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Réalisme/Historique
BGDE : Francis
 Publié le 24/02/08  -  5 commentaires  -  14158 caractères  -  11 lectures    Autres textes du même auteur

Parole vraie d'un adolescent.


Francis


Mais que je suis bête ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Cela fait plusieurs semaines que je cherche un prétexte acceptable pour me remettre à écrivasser. Je n’ai pas encore entrevu ne serait ce qu’une minuscule seconde, le moindre petit commencement d’inspiration. Je suis à tel point déconfit que certains soirs, le doute prend toutes ses aises. Les faux-semblants du crépuscule se sont mis à conspirer contre moi. Insidieusement, ils torpillent chacune de mes velléités littéraires. Ils ont même promis allégeance à de sournoises angoisses nocturnes. Au fil du temps, la confiance a commencé à m’abandonner. Elle ne cessait, ces derniers temps, de fourrager, de façon de plus en plus dévastatrice, dans mes souvenirs. Cette manière qu’elle avait de se déchaîner, de les brusquer comme dans un tiroir récalcitrant, refusant obstinément l’ouverture, en butte à un encombrement de bibelots hétéroclites, entassés pêle-mêle, m’était devenue insupportable. C’est que je suis, plutôt, j’étais, il y a à peine quelques petits instants encore, à la recherche de mon nouveau sujet d’écriture. Je n’ai pourtant pas beaucoup d’exigence pour choisir mon propos et jeter mon dévolu sur une anecdote présentable. Pour entreprendre dans une félicité stimulante et flatteuse, en tout cas avec optimisme et enthousiasme, un nouveau récit, il faut d’emblée que le déclic me promette un plaisir imminent ; petit, d’accord, je m’en contente pourvu qu’il soit absolument immédiat. C’est tout. Je n’en demande pas plus à ma bienfaitrice muse, une muse inusable qui décidément avec moi n’est pas du tout paresseuse ni soupçonneuse et que je ne remercierai jamais assez pour les incessants crochets de complaisance dont elle me fait profiter, afin de revigorer mes aspirations narratives dès que celles-ci rechignent et deviennent ouvertement boudeuses.


C’est urgent. C’est indispensable. Maintenant, je sais. J’en suis convaincu. Il faut que je parle de Francis. Tout de suite. Nous nous sommes côtoyés, il y a bien longtemps, pendant une dizaine de mois. Je ne relaterai ici que le premier et le dernier jour de sa scolarité à l’école des Aubes, plus précisément l’institut médico-psychopédagogique des Aubes. Cette institution était à ses débuts très réputée. Elle était à la pointe de l’enseignement spécialisé. C’était l’établissement pour adolescents en difficulté de référence, recommandé par les dignitaires psychiatriques toulousains en vogue à cette époque. J’y ai été instituteur remplaçant quelque temps. Juste un mot pour signaler que ce centre prétendait, par une pédagogie libérale, faire émerger chez les jeunes en détresse l’estime de soi-même et l’envie de vivre qui leur manquaient tant. C’est progressivement que le renom de l’école ira, plus tard, en se détériorant inexorablement au fur et à mesure que les méthodes décevront et révéleront leurs limites.


La priorité de chaque rentrée scolaire était immanquablement l’évaluation des acquis scolaires des nouveaux. Cette précaution était indispensable pour constituer, autant que pouvait se faire, trois groupes de mise à niveau, à peu près homogènes. Chacun des trois enseignants du centre accueillait donc, le premier jour, au même moment, dans sa classe, une douzaine de jeunes garçons pour lesquels avait été disposé sur les tables de travail un livret d’une quinzaine de feuilles qui rassemblaient plusieurs batteries de tests très diversifiés. L’imposant fascicule était susceptible de tenir en haleine, pendant au moins une heure, celui qui d’aventure se serait risqué jusqu’à la dernière page. Mes deux collègues, moins naïfs que moi, déjà rompus aux surprises du métier, n’avaient jamais rencontré ce cas de figure, pas plus d’ailleurs que le plus ancien des éducateurs, notre doyen de la rééducation moderniste, un téméraire explorateur d’idéologies didactiques plus aventureuses les unes que les autres. D’ailleurs, dans aucune de ses supputations les plus optimistes, il n’avait jamais envisagé que le phénomène puisse un jour avoir lieu. Ce n’est que maintenant que je subodore la félonie de la hiérarchie de l’établissement. Était-ce pour venir au secours de la notoriété surfaite de l’institut en butte aux premiers dénigrements ? Était-ce pour doper, avec beaucoup de malice, l’équipe éducative qui, impressionnée et bluffée par un questionnaire aussi musclé, avait du coup tendance à surévaluer le potentiel des élèves ? En tout état de cause, c’est au cours de la rentrée scolaire de 1990 que je fus touché par une révélation quasi surnaturelle. J’y ai découvert un sentiment rarissime, complexe, instable, composé pour l’essentiel de béatitude, d’incrédulité et d’extase. Maintenant que j’ai tout le loisir pour me remémorer sereinement l’évènement, avec le regard amusé et désinvolte du narrateur condescendant et souverain, je rends hommage à l’inventeur de l’habile trompe-l’œil grâce auquel j’ai été transféré quelques instants dans un envoûtement magnétique surréaliste et divin.


