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Policier/Noir/Thriller
calouet : Célia Dorval
 Publié le 07/06/09  -  8 commentaires  -  20050 caractères  -  67 lectures    Autres textes du même auteur

Le professeur Planckaert a tout réussi dans sa vie. Ou disons plutôt que rien ne lui a résisté...


Célia Dorval


Mes chaussures couinaient vraiment beaucoup sur l’épaisse moquette de l’hôtel ; devant moi, les talons rapides de la jeune fille égrenaient une douce rythmique au milieu des barrissements de mes mocassins. Je faisais un bruit de gros, et ça me gênait un petit peu, derrière les hanches tortillantes de l’hôtesse… Elle me voyait certainement ainsi : un vieux professeur adipeux qui a sorti les godasses achetées pour un colloque d’il y a dix ans, celles-là mêmes qu’il pensait ne plus jamais devoir remettre. À part l’embonpoint, elle aurait sûrement eu raison de penser ça.


La chambre était plutôt cossue. À peine avais-je pris le temps de déposer une caresse sur la table ronde qui y trônait, que la jolie femme d’étage avait disparu. Sans un bruit, à croire qu’elle avait pris le temps d’ôter ses escarpins… Sur cette hypothèse hautement fantasmée, et surtout sur un fauteuil garni de velours sombre, je me suis assis. Il avait fallu marcher vite pour la suivre, j’avais vraiment mal aux pieds. J’ai retiré mes chaussures de contention, juste avant que l’on ne frappe à la porte. C’était joli-cul qui revenait me voir. Pas le temps de remettre mes pompes.


- On a déposé ceci pour vous à l’instant, Monsieur Planckaert. Je le pose là ?

- Oh ! Eh bien oui. C’est parfait sur la table !… lui répondis-je en souriant mal, le bas des jambes soigneusement escamoté par cette fameuse table. À défaut d’être sexy, je pouvais au moins faire l’effort d’être cordial, sympa.


Elle sortit aussitôt, avec la grâce d’un faon, n’ayant visiblement rien remarqué de mes chaussettes. Pourtant leur fumet, soigneusement entretenu par cinq heures de train et de longues séances de marche commençait déjà à m’incommoder. Je me suis alors souvenu pourquoi je n’avais pas remis ces satanées chaussures depuis si longtemps.

Le bouquet qu’elle m’avait apporté était superbe. Des lys, des roses et quelques autres petites choses insignifiantes qui une fois réunies faisaient un très bel effet. J’étais extrêmement surpris qu’une telle attention ait pu m’échoir. Et comme il n’y avait aucun message, je dus m’engouffrer sous la douche avec autant de doutes en tête que de sueur sur l’épiderme. C’était vraiment une situation étrange : on m’avait convié parmi les invités d’honneur à ce colloque sur les dernières tribus primitives de Sibérie sans que je ne voie rien venir, tous frais payés, et à présent on m’offrait des fleurs sans nom ! Être apprécié sans pouvoir attribuer la provenance de cette affection, revient presque à ne plaire à personne.


Intrigué par cette admiratrice secrète – je me plaisais à penser qu’il s’agissait d’une femme ne soupçonnant pas mes relatifs problèmes de transpiration –, je me servis un verre de bourbon dans le minibar, avant de me diriger vers la porte-fenêtre. Il faisait beau pour la saison ; un balcon en fer forgé d’une étroitesse sahélienne me séparait de l’océan de toits que dominait ma chambre… Paris avait toujours eu pour moi un charme particulier, bien que les grandes villes ne m’attirent guère ; les vues aériennes (ou perchées, dans ce cas précis) ont cette curieuse apparence de familiarité qui me touche à chaque coup d’œil. C’est un effet délicat, qui s’estompe passé les premiers instants d’observation, un agréable goût de déjà vu, l’impression de pouvoir se dire que l’on observe en vrai quelque chose que l’on a longtemps vu autrement… Le cinéma et la télévision ne sont sans doute pas étrangers au curieux bien-être que me procure la vision de ces toits innombrables, des silhouettes mégalithiques de quelques monuments unanimement connus. Le même genre de sensation que l’on peut avoir en croisant par hasard une vedette dans la rue. Cette rencontre ne change en général strictement rien à notre vie, souvent même c’est une personne dont on se fout éperdument, et pourtant ça fait plaisir. Oui, ça fait plaisir répétais-je dans ma tête tout en fouillant ma valise. J’en extirpai le portrait de Josiane et des enfants, celui que j’emmène toujours avec moi quand je suis en congrès, plus pour les contenter que par réel besoin, je l’avoue. Après une timide tentative sur le chevet, le cadre atterrit finalement sur le joli guéridon, juste devant le bouquet de mon admiratrice secrète.

