de la nuit, suivi de Typhon et des Grands cataclysmes de l’histoire de la terre de Rezvani. Un type mal vissé, bigleux et costaud fit tournoyer son poing au-dessus de sa tête en criant des « ououhouh », et exigeait qu’il lui explique La promesse de l’aube. Comme il tardait à répondre, le poing finit par s’abattre sur lui si bien qu’il n’eut pas même le temps de révéler qu’il n’en savait rien. Avant de s’évanouir pour le compte, il aperçut au milieu des fumées et des flammes deux livres oubliés sur un rayon. Heidegger lui faisait signe que ses chemins ne menaient toujours nulle part tandis que Dix techniques pour retrouver un emploi offraient leur secours.


Ce livre n’avait jamais servi à quoi que ce soit, malgré la bonne volonté de son auteur. Et un emploi, il en avait un, du moins jusqu’au lendemain de cette nuit.

À dix heures, prenant son courage à deux mains, il téléphona au service d’assainissement dont il dépendait pour annoncer sa démission. Il avait quelques économies et tiendrait quelques mois, le temps de réfléchir, de répondre aux écervelés de la veille. Pouvait-il risquer qu’on le brûle lui aussi comme ses bouquins et qu’on fasse une ronde joyeuse autour d’un imbécile qui, jusqu’à présent, avait consciencieusement raté sa vie ? Ah ça ! Autant faire sauter tout le réseau et qu’ils se débrouillent avec leurs déchets.


La voix de la secrétaire, somnolente et lointaine, l’obligea à répéter son nom et le motif de son appel. Il s’énerva un peu.


— Je vous envoie ma démission dès aujourd’hui, appuya-t-il.

— Oui, oui, j’entends, mais avez-vous bien réfléchi ? questionna la jeune femme.

— Je ne fais que ça mademoiselle.

— Dans notre métier, vous savez…

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, on nettoie, c’est tout.

— Oui, c’est vrai, on nettoie la merde des autres, mais maintenant je veux m’occuper de la mienne.

— Mais, ne soyez pas désagréable monsieur, nous n’avons pas gardé les cochons ensemble que je sache.

— Justement si. C’est ce que nous faisons toute l’année, vous ne croyez pas ?


Elle ne put s’empêcher de rire, mais se reprit.


— Vous êtes dans la maison depuis longtemps ?

— Depuis six mois environ, mais nous ne nous connaissons pas. Je vous ai vue quelquefois. Vous vivez à l’air libre, et moi, sous terre.

— Oh ! Vous savez, l’air libre c’est la clim du bureau. Je vous ai vu aussi, disons senti, ajouta-t-elle perfide.

— Je compte sur vous pour m’envoyer mon solde, dit-il sans relever l’allusion.

— Oui, bien sûr. À quelle adresse ?

— Vous l’avez dans mon dossier.

— Attendez un instant que je regarde, voulez-vous ?


Elle reposa le combiné sur son bureau et fouilla dans ses classeurs.

De loin, il imaginait l’ennui qui pouvait être le sien, à rester assise toute la journée afin d’organiser le planning des interventions, à gérer les absences, à vérifier les heures sup des uns, les réclamations des riverains, pouah !


— Avenue Charles Floquet, dans les beaux quartiers ? demanda-t-elle.

— Vous savez, c’est un petit deux-pièces, rempli de livres, et de moi seul.

— J’aime bien les livres, moi aussi.

— Et vous avez raison.

— Comment vous appelez-vous ?

— Natacha, dit l’autre sans conviction.

— Eh bien Natacha, puisque je sors seulement de terre, je prendrais bien un verre à la terrasse d’un café. Voudriez-vous vous joindre à moi ?


Silence.


— Allo ! reprit-il, vous m’entendez ?

— Oui, très bien, mais… je ne sais pas si…, commença-t-elle mollement.


Il ne lui laissa pas le temps de poursuivre.


— Bon, ça ne fait rien, je voulais juste me changer un peu les idées.

— Vous ne m’avez pas laissée répondre.

— Oui, excusez-moi.

— Je suis d’accord, répondit-elle en détachant bien ses mots.

— Ah ! Très bien. Dans ce cas, je passe vous prendre à la fermeture du service ?

— Non, je préfère que vous m’attendiez au café près du métro. Comment s’appelle-t-il déjà ?


Il sourit à sa question.


— Le terminus ?

— Non, je crois que c’est La renaissance.