C’est bien à mon Francis que je dois cette expérience unique. J’avais repéré chez le fringant adolescent d’une quinzaine d’années, avant même que je sache qu’il ferait partie de mon groupe d’évaluation du matin, plusieurs indices qui laissaient à penser que l’élève pourrait sortir du lot très ordinaire des potaches habituels du Centre. Mes engageantes impressions se sont aussitôt pleinement confirmées dès que nous sommes entrés. D’emblée, il avait aussitôt rejoint, à pas feutrés mais empressés, quasiment sans bruits, le devant de ma classe située au second étage. Il s’était assis, de son propre chef, à ma gauche, à l’une des places les plus éloignées des fenêtres, probablement pour ne pas courir le risque d’être diverti par les attraits ludiques du parc zoologique tout proche que les vitres aux transparences immaculées de ce premier jour d’école se plaisaient à mettre en avant. L’installation à son pupitre d’écolier s’était déroulée tellement précautionneusement et rapidement à la fois que je crus à un tour de passe-passe fort bien huilé tant il fut prompt, dans le même instant, à se munir de son stylo, d’une gomme et de deux crayons à papier. D’attaque, le cœur et l’esprit déjà à l’ouvrage, sur le qui-vive, il guettait le top de départ. Ses bruyants camarades, effarouchés et soupçonneux devant une telle prestation, empêtrés dans des tergiversations embarrassées, en étaient encore au stade du repérage des lieux, debout et déroutés, hésitant à prendre définitivement place.

Mon Francis, son stylo bien en main, n’en finissait pas de me lancer des regards très démonstratifs sur son impatience à démarrer l’épreuve et sur sa réprobation face à mes regrettables atermoiements. Jusqu’à cet instant, son comportement m’avait subjugué. Il évoquait une tranquille et supérieure maîtrise. Et voilà que maintenant l’attente et l’inaction faisant, perçaient certains signes de contrariété et de frustration. Les pieds de l'élève étaient pris de tressaillements de dépit. Une rougeur d’indignation eut tôt fait de supplanter le joli teint abricot de ses joues. La luminosité de ses yeux commençait bigrement à s’obscurcir. J’étais très décontenancé. À tout moment, c’est même l’incident qui pouvait intervenir. Je ne savais plus du tout comment me comporter, pénétré de la consigne préconisée par notre responsable pédagogique. La veille, pendant la réunion de préparation, il avait recommandé, par souci d’équité et pour une raison majeure de rigueur méthodologique, avait-il dit, de placer rigoureusement les élèves dans les mêmes conditions de travail. Il avait longuement disserté sur le principe d’unité spatio-temporelle. Les élèves devaient démarrer au même instant. Ils devaient composer exactement en soixante minutes, pas une de plus, pas une de moins. Je devais, dare-dare, résoudre un cruel dilemme. Ou bien j’enfreignais la règle en autorisant mon Francis à commencer avant les autres et j’évitais ainsi l’amollissement de ses ardeurs, voire un brutal ou vengeur renoncement. Ou bien j’attendais que ses camarades en aient fini pour prendre définitivement place. J’optai pour la première alternative. J’avais bien fait. Je donnai donc le signal.