Le lendemain matin, j’étais convié à une conférence de presse improvisée dans le hall du Lutetia, en présence de quelques éminentes têtes grises de la faculté de Sciences humaines. Comme avant une rencontre sportive au sommet, quelques scribouillards plus ou moins obscurs passaient du cirage et rivalisaient de pronostics, en guise d’apéritif… Je me sentais, en tant que pion essentiel du plateau des personnalités invitées, un peu comme dans la peau du fier canasson dont on flatte la croupe avant de le lâcher dans la folie tourbillonnante du champ de courses… J’aimais assez.


- Monsieur Planckaert ! Est-il exact que les résultats de vos dernières études tendraient à prouver que les Tchouktches d’aujourd’hui n’ont plus qu’un lointain rapport avec l’image que l’on en a, y compris d’un point de vue génétique ?

- Hem… Oui c’est exact, d’une certaine façon. Disons que ces peuplades, au type génétique extrêmement bien déterminé et différencié voilà encore quinze ou vingt ans, sont depuis peu soumises à un polymorphisme que l’on considère aujourd’hui comme étant d’origine invasive… À l’instar d’autres régions du globe ayant connu un brassage ethnique plus important et surtout plus précoce, les plus jeunes Tchouktches semblent ne présenter que de loin en loin le particularisme anatomique qui prévalait jusqu’alors chez leurs ancêtres. Cela est bien entendu la partie visible de l’iceberg de leur évolution… De nombreuses mutations édaphiques, comportementales et sociétales sont en cours, j’y reviendrai plus longuement ce soir. Mais cette évolution, cette révolution pourrait-on dire – que nous ne pouvons en l’état actuel des recherches que subodorer - n’est-elle pas réjouissante au final ?… Je vous sens quelque peu inquiet, voire déçu par cette hypothèse, mon jeune ami… Or, comme l’a fort bien démontré mon vieil ami le Professeur Bernard…


Je ne suis pas du genre superstitieux, ne mets que très rarement mon destin entre les mains du hasard, et n’ai jamais pu concevoir la moindre once de ce bonheur que se vantent de pouvoir prodiguer les marchands de doctrine de tout poil… Je suis quelqu’un d’irréductiblement cartésien. Pourtant, avec le recul, rien ne m’obligeait à citer ce nom. J’aurais très bien pu continuer d’argumenter sans faire référence à Claude Bernard, mon copain de promotion, devenu tout comme moi un chercheur réputé… D’après les experts, c’est à peu près au moment où je mentionnais les travaux de Claude que celui-ci se tirait une balle dans la tête, à des centaines de kilomètres de là, dans une sordide garçonnière de la banlieue de Rotterdam. Nous l’apprîmes à peine deux heures avant le congrès, de la bouche atterrée d’un des organisateurs, qui nous avoua avoir espéré jusqu’au dernier moment pouvoir compter sur la présence de mon éminent camarade de faculté…


Lorsque j’avais reçu cette surprenante invitation d’honneur à l’un des colloques les plus prestigieux de l’année, j’avais d’abord cru que mon émotivité de toujours était ma principale menace. Je m’étais longtemps vu lutter contre le trac, contre mes nerfs au moment de prendre la parole, de tirer face à un prestigieux parterre les premières salves de ce qui pourrait être l’apogée médiatique de ma carrière… Or, rentré dans ma jolie chambre, après avoir croisé les jolies jambes de la jolie employée d’étage, jeté un coup d’œil à mes jolies fleurs et à ma jolie petite famille, je me sentais incroyablement moche… Pauvre quinquagénaire usé, assis sur mon lit d’un soir, à attendre que l’on me prête de l’attention et des qualités hors du commun alors même que mon ami de toujours – en avais-je un jour eu un autre, finalement ? – refroidissait misérablement ses restes dans une morgue néerlandaise.


