Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Horreur/Épouvante
calouet : Vorace
 Publié le 04/03/08  -  11 commentaires  -  44729 caractères  -  191 lectures    Autres textes du même auteur

Parce que tout va trop bien, parfois. Parce que ça ne peut pas durer, la vie est trop facile, la réussite trop insolente pour être éternelle…


Vorace


Pour étourdir la bête, je reprends un verre d’eau. Glacée. Ça me soulage un petit peu, je ressens l’odieuse marée corrosive se retirer au fond de mon œsophage ; je ferme un instant les yeux, comme pour essayer de faire durer cette apaisante sensation dans mon imaginaire… Mais la douleur revient, sourde et accablante. Implacable. Elle revient, toujours plus violente, sournoise torture que personne ne comprend sauf moi. Je suis tout seul désormais, seul avec le monstre et le malaise qu’il m’impose.


C’était évident, je le sentais venir. Mais ça n’aura servi à rien. Tout allait trop bien, ma vie était trop belle, trop écœurante de splendeur : une femme superbement bandante, des enfants superbement adorables, un boulot superbement lucratif, des loisirs superbement chics et épanouissants… Même moi j’étais superbe, sans fausse modestie. Tous les ans on organisait de superbes vacances, sous un soleil souvent superbe, claquant superbement notre fric en se foutant superbement de ce qui nous resterait en rentrant. Il en restait toujours. L’existence est comme une grosse machine à l’inertie colossale. Quand la roue tourne dans un sens, l’inversion de tendance est rare, difficile à provoquer. Alors quand ce sens est le bon, pourquoi s’inquiéter ?…


Parce que.


Parce que tout va trop bien, parfois. Parce que ça ne peut pas durer, la vie est trop facile, la réussite trop insolente pour être éternelle… Parce qu’une gonzesse si belle, eh bien justement elle pourrait très bien en faire bander d’autres que moi. Parce que des gamins, ça ne reste jamais parfaitement adorable… Parce qu’il y a mille raisons d’être malheureux quand on a décidé qu’on risquait de l’être, et qu’elles semblent toutes bonnes avec un minimum de volonté.


Je n’ai jamais parlé de mes doutes, de mes peurs à quiconque. À quoi bon ? À quoi bon terroriser mes proches alors que je savais très bien qu’ils ne me seraient d’aucun secours, qu’au pire même, leur réaction serait trop violente, nous menant tout droit dans ce précipice que je pressentais en silence ?… Je savais qu’un jour ou l’autre, la vie nous reprendrait ce qu’elle nous avait si généreusement offert, que le bonheur a un prix inquantifiable mais bien réel. Une dette, nous allions forcément payer une dette pour notre réussite, un impôt sur la fortune, nous qui étions si riches de tout. La déchéance rôdait, d’autant plus sournoisement que ses prémices étaient discrètes...


Ce malheur attendu, presque espéré tant il se faisait attendre, lové dans l’ombre de mes sourires de façade, c’est moi qu’il a atteint. Directement. De ce point de vue là, encore une fois, le sort a été clément avec moi. Je redoutais que la terrible sentence ne s’abatte sur les miens, sans me toucher moi-même, me faisant souffrir à travers ceux qui comptent le plus pour moi. Mais non, j’ai eu du bol, une veine de cocu alors qu’Estelle pourtant est un modèle de fidélité… J’ai tout pour moi, y compris les factures. Celle-ci est salée, je comprends aujourd’hui qu’elle est de celles que personne ne peut payer.


C’était un dimanche matin de rêve, comme d’habitude. Soleil, sexe, musique, croissants, sourires aux yeux gonflés de sommeil bienheureux… Une carte postale de petit-déjeuner. Estelle s’était levée avant moi, préparant un jus de fruits tandis que les petits regardaient un dessin animé. Moi, je me rasais. Un jour comme tous les autres, réussi, m’attendait. Je me sentais bien, comme à l’accoutumée, bercé par cette frénésie nonchalante des week-ends en famille… La lame triple de mon engin de torture allait gaillardement sur mon menton de battant.


- Ça va être prêt… lança mon épouse à la cantonade, depuis la terrasse.


Aucune réponse des enfants. Je me sentis obligé de me manifester, malgré la mousse qui ensevelissait mon visage, détestant voir quelqu’un se donner du mal pour les autres sans rien recevoir en échange.


- J’arrive, ma puce ! crié-je tout en ressentant un petit picotement près de ma pomme d’Adam. Et merde !…

- Chéri ? Qu’est-ce qui s’est passé, tu t’es fait mal ?

- Non !… Non, ce n’est rien du tout, je me suis coupé. T’inquiète…


« Elle est adorable », me dis-je tout en inspectant furtivement l’endroit où sourdait déjà une grosse perle écarlate.


C’est à ce moment précis que ma roue cessa de tourner dans le bon sens. Que ma vie commença à se gripper puis basculer dans le gouffre… Je ne compris pas cela de suite. Comment aurais-je pu ? C’était tellement minime comme détail ; je me demande combien de temps il aurait pu passer inaperçu si je ne m’étais pas coupé ce matin-là… À côté de l’endroit où je saignais se trouvait un genre de petit bouton. Non, plutôt un léger renflement, qui ne m’inquiéta pas vraiment ; il était d’ailleurs parfaitement indolore au toucher. Il se déformait un peu sous la pression… Comme une bulle sous ma peau. Un détail anodin, à la limite vaguement menaçant pour cette beauté parfaite que je m'efforçais d'approcher chaque matin devant ma glace. Regrettant à l’avance la saillie purulente et faussement pubertaire qui risquait de naître dans les prochaines heures de cet infime défaut cutané, je repris avec un peu plus d’application mon entreprise de débroussaillage, en évitant soigneusement la zone lésée.


Je descendis sur la terrasse rejoindre ma nichée, arborant un seyant confetti de papier toilette triple épaisseur en guise de pansement d’urgence. L’hémorragie était stoppée. Le soleil commençait à étendre sur les dalles de gracieuses phalanges dorées, filtrées par ces vieux arbres que j’avais mis un point d’honneur à laisser en place lorsque nous avions emménagé ici… Les yeux des gosses brillaient déjà à l’idée d’aller jouer sitôt leur bol avalé, ceux d’Estelle brillaient encore de cet encore qu’ils semblaient me quémander, parfois… Comme si elle avait besoin de ça. Son air inconsciemment engageant me fit sourire, mais pas tout à fait aussi radieusement qu’il aurait dû. Quelque chose me tiraillait en dedans, me gratouillait la trachée, juste en arrière de la gorge. Je crus d’abord à un début d’angine.


Le petit-déjeuner calma quelque peu ma gêne, mais pas suffisamment pour que mon épouse ne s’en inquiète pas. Elle alla farfouiller quelques instants dans l’armoire à pharmacie, en revint les bras chargés de boîtes à demi vides, dans lesquelles se trouvait sans aucun doute le remède ultime à mon début de je-ne-sais-quoi… Les enfants couraient au fond du jardin, en braillant comme la plupart de leurs semblables dès lors qu’un ballon traîne dans les parages.