Sans plus attendre, ignorant parfaitement le désarroi et l’indignation des autres protagonistes, mon Francis entreprit sur le champ le redoutable questionnaire, non sans m’avoir adressé subrepticement un clin d’œil entendu dans ma direction. Je ne suis jamais plus parvenu à croiser son regard ; même pas pendant la très courte pause qu’il ne s’accorda seulement qu’au bout de trente minutes. Un repos absolu de tout son être pendant lequel, les yeux fermés, il s’imposa une suite de petits exercices respiratoires qui me rappelèrent mes premières séances de yoga. Les autres élèves étaient parvenus eux aussi, mais à leur rythme, à prendre enfin position à une table. Ils avaient entrepris le dur labeur qui leur était infligé. J’observais que la plupart d’entre eux faisaient montre d’une réelle et intrépide motivation. J’en fus vite convaincu parce qu’aux premières difficultés rencontrées, alors que je craignais des lâchages prématurés, ce sont des inspirations enjouées, débarrassées de toute lourdeur, et de plus en plus nombreuses qui prirent joyeusement leur envolée dans la classe. Malheureusement, au bout d’un quart d’heure, elles furent supplantées par des expirations rauques et enrouées. Ces suffoquements témoignaient d’une irréversible propension au découragement. Les têtes des chérubins, courbées et ombrées par les efforts se dressèrent au bout de quelques instants, une à une, pour pointer dans une seule direction : les fenêtres. Onze heures ! Exactement. Je relevai les copies. Je ne pus m’empêcher de m’emparer en premier de celle de mon Francis qui termina précisément à ce moment.


Sans plus tarder, je retrouvai mes collègues en salle de réunion pour la correction des tests que nous devions échanger pour éviter tout parti pris. Normal, nous avions bien sûr maintenant un petit préjugé sur les élèves avec lesquels nous venions de partager ce premier contact. Pour mon Francis, à vrai dire, c’était un a priori empreint de grande admiration et je tenais à être le premier à pouvoir faire les éloges de l’extraterrestre. J’en serais en quelque sorte l’inventeur. Je dus batailler avec acharnement contre l’entêtement indigné de mes collègues quand ils comprirent que je ne me dessaisirais sous aucun prétexte de mon trophée de classe. Ils avaient beau me sermonner, tenter de me ramener à la raison, menacer d’en rendre compte aux instances supérieures, rien n’y fit. Je conservais le précieux document qui allait témoigner d’un formidable exploit scolaire. Je m’empressai de l’examiner, convaincu que j’allais m’initier aux plaisirs inconnus des corrections euphoriques. C’est même en tremblotant que mes mains commencèrent à ouvrir le petit fascicule. J’ai bien tenté de déchiffrer les deux ou trois premières lignes. J’ai bien feuilleté, en diagonale et à la hâte, le cahier pour débusquer au plus vite le premier mot compréhensible, orientant l’ouvrage dans tous les sens, l’inclinant de bas en haut pour m’assurer que je n’étais pas l’objet d’un insidieux phénomène optique, le retournant à tort et à travers pour peut-être trouver un code secret, je ne sais pas, déjouer une subtile astuce qui m’aurait échappée. Chaque terme restait hermétique et se refusait à consentir tout entendement. J’ai pourtant fait l’impossible pour déchiffrer la plus petite bribe. Je ne comprenais rien. Je n’apercevais qu’une frise resserrée qui avait progressé sans fin de question en question, occupant goulûment tous les espacements réservés aux réponses, sans en négliger aucun. Une longue suite de boucles enlacées gracieusement les unes aux autres par des pleins et des déliés irréprochables faisait durer indéfiniment ma stupéfaction. C’était des contours identiques, décontractés, ovales, graciles, impénétrables, indifférents, mystérieux, sans état d’âme, inlassablement répétés de la première à la dernière ligne. C’était fort. C’était mon Francis.


