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Réalisme/Historique
Charivari : Éden et Valhalla
 Publié le 25/07/25  -  3 commentaires  -  29283 caractères  -  17 lectures    Autres textes du même auteur

On peut être à la fois viking et sentimental.


Éden et Valhalla


I.


L’armée s’était réunie à environ cinq lieues de Rouen, dans la grande prairie où le duc convoquait chaque année ses soldats pour l’ost, au début du mois de mars. Il y avait là quelques trois cents cavaliers, certains d’ascendance scandinave, d’autres issus de vieilles familles neustriennes, et sept ou huit cents fantassins, sans compter les écuyers, palefreniers, marmitons, larbins et filles de joie qui complétaient la troupe. Toute cette clique s’apprêtait à avancer vers l’ouest, pour combattre les Bretons, ennemis jurés des Normands depuis plus de dix ans, et attendait avec impatience la venue du duc, que les Vikings appelaient Hrolf, les Francs, Robert, et les petites gens, Rollon.

Ce dernier arriva avec presque une demi-journée de retard, en compagnie d’une petite escorte. Il avait mal dormi la veille et son dos lui faisait souffrir l’indicible, aussi avait-il voyagé allongé dans un charriot tiré par deux bœufs. Son convoi avança jusqu’aux premières lignes, là où se trouvait son fils, Guillaume Longue-Épée, et les capitaines de l’expédition, juchés sur leur monture. Celle de Rollon était déjà harnachée et fin prête pour le départ.


Le duc se leva à grand-peine du charriot, avança le dos courbé, avec une grimace qui trahissait sa douleur, et ne parvint pas à se hisser suffisamment pour monter sur le cheval. Un jeune écuyer s’empressa de l’aider mais il le rejeta : un vrai chef normand devait pouvoir monter seul pour chevaucher au-devant de ses troupes. Il essaya une seconde fois, mais il pouvait à peine lever la jambe et ne réussissait même plus à placer son pied dans l’étrier.


— Père, vous devez renoncer, lui dit son fils avec fermeté. Cette année, c’est l’année de trop. Vous ne pouvez plus guerroyer comme avant.


Le duc leva la tête. Tous les yeux des chevaliers étaient rivés sur lui et il ressentit soudain une grande honte, peut-être la plus grande de sa vie. Il grommela un juron en norois.


— Père, reprit Guillaume. Vous avez été un des plus grands jarls de l’histoire et tout le monde ici présent connaît vos hauts faits. Vous avez pillé les Îles britanniques, la Frise, la Flandre et le Vermandois, assiégé Paris, puis vous avez conquis pour nous ce duché. Vous avez été le plus fier et le plus courageux des guerriers, toujours aux premières lignes à brandir votre hache, mais aujourd’hui vous n’avez plus l’âge pour combattre, et vous le savez bien.


Les capitaines, en signe d’acquiescement levèrent leurs épées en criant « fram, fram, eigi síga ! », pour acclamer leur duc, ce qui était pour le moins paradoxal, car ce chant de guerre signifiait « en avant, ne cédez jamais », alors que ses guerriers l’exhortaient à faire le contraire, à rebrousser chemin et à se reposer, mais les Vikings n’avaient guère de chant pour célébrer la paix et l’évitement des conflits. Néanmoins cet hommage eut pour effet de calmer un peu le vieux duc. Il pensa à son âge, que Guillaume venait de mentionner. À vrai dire, il n’avait jamais compté les années. Il ignorait quand il était né, il savait juste qu’il était parti de ses terres natales, dans le Grand Nord, au sortir de l’adolescence. Il avait trouvé refuge auprès d’autres Norvégiens installés en Northumbrie, puis, peu à peu, on lui confia un drakkar et il devint chef viking. Aux dires de l’archevêque de Rouen, il avait remonté la Seine pour la première fois en 875. Il devait avoir alors dans les vingt-cinq ans… Et à présent, c’était l’an de grâce 927. Cela faisait donc dix lustres qu’il vivait en Neustrie, dans cette terre qu’on appelait maintenant Normandie : il avait donc environ soixante-quinze ans. C’était effectivement un âge très avancé, tout à fait inhabituel pour un guerrier normand.


Arc-bouté et boitillant, il marcha de nouveau vers son charriot pour s’y asseoir, puis il fit signe à son fils de s’approcher. Ce dernier descendit de sa monture et s’assit avec lui.