Le choc est un mot fort mal approprié lorsqu’il s’agit de parler des choses vraiment graves ; un choc, ça ne dure pas. Là, mon effarement prenait à chaque seconde plus d’ampleur, irradiait ma poitrine dès que je parvenais à faire l’effort nécessaire pour réellement cerner la portée de cette affreuse nouvelle… Claude, le modèle masculin que j’avais toujours eu, ce chantre de la joie de vivre et des coups de folie, venait de prendre le seul genre de décision dont je ne l’aurais pas cru capable… Claude, mon vieux pote venait de me lâcher au moment même où j’allais être sacré. Comme s’il s’était dit que je méritais toute la lumière, cette fois. Lui qui m’avait si souvent fait de l’ombre, sans même le vouloir…


En sortant du creux de mes mains humides, mes yeux se perdirent un instant dans les rayures côtelées de la tenture murale… Elle avait un petit côté traditionalo-royaliste, aurait probablement dit Claude, s’il avait vu… Il avait toujours un truc bizarre à sortir quand il n’y avait pas grand-chose à dire. J’ai toujours été épaté par cette propension en apparence anodine, mais qui pourtant avait en partie bâti son personnage… Un sourire s’esquissa sans doute sur mon visage, en repensant à ces moments formidables qu’on avait partagés, à nos fous rires, à nos conneries. On avait beau être des étudiants plutôt brillants, ça ne nous empêchait pas d’être également de véritables tauliers en soirée, de ceux que tout le monde connaît et respecte, de ces rares qui parviennent à allier la rigueur professionnelle de tous les jours à la luxure dépravée de nombreux soirs… Oui, forcément, ça leur en imposait, à tous ces laborieux, ces gagne-petit, ces étudiants de façade qui nous vénéraient tout en nous jalousant, suffisamment intelligents pour savoir faire la part des choses, reconnaître le pur-sang du baudet… Et puis, il faut bien l’avouer, il savait y faire mon vieux Claude. Il jouissait d’une réputation gigantesque, et n’avait pas son pareil pour nous dénicher des sorties incroyables, nous entraîner dans des nuits sans fond, Philippe et moi… Car bien entendu, nous étions trois, à l’époque. Philippe Landrin, le petit dernier de la bande, le moins brillant sans doute, le moins veinard aussi, avait pitoyablement terminé sa course dans un platane quelques mois plus tôt. Son décès, bien que majeur à mes yeux, ne m’avait pas affecté de la même façon. On meurt un peu comme on vit, et on pleure plus son modèle que l’inverse, certainement.


On frappa alors à ma porte.


- Monsieur Planckaert ? On a déposé ça pour vous…

- Oooh… C’est un cadeau dirait-on ?

- Vous étiez très attendu, sans doute, me glissa la jeune bombe, que je me délectais à imaginer nymphomane et vaguement gérontophile… Elle dut le remarquer, puisque après avoir soutenu un court instant mon regard, elle referma la porte avec une gêne visible.


Le papier d’emballage n’était pas particulièrement joli, mais avait été découpé et plié avec soin, ce qui apportait un cachet certain à l’ensemble. C’était un très petit cadeau, un briquet ou un lamentable range-serviette fait-main, sans doute…


- Tiens ! C’est étrange, ça…


C’était un cigare. Enfin presque, un morceau de cigare, le tiers environ. Sans quoi il n’aurait jamais tenu dans un si petit paquet… Il n’avait pas été fumé au tiers, non. Simplement tranché, avec une application évidente. J’avais peine à croire qu’il puisse s’agir d’un admirateur pingre ou pauvre à ce point. Je n’aimais pas penser à la pauvreté, car ça revenait à de la compassion facile et déplacée, puisque j’étais moi-même relativement riche et que je ne lèverais jamais le petit doigt pour les plus démunis.

Et puis les pauvres se foutent des peuplades sibériennes. Savent-ils au moins où se trouve la Sibérie ?… il y avait un petit mot aussi, savamment roulé sous la bague du barreau de chaise tronqué. Il fut comme un électrochoc : « Vous faites partie des meilleurs, dans votre genre. Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier. »


Sans même mesurer immédiatement la portée de ces deux phrases, je partis vers la table ronde, les fleurs. Comme une intuition... Avec le temps qui passe, et qui manque surtout, on finit par ne plus vraiment regarder les choses, même si on continue de les voir… J’inspectai fébrilement l’emballage cellophane du bouquet. Oui ! Dans un des replis, près de la base, je découvrais une toute petite carte. C’était la même écriture, des belles lettres formées avec calme et assurance, qui ornait l’autre message : « Demain soir je penserai fort à vous, Professeur Planckaert… Et vous ? Penserez-vous enfin à moi ? » En temps normal, j’aurais pu trouver ça drôle, quoique d’un goût douteux… Mais après la mort de Claude, et juste avant l’épreuve du colloque, j’avais le même sens de l’humour qu’un légionnaire à jeun… Avec un zeste de pessimisme, et je n’en manquais pas, j’aurais pu croire qu’on voulait ma peau.