Il fut admis dans ma classe pour y poursuivre sa scolarité. Maintenant, je peux confesser que mon Francis, pendant cette période exceptionnellement riche d’enseignements, surtout pour moi-même, m’a beaucoup appris durant mon remplacement. C’est à une authentique philosophie de l’esprit que patiemment, en réitérant pléthore d’exemples très démonstratifs, l’infatigable adolescent est parvenu à me convertir. Une discipline exigeante qui vise à reproduire scrupuleusement les gestes techniques de nos congénères dans les domaines où ils excellent. Ce qui compte, exclusivement, c’est la fidélité dans l’appropriation des mouvements qui servent de modèle. Peu importe le résultat. La production de ce dernier est tout à fait subalterne. L’exigence de perfection est respectée dès lors que l’exactitude du geste est atteinte. Alors un vertige libérateur apaise la conscience. Les angoisses s’évanouissent dans la fallacieuse apparence du faire semblant. C’est un bien-être total. Moi qui ai tenté, je le confesse, assez souvent, de mettre en pratique, d’abord par mimétisme, puis par conviction, grâce aux encouragements acharnés de mon Francis bien-aimé, l’art si subtil de la contrefaçon, je témoigne ici que la chose n’est pas pourtant toujours aisée. Ce n’est que le dernier jour de cette année scolaire que je compris la cause de mes difficultés. Je ne savais pas. Cette philosophie de l’existence répond fondamentalement à un principe de vie spécifiquement individuel que je n’avais pas en ce qui me concernait suffisamment identifié et analysé.


Le 30 juin 1972, vers 17 heures, dernier jour d’école, nous nous sommes tous séparés, jeunes et adultes, chacun en lançant son originale formule d’adieu personnelle. Je me rappellerai toujours de la façon dont mon Francis a pris congé de nous tous. Il franchit rapidement le portail en fer forgé, se retourna, et d’une voix plus pénétrante et plus assurée que d’habitude, nous dit, en me regardant comme s’il voulait s’excuser :


- Ce n’est pas que je suis fou mais si je fais semblant de tout, c’est pour ne pas penser à ma mère, sinon je la tuerai. Elle ne m’a jamais aimé.


 
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   Bidis   
18/4/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Ce texte se lit avec plaisir, même si l’intrigue n’accroche pas beaucoup au début, tant cette écriture est agréable, chantante et « enchantante »... Et c’est sur une impression de lecture fort plaisante que j’ai terminé de lire une histoire à laquelle finalement j’ai eu l’impression vague d’avoir compris quelque chose sans en être du tout certaine. J’ai bien cru voir aussi une pointe d’humour, n’est-il pas ?
Toute petite remarque : « non sans m’avoir adressé subrepticement un clin d’oeil entendu dans ma direction. » : j’aurais enlevé le « m’ » car ma direction suffit à comprendre que c’est au narrateur que le clin d’œil est adressé.

   David   
24/2/2008
Un étonnant retournement de l'idée que je me faisais des personnalitéss artificielles, du paraître qui devient culte, cette histoire m'a beaucoup plus, c'est un sacré coups d'oeil sur la séduction, à travers cet élève qui subjugue son professeur, et qui le trompe, même pour peu de temps, énormement.

La fin semble dire qu'il faut plus de conscience pour paraître intelligent...que pour l'être vraiment.

Un détail à moin que je me trompe mais l'année scolaire 1990 se termine en 1972 ?

   Anonyme   
10/4/2008
C'est étrange d'un texte à l'autre le changement d'écriture... Vous êtes plusieurs ? ;-)

C'est très différent, ça ne se compare pas... Francis ne m'a pas fait rêver, dans le sens où il a manqué au récit l'expression d'une certaine "foi" dans le métier de l'école.

Sinon ça tient la route, mais pour ne pas baisser le 16 de Bidis, je ne noterai toujours pas ! Pffff, tu me donnes du fil à retordre BGDE !

   BGDE   
11/4/2008
Je ne peux pas ne pas répondre à SALAMANDRE que je remercie. Je suis moi-même, unique mais inconstant, je le confesse.
Quant à ma pédagogie, ma foi, les années l'ont bien étiolée.

   Anonyme   
18/4/2008
BGDE est un auteur qui me fait revenir à ses textes. C'est que les textes alors doivent être de qualité :) J'ai relu Francis, j'me disais... et là, une réponse. Et là, la mienne encore : au final, je crois que si je dois être honnête il faut que je dise que la mienne aussi de foi en l'école s'est effritée en route, et, si l'on rajoute les brisures possibles, si on en tient compte en lisant, alors, Francis est plus que plausible. J'aurais pu noter 16 à l'instar de Bidis, je pense que mes impressions mettraient 16 :)


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