— J’y serai.


Encore une de ces jeunes femmes qui aiment garder la main, pensa-t-il. J’en ai soupé de celles-là. Comment est-elle déjà ? Il ne faudrait pas qu’elle soit trop jolie, j’en perdrais mes moyens.

Dès cet instant, il fit tous les efforts possibles pour se laisser un peu de temps.


— Ai-je bien fait ? se demanda-t-il tout haut. Qu’est-ce que cela va m’apporter ?


Rien sans doute ou bien peu au regard de la tâche qui l’attendait. Séduire celle-ci plutôt qu’une autre ? Quelle importance ? Il fallait bien commencer par quelque chose, prendre une direction qu’il ne lâcherait plus sans en connaître le but. Il passa donc une bonne partie de la journée à classer les livres selon ses vœux et à tenir en respect toute l’armée des auteurs.

Il espérait pouvoir faire de même avec Natacha. Mais les vivants sont plus coriaces que les morts. Que risquait-il après tout ? N’avait-il pas obtenu un rendez-vous ? Et puis, qui sait ? Peut-être allait-elle l’aider à éclaircir son idée ?

Il ignorait encore à quelle vitesse.

Les deux furent à l’heure. Ils discutèrent beaucoup, sans s’arrêter sur un sujet, malgré les efforts de l’homme pour comprendre où elle voulait en venir. Quand il eut payé les consommations, elle lui proposa une promenade. Ils marchèrent longtemps sur les bords de la Seine, attentifs l’un à l’autre comme on l’est dans ce cas. Il évoqua quelques peintres, montra la maison où avait vécu tel écrivain. Il s’animait un peu. Comme elle avait dit aimer les livres, ils parlèrent de leurs auteurs favoris. Il prit soin pour sa part d’éliminer ceux qu’il jugeait trop sombres. Il valait mieux les tenir à distance d’un si beau soir d’été. Il se fixa alors sur les plus insolites et les plus drôles. Elle rit plusieurs fois et le fit rire à son tour si bien qu’il ne prêta guère attention au décor qui les entourait puisqu’il lui était familier. Sans même le lui avoir suggéré, ce qu’il n’aurait pu se permettre, il s’aperçut qu’il se dirigeait chez lui, comme s’il avait été seul. Nos désirs précèdent toujours nos décisions, pensa-t-il. Il ralentit un peu, vaguement gêné, et lui demanda où elle souhaitait se rendre. On dit que la vérité sort de la bouche des enfants, et Natacha était assez grande pour mentir.


— Eh bien ! dit-elle habilement, la bibliothèque où j’emprunte des livres est fermée tout le mois. J’aimerais bien, si vous le permettez, découvrir la vôtre.


Quand ils arrivèrent vers sa porte, elle se tint derrière lui, un peu essoufflée par la montée des étages. Comme il fit tomber sa clef à ses pieds, il vit, après s’en être saisi et en se relevant, qu’elle avait croisé ses deux mains sur son entrejambe. Il ouvrit la porte fébrilement tandis qu’elle se collait à lui et se dirigea droit vers la chambre. La bibliothèque pouvait bien attendre.


Elle voulait jouer un peu avant de se donner, voir à qui elle avait affaire. Il se prêta de mauvaise grâce à sa demande, et lorsqu’il serra son cou après qu’elle se fut entièrement déshabillée et étendue sur son lit, offrant ses lèvres et la promesse de l’aube au passage, il prit peur. Elle commençait à rougir, à écarquiller les yeux, et quand elle lui donna un coup de poing sur le flanc, il lâcha prise.


— J’ai à peine serré, s’excusa-t-il.

— Vous êtes complètement fou, dit-elle en se relevant d’un coup.

— C’est vous qui souhaitiez jouer, pas moi !

— C’est vrai, mais vous m’avez fait peur.


Il haussa les épaules tout en sourcillant.


— Vous n’êtes pas prête pour l’inconnu, voilà tout, et moi non plus. Nous souhaitons quelque chose sans vraiment vouloir l’obtenir.

— Vous croyez ? Et qu’auriez-vous fait si je ne vous avais pas frappé ?

— J’étais sur le point de céder.


Elle se rapprocha de lui, et lui mordit doucement les lèvres.


— Alors, venez ! Viens ! souffla-t-elle sans réfléchir, viens et cède !


Les fantômes n’eurent aucun pouvoir cette nuit-là devant cette jeune femme bien vivante.

