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Réalisme/Historique
Blitz : Sur la route de Sarobi
 Publié le 06/04/23  -  6 commentaires  -  11057 caractères  -  38 lectures    Autres textes du même auteur

Un jeune Afghan mendie en bouchant des trous sur une route bordée par un champ de mines.


Sur la route de Sarobi


Année 1419 de l’hégire.


– Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah…


Le caillou éclata avec un bruit sec. Le lézard s’était volatilisé une fraction de seconde avant l’impact. Sayid se précipita sur le rocher pour chercher sa cible. La longue chemise qui lui arrivait aux genoux était maculée d’auréoles de graisse sur lesquelles se collait la poussière. Sa figure et ses mains étaient également couvertes de la même crasse poisseuse. Son pantalon était déchiré aux deux genoux. Il tenait à la main une petite catapulte. Elle était faite de deux tiges de métal recourbées et soudées entre elles. Les branches étaient reliées par un épais morceau de chambre à air. C’était un cadeau de son père. Avant qu’il parte. Sayid ne s’en séparait plus et tirait sur tout ce qui bougeait. C'est-à-dire pas grand-chose à part quelques lézards tannés par le soleil. La lumière faisait mal aux yeux. La corne de ses pieds nus ne le protégeait plus suffisamment des brûlures. Il devait choisir où poser ses pas et rester le plus possible dans l’ombre.

Il eut beau s’allonger sous le gros rocher et plisser les yeux, il ne trouva rien. Le petit animal n’avait pas été touché. Il s’était sans doute réfugié dans un trou profond. Sayid ne pourrait plus le déloger. Il secoua la tête en grognant, irrité comme peut l’être un enfant en colère. Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah…

Il redescendit la colline en grattant à travers sa calotte grise sa tignasse pleine de croûtes. Il se retourna et fixa un moment la ligne de pierres peintes en blanc, bien visible depuis la route. La zone avait été contrôlée l’année passée et il n’y avait plus de danger à cet endroit. Plus loin, sur le flanc opposé de la colline, une rangée de pierres était marquée à la peinture rouge. Sayid et Moussa avaient plusieurs fois franchi la ligne. Ils s’étaient même aventurés de plusieurs dizaines de mètres à l’intérieur de la zone défendue. Ils connaissaient la signification des pierres rouges mais c’était une sensation grisante et un besoin de se prouver qu’on n’avait pas peur. Chaque pas était effectué en retenant sa respiration. Le retour à l’abri derrière la ligne était toujours un grand moment de soulagement. L’occasion de crier qu’on était fort et qu’on n’avait pas peur. Mais il ne voulait pas devenir comme le garçon qu’il avait vu sur le marché de Sarobi. Il se traînait sur les mains en dandinant le bas de son corps à même le sol. Les jambes de son pantalon étaient plates et balayaient la poussière derrière lui. Comme une queue de gros lézard. Il devait être un peu plus vieux que Sayid et déjà sa vie était réduite à tout ce qui était en dessous d’un mètre. Il se rappelait qu’il avait ressenti du dégoût pour l’infirme. Un petit goût acide dans la bouche rien qu’à le voir se traîner entre les étals. Entouré de mouches qui se posaient régulièrement sur son visage. Il n’était plus vraiment humain. Comment faisait-il pour satisfaire ses besoins ? Il sentait d’ailleurs la pisse et plein d’autres odeurs écœurantes. On pouvait le suivre rien qu’en humant l’air pendant qu’il rampait comme un iguane entre les jambes des passants. Cette odeur s’était imprimée dans son cerveau et c’était un souvenir qui le hantait parfois. Sans qu’il cherche à se rappeler la scène. Il voulait se débarrasser de cette image et oublier. Oublier ce qui pouvait arriver à de jeunes garçons comme eux. Et pourtant, il ne résistait pas à l’envie de se faire peur et de suivre Moussa sur la colline interdite. C’était plus fort que lui.