- Voilà… Avec ça, mon petit bonhomme, il va falloir trouver d’autres excuses pour m’ignorer !


Son peignoir bâillait un peu. Le salopard. Mon traitement de choc débuta par une séance de relaxation intensive.


C’était le début du mois d’avril, de loin mon favori, celui des feuilles naissantes, d’un vert tendre et virginal, des premiers vrais soleils, des appétits nouveaux. Comment aurais-je pu me faire vraiment du souci ?… La journée glissa sur nous en étirant les derniers lambeaux de semaine en toute tranquillité, et je parvins sans gros efforts à ôter de mon esprit le picotement infime de ma chair. Je m’endormis comme une souche, sans jamais me douter que j’allais passer une de mes toutes dernières nuits de sommeil véritable.



* * *



- Landrin ! Bon sang, reprenez-vous ! Qu’est-ce que vous foutez mon vieux ?…


Il ne s’embarrassait même plus des règles élémentaires de discrétion pour me faire savoir son mécontentement. Une façon comme une autre de se dédouaner… Trichard n’avait pas l’habitude qu’on le fasse attendre dans ce genre de situations ; il n’avait pas l’habitude d’attendre tout court, c’est d’ailleurs de ce trait de caractère forgé par l’expérience que découlaient la plupart des qualités qui faisaient de lui un bon directeur de projet… Moi, je n’étais qu’un simple exécutant sur ce boulot. Une des petites mains, indispensables car hautement spécialisées, sur lesquelles reposait en quasi-totalité la santé de l’entreprise, quoi que puissent laisser croire les discours flamboyants et les stats indigestes que nos spécialistes de la comm’ servaient à nos clients… J’étais la cheville ouvrière de ce dossier, et aussi un des rares autour de la table à gagner moins de cinq plaques mensuelles. Depuis l’année précédente cependant, cet incontestable cap psychologique me faisait de l’œil…


Nous étions lundi matin, la réunion avait pris un bon quart d’heure de retard, de quoi déclencher un ulcère à ce brave Trichard… Malheureusement, le gusse censé mener la barque de ces cravateux assoiffés de nouveauté était resté de longues minutes enfermé dans les chiottes, tiraillé par ce que d’aucuns pressentaient être une bonne vieille chiasse des familles. À le voir balbutier sans cesse, perdre son regard moribond au travers de l’imposante baie vitrée qui lui faisait face – le design des salles de réunion étant particulièrement soigné, conformément au dernier audit consultatif du service marketing - les plus pessimistes pensaient même que le malheureux craquait lamentablement sous la pression de l’enjeu, et ne se sentait pas la force de faire face à sa prestigieuse assemblée... Le pauvre gars des chiottes pourtant, connaissait le sujet sur le bout des doigts, et n’avait pas peur de parler en public, fût-il composé du gratin le plus gratiné du milieu. Il en avait vu d’autres, et convaincu d’autrement plus pessimistes. C’était un consultant de haut niveau, un de ces rares opérateurs sur lesquels repose en général l’essentiel du boulot de conception finale dans ce genre de travail de longue haleine. Une valeur sûre, a priori. Une poutre maîtresse qui avait les mains salopées de cambouis virtuel depuis des mois déjà, et voyait enfin son bébé proche du terme. Il le savait beau, vraiment très beau... Il s’imaginait déjà récupérer quelques feuilles de la glorieuse couronne de laurier que la direction ne manquerait pas de tresser à l’ensemble de l’équipe, sitôt les premières applications testées…


Ce gars-là donc, était resté cloîtré dans les chiottes, terrorisé à l’idée de se présenter face aux autres. Il avait perdu des hectolitres de sang mêlé de bile, par le nez, par la bouche. Entre chaque lame de fond, il avait sangloté, ridicule. Ce pauvre type, je le revoyais complètement perdu dans une pièce de deux mètres carrés, pitoyablement vautré au sol, la joue gauche glacée par l’émail de la cuvette. J’en tremblais encore. Ce déchet, cette loque, c’était moi.


Dès le lever, j’avais senti que quelque chose de bizarre m’arrivait. Ma gorge me lançait d’une façon étrange ; la douleur, que je ressentais de plus en plus violemment, me faisait l’effet de se propager au sein de l’ensemble de mon organisme. Mes sinus, ma trachée, mes poumons même semblaient atteints par ce mal lancinant, qui m’empêchait de respirer correctement. Je cherchais à tousser, sans réellement y parvenir. Comme si quelque chose encombrait mes voies aériennes, à un point tel qu’aucune des habituelles manœuvres musculaires réflexes ne puisse en venir à bout... Je toussais un petit peu mieux en arrivant au bureau, commençant à m’inquiéter sérieusement pour la réunion à venir. Je croisai alors Trichard, tout sourire, qui m’annonça que De Mackenboch, le directeur exécutif de notre principal client à l’étranger, avait finalement pu se libérer. J’aurais voulu mourir quand, pour toute manifestation d’enthousiasme, je lui postillonnai violemment à la tronche. Ma première quinte de toux réussie. Je n’y croyais plus… À cet instant-là, alors que l’autre grimaçait d’écœurement, se produisit quelque chose d’étrange, qui m’incita à courir vers les toilettes. C’est ma toux qui avait provoqué cela. La sensation d’avoir assisté à un changement interne et furtif, sous l’effet de la convulsion, que quelque chose avait bougé en moi… Peu après, je vomissais mon sang, enfermé dans un cabinet de toilette.


Évidemment, ma prestation fut un fiasco. De Mackenboch et ses sbires repartirent excédés de ne pas avoir pu assister jusqu’au bout à une présentation qu’ils attendaient pourtant depuis des mois, et aussi certainement effarés par le comportement dont j’avais fait preuve près d’une heure durant. Une heure de supplice, à tenter de parler normalement alors que toute manœuvre gutturale se soldait par une riposte interne effrayante, la respiration entravée, les cordes vocales inexplicablement lésées, le corps tout entier ankylosé… Je me sentais ridicule, ainsi broyé de l’intérieur, incapable d’aligner trois mots sans tousser, me racler la gorge, la chemise trempée par le stress… L’impression d’être à la barre d’un navire pris dans la tempête. Mes mains tremblantes s’agrippaient aussi fermement que possible au bureau qui me faisait face tout autant qu’il me soutenait… Je sentais dans leurs yeux toute l’incompréhension dont j’aurais moi-même certainement fait preuve en pareille situation. Un monstre semblait me mâcher l’organisme, me sucer de l’intérieur, tandis que quelques impitoyables cravateux attablés en U attendaient de me voir sombrer définitivement…