Pourquoi m’écrivait-on ce genre de choses, à l’aube de mon sacre ?!! Pourquoi ces présents, et ces mystères ? Pourquoi aujourd’hui, et surtout pourquoi moi ? J’avais dû mal lire, forcément, ou mal comprendre… Je repris les deux morceaux chiffonnés, en me disant que peut-être étaient-ils simplement de Josiane… La douloureuse boule dans mon ventre prit une nouvelle consistance à cette pensée : je ne savais même plus à quoi son écriture pouvait ressembler. Impossible de me souvenir… Mais pourquoi aurait-elle écrit que les meilleurs partent en premier ? Et puis, elle ne me vouvoyait jamais… Non ce ne pouvait pas être elle… On ne se parlait plus guère, pourquoi se serait-on subitement écrit ?… C’était quelqu’un d’autre que ma femme. Et ça ne m’arrangeait même pas.


Je lançai un rapide coup d’œil à mon réveil, posé sur la table de nuit – je n’ai jamais supporté qu’on me dise de me lever… Dix-huit heures sept. Dans moins d’une heure un taxi m’emporterait vers mon glorieux destin. On me tisserait les lauriers que j’avais toujours rêvé de porter… Et pourtant, à présent, je m’en foutais. J’allais peut-être y crever, sur mon piédestal. Les meilleurs partent en premier, et ce soir je serais probablement le meilleur, l’étalon mort.


Les mains un peu tremblantes, et ce n’était plus là la pression de l’événement, je m’emparai de mon smoking. Tant bien que mal, je m’insinuai dans cette carapace anthracite, espérant sottement qu’elle aurait des vertus apaisantes. Qu’elle saurait me remettre dans le droit chemin, un trac ordinaire et pour ainsi dire courant. L’heure tournait à une vitesse folle. Dix-huit heures quarante. J’en étais à me battre avec le nœud papillon lorsque le téléphone sonna. C’était la belle aux talons hauts.


- Monsieur Planckaert ? Excusez-moi de vous déranger à nouveau… un appel pour vous en PCV…

- Ok, passez-le-moi. Mais je suis pressé…


Je craignais le pire, forcément. Il ne se fit pas prier. Mais je ne le compris pas de suite.


- Bonjour Professeur… Je suis ravie de pouvoir vous parler, me dit une voix de femme sans âge. Une voix jolie.

- Bonjour… Qui êtes-vous ?!

- Oui je sais, vous partez bientôt pour le palais des congrès sans doute… Je m’appelle Célia Dorval.

- Très bien, et alors ?…

- Oh… Rien… Je voulais juste vous souhaiter bonne chance. Je suis depuis longtemps votre carrière, Monsieur. Une authentique admiratrice ! Je serai là, ce soir.

- Eh bien merci… C’est très gentil de votre part, même si c’est moi qui paye… lui lancé-je d’une voix de vrai radin, reprenant enfin un peu de contenance et de lucidité. Mais je vais vraiment de voir vous laisser, Madame…

- Dorval. Célia Dorval…

- Oui voilà, Madame Dorval : merci pour tout, et à ce soir !


En raccrochant, le goujat prit enfin conscience de l’évidence. Je n’avais même pas pensé à lui en parler, et c’était certainement mieux ainsi. Cela me donnait peut-être l’avantage psychologique. Elle pouvait ainsi croire que ses cadeaux empoisonnés ne m’avaient pas vraiment affecté… Mais c’était évidemment elle, Célia machin-chose, qui me les avait offerts.


*****


Le taxi était confortable, malgré la folle allure à laquelle il m’emmenait. J’avais eu près d’un quart d’heure de retard. J’avais même hésité à y aller, et puis finalement je m’étais dit que si elle devait me tuer elle aurait sans doute d’autres occasions de le faire. Et puis la soif de reconnaissance et de gloire avait toujours eu un poids majeur sur ma balance personnelle. Je n’avais même pas pensé à appeler ma femme et mes enfants, et je m’en tapais le coquillard…