Elle et lui firent ce qu’ils avaient à faire, en toute quiétude et sportivement. Cela ne suffisait-il pas pour vivre ? Des livres, une femme, et une nuit pour éclaircir une idée ?

La chaleur le fit sortir du lit. Il prit une douche froide puis, sans s’être essuyé, se planta nu devant la fenêtre grande ouverte et alluma une cigarette. Natacha dormait. Elle avait gardé la dernière position dans laquelle il l’avait prise, sur le flanc, jambe gauche remontée, comme en équerre.

Elle avait joui très fort, à sa grande surprise et s’était endormie dans la minute. Il glissa sa main entre ses cuisses et introduisit un doigt dans son sexe. Elle ne bougea pas. L’amour chez les êtres humains les rendait donc à ce point vulnérable, que pour lui, ils s’offraient sans crainte, ignorant tout ou presque d’eux-mêmes et de leurs partenaires, de ce qui pouvait se produire durant leur sommeil. Ils ne faisaient donc que répondre à un besoin irrépressible, auquel ils confiaient leur vie, ou peu s’en faut.


— Oui ! C’est cela ! dit-il à voix basse et à son adresse. Tu as fait don de ta personne parce que le besoin d’amour et de jouissance t’y a obligée. Mais à moi ou à un autre, cela n’a aucune importance.


Et pourtant. Voilà bien longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Il éprouva comme un sentiment de fierté à la voir étendue, sereine, doucement éclairée par le lampadaire qui, de l’autre côté de la rue, projetait sa lumière sur sa croupe et ses cheveux défaits. Il faut vivre pour ces choses-là, se dit-il. Non pas seulement la furie des corps emmêlés, la tyrannie du désir, mais l’arrêt des hostilités, la fin du malentendu. Freud a parlé d’une petite mort. Celui-là ne jouissait que par la tête. La colère sourde qu’il avait éprouvée durant les deux jours précédents se dissipait, et durant le peu de temps qui restait encore à la nuit, il resta assis à son bureau, contemplant cette jeune femme et les livres.

Au bout d’un moment, alors que son regard balayait la chambre, une curieuse analogie entre la couverture des ouvrages et la peau de Natacha lui fit entrevoir que toutes les épreuves du monde se tenaient là, à l’affût, en dessous, et qu’il suffisait d’un peu de confiance en soi pour les découvrir, les comprendre, les surmonter. N’est-ce pas ce qu’il avait voulu ? Forcer sa nature, sinon son caractère, et séduire quelqu’un, encore un peu ? Cela n’avait pas été si difficile, car au fond, le résultat souhaité l’était par deux personnes et, si mérite il y a il s’en trouvait partagé. À propos des livres, se laisser séduire par un texte comportait le risque pour un lecteur attentif, mais faible, de comprendre tout à fait son auteur, et de suivre à la lettre, le cas échéant, l’histoire de son ou de ses personnages. C’est cela qui l’avait fasciné et rendu mal à l’aise avec Kleist. De se sentir capable de devenir un Michael Kohlhaas en puissance. Quelle folie ! pensa-t-il.

Au moins, l’amour inconditionnel de cet homme pour la justice était-il accompagné par la puissance de la faire appliquer, quoi qu’il lui en coûte. Aussi Michael Kohlhaas n’était pas mort en raison de ses idées, mais parce qu’il avait possédé à lui seul l’énergie surhumaine d’incarner la justice. Une fois celle-ci rendue, à partir du moment où il met à terre princes et électeur en les soumettant au seul ordre qui justifie sa vie, c’est en toute quiétude qu’il accepte la sentence de mort que proclame le grand chancelier.


Quant au don de Natacha, de celui des femmes en général, pouvait-il comporter autre chose, une telle violence ?

À la voir endormie, et à cause de cela, on pouvait bien l’imaginer. Ne lui avait-elle pas fait remarquer qu’elle l’avait senti ? Senti l’odeur des canaux souterrains, de l’eau putride, de tous ces miasmes dont personne ne veut s’occuper ni entendre parler ?