— Je pourrais peut-être partir en bateau, et accoster dans la baie du Mont-Saint-Michel. On se rejoindrait là-bas, près du champ de bataille…

— Père, ce n’est pas sage. On ne peut pas laisser un drakkar naviguer seul sur la Manche, c’est trop dangereux. Restez donc à Rouen et administrez au mieux votre bonne ville. Je reviendrai victorieux d’ici trois ou quatre mois.


Rollon soupira. Bien sûr, son fils avait raison. Il le regarda droit dans les yeux : Guillaume n’était pas non plus tout jeune, il devait bien avoir quarante ans, voire plus. Il lui demanda de l’aider à se redresser, et une fois debout, il déclara :


— Un jarl se doit de mener ses armées jusqu’à la victoire, il en fut toujours ainsi pendant mes longues années de règne et il en sera aussi ainsi cette année. Mais même si je ne pourrai pas voyager avec vous, je vous garantis que c’est bien le duc de Normandie en personne qui chevauchera au-devant de ses troupes, comme de coutume. En effet, j’annonce devant cette assemblée que j’abdique en faveur de mon fils Guillaume, qui sera le meilleur souverain, le plus brave et le plus juste qui soit. Nobles normands, acceptez-le pour chef ?


En guise de réponse, les guerriers frappèrent avec leurs épées et leurs haches sur leurs boucliers. C’est ainsi que les Vikings élisaient leurs chefs, et en l’occurrence, le choix était unanime et personne ne s’y opposa.


— Quand il reviendra de campagne, reprit Rollon, nous organiserons son sacre dans la cathédrale de Rouen, et nous lui chercherons aussi une épouse. Je sais que Guillaume a engendré plusieurs bâtards, mais il nous faut une descendance légitime, reconnue par le pape et le roi de France, pour perpétrer le duché. Aussi, Guillaume, sois valeureux, mais tâche de ne pas mourir avant de m’avoir fait un petit-fils !


Son fils descendit de cheval pour l’embrasser. Rollon sentit une vive émotion en l’enlaçant. Il se souvint soudain de ses boucles blondes, de son regard espiègle et de son visage joufflu d’enfant, il y a si longtemps ; et il se souvint aussi de son épouse, la belle et douce Poppa, qu’il avait dû répudier pour épouser Giselle, la fille du roi des Francs, quand il acquit la Normandie. Depuis, il avait à maintes reprises regretté cette femme, la seule qu’il eût aimé, mais jamais autant qu’aujourd’hui. Quant à son fils, il ne pouvait guère s’en vouloir de ne pas avoir démontré de tendresse à son égard, un père viking n’est pas là pour cajoler son enfant mais pour l’aguerrir, et force était de constater que Rollon lui avait fourni la meilleure éducation : Guillaume était fort, intelligent et droit, et à défaut de tendresse pour son père, il montrait une fidélité exemplaire à son égard. Combien d’enfants de comtes ou de rois, dans le monde franc ou scandinave, avaient conspiré contre leurs parents, ou les avaient fait assassiner ? Guillaume n’était pas de cette engeance, et Rollon se sentait extrêmement fier de lui. Il laissa échapper une larme, qu’il sécha aussitôt d’un revers de la main, pour éviter que ses hommes ne se rendissent compte de sa faiblesse.


Avant de remonter sur son cheval, Guillaume cloua son épée au sol et s’agenouilla devant elle, comme s’il s’eût agi d’une croix, et dit une prière en latin pour remercier Dieu et la Vierge. Rollon l’observa, sceptique : il n’appréciait guère ces rituels d’humiliation préconisés par la nouvelle foi, un chef n’avait pas à se courber devant personne, fût-il Dieu, et moins encore devant ses hommes, cela était pour lui tout aussi humiliant que le fait de ne pas parvenir à monter à cheval. Rollon, quant à lui, avait toujours refusé de plier l’échine : en 911, à Saint-Clair-sur-Epte, lorsque le roi des Francs Charles le simple lui céda le duché, le protocole l’obligeait à baiser le pied du souverain en signe d’allégeance ; mais lui, refusant de se prosterner, s’était emparé de la jambe du roi et l’avait levée au plus haut pour porter le pied jusqu’à ses lèvres, sans avoir à s’incliner. Le roi Charles en tomba de son trône et l’anecdote faillit bien faire échouer le traité de paix, mais ses hommes rirent à gorge déployée et l’acclamèrent, en comprenant que leur chef, même baptisé, même marié de force avec la fille du roi et devenu vassal des Francs, demeurait bel et bien le jarl de toujours, un homme libre et fier, un vrai Viking adorateur de Thor et d’Odin, et qu’il le resterait jusqu’á la fin de ses jours.