Un vieil homme en veste grise m’accueillit sous un fin crachin. Lui-même postillonnait énormément, et cela dut le mettre à l’aise ; tout au long de notre marche parmi les couloirs du palais, il fut dithyrambique. Je ne savais même pas qui il était, pourtant il m’avait dit son nom… Il parlait et crachotait sans cesse, à une vitesse qui me semblait surnaturelle. Je percevais quelques mots de sa logorrhée, pointant çà et là certains détails pour lui donner le change, le rassurer, lui faire plaisir. J’étais de toute évidence son héros. J’appris plus tard, en croisant quelques-uns de ses sbires avant de monter au charbon, qu’il s’agissait du doyen de l’université de Jussieu. Et ça aussi, je m’en tapais le coquillard. Tout comme de ma prestation, finalement. Elle fut remarquable, me sembla-t-il : un mélange impeccable de sûreté verbale, de technicité choisie et de précision linguistique. Le tout teinté de petites touches d’humour qui, à en juger par leur effet sur mon replet auditoire, furent tout bonnement tonitruantes…


J’avais été splendide, à n’en pas douter, mais ça n’était pas vraiment important : au bout de dix minutes de palabres publiques, mon sang s’était mis en ébullition… Au bout de ces foutues dix minutes j’avais déjà compris ma méprise. Elle datait de trente ans… Ce soir-là, Claude nous avait entraînés dans une soirée où nous n’étions pas nécessairement attendus. À défaut de vraiment s’amuser, nous avions bu comme des trous, et fait chou blanc avec les filles… Nous en avions croisé une jolie pourtant, en sortant. L’avions accostée en tirant nonchalamment sur les énormes cigares qu’on aimait à se payer en fin de soirée, alors qu’elle allait prendre le métro, mais nous ne l’intéressions visiblement pas. Elle n’avait sans doute pas plus de quinze ans… Claude, peu habitué à essuyer de tels revers, avait emporté sans ménagements la pauvre gamine dans une ruelle déserte. Et nous l’avions suivi… Nous l’avions aussi aidé, puis relayé.

La fille n’avait même pas hurlé. Juste pleuré, dans un quasi-silence finalement décevant pour ses agresseurs. Elle était très jolie. En déchirant malencontreusement l’encolure de son tee-shirt, j’avais remarqué une curieuse tache de vin sur son épaule. Un rond quasi parfait, comme un tatouage vermillon… Exactement le même que celui de cette femme aux épaules nues, assise au premier rang du colloque ; la quarantaine gracieuse, elle me dévisagea tout au long de mon discours. En souriant, d’un sourire insupportable.


Je suis rentré à l’hôtel, après avoir esquivé plus ou moins poliment la soirée de réjouissances prévue par les organisateurs, je ne pensais qu’à elle. À cette tache de vin qui ne pouvait pas ne pas être la sienne. À ce souvenir trop cuisant pour ne pas être enfoui sous des tonnes de travail et d’efforts pour paraître… Je repensais à elle, et puis à moi qui avais finalement toujours triché depuis, dans une miraculeuse impunité. Notre passé commun avait fini par rattraper mes deux complices. Peut-être Célia Dorval y était-elle pour quelque chose, même si jamais nous n’avions osé reparler de cette funeste fin de soirée… Sans doute qu’au bout d’un trop long moment passé à marcher sur un fil, les jambes fatiguent, et on se casse la gueule. Oui, forcément, elle devait avoir eu un rôle dans tout ça...


J’ai lancé un regard à mes enfants, à Josiane. Et puis aux fleurs. J’ai fumé en vitesse le bout de cigare. Et puis j’ai ouvert la fenêtre. Huitième étage. Bitume implacable à l’arrivée. J’avais toujours eu de la chance, de la réussite dans ce que j’entreprenais… Pas de raison que je me rate.



 
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   Selenim   
7/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Un texte qui vaut surtout pour la qualité de l'écriture. L'intrigue n'est pas très épaisse mais elle donne un corps un récit.
Le personnage de Planckaert est finement brossé, à grand renfort de figures rhétoriques et autres digressions. Vraiment un réel plaisir que de se glisser dans la peau de cet être humain typique.
Ma déception vient surtout de l'intrigue en elle-même qui se dévoile sans préparation et fait un peu tache. Est-ce Célia qui a "suicidé" Claude ? Je trouve que Célia arrive comme un cheveu sur la soupe. La réaction suicidaire de Planckaert me paraît exagéré : après avoir oublié le viol pendant 25 ans, juste la vision de Célia le convainc à faire le grand saut en grand égoïste qu'il est... Bizarre

En tout cas, véritable plaisir de lecture entaché par une intrigue perfectible et une construction trop légère.