Fallait-il donc qu’il continue de se tenir à l’écart ? Des femmes et des livres ? Du plaisir intense et bref que procuraient les premières, de la menace durable contenue dans les seconds. Or, maintenant, il voyait plus clair. L’excuse de sa vie avait justement consisté à ne pas trop s’investir. Avec elles et en eux, même s’il avait lu plus que les autres et fait l’amour aussi souvent que n’importe quel solitaire. Que lui avait apporté un tel retrait ? À part des frustrations, des idées préconçues sur les gens, et un vieillissement prématuré. Certes, il n’avait que quarante-cinq ans et curieusement paraissait plus jeune. Mais il était vieux quelque part, comme s’il avait voyagé toute sa vie, rencontré des milliers d’êtres et vu des horreurs. Mais de tout cela il avait seulement pris conscience dans les égouts, par intuition, par remontées capillaires en quelque sorte. Aucun livre, parmi le millier qu’il possédait, ne l’avait soulagé sur ce point, et le peu de femmes qu’il avait pris la peine de coucher dans son lit ou le leur, un petit papier aurait suffi à inscrire leur nom et leur degré de satisfaction. Ses connaissances, ses expériences, il le devinait maintenant, ne reposaient sur rien de vraiment tangible, de saisissable. Du moins jusqu’à cette nuit. Qu’ai-je appris sérieusement de ces choses-là ? se demandait-il.


C’était donc ça son problème, qui le taraudait depuis trop longtemps déjà et que ses cauchemars lui jetaient en pleine face. L’idée justement qu’il n’en avait jamais eu aucune de propre, de personnelle, d’irréductible. Une idée qu’il aurait suivie seul, jusqu’au bout, une idée dont il aurait fait son métier, un livre, qui lui aurait permis de prendre femme, de faire des enfants, de gagner de l’argent, et la reconnaissance absurde qui l’accompagne. Évidemment il n’était guère armé pour cela, du moins, n’avait-il jamais trouvé sa cible et de rejoindre le service d’assainissement de sa ville n’avait pour lui que valeur symbolique, comme tout ce qui figurait d’ailleurs dans son CV à rallonge, et à tiroirs. Des petits boulots plus qu’une mission, des vacations plus qu’une permanence. Bien mal nommée la DRH qui aurait su démêler et interpréter tout ce fatras. Se cacher des autres, s’enfouir, voilà ce qu’il avait toujours fait. Était-ce là tout son pouvoir ?

Il avait deviné malgré lui que ni les femmes ni les livres, à moins de les rencontrer sur une île déserte, pour les prendre à part si l’on peut dire, ne faisaient clairement le poids pour une vie en société. Car les deux, sans s’en apercevoir, sans qu’ils puissent en donner la raison, avaient déjà renoncé à sauver la vie des hommes. Une véritable connaissance, rude peut-être, mais simple et immédiate, leur était devenue aussi étrangère que de savoir allumer un feu, tuer un animal sauvage, se protéger du froid, et avoir une conversation avec ces hommes. Ils l’avaient fait autrefois, dans des sociétés plus alertes et aimant le risque. Tout cela ne faisait guère honneur maintenant à la force de ceux qui se sentaient perdus sans elles, sans eux, incapables d’affronter seuls la répétition de leurs maladresses, et les répétant, de fait. Il était prêt à se battre pourtant, mais avec qui, ou contre quoi ? Il y avait tant d’ennemis si peu enclins à se rendre. Le prêt-à-porter n’avait-il pas remplacé les librairies du Quartier latin et L’internet pour les nuls définitivement installé la dictature de l’opinion, en enterrant les traces de l’Ancien Monde auquel désormais on avait honte d’appartenir ? Croyait-on vraiment que les femmes ne pensaient qu’à s’habiller ? Que n’importe quel homme, par nature ou par décret, possédait nécessairement une idée claire de lui-même ? Sur une île, elles se contenteraient de feuilles et de lianes et sauraient survivre avec toute la dignité et l’amour dont elles sont capables. Elles n’auraient nulle envie d’emporter un Marc Lévy dans leur vanity-case, mais bien plutôt Daniel Defoe et un manuel de survie. On a les auteurs qu’on mérite.


Il pensa tout à coup qu’il recevrait bientôt son solde de tout compte et éclata de rire. Un rire énorme, irrépressible.

Natacha se réveilla en sursaut et lui demanda ce qui lui arrivait. Pour la première fois, il la regarda vraiment de toute son attention. Elle n’était pas spécialement jolie, mais elle possédait quelque chose, qu’il n’avait pas encore remarqué. C’était le pli que formaient ses lèvres, tandis qu’elle lui parlait, dessinant l’esquisse d’un sourire, à moins qu’il s’agisse du minuscule grain de beauté, placé en haut de sa joue droite, et qui, comme un point d’accroche et à distance inégale des commissures, laissait apparaître comme la convergence d’une constellation lointaine.