Guillaume remonta en selle, et salua une dernière fois son père. Ensuite, l’armée se mit en marche et disparut bientôt, à la croisée des chemins de l’Occident. Rollon, une fois seul, éclata en sanglots. Il se sentait triste, honteux, dépouillé de tout. Il s’allongea dans son charriot et ordonna le retour vers Rouen.



II.


Sur le chemin, il apprécia, peut-être pour la première fois de sa vie, les couleurs du printemps. Depuis toujours, le mois de mars marquait le début des campagnes militaires, les combats, les pillages et la mort, mais cette année, comme il n’avait pas l’esprit à la guerre, il découvrit une nature pleine de vie. Il s’émerveilla à la vue des prés mouchetés de pissenlits, de bruyères et de coquelicots, des herbages parsemés de pommiers en fleurs, comme des troupeaux de nuages blancs et roses dans un ciel d’émeraude ; il s’attendrit à la vue des porcelets, des veaux et des agneaux qui venaient de naître et qui trottinaient maladroitement en suivant leurs mères. Toutes ces visions bucoliques le réjouirent, et eurent même pour effet de calmer quelque peu son mal de dos.


Il demanda à Ivar, le plus fidèle de ses gardes, de l’arrêter dans un petit hameau pour saluer les fermiers. Les paysans, ravis, s’entretinrent avec lui, et le curé du village se joignit à la discussion. La plupart était des serfs, mais il y avait aussi quelques hommes libres, dont certains descendaient de Scandinavie. Quand Rollon leur demanda s’ils ne préféraient pas partir à la guerre plutôt que de rester à labourer la terre, tous répondirent unanimes qu’ils n’abandonneraient pour rien au monde leur vie paisible, et ils en profitèrent pour remercier le duc de leur avoir offert ces terres.


— Mon père m’a raconté que là-bas, dans le Grand Nord, disait un jeune fermier aux cheveux aussi blonds que la paille, c’étaient les ténèbres perpétuelles, il faisait si froid qu’on ne pouvait rien cultiver, tout le monde mourait de faim. Heureusement, vous nous avez menés jusqu’à la terre promise. Vous êtes comme le prophète Moïse, mon sire. Merci de nous avoir offert la paix, et montré la voie de la vraie religion. Dieu vous bénisse.


Rollon demeura interloqué : lui qui avait passé toute sa vie à se battre, voilà qu’on le prenait pour un grand pacificateur, et alors qu’il avait toujours méprisé la religion nouvelle, on le vénérait comme un saint homme. Pendant tout le reste de l’après-midi, sur la route qui le menait à Rouen, il se mit à réfléchir au christianisme, qu’il n’avait considéré jusqu’à lors que comme une religion de faibles, faite de sacrifices et de génuflexions ridicules. En réalité, la foi nouvelle lui avait apporté l’opulence, le soleil, le pain, le vin et le cidre, les viandes savoureuses rutilantes de crème fraîche et de beurre… Tandis que dans l’ancienne religion, qui prônait pourtant l’épicurisme et la liberté, tout n’était que souffrances, des nuits qui duraient six mois, du givre et du brouillard le reste du temps, des harengs saurs et de la bière tiède, des semaines entassés sur des esquifs ballotés par les houles, des conflits et des meurtres à n’en plus finir… Quel paradoxe ! La religion des Scandinaves qui portait au pinacle le plaisir et la jouissance n’était que douleur ; et le christianisme encensait la douleur, mais tout n’y était que douceur. À bien y réfléchir, les deux religions exaltaient le martyre de façon tout à fait similaire : Odin s’était volontairement pendu par les pieds et arraché l’œil, Tyr avait donné sa main à manger au loup Fenrir pour sauver ses condisciples, et le Christ avait décidé de mourir crucifié. Au fond, les dieux se ressemblaient tous, songea alors le vieux duc, ils réclamaient des efforts surhumains mais n’offraient rien de tangible en retour. Rollon ne s’était jamais vraiment intéressé aux religions, et le destin lui avait pourtant été favorable. Il regretta alors d’avoir tant réfléchi sur le sujet, car le simple fait d’avoir imaginé Jésus sur la croix eut pour effet de raviver son mal de dos.