Un jour qu’ils s’étaient aventurés plus haut que d’habitude, Moussa en avait trouvé une. Une petite boîte en plastique, peinte en vert sombre. Elle avait été posée délicatement sous une grosse pierre plate. La pierre tenait en équilibre sur un socle branlant. Il suffisait de marcher dessus pour la faire basculer. Les deux garçons avaient regardé de près, pendant de longues minutes. Se collant presque la figure contre les deux petites ailettes noires qui ornaient un côté. Sayid se rappelait qu’il avait subitement senti la sueur traverser le dos de son épaisse chemise. La vision du jeune infirme l’avait encore une fois agressé. Le goût acide comme du citron pas mûr était revenu et avait inondé sa bouche, sans prévenir. Il n’avait pas éprouvé le même plaisir à sortir de nouveau de la zone rouge. Surtout que cet imbécile de Moussa avait trouvé le moyen de lui faire peur. En hurlant, le doigt pointé sur son pied. Sayid avait sauté de côté, la respiration coupée. Une frousse incontrôlable l’avait cloué sur place pendant que l’autre riait à pleins poumons comme un âne en train de braire. Il avait senti sa vessie se relâcher mais heureusement pour lui il n’avait guère bu ce matin-là et seules quelques gouttes d’urine s’étaient écoulées dans le pantalon, heureusement dissimulé par sa longue chemise.

Il se rappelait bien le visage goguenard de Moussa quand il lui avait fait un signe de la main, à l’arrière du camion qui emmenait sa famille loin, au Pakistan. Lui était resté au village, sa mère ne pouvait pas voyager seule avec deux enfants. Alors il fallait faire comme si tout allait bien.

Assis sur un rocher, Sayid balançait ses jambes, juste pour ne pas rester immobile à ne rien faire. Il aperçut soudain un nuage de poussière là-haut sur le col. Le garçon se mit à courir pour rejoindre la route en contrebas. Un camion allait passer. Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah… Le garçon saisit la petite pelle rouillée qui l’attendait sur le bord du talus. Il ramassa une bonne livre de poussière qu’il alla déverser dans un des gros trous de la piste. C’était important que ce soit de la poussière et non de la terre meuble ou du sable. La poussière faisait un petit nuage à chaque fois qu’il la versait dans les trous. Cela se voyait mieux de loin. Il recommença son opération deux fois. Pas plus. Tout était calculé pour ne pas faire trop d’effort mais paraître le plus appliqué possible. Le camion se rapprochait lentement en rebondissant et zigzagant entre les nids-de-poule. Comme tous les camions qu’avait vus Sayid, sa benne était surmontée d’une énorme bâche grise boursouflée. Elle dépassait de presque deux mètres au-dessus de la cabine. Les portes étaient en bois verni, couvertes de sculptures tarabiscotées. Une rangée de centaines de petites chaînes de la longueur d’une main pendait du pare-chocs et donnait l’impression d’un ventre flasque qui sursautait au rythme des cahots de la route. Le pare-brise était zébré d’autocollants orange et vert créant des motifs tourmentés. La figure du chauffeur se devinait à peine au milieu de cette toile d’araignée multicolore. Sous la saleté et la rouille du capot des taches de couleurs vives étaient toujours visibles. Mais de grosses marques de peinture blanche les avaient recouvertes en partie et faisaient des pâtés tristes au milieu des teintes criardes. Il en avait parlé à son grand-père un jour. Le vieux avait crié que seul le Tout-Puissant avait le pouvoir de reproduire l’image de la vie. Toutes les images d’êtres vivants devaient être effacées. Comme des idoles bannies. C’est pourquoi les camions qui passaient la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan subissaient l’examen minutieux des contrôleurs talibans. Des pinceaux hargneux recouvraient alors d’un voile pudibond et triste les fières licornes, lions et danseuses hindoues des carlingues.


– Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah…


La masse assourdissante plongea en cahotant dans le trou que Sayid venait de tapisser d’une pelletée dérisoire et désespérée. Le jeune garçon agita sa calotte sale en hurlant à l’adresse du chauffeur. Un petit morceau de papier froissé apparut par la fenêtre de la cabine et s’envola dans le nuage brun. Sayid le suivit du regard et attendit que la poussière retombe pour se précipiter sur son gain. Cent afghanis, ce n’était pas beaucoup, mais mieux que rien. Ce n’était pas tous les camions qui récompensaient les petits cantonniers. Et ils étaient plusieurs comme lui sur cette portion de route. Les bus payaient mieux, il y avait souvent plus d’un billet lâché par les fenêtres. Sayid donnait tout à sa mère le soir. Enfin presque. Il avait aussi amassé un petit magot dans une cache secrète. Derrière une pierre dans l’escalier qui montait sur la terrasse. Il y déposait un billet de temps en temps. Pas une fortune, mais il avait le sentiment qu’il devait pouvoir compter sur lui-même. Personne d’autre en cas de coup dur. Quel coup dur, il n’en savait rien mais sentait que quelque chose pouvait arriver. La vie était difficile depuis que son père était parti. La famille ne mangeait pas toujours assez. Et souvent les mêmes choses. Les tapis avaient tous disparu les uns après les autres. À chaque tache de couleur qui partait on mangeait mieux pendant quelques jours. Avec même de la viande de chèvre. Puis il fallait se contenter d’un peu de riz à partager une fois par jour entre sa mère, son grand-père et la petite sœur. Et le grand-père réclamait toujours plus. Il oubliait souvent qu’il avait déjà mangé.

Sayid regarda le nuage s’éloigner. Les camions laissaient derrière eux une khâkchab, une « nuit de sable ». Des grains si fins et si denses qu’on ne voyait pas à plus d’un demi-mètre autour de soi. En contrebas de la route, il distinguait nettement la petite tache noire qui s’activait. Elle jetait en l’air de la poussière, comme il le lui avait montré. Zahira ramassait plus de billets que lui d’habitude. Il n’était pas jaloux. Elle lui donnait tout lorsqu’ils rentraient à la maison. D’où il était, il ne pouvait distinguer si quelque chose était lâché par les fenêtres, c’était trop loin. Mais il savait qu’elle avait gagné un peu d’argent lorsqu’elle se précipitait derrière le véhicule.

Il attendit patiemment pour s’assurer que le camion là-bas ne s’arrêterait pas. Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah, Inch’Allah… Son grand-père l’avait mis en garde en le regardant bien dans les yeux. En insistant pour s’assurer qu’il avait bien compris. Les camions ne devaient pas s’arrêter. Puis les yeux du grand-père s’étaient voilés de nouveau comme cela lui arrivait de plus en plus. Il s’était remis à compter les grosses perles en bois de son collier et il n’avait plus rien dit.

Une seule fois un camion avait stoppé à la hauteur de Sayid. La porte s’était ouverte et un gros chauffeur torse nu lui avait fait signe de monter. Avec un grand sourire. Le garçon avait déguerpi dans la colline à toutes jambes. Il ne savait pas très bien ce qui pouvait arriver mais cela devait être très dangereux. D’horribles histoires circulaient. Il n’avait jamais pu entendre une de ces histoires en entier. Les adultes se taisaient dès qu’ils s’apercevaient qu’il avait les oreilles grandes ouvertes. Avide de secrets abominables.

Le camion passa devant sa petite sœur. Il s’éloigna sans s’arrêter. De toute façon cela n’arrivait jamais aux petites filles. Seuls les garçons étaient concernés. D’après ce qu’il avait compris. Mais il guettait quand même. Il était responsable et devait protéger sa petite sœur.


 
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   Asrya   
13/3/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Le titre m'a interpellé, l'ensemble s'annonçait prometteur, je ne suis pas déçu.

Un texte remarquablement écrit.
On est projeté dans l'ambiance, c'est très visuel, on s'y croit pleinement.
La description du lieu, des personnages, est complètement maîtrisée. C'est un réel plaisir de lecture.

Pas grand chose à dire, l'histoire se tient, de bout en bout. C'est propre, abouti, ça tient en haleine.

La chute est convenable mais ne casse pas trois pattes à un canard, ce serait à la limite, s'il fallait trouver un point noir à l'ensemble du texte, le seul côté un peu "boiteux". Et encore, honnêtement, cette chute me convient.

Le texte est riche de part sa qualité d'écriture, son vocabulaire, le sujet, l'angle de vue choisi, les différents événements, les remarques sur l'infirme. Tout est bien dosé.
Remarquable, vraiment.

Merci pour le partage,
Au plaisir de vous lire à nouveau,
Asrya.