Je dus finalement prendre congé prématurément, sous les protestations véhémentes de nos riches clients, et surtout l’œil assassin de ce Trichard qui m'avait jusqu'à ce jour fait croire qu’il me considérait presque comme son frère… Quel enfoiré celui-là ! Il m’avait pourtant entendu dans les chiottes, m’avait vu en sortir aussi, la bouche encore dégoulinante d’hémoglobine, les yeux trempés de terreur… Mais il n’ouvrit son clapet, après de longs instants d’observation inquisitrice, que pour me recommander de consulter au plus vite, afin d’enrayer la dépendance à la coke ou quelque autre merde chimérique dont je semblais à ses yeux faire l’objet. Quel sombre connard ! Et il fallait y aller, ne pas baisser mon froc devant l’adversité, me récitait-il comme on le lui avait sans doute appris dans un de ses multiples stages de management personnel… De Mackenboch attend, des millions en jeu, toute une stratégie à moyen terme peut être remise en cause, allez Landrin ! qu’il me disait… Ne vous laissez pas aller, mon vieux, il faut vous ressaisir ! Qu’est-ce que je vais leur dire moi ? répétait-il, complètement inhumain, tandis que de nouveaux spasmes sanglants me décollaient le diaphragme… Me ressaisir… Une musique insultante dans l’état où j’étais, un de ces airs routiniers qui jusque alors raisonnaient plutôt mélodieusement à mes oreilles conditionnées par des années de course à la réussite… Mais là, je ne pouvais plus ne pas voir que derrière le costard et la peau savamment basanée à la lumière de soleils factices, Trichard n’était qu’un de ces sales robots qui ne vivent plus que pour cette sacro-sainte efficacité flatteuse d’ego et de portefeuilles, complètement incapables d’analyser correctement les bribes d’existence qui leur éclatent encore de temps à autre à la face… Quand on court trop vite, trop longtemps après la reconnaissance et le statut social, on en vient à ne plus rien voir du paysage qui fait pourtant toute une vie… Plié au-dessus du lavabo, j’aurais voulu pouvoir m’enfuir par la bonde, m’écouler jusque dans les égouts pour que plus jamais on ne me demande de me ressaisir en m’appelant mon vieux... Rien ne dépendait de moi, à ce moment, rien du tout. Je n’étais que la victime, le malheureux porteur d’un phénomène qui me dépassait totalement…


En repartant de la salle de réunion, je fis une halte rapide par les sanitaires, il fallait absolument que je boive... Et là : miracle ! L’incendie se calma très clairement, dès les premières gorgées. La fraîcheur du liquide me fit un bien inespéré, m’apaisa immédiatement. J’en bus à nouveau un peu, m’aspergeai le visage avec un entrain décuplé ; peu à peu, je commençais à réfléchir plus normalement, à échafauder des semblants de réflexion… Peut-être était-ce lié au trac après tout ?… Un phénomène nerveux somme toute banal, résultat d’une fatigue intense, couplée à la pression endurée depuis des mois. Rien de grave, pourquoi pas ?… Cette pensée confortable, quoique déstabilisante d’un pur point de vue professionnel, me rassura une dizaine de secondes… Le temps pour moi de jeter un œil à mon reflet dans le miroir éclaboussé. C’était énorme, il me sembla même que ça palpitait, tout doucement. La chose, l’insignifiant bouton à la base de mon cou avait grossi, de façon incroyable. Elle ressemblait désormais à une énorme veine, dilatée à l’extrême et grosse comme un doigt, me barrant totalement la gorge de sa rondeur violacée.


Je sortis du bâtiment comme un fauve en proie à un feu de brousse. Comme je respirais tout de même un petit peu mieux, suffisamment pour m’exprimer, j’eus la présence d’esprit de téléphoner. L’air frisquet de cet abominable début de printemps semblait annihiler en partie la douleur que je devinais pourtant se propager à l’ensemble de mon torse, ainsi que dans mon épaule droite… La secrétaire du cabinet médical mit un certain temps à comprendre la gravité de ma situation ; il semble que plus le mal dont on souffre est important, et moins il est facile pour autrui d’imaginer cela possible. C'était pourtant son métier à cette morue !... J’avais pourtant quelque chose qui me poussait dans le cou, depuis au moins deux jours, un quelque chose qui m’empêchait de vivre normalement, qui aurait certainement ma peau rapidement, une simple question d’heures… Un quelque chose qui se déplaçait en moi, comme en avait attesté une horrifique vérification rétrovisuelle, à peine monté dans ma luxueuse berline de fonction : mes yeux rougis voyaient encore clair. L’anneau sombre se rétracta quelque peu autour de mon pharynx, alors que je tentais d’y poser un doigt pour le tâter… Je ne rêvais pas, une ultime et obscène contraction me le confirma. Ce quelque chose était vivant. J'en étais sûr à présent.


Le temps de traverser le parc et d’atteindre ma voiture, après avoir tourné comme un damné sur le parking - précipitation oblige - pour retrouver mon véhicule, l’immonde créature avait trouvé le moyen de se déplacer sans que rien ne m’en avertisse. Le monstre avait bougé, et je n’avais rien senti du tout. Il se trouvait à présent dans une position plus claviculaire, à cet endroit où la peau semble tellement fine… Le corps apparemment serpentiforme de la bête, puisqu’à l’évidence c’en était une, avait encore enflé et mesurait alors cinq bons centimètres de diamètre, ses extrémités se perdant dans ma cage thoracique. De gros anneaux brunâtres se dessinaient au travers de mon épiderme, comme s’ils avaient appartenu à une gigantesque scolopendre. Un parasite monumental se développait en moi, à n’en pas douter… Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette atroce observation ne me mit pas dans un état plus lamentable que celui que j’avais atteint quelques minutes plus tôt au boulot… Sans doute étais-je déjà arrivé à un point limite, une frontière invisible de l’esprit, passée laquelle les ordres de grandeur habituels n’ont plus cours. Je vivais l’horreur, l’horreur vivait en moi, et cela n’était finalement que la suite logique de ce que j’endurais depuis mon réveil. Le monstre était immobile à présent, se sentant peut-être observé par mon esprit. Peut-être était-il capable de lire en moi aussi facilement que la façon dont il m’avait investi… Il palpitait bien, de plus en plus nettement, beaucoup plus lentement que mon cœur… Sous ma peau devenue translucide, je pouvais deviner les fluides corporels du serpent pulser à contretemps du mien.


Le docteur Verdier me prendrait entre deux rendez-vous, dès que j’arriverais, la greluche me l’avait promis. Je mis le contact sans empressement particulier, étrangement convaincu que, de toute manière, le médecin n’avait jamais vu cela et qu’il ne me serait d’aucun secours. J’y allais plus par acquit de conscience, pour bien m’assurer que je n’étais pas fou, et aussi - il faut bien l’avouer - pour pouvoir répondre « oui » à la première question que me poserait Estelle en me voyant ainsi rentrer au bercail.