En fin d’après-midi, le vieux duc atteint enfin la Seine. Sur la rive, il découvrit des centaines de mouettes, mêlées à autant de corbeaux, qui coexistaient pacifiquement dans le même pré, les uns posés sur les branches des arbres, les autres à même l’herbe ou juchés sur les barques échouées sur la grève. Cette multitude de points noirs et blancs éparpillés dans le paysage dans le plus parfait désordre piaillait et coassait à qui mieux mieux, mais, en tendant l’oreille, Rollon crut discerner un véritable langage : les goélands, messagers du dieu Njord, apportaient des nouvelles du Grand Nord, la voix des océans, et les corbeaux, les yeux d’Odin, leur racontaient en retour les rumeurs d’ici-bas. En les observant, le vieillard se souvint de son fjord natal, lorsque les pêcheurs revenaient au village, les filets emplis de leurs captures, accompagnés d’une nuée d’oiseaux marins, tandis que les corbeaux attendaient sur le quai, posés sur les poteaux d’amarrage. C’étaient bien les animaux les plus malins du monde, de vrais oiseaux vikings, cruels et téméraires, qui vivaient de rapines et n’hésitaient pas à attaquer les mains des marins pour arracher leur pitance. Rien à voir avec l’oiseau des chrétiens, la colombe, qui ne se nourrissait que de grains, qui ne faisait que manger et fienter et se laissait enfermer dans les colombiers, docilement, jusqu’au jour de son sacrifice.


Rollon sentit alors, tout d’un coup, une profonde nostalgie : il se souvint du vent de Norvège, des cascades majestueuses, des glaciers bleutés, des forêts mordorées où se cachaient les elfes et les trolls. Et de fil en aiguille, alors que le crépuscule tombait sur la Seine, sa nostalgie devint peu à peu mélancolie. Le paysage noircissait devant ses yeux et dans son esprit, et l’idée de la mort vint tout d’un coup se figer dans son crâne. Il sentit la peur parcourir son échine, pétrifier son corps et envahir ses pensées. Il lutta contre cette sensation désagréable et refusa d’admettre ses propres émotions, car un Viking ne pouvait pas avoir peur de mourir ; mais cette idée sinistre qui avait germé pendant tout l’après-midi était tombée comme un couperet, aussi subite et tranchante que la nuit. Ivar, son serviteur fidèle, parvint à l’extraire un temps de ses méditations, en le sommant de partir avant que l’obscurité fût complète, mais lorsque le charriot se remit en marche, le vieux duc continua de ruminer ses sombres réflexions. La mort lui faisait peur : c’était absurde, car il l’avait déjà bravée en mille occasions, mais cette fois-ci c’était tout à fait différent. Il ne s’agissait plus, comme avant, de l’éviter à tout prix, de réunir toute son adrénaline pour lutter contre le trépas ; à présent, il se savait vaincu d’avance, il n’y avait rien à faire, la fin était inexorable et elle viendrait bientôt. Et lui, le guerrier normand, le souverain qui régnait sur des centaines de milliers d’âmes humaines, ne supportait pas cette fatalité, ce constat d’impuissance, de soumission complète face à son ennemi.


Une fois à Rouen, la cour s’étonna de le voir de retour, alors qu’on le croyait parti à la guerre, mais il ne fournit d’explication à personne, et alla se coucher sans même dîner. Dans sa chambre, il chercha à éviter cette pensée de mort qui était venue soudain le hanter, mais il n’y parvint pas. Une question le tourmentait tout particulièrement : l’au-delà. Il possédait deux religions, et cela n’avait jamais représenté aucun obstacle jusqu’à lors. La vielle religion nordique polythéiste acceptait sans problème des nouveaux dieux dans son panthéon, et ainsi Thor, qui combattait le serpent, était devenu saint Michel pourfendant le dragon, Gejfon, la Vierge Marie, Balder, saint Jean, et Loki, Lucifer… Quant au christianisme, qui soi-disant n’acceptait qu’un seul Dieu, en réalité il regorgeait de créatures magiques et de saints, parmi lesquels se cachaient tous les Ases du Valhalla ; et les curés ne disaient jamais rien, ils acceptaient même que le duc ne se prosternât jamais à la messe.