Selenim

   victhis0   
7/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Assez d'accord avec Selenim. Une très très belle écriture que, personnellement j'adore, une bonne idée d'intrigue mais qui pêche un peu par légèreté sur la fin. Effectivement, j'ai du mal à croire que notre bonhomme se suicide comme çà, juste au souvenir, comme si tout ça avait été oublié pendant tout ce temps.
C'est dommage car, ce texte frise le truc vraiment très bien. Tout comme ton dernier texte, de mon point de vue bâclé sur la chute.

   NICOLE   
7/6/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
A l'inverse de la perception qu'en a Victhis0, je trouve la chute parfaitement amenée. Durant tout le déroulement de la nouvelle on sent la lassitude de cette homme usé monter. Il s'est détaché de sa femme, de ses enfants. Il a cessé d'éprouver de l'indulgence pour lui même.
La mort de son ami fait remmonter à la surface "sa part de boue". Il ne saute pas par la fenétre par peur de cette femme et du passé qu'elle lui jette à la figure. Il se suicide, par lassitude, c'est tout.

   florilange   
8/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
J'apprécie le ton. Depuis longtemps, cet homme n'apprécie plus grand-chose, ni personne, surtout lui-même. Un soi-disant grand spécialiste ne s'intéressant qu'à de petites choses banales. Le rythme 1 peu lent montre qu'il est arrivé sans le savoir à 1 point de non-retour. Soudain, il comprend pourquoi. Cet épisode, qu'il croyait avoir oublié... L'histoire se précipite à ce moment-là.

Le style sert bien son état d'esprit : méthodique, désabusé, pas très sincère, s'arrêtant aux détails anecdotiques. Le texte est peut-être 1 peu long mais jamais ennuyeux, automatique, systématique comme le destin : LA soirée qui change tout sans prévenir!
Florilange.

   Anonyme   
9/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien
J'aime bien l'écriture, détails bien vus, les décors et le personnage s'animent sous nos yeux
Un petit truc: c'est drôle le portrait s'il l'emporte juste pour faire plaisir pourquoi il le sort pourquoi il le regarde à la fin.
Enfin non finalement c'est lui qui parle donc il fait semblant de vouloir faire plaisir.
Sur la fin ah j'ai un petit arrière gout.
Cette femme elle se contente d'apparaitre et ses trois vieux agresseurs se suicident? ... AH sur 3 j'aurais pensé que l'un au moins ne s'encombre pas de remords. Quant aux remords justement, j'aurais aimé les sentir chez lui avant cette apparition. Qu'il se suicide, un peu pour ca beaucoup par lassitude d'une vie je comprends je conçois mais rien dans le texte ne nous y préparait.
Xrys

   Togna   
10/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je me suis demandé : pourquoi se jette-t-il par la fenêtre ? Les deux autres ont-ils été assassiné ou se sont-ils suicidés ? Mais y a-t-il des réponses… et si oui, importent-elles ? L’essentiel n’est-il pas d’avoir plaisir à lire ? Du plaisir j’en ai eu, car ta nouvelle a tenu mon attention jusqu’à sa fin. Et l’important c’est cela, le reste n’est que subjectivité lorsque c’est bien écrit.

Pour le fun, j’ai relevé deux petites imprécisions dans le vocabulaire :
« les hanches tortillantes » j’aurais écrit « ondulantes ».
« je me servis un verre de bourbon dans le minibar » ce n’est pas pratique ! (syntaxe).

Bravo et merci Calouet, j’ai bien aimé.

   lemon_a   
12/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
J'ai, apprécié l'écriture, fluide, sobre mais précise. Lexique simple et étendu. J'ai lu jusqu'au bout, ce qui n'est pas si fréquent sur un écran.

Il y a une histoire, un peu de tension à un moment donné, même si on devine assez (trop) vite la faille.

Principal regret : une impression de vacuité. L'ensemble est bien comme il faut mais sans plus. Histoire commune, plate, classique qui ne déclenche rien. Un bon match de ligue 2, pas la magie des grands soirs. Il faut se lacher maintenant.

   boisluzy   
27/8/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Où l'on retrouve Landrin... Ben oui, je commence à m'intéresser à l'auteur après avoir dévoré Vorace. Ici, description précise et implacable du chercheur/universitaire vieillissant et peu sympathique rejoint au mauvais moment par une erreur de jeunesse... La mayonnaise prend bien et nous tient en haleine. J'ai bcp aimé le bouquet et le reste de cigare. Petit bémol: le suicide de l'intéressé qui arrive un peu trop tôt, sans trop crier gare. Sinon c'est parfait.


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