Le toucher… Juste avant de repartir, je rassemblai mon courage - mon inconscience aussi - pour une ultime vérification. Elle s’avéra encore plus terrifiante que je ne l’avais imaginée : je ne ressentais plus rien. À l’endroit exact où il se tenait lové, apparaissant nettement en transparence sous ma peau, le monstre semblait avoir provoqué une forme d’anesthésie. Peut-être même avait-il définitivement endommagé mon système nerveux, grillé des milliards de cellules ?… Je n’y connaissais rien, ou alors juste le strict nécessaire pour imaginer l’inconcevable… Toujours était-il que mes doigts, passant et repassant sur ma clavicule difforme, se déplaçaient de la même façon que sur un corps étranger. Je ne me touchais pas. Je le touchais lui, uniquement lui.


- Eh toi, pauvre connard ! Tu peux pas regarder le bitume comme tout le monde plutôt que de me mater ? ! T’as jamais vu une écharpe en peau de monstre ?


L’abruti qui avait le dérisoire bonheur de me précéder dans l’embouteillage menant au centre-ville finit par détourner ses yeux de son rétro. J’en profitai pour remonter le col de ma veste, chose que je ne fais jamais tellement je trouve ça ringard, mais qui aurait peut-être l’avantage de rendre un tantinet plus discrète l’énorme protubérance qui me déformait… Aussi terrible que puisse être ma situation, je ne parvenais pas à me départir de mes petites habitudes sociales, mes préjugés éducatifs et moraux ; même prêt à crever dans d’atroces souffrances, j’aurais voulu être beau, ou du moins que les autres me voient ainsi. Pas pour eux, simplement pour moi, pour le plaisir de ne pas voir s’éteindre les dernières lueurs d’estime dans leurs yeux, laissant place à la plus médiocre, la plus abjecte des condescendances. La simple idée de voir de la répulsion ou même de la gêne dans le regard d’un autre me hantait, me donnait la nausée. Et faisait remuer mon énorme parasite, qui semblait à chaque instant s’ancrer un peu plus profondément dans les muscles de mon épaule meurtrie.


On n’avançait guère, l’autre con s’était allumé un clope et avait repris son observation, pensant certainement être plus discret au travers d’un nuage de fumée… J’avais hâte de recommencer à rouler normalement. Pas pour arriver plus vite chez le docteur, non, simplement pour que plus personne ne puisse me voir dans cet état. Pourtant, je ne me leurrais pas plus que ça : l’étrange mal qui m’atteignait évoluait à une vitesse galopante, et s’il me laissait pour l’heure en vie, ce n’était sans aucun doute que dans un but stratégique. La bête devait avoir besoin de mon organisme pour quelque temps encore, le temps de pondre des myriades de larves affamées dans ma chair, ou encore le temps de muer, de s’évader du cocon improvisé que je serais alors devenu, un beau jour de printemps… J’étais prêt à imaginer les pires scénarii, mais certainement pas à les jeter en pâture au public, à me rendre ridicule au plus mauvais des moments.


Finalement parvenu au cabinet de la rue des Déportés, j’eus l’agréable surprise de voir que la salle d’attente était une vaste enfilade de trois pièces d’appartement dont on avait simplement retiré les portes de communication. La première était pleine comme une outre, remplie à ras bord d’une clientèle rabougrie aux cheveux vaguement violacés. Ça sentait mauvais, et même si la plupart des patients avaient l’air soit absorbés par leur lecture de Madame Figaro soit suffisamment atteints pour ne pas se rendre compte de ma monstruosité, l’odeur suffit à me pousser jusqu’à la salle suivante. Deux personnes attendaient. Un homme dont tout portait à croire qu’il était aveugle - quelle chance incroyable j’ai pu avoir, même dans les pires moments – se tenait tout près d’une plante verte rachitique, tandis qu’en face de lui une jolie et jeune mère de famille en mini-jupe tentait de décrypter un horoscope vieux de plusieurs mois tout en gardant un œil sur son rejeton, un morveux couvert de pustules, qui avait dû être plutôt mignon avant de choper la variole. Un rapide examen de la pièce me laissa penser un instant que j’allais prendre place tout près de l’aveugle, ce qui en plus me laisserait une vue forcément réconfortante sur le haut des cuisses, voire l’entrejambe de la jolie maman de boutonneux. Mais à cet instant la pin-up redressa la tête. Elle sembla surprise de me voir là, planté au milieu de la pièce, à regarder les chaises. Forcément, elle avait eu le temps d’apercevoir l’atrocité que camouflait mal ma veste. Oubliant aussitôt mes bribes de pensées libidineuses, je me levai et partis tête basse vers le fond du corridor d’attente.


La dernière salle était déserte, idéale. Nous nous y installâmes le plus discrètement possible, ma vermine et moi, malgré le hurlement étouffé que ne purent contenir mes lèvres en m’asseyant. Un pincement formidable venait de me foudroyer, m’indiquant de façon on ne peut plus intime qu’il venait de se déplacer, ou de tenter de le faire. Le goût du sang revint sur ma langue, mais l’hémorragie n’était pas importante cette fois. Je devais commencer à devenir vraiment dingue, c’est du moins la réflexion que je me fis, en m’apercevant que je n’avais presque plus peur de ce qui m’arrivait.


Seul face aux sièges vides, meurtri à chaque nouvelle pulsation de l’immonde parasite que j’imaginais chaque minute un peu plus me boulotter de l’intérieur, j’attendais que l’assistante de Verdier vienne me chercher. J’avais hâte de le voir, de lui faire voir, non pas pour qu’il me soigne, non… Je pressentais que ce mal incroyable serait au-dessus des connaissances médicales les plus avancées... Je n’espérais pas vraiment qu’il me guérisse au fond ; plutôt qu’il observe, qu’il comprenne, qu’il compatisse peut-être aussi. L’envie toute bête de ne pas avoir cette horrible sensation d’être seul face à l’inconnu. Comme quand on avance dans la pénombre, on a beaucoup moins peur quand on tient la main de quelqu’un, même celle d’un gamin…


- Mmm… fit le médecin en retirant sa languette de carton de ma bouche. C’est pas joli joli tout ça.

- Ah ?

- Oui… Disons que votre gorge est très irritée. Et vos amygdales sont un peu grosses, on a déjà dû vous le dire... Vous toussez beaucoup ?

- Non… Enfin…

- Gras ou sec ?

- Oh pfff, plutôt sec on va dire… Mais…

- Pardon ?

- Vous n’y êtes pas docteur. Le problème d’avoir la gorge irritée c’est rien du tout ! Je m’en fous moi d’avoir les amygdales en tenue de carnaval !

- Vous avez tort dans ce cas, monsieur… monsieur Landrin. Il ne faut pas prendre ce genre d’affection respiratoire à la légère, ces muqueuses-là sont excessivement frag…

- Mais vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? ! Vous ne voyez rien ? hurlai-je en arrachant ma chemise, déballant sans aucune pudeur mon poitrail difforme à la face de l’abruti. Et ça ? ! Vous croyez que je peux le prendre à la légère, vous croyez qu’on se soucie de tousser gras ou sec quand on se fait bouffer par une bestiole qui grossit à chaque instant sous votre peau ?! Alors vous en dites quoi, de ça, merde !