Cependant, et Rollon venait de s’en rendre compte, une chose séparait vraiment les deux croyances : la vie après la mort. Alors que le Nouveau testament disait « ceux qui prendront l'épée périront par l'épée », pour les Nordiques le paradis se trouvait au Valhalla, où seuls les hommes morts au combat pouvaient entrer. Sans cela, c’était le Helheim qui les attendait, un endroit froid, sombre et brumeux gouverné par la déesse Hel. Il y avait là donc un véritable conflit entre les deux fois, et Rollon ne savait comment résoudre ce paradoxe. Il décida, avant de s’endormir, de réciter une prière à toutes les divinités, anciennes et nouvelles.


Notre Père, qui es aux cieux,

Que ton nom soit sanctifié,

Que ton règne vienne,

Que ta volonté soit faite,

Sur la terre comme au ciel.

Voici, je vois mon père,

Voici, je vois ma mère,

Mes frères et mes sœurs,

Voici, je vois la lignée de mon peuple

Depuis le commencement,

Voici, ils m'appellent,

Ils m'ordonnent de prendre place parmi eux

Dans les salles du Valhalla,

Amen



III.


La mort continua d’obnubiler le vieux duc les jours suivants, et depuis, elle ne le lâcherait plus jusqu’à la fin de ses jours. Un matin, il alla rendre visite à l’archevêque de Rouen, dans la cathédrale.


— Mon père, dit-il d’une voix timide, un peu honteuse. Je veux me confesser.

— À la bonne heure ! Je crois que ça ne vous était jamais arrivé depuis votre conversion il y a cinquante ans, messire.

— En effet. Comment doit-on procéder ?


Le religieux le mena vers un des confessionnaux, situé dans une petite absidiole à l’écart des regards indiscrets. Rollon refusa de s’agenouiller et remplaça le prie-Dieu par un siège plus confortable. L’archevêque lui fit réciter un Pater noster et ils commencèrent.


— Je vous écoute, messire.

— Eh bien voilà. Je me fais vieux… Et j’aimerais savoir si après la mort j’irai en enfer.

— Dieu seul le sait, mais en principe, il n’y a pas de raison. Qu’est-ce qui vous fait croire que méritez l’enfer ?

— Eh bien toutes les mauvaises actions que j’ai commises dans le passé. J’ai tout détruit, tout pillé, tout incendié : des fermes, des hameaux, des villes, des monastères…

— Mais cela vous a déjà été pardonné quand vous avez embrassé la foi chrétienne et que vous vous êtes confessé à cette occasion. Ne vous inquiétez donc pas !

— Oui, il n’empêche que j’ai beaucoup de sang sur les mains, mon père. Pendant des lustres, j’ai violé, j’ai torturé, j’ai trucidé des gens sans défense, des enfants, des femmes, des moines…

— Cela a fait d’eux des martyrs. Grâce à cela, ils sont montés directement au ciel.

— J’ai blasphémé, profané des reliques. J’ai même déféqué dans un confessionnal, comme celui-ci. Mais je ne savais pas à quoi ça servait, j’avais pris ça pour des latrines.


Le curé racla sa gorge et reprit d’une voix douceâtre :


— De tous les péchés, le blasphème est peut-être le pire. Mais si vous décidez de réparer votre faute, en bâtissant des églises, en offrant des trésors à l’archevêché et aux monastères, vos offenses seront sans doute pardonnées… Mais dites-moi, y a-t-il autre chose qui ronge votre conscience ?

— Oui. Je regrette d’avoir répudié ma première femme, Poppa. Elle était pourtant si gentille…

— Vous n’étiez pas marié chrétiennement avec elle, donc on ne peut pas dire que vous l’ayez répudiée. Et elle a fini ses jours dans un couvent, où elle a pu racheter ses péchés.

— Certes. Je n’ai pas non plus été très gentil avec ma seconde épouse Giselle. Je la corrigeais souvent, pas toujours, mais tout de même assez fréquemment, sans raison véritable. Je l’ai abandonnée dans un coin du palais, je ne la laissais pas sortir et je ne lui adressais pour ainsi dire jamais la parole. La pauvre, elle en est morte de chagrin. Pourtant, elle n’était pas méchante, cette femme, son seul défaut, c’était d’être la fille du roi de France, et puis de ne pas me donner d’héritier, mais ce n’était pas vraiment sa faute…

— Des peccadilles, messire, c’est normal de discuter entre époux… Je vous absous de vos péchés.