Il ne connaissait rien aux astres pourtant, n’avait rien lu de précis à ce sujet, mais c’était à ça qu’elle ressemblait. Ce dont il était sûr, parce qu’il les tenait maintenant dans ses mains, c’est qu’elle avait des seins extraordinaires. Tout ce qu’il fallait à l’orgueil d’un honnête homme qui voulait réussir sa vie, même à court d’arguments, et riant comme un damné.


Quand il retrouva son calme, ils firent l’amour une seconde fois et Natacha s’endormit à nouveau. Les livres aussi sommeillaient et lorsque le lampadaire s’éteignit, la ville entière se découvrit à lui comme une cité étrangère et neuve.

Il se sentait assez de force maintenant pour veiller sur eux.

Pouvait-il trouver meilleur appui ?

Kleist n’avait pas eu tort d’impliquer son personnage à ce point, car il lui avait donné exactement le temps de vivre. La cruauté cependant de son procédé impliquait aussi qu’il lui sacrifiât le personnage le plus ambitieux peut-être de toute son œuvre.

Quant à l’individu qui nous intéresse présentement, et que le besoin d’une intense liberté nous oblige à laisser tranquille auprès de Natacha et de ses livres, il avait quitté son bureau et regardait loin, très loin au-delà de la fenêtre. Il ne voyait pour princes que des hommes, dont le sacrifice à des consentements mal éprouvés rendait toujours aussi complaisants et soumis.


Mais enfin, il sentait un vaste mouvement au fond de lui qu’il savait inévitable, et il pourrait en faire profiter les autres. Il gardait bien sûr le droit de tirer sa révérence, de serrer plus fort le cou de sa conquête la prochaine fois, et de solder ses propres comptes un jour ou l’autre. Pour l’heure, il commençait tout juste d’exister, et cela avait quelque chose de délicieux, comme un parfum de femme et une odeur de papier, qu’il noircirait bientôt.



Stéphane Léoty


 
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   jaimme   
7/3/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
"il commençait tout juste d’exister". Exister est-ce éprouver l'animalité, l'amour, lui donner une place, la juste place? Oui. Pour moi. Ce qui n'empêche le livre d'avoir aussi sa juste place, celle qui devrait nous élever. Faut-il un choix? Le personnage a choisi (libre arbitre) de ne pas le faire. Et il a raison. Enfin.
Belle écriture initiatique, parfois une peu longue, surtout au début car la litanie sur les auteurs peut être vite rébarbative, mais on finit par se laisser porter et c'est une qualité.
Tiens, en lisant j'écoutais "Again" d'Archive.
Merci pour cette lecture

   Anonyme   
7/3/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Coïncidence, j'ai vu Michael Kohlhaas il y a peu de temps. Je ne connais pas le livre mais j'ai trouvé le film très fort, la soif de justice de ce vendeur de chevaux impressionnante.
Pour en revenir à votre texte, je le trouve réellement intéressant même si j'avoue ne pas avoir tout compris dans les rapports du narrateur avec la littérature. C'est parfois confus, flou, et il faudrait que je le relise plus attentivement pour mieux dégager la teneur du propos. En fait, c'est davantage la partie avec Natacha qui m'a accroché, la plus abordable finalement. J'ai souri car vous ne faites que retranscrire un mécanisme vieux comme le monde. Les affres et les tourments de l'intelligence s'effacent aussitôt dans les bras instinctifs de l'amour. Autrement dit et si vous le permettez, je résumerais avec malice votre réflexion par ceci : baisons un coup et tout ira mieux !
Rien à dire sur une écriture de bonne qualité mais qui a tendance, il me semble, à se perdre en circonvolutions.

   Pepito   
21/3/2014
"stupéfaction croissante" bizarre non, l'association de ces deux mots. "stupéfaction " c'est bref tandis que "croissante" c'est long.

"D’installer sur le même plan une contrariété et un mur, avec un verre et un soiffard, convenait bien à la métaphore qu’il se faisait du rêve et de la vie, et une arme doit toujours trouver sa cible." je n'ai absolument pas compris le sens de cette phrase, si elle en a un.
Juste après j'ai abandonné la lecture.

Désolé, peut-être une autre fois.

Pepito


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