- Je… Je crains de ne pas bien comprendre, dit-il en inspectant à distance mon anatomie.


Le bal de dupes dura quelques minutes encore, le temps pour lui de me sortir deux ou trois banalités, sur fond de négationnisme forcené, et pour moi de griffonner à la hâte le chiffre vingt sur un chèque, de le signer et de sortir en claquant la porte. Verdier était un incompétent, doublé d’un sale con, et son jeune âge ne suffisait pas à expliquer cela… Les patients qui comme leur nom l’indique patientaient me regardèrent avec cet air ahuri que prennent parfois certains bovins au bord des routes ou des voix ferrées. Une vieille laissa même échapper un « Hou mon Dieu ! » théâtral en voyant ma poitrine ainsi déballée aux yeux de tous. Sans doute mon état était-il encore plus effrayant qu’en arrivant. Et l’autre bellâtre qui se bornait à me diagnostiquer une pharyngite aiguë !


De retour dans ma voiture, où j’eus la joie de constater qu’une pervenche était venue chier une amende carabinée sur mon pare-brise, je pris enfin la peine d’inspecter de plus près l’évolution de ma maladie. Et là je compris ce qui s’était passé chez le médecin. Incroyable que je n’ai rien senti, l’instant venu : mon cou, mon épaule, mon corps entier semblaient intacts. La bête s’était repliée, je ne sais où, et n’était absolument plus visible depuis le décolleté plongeant que j’avais violemment ménagé dans ma chemise. En me tâtant un peu partout, je finis par découvrir une excroissance anormale, à la ceinture, enfin juste au-dessus, près d’une hanche. À l’emplacement courant des poignées d’amour, celles-là mêmes que je n’aurais sans doute jamais l’occasion de voir pousser sur moi. Côté gauche. La bosse était modeste, mais réelle.


Au lieu de me rassurer un petit peu, la relative discrétion dont faisait à présent preuve le monstre que j’hébergeais m’inquiéta encore plus. Il s’était largement baladé dans mon organisme, au mépris apparent des règles d’anatomie les plus élémentaires, et surtout, les raisons de son déplacement m’apparaissaient fort sombres. J’en imaginais deux possibles : soit il avait encore grossi, et avait dû changer de place pour être à l’aise, soit il avait migré afin de s’attaquer à de nouveaux organes, pour pouvoir étendre encore un peu plus son emprise sur moi…


Le trajet séparant le centre-ville de mon domicile fut un nouveau calvaire. La bête avait repris ses évolutions, de façon parfaitement sensible cette fois, tant ses mouvements étaient violents. Les soubresauts de la route, les trépidations du moteur sans doute, tout cela devait le stresser… Je prenais mille précautions sur la route pourtant, évitant soigneusement les imperfections du bitume les plus notables, les plaques d’égout, je prenais les dos-d'âne sur le côté… Je crus défaillir à deux ou trois reprises, non à cause de l’intense douleur qui m’embrasait en permanence, mais par pur dégoût. Le sentiment de savoir que quelque chose qui n’était pas moi remuait dans ma chair devenait peu à peu insoutenable. Je percevais de plus en plus intimement, de plus en plus précisément les mouvements de l’énorme saloperie qui me bouffait les entrailles. Il me sembla même un court instant sentir une sorte de langue molle et gluante se balader au fond de ma gorge, tout près de mon palais, et me titiller la luette d’une façon absolument dégueulasse… Un cri étouffé et glaireux sortit de ma bouche pour toute réponse à cette évidente provocation, suivi quelques secondes plus tard d’un jet de bile aussi dérisoire qu’inutile…


Je faillis me tuer aussi, c’en est presque devenu une péripétie dans mon souvenir, par la faute d’une déformation inopinée de mon abdomen. La monstrueuse saillie avait un instant bloqué mon volant dans un virage, mais j’eus la chance à ce moment précis d’avoir quitté le réseau principal, et d’être seul sur une des petites routes quadrillant la campagne autour de chez moi. En changeant un peu de position, je parvins à dégager le volant à temps, et à rectifier le tir après quelques embardées sur la chaussée. Malgré l’aspect effrayant de mon bide, en direction duquel je jetais de temps à autre de nerveux coups d’œil, malgré la souffrance profonde qui me tenaillait, malgré les désormais évidents battements cardiaques du monstre qui m’avait investi, bien moins rapides et discrets que les miens, j’étais plutôt content de ne pas être parti dans le décor. J’avais hâte de rentrer en fait, hâte de voir Estelle et les gosses ; hâte qu’ils me voient surtout ! Partager la peur, c’est un peu s’en délester. Et je n’avais plus la force de lutter seul contre l’autre… Les mains encore tremblantes, j’arrivai enfin chez moi, avec dans la bouche ce goût amer que, j’en suis intimement persuadé, connaissent trop bien les condamnés à mort juste avant la sentence finale…


À peine poussai-je le portillon d’entrée, que déjà je distinguais les ombres furtives des enfants se débiner de derrière la porte-fenêtre où ils avaient pris l’habitude d’attendre mon retour. Des cris de joie tout aussi habituels ponctuèrent mon entrée, je n’eus même pas à pousser la porte. Ils étaient encore insouciants, heureux de ce quotidien idyllique que nous partagions jusqu’ici. Le plus petit se jeta dans mes bras, tandis que son grand frère attendait en retrait, le sourire aux yeux… Il a toujours été moins expansif, plus réservé de prime abord. Tout cela était normal, parfaitement normal et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de trouver ces effusions déplacées… Je ne parvins pas à me retenir longtemps.


- C’est bon les enfants, laissez-moi tranquille pour une fois…

- Mais Papa…

- Pousse-toi Julien ! Tu ne vois pas que tu m’emmerdes, là ?! Tu ne vois pas que ça ne va pas, que je suis malade, prêt à claquer ? Tu ne t’en rends pas compte ?! T’es trop petit, toi, peut-être, mais ton grand dadais de frangin, là, il voit que dalle lui non plus !!! Vous me regardez encore parfois, avant de venir me sauter au cou en braillant comme des cochons à qui on amène de la bouffe ?… Merde…


L’orage grondait. Mon ventre se disloquait sous la colère, je sentais même une de mes épaules rouler involontairement sous les contorsions de l’espèce de boa que j’abritais… J’avais honte que les enfants me voient ainsi déformé, les invitais à monter à l’étage, mais ils restaient là, tétanisés… Je balançai ma veste sur un fauteuil, et mon regard vers la porte de communication du fond, d’où je savais pertinemment que les premiers éclairs allaient arriver. D’autant que les gosses s’étaient mis à chialer.