— « Je vous absous »… Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que vous êtes pardonné, messire.

— C’est tout ? Il suffit de parler à voix basse dans un confessionnal, et on est lavé de tous les crimes qu’on a commis ?

— Oui, c’est cela. Parfois, on impose un pèlerinage, une pénitence, mais vous avez passé l’âge. N’oubliez pas de donner à l’Église, et de payer pour faire dire des messes, mais je sais que vous êtes déjà très généreux. En réalité, vous êtes devenu le champion de la foi chrétienne : aucun souverain n’a fait bâtir plus de monastères que vous dans ces contrées, et votre baptême, autrefois, a servi d’exemple auprès de tous les autres chefs vikings, dans toute la chrétienté. À Rome, on parle de vous béatifier, peut-être deviendrez-vous saint un jour, en tout cas, je plaiderai personnellement en votre faveur pour que cela advienne.


Rollon demeurait abasourdi :


— Eh ben ça, alors ! Mais dites-moi, mon père, comment ça se passe, exactement, le voyage vers le ciel ?

— Je ne comprends pas la question, messire.

— Je veux dire : quand un homme meurt, comment ça se passe pour qu’il aille tout là-haut ? Il a besoin d’objets, des amulettes, des pièces d’or, des armes ? Et combien de temps prend le voyage ?

— Eh bien… Non, il n’y a besoin d’aucun objet. Il suffit d’être enterré chrétiennement et qu’un prêtre officie les funérailles. Une fois mort, les âmes sont pesées par saint Michel… Quant au temps que cela met, le Christ a ressuscité en trois jours, je suppose que c’est pour tout le monde pareil. Peut-être que quand on fait dire des messes par des moines, cela accélère un peu le processus…

— Trois jours ? D’accord. Eh bien merci, mon père… Vous m’avez rassuré.

— Je suis heureux d’avoir apaisé votre âme. C’est normal, arrivé à un certain âge, d’avoir peur de la mort.

— Peur ? – le duc se leva d’un bond et cria – Un chef normand n’a jamais peur ! Vous m’entendez ?


On entendait trembler le prélat, derrière le grillage du confessionnal.


— Désolé, désolé, messire, je ne voulais en rien vous offenser ! Mais vous savez, la peur est naturelle, moi-même j’ai peur de vous à l’instant présent ! Même notre Seigneur avait peur de la mort ! Vous saviez qu’il était à tel point terrorisé qu’il a sué des gouttes de sang, avant d’être crucifié ?

— C’est vrai ?


Rollon se radoucit et accepta même de se rasseoir.


— Bien sûr. La peur est une émotion humaine, on ne peut pas la contrôler. Sans la peur, il n’y aurait pas de courage, messire.


Le duc marqua un silence, puis murmura :


— Et moi, comme je suis très courageux… Je vous l’avoue, mon père : j’ai peur. Voilà, c’est dit.

— C’est une grande preuve d’humilité de votre part, messire ! répondit l’archevêque. Ego te absolvo a peccatis tuis, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.



IV.


Rollon sortit de la cathédrale, rasséréné. De retour au palais, il prépara plusieurs sacs de pièces d’or pour faire dire des messes, rénover les monastères de Jumièges et de Saint-Wandrille, et commanda aux meilleurs artisans du duché la fabrication d’une nouvelle crosse pour l’archevêque, en or massif serti de pierreries. Il voulut, les jours suivants, en savoir un peu plus sur la religion chrétienne et décida d’apprendre à lire, hélas, sa vue défaillante l’empêchait de bien distinguer les lettres et il dut y renoncer. Cependant, ces jours-là lui permirent de connaître un peu mieux la vie du Christ, et il apprit par exemple que le messie n’était pas mort à cause de la crucifixion, mais d’un coup de lance qu’un légionnaire charitable lui avait administré sur la croix, pour abréger ses souffrances. Le fait d’avoir été tué par une arme, du coup, permettait donc à Jésus d’accéder aussi au Valhalla, en conclut alors Rollon.