(Lu et commenté en espace de lecture)

   jeanphi   
6/4/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Un texte bouleversant, à l'image des nombreux récits qui traitent de l'enfance dans les pays en voie de développement. Je présume d'une fiction en l'absence de sources. S'il avait été documenté et succédé d'une analyse sociologique, ce texte pourrait être l'introduction d'un essai sur les enchaînement de la mimesis concernant l'exploitation de l'enfance. Mais cette reproduction sociale en est-elle seulement ? Ne s'agit-il pas simplement de survie ?
Ce texte poignant s'adresse à l'humain avant de s'adresser au téléspectateur ou à l'ingénieur social.

   Disciplus   
6/4/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Voilà du réalisme bien senti, bien observé. bien raconté, bien écrit. La lecture en est limpide.
Nous sommes dans l'ambiance (date, lieu, mots afghans). L'atmosphère est réelle et prenante. Les anecdotes concrètes et sonnent juste. Bravo.
Oui, bon... Il y a bien un petit regret :
L'anaphore (Inch'allah, Inch'allah....) m'a fait espérer une chute où interviendrait la "volonté d'Allah"( Explosion d'une mine, enlèvement sur le bord de la route, argent miraculeux permettant de partir, accident de la sœur...etc, etc.)
Légèrement frustré.
Au final, nouvelle réussie, Blitz, ne vous privez pas d'écrire, nous sommes preneurs.

   JohanSchneider   
7/4/2023
trouve l'écriture
perfectible
et
n'aime pas
Mon Dieu que c’est triste, tout ça. C’est beau mais c’est triste. Eh oui, que voulez-vous, chacun a ses misères et celui qui ne les a pas, il les attend.
Je me demande si c’était le genre de réaction qui était attendu de la part du lecteur.
Première hypothèse : c’est le cas. Seulement voilà, ça n’a pas fonctionné avec moi et je m’empresse d’appeler Ahmadou Kourouma à la rescousse : Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas.
Seconde hypothèse : ce n’est pas le cas. Alors que reste-t-il ? Un récit pas très emballant et plutôt languissant englué dans un misérabilisme aux grosses ficelles (pantalon déchiré, tignasse pleine de croûtes, petit cul-de-jatte… j’attendais presque le pauvre petit âne battu à mort).
Le compassionnel sans retenue rend un très mauvais service aux causes qu’il veut défendre, en particulier quand les moyens littéraires ne sont pas au rendez-vous.
Regardé comme une somme de poncifs, le texte est réussi ; mais comme une fiction originale (même assez bien documentée), on est loin du compte.

   Malitorne   
14/4/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Pas beaucoup de commentaires, peut-être parce que vous ne participez plus à la vie du site. Le partage est important ici. J’en ajoute un de plus car je trouve votre texte intéressant, bien qu’il ne puisse s’empêcher d’évoquer l’Afghanistan sans le défilé des maux qui accablent ce pays. J’ai un peu l’impression d’assister à un énième reportage sur ses malédictions endémiques. Néanmoins c’est bien raconté, les scènes sont vivantes à défaut d’encourager l’optimisme, très visuelles. J’apprécie le travail de recherche en amont. La répétition d’« Inch Allah », par contre, me semble pesante et je crois mal utilisée. Elle signifie « Si Dieu le veut / Si Dieu le permet », bizarre la manière dont l’enfant l’emploie. C’est de plus un tic verbal davantage propre aux adultes. J’ai surtout l’impression que vous avez voulu coller au contexte en nous sortant cette interjection connue entre toutes. À part ces détails ça reste un bon texte.

   Pepito   
10/5/2023
Bonjour Blitz,

Une belle et triste nouvelle, qui nous plonge dans un monde que je ne connais pas. Même si je me doute qu’une « Catapulte » est un lance pierre et que les chances qu’un jeune afghan sache ce qu’est une « iguane » est bien mince. ;-) Frôler le danger sans avoir conscience de son importance est ici bien rendu. Je ne savais pas que les Talibans allaient jusqu’à maquiller les camions en transit. Quand à la DDE infantile, c’est une bien jolie façon de faire la manche sans en avoir l’air.
Un très bon texte.

Pepito


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