- Mais… qu'est-ce qui se passe ? T’es devenu fou ou quoi ?…

- C’est rien chérie, rien du tout… dis-je mollement, en me laissant tomber dans le canapé.

- Pourquoi les petits pleurent, pourquoi les as-tu engueulés ? Qu’est-ce qui se passe, François ?

- Viens voir… Dépêche-toi s’il te plaît. Et vous, les deux clés à mollette, montez dans vos chambres ! C’est la dernière fois que je vous le demande ! Je vous expliquerai plus tard…


Estelle arriva, logiquement en colère contre moi, tandis que les deux chialeurs refluaient enfin... À l’instant où elle entra dans le salon, je me levai du divan, pour qu’elle comprenne de suite en me voyant que l’heure était grave. Que c’était une de mes dernières sans doute. Son visage se figea en me voyant.


- Mais… François…

- …

- Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’as vu l’état dans lequel tu es ? Et ta chemise…


Je baissai un instant le regard. Le corps serpentiforme du monstre courait mollement sous l’étoffe ballante, en toute impunité, sans la moindre marque d’empressement. Peut-être même un soupçon d’arrogance. Un spectacle abominable.


- Voilà. Maintenant tu sais… dis-je d’une voix mal assurée, cahotant en cadence sous les mouvements de mon écœurant compagnon. Je n’ai pas vraiment pu t’en parler avant, j’avais bien quelques doutes, mais tu sais ce que c’est, on se dit toujours que ça va s’arranger… C’est venu tellement vite… Je suis paumé, Estelle, tu comprends ça ? Paumé !…

- Je m’en doute…


Des larmes envahirent ses yeux, noyant leur éclat de colère sous une mer de pitié insupportable. Je ne voulais pas de pitié, surtout pas de la sienne. Personne n’a jamais besoin de ça, autrement que pour se faire valoir. Et je n’en étais plus à ce genre de considérations, hélas…

Comme plus aucun son ne sortait de ses lèvres crispées, je repris la parole, jugeant de mon devoir d’essayer de clarifier au mieux la situation catastrophique dans laquelle j’étais en train de tous nous entraîner.


- Je ne sais pas ce que c’est, c’est monstrueux ! Je n’y comprends vraiment rien, tout allait bien il y a seulement trois ou quatre jours. Je m’en suis rendu compte ce week-end, en me coupant avec mon rasoir… Tu te souviens ?

- …

- Et… et ce matin c’était devenu… énorme, déchirant, dévorant… C’est vivant, tu sais… Il bouge, tu le vois bien… Je ne sais pas ce que c’est mais putain, je sens que ça me ronge, que ça me tue, et je ne peux rien faire !


À mon tour je commençais à me liquéfier. La tête me tournait, la bête tournait elle aussi autour de ma cage thoracique, comme si elle s’amusait de me voir ainsi empêtré dans ses anneaux… Je dus me rasseoir sur le divan, sous le visage déjà endeuillé de celle qui avait jusque-là partagé mon bonheur… Et l’autre continuait à aller et venir, à me narguer. Je sentais très distinctement son corps annelé, épais cylindre de chair musculeuse, se déplacer juste sous mon épiderme. Ma chemise débraillée ne laissait plus guère apparaître ses épouvantables acrobaties, à présent que j’étais vautré, anéanti sur le cuir glacial…


- Je ne sais plus quoi faire… J’ai lâché tout le monde en pleine réunion ce matin. Trichard a tout vu, rien compris. Le docteur, pareil ! Je suis tout seul avec ça, Estelle ! Avec toi aussi, j’espère… Mais si tu préfères…

- François…

- Non, attends, dis-je en me redressant un petit peu, faisant par là même tressaillir l’ensemble de mon thorax. Je… Je crois que tu as le droit de choisir ce qui est bien pour toi, pour les petits… Tu comprends ? C’est pas évident de te dire ça, mais je ne veux pas que mon agonie soit aussi la vôtre…

- François, s’il te plaît…


Elle était complètement brisée sous le poids des sanglots à présent. Elle s’appuya tant bien que mal à un dossier de chaise, mais sa main glissa, elle s’effondra à moitié contre la table du salon… Je ne parvins même pas à me redresser pour l’aider, handicapé par le poids colossal qui m’oppressait… Une violente nausée me prit alors, tant par le spectacle affligeant qui s’offrait à moi que par la probable percée que la bête venait de tenter au beau milieu de mon appareil digestif.


- Estelle, balbutié-je entre deux reflux gastriques brûlants… Je t’aime. Je veux que tu sois heureuse… Moi je vais crever, je le sais ! C’est évident…

- François ! dit-elle soudain en redressant la tête.


Ses yeux écarlates me fixaient avec une vigueur retrouvée. Un reflet mat de haine.


- Pars avec les petits, sauvez-vous !… Moi je…

- Tu es complètement malade François !!! Tu es complètement malade ! Je n’y comprends rien, je ne pige rien à ce que tu essayes de me dire, j’ai l’impression d’être face à un autre, ce soir, face à un monstre ! Qu’est-ce qui t’arrive, merde ?... Pourquoi tu t’es mis dans un état pareil ? Pourquoi ?!


À cet instant, je sus enfin à quoi m’en tenir. J’étais vraiment tout seul. Nous étions tout seuls, lui et moi… Même ma femme ne comprenait pas, même elle ne voyait rien de cette évidence qui me dévorait… Coïncidence curieuse, à cet instant où le socle tout entier de mon existence se dérobait sous mes pieds, les mouvements de l’autre ordure cessèrent. Je redevins un court instant ce que j’avais toujours été jusque-là, un type normal. Un type sain, seul dans sa peau. Estelle chialait et toussait et crachait de rage en même temps sur le panneau de merisier… Elle répétait quelques mots d’une voix éraillée, toujours les mêmes, mêlés à mon prénom, mais je ne comprenais plus rien… Complètement paniqué, j’eus quand même la présence d’esprit de profiter de l’accalmie que m’octroyait l’autre pour me mettre enfin debout, aller la réconforter. Mais elle me repoussa. Elle me griffa même, profondément, laissant apparaître un peu mieux la chair noirâtre du monstre sous ma peau. Un coup fatal. Mes derniers lambeaux de lucidité s’évanouirent alors, comme emportés par une tornade... J’eus envie de l’insulter, de la cogner. Ce que je fis… Paniqué, je pris la fuite, et me retrouvais par pur hasard dans le garage. Il fallait en finir, au plus vite. Me tuer. Nous tuer, tous les deux, que plus rien n’arrive. Que mon cauchemar s’arrête enfin… Une bombe de mousse polyuréthane tomba par miracle sous mes yeux enfiévrés. Ce genre de produit possède des facultés d’expansion incroyables, colle et durcit rapidement en atmosphère tempérée. Une idée venait d’apparaître dans mon désert mental, une seule : j’enfournai l’extrémité du manchon en plastique tout au fond de mon gosier, et appuyai aussi fort que possible sur le poussoir. La décharge fut violente, brûlante. Une morsure de cobra. La bombe éjacula son contenu brutalement, remplissant en un éclair ma cavité buccale, ma gorge, mon nez même. Je toussai, recrachant au passage un peu de mousse, qui gonflait et durcissait déjà un peu. J’en remis un peu, à ras la gueule… Mon œsophage cramait littéralement sous l’action du produit, qui commençait à s’y engouffrer. Ma langue était en feu, mes narines aussi. Je brûlais, je crevais… Je jubilais surtout. C’en était fini ! Cette saloperie allait payer, précipitée avec moi dans le ravin du désespoir !… Dans un ultime sursaut, je baissai mon pantalon, mon caleçon, et m’envoyai le restant de purée par l’autre orifice, auquel je n’avais pas pensé de suite, mais par où le monstre trouverait sans doute moyen de se carapater une fois que je serais mort… J’en mis beaucoup. Je me suis effondré à cet instant, je crois, anéanti physiquement, mais heureux d’avoir trouvé cet ultime courage. Au loin, il me sembla entendre Estelle hurler, les enfants descendre l’escalier, les pans de ma vie finir de s’écrouler… Moi, je me consumais déjà dans un étourdissant brasier stomacal, suffocant, avalant les dernières gouttes de mon malheur jusqu’à la lie…