Le vieux duc chercha, en parallèle, à renouer avec ses croyances nordiques, en compagnie d’Ivar, son garde du corps, qui connaissait bien les vieilles légendes grâce à son père, qui avait été scalde et conseiller à la cour d’Harald de Norvège. Les deux hommes passaient de longues après-midis ensemble à réciter des sagas et des prières, invoquer les dieux d’Asgard et observer les vieux rituels.


À la fin de l’été, Guillaume Longue-Épée revint victorieux de sa campagne contre les Francs. Rollon se réjouit de le revoir, sain et sauf, néanmoins, il n’apprécia pas le récit des faits d’armes de son fils, le soir, au cours du banquet. Toutes ces anecdotes de guerre, avec ces membres coupés, ces blessures sanguinolentes, ces viols et ces tortures, lui parurent fort désagréables, et il prétexta son mal de dos pour se retirer dans ses appartements.


Le temps passa et Rollon se maintint de plus en plus en retrait. Il se séparait peu à peu du monde des vivants, pour prier Dieu et tous les saints, qui n’étaient autres que les divinités païennes et, reclus dans sa chambre, il parlait aux fantômes de son passé, aux ennemis qu’il avait vaincus, aux amis qu’il avait vus mourir au combat, et à ses deux femmes Giselle et Poppa. Les vivants étaient de trop pour lui, trop agités pour son monde au ralenti.


Guillaume se maria et il eut un fils, et Rollon se réjouit pour l’avenir du duché, mais les pleurs et les gesticulations du nourrisson l’exaspéraient au plus haut point. Il se mura dans sa chambre et seul son fidèle Ivar était accepté à son chevet. Son arthrite le rendait aussi raide qu’une statue, qu’un vieux tronc attendant le dernier coup de hache. Cependant, malgré son apparence impassible, en réalité il était à l’affût, sur le qui-vive, comme un guerrier qui attend son ultime combat, et chaque nuit était pour lui comme une veillée d’armes.


Un matin, en se réveillant, il cracha du sang en abondance. C’était le signal qu’il attendait. Il fit quérir Ivar, qui accourut aussitôt.


— C’est pour ce soir, dit-il, en le regardant fixement dans les yeux.


Ensuite, il fit venir un prêtre, qui lui appliqua le sacrement de l’extrême-onction. En milieu de matinée, il fut pris de frayeur soudaine et de sueurs glaciales, aussi il rappela Ivar, qui lui fit boire une grande jarre d’hydromel et une décoction de plantes qu’utilisaient jadis les guerriers berserkers pour éviter d’avoir peur au combat. La panique s’en fut aussitôt, mais il commença à délirer. Sa vie défila à toute allure dans son esprit, comme un drakkar qui glisse sur une rivière de glace. Les rêves et les cauchemars, l’ici-bas, le très haut, l’inerte et le vivant, les anges et les géants, tout se confondait dans son pauvre crâne de vieillard agonisant aux portes du néant. Quand il se réveilla, il faisait déjà nuit, il tremblait comme une feuille en automne et se rendit compte qu’il avait uriné dans son lit. Il appela Ivar, qui changea ses draps et sa tunique, et l’installa de nouveau sur sa couche.


Ensemble, ils récitèrent une vieille prière en norois ; ensuite, le garde du corps plaça une hache de guerre dans les mains du vieux duc. Rollon crispa ses doigts sur l’arme, puis ferma les yeux en susurrant : « Dépêche-toi. » Alors son acolyte s’empara d’un coussin et d’un geste décidé, asphyxia le vieillard. Et ainsi mourut Rollon, le grand guerrier viking, les armes à la main, comme l’exigeaient les anciens dieux. Ivar lâcha une larme, puis s’empressa de sortir de la chambre, aussi discrètement qu’il en était entré.


On organisa les funérailles du duc de Normandie, et on l’enterra à grandes pompes dans la cathédrale de Rouen, dans une tombe de marbre. Le corps demeura trois jours dans ce sanctuaire, mais au milieu de la quatrième nuit, Ivar et trois hommes qui l'accompagnaient pénétrèrent dans la cathédrale, descellèrent la dalle qui servait de couvercle au cercueil, et s’emparèrent de la dépouille. Furtivement, ils déplacèrent le cadavre jusqu’à la Seine et le déposèrent dans une barque. Ils ramèrent sur une lieue, en direction de la mer. Là, caché derrière des feuillages, attendait depuis quelques années un magnifique drakkar, garni de vivres, d’armes et de trésors. Ils placèrent le corps du vieux jarl dans le navire, puis ils s’emparèrent de bottes de paille et de bûchettes qu’ils avaient laissées près de la cachette, les disposèrent sur le pont, puis versèrent deux pleins tonneaux d’huile sur le tout. Enfin, ils coupèrent les cordes qui amarraient le drakkar à la rive, poussèrent le bateau qui glissa bientôt tout seul sur le fleuve. Ivar et les siens attendirent encore un peu, et après avoir psalmodié une longue prière à la gloire d’Odin, ils envoyèrent plusieurs flèches enflammées vers le navire. Au loin, le bateau s’embrasa, et les reflets du feu se mirent à danser sur l’onde tranquille. Le drakkar incendié glissa encore, peu à peu, sur le fleuve, jusqu’à devenir aussi petit qu’une étoile dans la nuit.


Et c’est ainsi que Rollon, après avoir rejoint l’Éden, atteignit aussi le Valhalla.


 
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   Salima   
16/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Une plongée dans le passé, très dépaysante, très documentée. Je regrette de ne pas mieux connaître cette période de l'Histoire.
Une nouvelle un peu longue, je trouve ça bien, une nouvelle qui prend le temps de raconter, tant tracer le cadre que poser les personnages. Et on a, outre le personnage principal : le duc Rollon, aussi son fils, le garde Ivar, l'évêque, les capitaines et les paysans, chacun symbolisant une partie de ces deux sociétés qui se côtoient, encore, avant que l'une l'emporte et l'autre sombre dans le passé.
J'aime beaucoup la partie I., les interactions entre les personnages, les anecdotes, qui font vraiment immerger dans un autre monde. J'en aurais volontiers lu beaucoup plus.
En fait, le III. m'a aussi beaucoup plu, pour le "comique" des dialogues. On apprend des horreurs sur le passé du duc, qui raconte ça d'une façon... Ah, comment dire ? Je dirais avec la conscience de la mauvaise action, et ce qu'il faut de mauvaise conscience pour ne pas entrer dans le détail. En face, l'évêque bonnasse et impassible, jusqu'au point que le duc semble se demander si l'évêque se paie sa tête. Alors c'est pas du comique où on éclate de rire, mais c'est de la finesse, je trouve.

Attention, plusieurs répliques débutent par "et bien/ben", c'est un artifice inutile qui ne contribue pas à rendre les dialogues plus réalistes.

Un compliment pour cette phrase : "son dos lui faisait souffrir l’indicible", je trouve la formulation magnifique.

La chute me plaît. Pas inattendue vu le corps de la nouvelle, mais justement, en harmonie avec le tout. Bon, après, on en pense ce qu'on veut, ça ne m'aurait pas déplu qu'il reste exclusivement fidèle à Thor et compagnie, mais justement, c'est l'essence de cette nouvelle. Et puis finalement, c'est dans les flammes que se termine le récit.

Je trouve cette nouvelle très riche à plusieurs points de vue : équilibre de la narration, alternance des situations, évolution du personnage principal, qui reflète l'évolution des mœurs, écriture soignée, richesse de détails historiques, precision de l'aspect psychologique.

Merci beaucoup, c'était pour moi un moment de lecture particulier. Je pense qu'il a demandé beaucoup de travail d'écriture.

   cherbiacuespe   
17/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Superbe et amusante histoire. Un retour habile autour des religions (bien qu'il ne soit fait référence qu'à deux seules) qui, toutes, prétendent détenir La Vérité, mais qui, finalement, sont constituées de tant d'affinités. R. Guénon apprécierait les doutes et remarques pertinentes de Rollon. Personnellement, j'adhère à ce type de récits qui obligent parfois à s'arrêter sur tel ou tel passage afin d'en méditer les différents corollaires.

Cherbi Acuéspè
en EL

   Provencao   
25/7/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Charivari,

C’est dans cette profondeur que la connaissance historique peut recouvrer ce que la littérature peut nous offrir.
Votre écriture très soignée montre combien cette ombre de l'histoire reste accolée en dépit parfois de dissidences, de regard quant à la requête du réel.

Au plaisir de vous lire,
Cordialement


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