* * *



(…) dans son malheur la force de se traîner jusqu’à son lit. Malgré la gravité des lésions, nous avons pu l’empêcher de mettre fin à ses jours, en intervenant à temps. À l’avenir, ce patient devra néanmoins faire l’objet d’un suivi quotidien renforcé. Je préconise également une distribution de Pentanotrachyne 4 doublée, soit une dose journalière de 500 mg, afin de canaliser au mieux ses pulsions destructrices et automutilatrices. Le traitement de fond, à caractère anxiolytique, restera inchangé. En aucun cas, lorsque son état se stabilisera, les doses prescrites ne devront être diminuées sans mon accord préalable.


D’une manière plus globale, l’état de Monsieur Landrin n’a pas beaucoup évolué depuis son entrée chez nous, voici maintenant quinze semaines. Sa tendance à l’anorexie semble se confirmer de façon assez catastrophique, tandis que les multiples traumatismes endurés par ses voies naturelles cicatrisent lentement, cas fréquent avec ce genre de produit fortement irritant pour les muqueuses. Mais malgré la gravité de ses séquelles physiques, le plus grave n’est sans doute pas là.


Sur le plan psychiatrique, ce patient est plus que jamais à considérer comme étant dangereux. Selon toute vraisemblance, et en l’état actuel de nos premières observations sur ce type de sujet, ses crises d’angoisse récurrentes et la paranoïa qui l’habite le pousseront tôt ou tard à tenter à nouveau de mettre fin à ses jours, voire à ceux des personnes qui l’entourent, comme il l’a fait dans un passé récent avec sa malheureuse épouse (est-il utile de le rappeler ? Oui, puisque mademoiselle Buffet, infirmière récemment engagée, ignorait totalement cela, ce qui me permet de relancer ici même le débat de la formation de base des nouveaux arrivants au sein de nos services)…


Monsieur Landrin continue bien évidemment (comme en attestent les propos édifiants recueillis ci-avant dans le dossier et scrupuleusement retranscrits par moi-même, fruits de plusieurs séances d’entretiens enregistrés) d’être convaincu de l’existence d’un parasite serpentiforme au sein même de son organisme, trouble particulièrement rare, à étudier le plus précisément possible, et qui selon nos premières observations serait à rapprocher d’un ensemble de désirs fortement contrariés (cf. séquence symptomatique de Schillzberg, test d’interdépendance cognitive).


Convaincu de l’existence de ce monstre, auquel il adresse d’ailleurs fréquemment la parole, Landrin s’est totalement isolé du reste des pensionnaires, et ceci associé aux troubles décrits plus haut m’amène à vous demander son transfert en quartier d’isolement sécurisé. Il est par ailleurs troublant de constater l’amnésie sélective qui frappe également le patient. Celui-ci, conformément à nos premières observations, semble ne garder aucun souvenir des très importants dégâts occasionnés au cabinet médical de la rue des Déportés, ni même du meurtre de son épouse. Il semble encore aujourd’hui persuadé qu’il est parvenu, en dernier recours, à éviter un drame en tentant de se suicider ce soir-là…


Je me tiens bien entendu, chers collègues, à votre disposition pour toute information supplémentaire sur ce dossier.


Bien cordialement,


Clinique psychiatrique du Val Joyeux

Bilan médical trimestriel


M. Landrin François (ch. 27)

Dossier nº 787 144 AP

Année 1, second trimestre


Suivi : Jean-Jacques Martinelli (DDPM/OP).


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Sebastien   
4/3/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Et bin moi j'ai bien aimé. C'est bien glauque comme il faut, tout bien, et même si on voit un peu le coup venir, on n'ose pas trop y croire... J'aime bien aussi le juxtaposition de l'histoire et du rapport médical. Bien joué Calouet!

   clementine   
5/3/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Et bien ,c'est super fort!
Bien écrit et captivant, la preuve, j'ai complètement l'impression d'en sortir après m'être littéralement plongée dans la lecture.
Ouf, ce n'était qu'une nouvelle, ce n'est pas la réalité!
Bravo!

   Anonyme   
9/3/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
J’avais rudement hâte de voir comment le tout allait se terminer. Je n’ai conclu définitivement à la folie de François, que vers la fin, alors qu’il était avec sa femme et ses enfants. Jusque là, l’auteur avait réussi à me tenir en haleine.

Le texte est très bien écrit. Vraiment j’ai adoré. Un gros bravo !!!

   Une_ame_malade   
9/6/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bon bah tout le monde a déjà tout dit : c'est superbe, on est tenu en haleine jusqu'au bout (j'aurais bien aimé que ce soit réel, moi, j'aime bien quand y'a des bestioles, mais c't'une affaire de goût) et les 50.000 caractères s'enfilent tous seuls.
Vraiment très bien, pas le meilleur texte que je connaisse, mais pas très éloigné. :p

   Jedediah   
27/6/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je rejoins les commentaires précédents...
Le texte est excellent, bien écrit, glauque, et le suspense est bien ménagé.

La fin est particulièrement atroce... (ben oui, ça aurait été plus "rassurant", en quelque sorte, qu'il s'agisse réellement d'une bestiole).
J'ai eu l'impression de lire une bonne nouvelle de Stephen King :)

Merci pour cette nouvelle !

   Menvussa   
26/10/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Très bon ce récit. Cet Allien mythique, ou comment basculer dans la folie à partir de la constatation d'un mal qui n'existe. Ce malade imaginaire des temps modernes. À rapprocher d'un de mes films cultes "L'antre de la folie".

Génial.

Le début m'avait semblé un peu laborieux du fait des nombreuses répétitions, voulues, bien entendu, mais, bon tant pis, la suite m'a fait oublier ce petit désagrément.

   Anonyme   
25/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Il me semble que tout est dit dans les premiers paragraphes.
Insupportable réussite, ça ne peut pas durer, ce n'est pas juste, il faut que je trouve quelque chose pour que la roue tourne dans l'autre sens. "Inverser la tendance c'est difficile" pourtant là, c'est fait et c'est magnifiquement fait.
J'adore ces histoires ou tout va si bien, ou tout est tellement merveilleux que le cerveau refuse le truc, attend désespérément que ça finisse, parce que oui, ce n'est pas juste et que chacun de nous le sait, la roue tourne, et c'est ce qui fait qu'on survit.
J'aime beaucoup le changement de personnalité de François, bien que je le trouve un peu rapide, mais je me suis dit que ça couvait depuis des lustres et que ça n'attendait que l'occasion de sortir. Au début les enfants son merveilleux, Estelle est sublime et le mari est heureux, amoureux, c'en est presque indécent. Puis survient cet instant, ce déclic, et tout bascule, l'impression d'une vérité cachée, enfouie sous le tapis épais du bonheur. Du jour au lendemain, les enfants ne sont plus que des chialeurs égoïstes qui ne comprennent rien et la femme a "des yeux écarlates". La folie se répand et devient presque chez lui jouissance et soulagement, ça y est c'est fini, il en vient tellement vite à croire qu'il va mourir, comme s'il n'attendait que ça, pour sortir de sa vie, de sa réussite. Revenir à la normale dans une vie autre, banale. Normale. Parce que dans la vie normale, il y a des hauts et des bas, et pas seulement que du bonheur.
J'aime l'idée, même si j'ai du mal à exprimer ce que je ressens après la lecture de ce texte qui n'est pas si horrifiant que ça parce que c'est dans sa tête, que rien n'est vrai, qu'il n'y a pas de bête. J'aime cette culpabilité qui la fait naître et vivre sous sa peau, et l'envahir. J'aime l'idée que tout est né dans sa tête parce que tout allait bien et qu'au fond, il ne le supportait pas.

   Anonyme   
17/8/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Calouet, dans cette nouvelle tu sembles faire preuve d'une empathie quasi schyzophrenique. Le texte décrit de manière très précise le délire dans lequel plonge M.Landrin, nous entrainant avec lui dans ce tourbillon de folie. Le style est brillant, sans aucunes lourdeurs, très convainquant. Le dénouement, pas réellement exceptionel en soit, est tellement bien amené qu'on en reste sans voix, abruti devant notre écran. Les mots sont au service d'une horreur pur, psychologique et non viscérale, celle que je préfère.
Seul point noir, le fait que le personnage n'aille pas aux urgences, un point qui m'a vraiment frustré, et que j'étais prête à te balancer au visage, avant de lire la fin. Car la perte de toute rationalité du personnage explique plus ou moins se que je soulevais précedemment, mais tout de même, c'est si frustrant...

-"Attends, attends!! Pourquoi tu vas pas aux urgences toi!! Bordel de m**** tu vas aller aux urgences, oui ?? Mais on s'en fout de ta trainée, va aux urgences!!! Nan, LES UR-GENCES!!!!!!"

Bref, une nouvelle qui atteint magistralement son but, à savoir foutre la petoche au lecteur en lui nouant les tripes au point de le faire vomir ses boyaux(ou pas), tout comme le protagoniste. Une chose est sure tout a touché la bonne cible, c'est à dire moi, en parlant de parasytes, chose qui révulse totalement. Une oeuvre de ce qui se fait de mieux dans le domaine et qui plonge le lecteur au centre du tourbillon de dégénerescence qui s'abat sur le personnage. Excellent !

   Milwokee   
30/12/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément
J'en reste scotchée.
L'histoire est bien construite, bien écrite, le rythme est étourdissant. On sombre peu à peu avec ce personnage qui semblait attendre depuis toujours cette chute abyssale, comme un juste retour des choses après tant de bonheur. Il sait que cela doit arriver. Et évidemment, ça arrive. Alors réalité ou délire paranoïaque ? On est aussi perdu que lui, emporté dans l'horreur sans pouvoir rien y faire, et pour un lecteur c'est on ne peut plus jubilatoire ! Un texte tout à fait prenant, fort, qui vous tient en haleine et vous file des frissons à chaque mouvement sous-cutané de cet infâme parasite ! une réussite totale, comme l'a souligné un commentaire précédent : on se rapproche indéniablement de Stephen King, sans avoir autant de talent (nul ne peut atteindre un tel niveau) mais tout de même, quelle plume ! J'ai vraiment été embarquée dans l'histoire, accrochée à mon ordinateur, dans l'attente du dénouement qui est à la hauteur du reste du texte. Félicitations !

   Chiffon   
23/5/2010
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Une nouvelle fascinante. On la lit d'une traite malgré sa longueur. On ne décroche pas un seul instant, on vit le calvaire de Landrin. C'est palpitant à souhait (c'est le cas de le dire), parfaitement narré.

Néanmoins une petite réserve sur certaines négations "Le petit-déjeuner calma quelque peu ma gêne, mais pas suffisamment pour que mon épouse ne s’en inquiète pas. ", et deux autres que je ne retrouve pas.

Une légère tendance à abandonner la plume haletante pour un peu d'esprit qui ne dessert pas le récit: les patients qui sont faits pour patienter, et cinq ou six autres formules "parachutées" sans prendre en compte que le lecteur est captivé par autre chose à ces passages du texte.

Aussi, même si c'est imputable à la folie de Landrin, je regrette son renoncement rapide face au médecin, ou encore le fait que ce brillant esprit n'envisage pas sérieusement qu'il soit fou, puis se fasse "prouver" le contraire par la bête par exemple.

Enfin, je trouve que le rapport du médecin n'apporte pas grand chose. L'idée est pertinente (quoi qu'on puisse s'arrêter aussi sur la mort de Landrin), mais il y a quelque chose de factice dans le déroulement du rapport, les formules techniques employées pêle-mêles avec un ressentit subjectif, et l'histoire de la mort de la femme, répétée mais bizarrement moins crédible.

Enfin, je fait ces remarques pour essayer de contribuer, mais dans l'absolu c'est une lecture tout à fait exceptionnelle, sans aucun doute commercialisable en l'état, d'un niveau qui me dépasse complètement et me scotche.

   boisluzy   
27/8/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Formidable, lecture haletante et de votre part un regard amusé, féroce et lucide sur le monde de l'entreprise par la même occasion.
J'ai retrouvé avec plaisir dans cette nouvelle, mais sur un mode original, très personnel, les obsessions que nous fait partager Emmanuel Carrère dans la Moustache et, bien sûr, le spectre du très inquiétant Alien.
A bientôt de vous lire encore. En attendant, je vous relis ici volontiers.


Oniris Copyright © 2007-2023